RELIGION ET CONFLIT
- Author: Research Directorate, Immigration and Refugee Board, Canada
- Document source:
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Date:
1 March 1992
1. INTRODUCTION
La politisation de la religion au Nigéria est un phénomène en gestation depuis de nombreuses années. Depuis que le pays a acquis son indépendance de la Grande-Bretagne en 1960, le partage régional ou ethnique du pouvoir est un problème qui s'est transformé de plus en plus en une lutte entre chrétiens et musulmans (Hunwick nov. 1992, 143).
Malgré le caractère laïque de l'Etat nigérian, proclamé dans les diverses constitutions sous lesquelles le pays a été gouverné depuis son indépendance, les dirigeants du Nord ont mis l'accent sur l'Islam afin de préserver l'unité face aux changements d'ordre politique, économique et social (Bienen 1989, 171-172). Les changements économiques, qui ont entraîné dans leur sillage une transformation du paysage économique du Nigéria - lequel est passé d'une dépendance à l'égard de l'agriculture à une dépendance à l'égard du pétrole - ont débouché sur la centralisation des ressources du pays. Nombreux sont les observateurs qui croient que la religion a été et continue d'être manipulée dans le but de créer des conflits et de les exacerber. Selon certains, cette idée s'inscrit dans le cadre d'une stratégie plus étendue de la part de l'élite pour acquérir une influence politique et exercer un contrôle économique sur les ressources nationales (Journal of Modern African Studies 1991c, 127). D'autres imputent en partie la récente aggravation du conflit religieux aux manoeuvres d'éléments d'opposition au sein de l'élite nationale. Il est possible, font-ils valoir, que des politiciens mécontents, désireux de contester le statu quo, aient tiré avantage de l'insatisfaction et de la déception du peuple à l'égard des conditions socio-économiques actuelles, qui sont le fruit de programmes d'ajustement structurel établis par le pays lui-même ou par le FMI ou la Banque mondiale (Gambari 1992, 96-97).
Quels que soient les motifs sous-jacents de la crise religieuse actuelle, certaines interventions de l'Etat, ces dernières années surtout, ont été perçues par les chrétiens comme des mesures qui favorisent l'islamisation du pays (Libération 13-14 janv. 1990, 37). La violence a surtout éclaté dans le Nord du pays, que dominent les musulmans, et où l'on rapporte que les chrétiens n'ont souvent pas droit aux privilièges de l'instruction, où il est interdit de prêcher en public et où des musulmans radicaux ont détruit des églises (Christianity Today 22 juin 1992, 67).
L'affiliation religieuse est parfois le critère qui permet de bénéficier d'avantages de la part de l'Etat (Hunwick nov. 1992, 147). On a aussi accusé ce dernier de s'interposer dans le conflit religieux pour détourner l'attention d'autres problèmes (Ransome-Kuti mars 1992, 11).
La violence religieuse au Nigéria est-elle la cause de l'ingérence de la politique dans les affaires religieuses, ou sa conséquence? La réponse à cette question n'est pas toujours claire. Certains critiques du gouvernement ont reproché aux militaires d'avoir exacerbé la tension en n'améliorant pas la situation économique (The Christian Science Monitor 30 juill. 1992, 24A). Dans le passé, lorsque la violence avait éclaté et menacé la stabilité du pays, le gouvernement militaire du président Ibrahim Babangida n'avait pas hésité à recourir à la force (Africa Watch oct. 1991, 43). Babangida est aujourd'hui tenu de remettre le pouvoir le 27 août 1993 (les élections présidentielles en vue de la Troisième République auront lieu le 12 juin 1993) (West Africa 23-29 nov. 1992, 2013), et il reste à voir comment le nouveau gouvernement civil intégrera la religion dans la politique nationale et étrangère, et quelle sera sa réaction si l'on perçoit que le conflit religieux menace sa propre stabilité.
1.1 Contexte
La République fédérale du Nigéria est située sur la côte atlantique de l'Afrique occidentale et est entourée de quatre républiques francophones : le Bénin à l'ouest, le Niger au nord, le Tchad au nord-est et le Cameroun à l'est. Bien que la langue officielle du pays soit l'anglais, les chiffres du recensement de 1963 (ce sont les plus récents actuellement disponibles) montrent que les langues les plus couramment parlées sont le hausa (20,9 p. 100), le yoruba (20,3 p. 100), l'ibo (16,6 p. 100) et le fulani (8,6 p.100) (Europa 1992 1992, 2074).
Selon des données de recensement datant de 1991, la population du Nigéria est légèrement supérieure à 88,5 millions d'habitants (ibid., 2079), ce qui en fait le pays le plus peuplé d'Afrique. Plus de 250 groupes ethniques ont été relevés dans ce pays, et les dix suivants représentent 80 p. 100 de la population nigériane : Hausas, Fulanis, Yorubas, Ibos (ou Igbos), Kanuris, Tivs, Edos, Nupes, Ibibios et Ijaws (Africa South of the Sahara 1991 1990, 772).
Selon les données de 1963, la population (qui comptait à cette époque 55 millions d'habitants) se composait de 49 p. 100 de musulmans, de 34 p. 100 de chrétiens et de 17 p. 100 d'animistes (les animistes attribuent une âme vivante aux plantes, aux objets inanimés et aux phénomènes naturels). On estime que le nombre des animistes a nettement diminué en raison des campagnes de conversion tant chrétiennes que musulmanes, mais il est plus difficile, voire impossible, de dire si c'est le groupe chrétien ou le groupe musulman qui a acquis le plus grand nombre d'adeptes ces dernières années (Hunwick nov. 1992, 146). Certaines estimations situent le christianisme et l'islamisme sur un pied d'égalité, se partageant à parts égales 90 p. 100 de la population nigériane (Africa News 8-21 juin 1992, 8), d'autres donnent au christianisme une très légère avance (Nwankwor juin 1989, 158), et certains observateurs estiment que 50 à 55 p. 100 de la population est musulmane, et 35 p. 100 seulement chrétienne (Bienen 1989, 173). Ce que l'on sait avec plus de certitude est que le Nigéria compte l'une des populations musulmanes les plus nombreuses en dehors du Moyen-Orient. Environ 70 p. 100 de la population de l'ancienne région du Nord et de 20 à 30 p. 100 des habitants du Sud, c'est-à-dire dans les Etats du sud-ouest, où l'on parle le yoruba, sont de confession islamique (Gambari 1992, 86-87). Le christianisme est la religion dominante dans les régions du Sud, mais il existe également dans le Nord de fortes minorités chrétiennes. Selon Ibrahim Gambari, auteur d'un ouvrage intitulé The Role of Religion in National Life : Reflections on Recent Experiences in Nigeria, « le clivage religieux au Nigéria... est déséquilibré sur le plan régional » (ibid.).
Au Nigéria, la plupart des conflits religieux violents sont survenus dans le Nord, considéré comme moins développé que le Sud au point de vue économique (ibid., 97). Le fait que l'unité nigériane ait été perturbée par des conflits intra et inter-religieux revêt autant d'importance. Des groupes à tendances fondamentalistes sont apparus, aussi bien dans le camp musulman que dans le camp chrétien (Ohadike 1992, 104-113).
1.2 Histoire
Les racines du conflit religieux que connaît aujourd'hui le Nigéria remontent jusqu'à 1947, année où le pays a été fondé et où une constitution créant un système de gouvernement fédéral a été introduite. Selon The Europa World Year Book 1992, la structure fédérale visait à
concilier les tensions régionales et religieuses [ainsi qu'à] satisfaire aux intérêts des groupes ethniques différents du Nigéria : principalement les Ibos (dans l'Est), les Yorubas (dans l'Ouest) et les Hausas et les Fulanis (dans le Nord). La région du Nord, dont les habitants étaient surtout musulmans, abritait environ la moitié de la population totale du pays (1992, 2074).
Aux yeux de certains, la Constitution de « Richards » - c'est sous ce nom qu'elle est devenue connue - avait aussi pour but de réprimer les revendications d'autonomie gouvernementale et de retarder ainsi le mouvement vers l'indépendance de la Grande-Bretagne (Africa South of the Sahara 1991 1990, 772).
Deux questions en particulier ont contribué à amener les chrétiens à croire de façon générale que le Nigéria devient de plus en plus un Etat islamique. La première est le débat de 1977 sur la sharia (voir la section 1.2.2); la seconde est la controverse de 1986 entourant l'adhésion du Nigéria à l'Organisation de la conférence islamique (OCI) (voir la section 1.2.3). Cependant, des aspects bien plus vastes sous-tendent ces deux questions, dont la propagation de l'impérialisme culturel de l'Arabie saoudite et de l'Occident, et la résurgence d'idéologies fondamentalistes et réformistes (Ohadike 1992, 119). L'installation d'une république islamique en Iran, en 1979, ainsi que la montée du fondamentalisme musulman dans un certain nombre d'autres pays, ont eu une incidence indirecte sur la situation religieuse au Nigéria. Non seulement a-t-on diffusé dans le pays une abondante documentation chiite iranienne, mais un certain nombre de groupes musulmans nigérians, notamment l'un des groupes scissionnistes de la Société des étudiants musulmans, ont insisté de plus en plus pour que l'on mette en application la sharia - la loi musulmane traditionnelle - dans le pays et que l'on établisse un Etat islamique (Hunwick nov. 1992, 152). Si les débats entourant la sharia et l'adhésion à la COI étaient le reflet d'une crise au sein de l'Etat nigérian, la manifestation la plus sérieuse du ressentiment des chrétiens envers ce qu'ils percevaient comme la domination croissante des musulmans au sein de l'Etat a été la tentative de coup d'Etat intra-militaire de 1990 (voir la section 1.2.4) (ibid., 153).
1.2.1 La guerre civile au Nigéria
A l'époque où il a acquis son indépendance, soit le 1er octobre 1960, le Nigéria était un Etat fédéral composé de trois régions : le Nord, l'Ouest et l'Est, et son gouvernement était fondé sur le système parlementaire britannique tant au niveau fédéral que régional. Une quatrième région, le Moyen-Ouest, a été découpée dans la région de l'Ouest en 1963. Durant cette première période de régime civil indépendant, les affaires politiques au centre étaient dominées par des partis du Nord, soumis à la direction de musulmans, et le contrôle fédéral « était considéré comme la clé du développement économique, des emplois et des possibilités d'instruction parmi les secteurs de la population qui élisaient les politiciens au pouvoir » (Hunwick nov. 1992, 146-147).
La Première République (1960-1966) a été marquée par une lutte entre les régions pour l'obtention du pouvoir politique, mais jamais les affaires politiques n'ont revêtu un caractère explicitement religieux (ibid., 147). Cependant, en 1963, dans un effort d'affermir le pouvoir politique dans la région du Nord, Ahmadu Bello, qui était à l'époque premier ministre du Nord du Nigéria, a lancé une campagne de conversion visant à islamiser les populations chrétienne et animiste du Nord et du Middle Belt (Ceinture centrale) (Ibrahim 1989, 78).
Le 15 janvier 1966, dans le contexte d'une lutte de pouvoir de plus en plus intense entre les régions, un certain nombre d'officiers militaires subalternes, d'origine ibo principalement, assassinaient le premier ministre Abubakar Tafawa Balewa, un ministre fédéral et les premiers ministres des régions du Nord et de l'Ouest. Les officiers responsables du coup d'Etat ont soutenu qu'ils agissaient en réaction à la corruption de l'Etat et aux tentatives, de la part de civils, de politiser l'armée. La plupart des personnes tuées, cependant, n'appartenaient pas au groupe des Ibos (Africa South of the Sahara 1991 1990, 774).
Craignant que les Ibos de l'Est dominent la scène politique, des éléments du Nord ont déclenché un contre-coup d'Etat le 29 juillet 1966, tuant le chef d'Etat ibo, le général Aguiyi-Ironsi, et le remplaçant par le lieutenant-colonel Yakubu Gowon. Ce dernier était un chrétien originaire des plateaux de la Middle Belt, mais ses racines nordiques le rendaient acceptable aux yeux de l'élite politique du Nord. Gowon, qui parvint au début à rétablir un certain degré de discipline dans l'armée, fut incapable d'empêcher que des éléments militaires du Nord massacrent systématiquement des Ibos dans cette région du pays, en septembre et en octobre 1966 (ibid.). Dans un effort d'atténuer les tensions ethniques et disperser le pouvoir politique régional dans la Fédération, Gowon remplaça les quatre régions par douze Etats (Hunwick nov. 1992, 148.). Cela ne suffit pas. En mai 1967, le gouverneur militaire de la région de l'Est, le lieutenant-colonel Chukwuemeka Odumegwu-Ojukwu, mandaté par l'assemblée consultative des Ibos, déclara la sécession de la région de l'Est du Nigéria et proclama la création de la République indépendante de Biafra (Africa South of the Sahara 1991 1990, 775).
Durant la guerre civile qui s'ensuivit, et qui dura de juillet 1967 à janvier 1970, la propagande de guerre du Biafra tenta de faire passer l'invasion de l'armée fédérale nigériane pour un djihad islamique contre les chrétiens (Hunwick nov. 1992, 148). Toutefois, selon John Hunwick, auteur d'un ouvrage intitulé « An African Case Study of Political Islam: Nigeria », cette propagande était trompeuse; la guerre avait en réalité pour but de
maintenir une fédération nigériane - principalement dans l'intérêt des Etats à majorité musulmane enserrés par la terre et des minorités ethniques dans tous les secteurs - et exercer un contrôle fédéral sur la principale source de richesse économique du pays, le pétrole, que l'on trouvait en abondance dans l'ancienne région de l'Est (nov. 1992, 148).
Au bout du compte, les forces sécessionnistes du Biafra furent vaincues.
La tentative de Gowon d'affermir le système fédéral en fractionnant les quatre régions du Nigéria en 12 Etats, conjuguée à des mesures similaires créant 19 Etats en 1976, n'a contribué à la longue qu'à accentuer les différences ethniques (Bach 1989, 19). Non seulement ces efforts de réorganisation ont-ils affaibli l'unité nationale, mais ils ont ouvert la voie à l'utilisation de la religion comme moyen de former une base politique transcendant à la fois les frontières ethniques et étatiques (Hunwick nov. 1992, 148).
1.2.2 La sharia
En 1977, l'Assemblée constituante, établie depuis peu, a tenu une série de débats sur la création, à l'échelon fédéral, de tribunaux d'appel soumis à la sharia (loi musulmane traditionnelle). Les tribunaux de ce type sont saisis d'affaires de nature essentiellement personnelle (ibid., 149) et ne sont censés agir qu'avec l'assentiment des deux parties en cause (Africa Watch oct. 1991, 25). Avant 1967, c'est-à-dire avant la division des quatre régions en 12 Etats, il existait dans la région du Nord un tribunal d'appel musulman, similaire à celui qui était proposé à l'Assemblée constituante (Journal of Modern African Studies 1982, 411).
La proposition a soulevé une vague de protestations. Les membres chrétiens de l'Assemblée ont soutenu qu'un tel tribunal privilégiait la loi musulmane; les membres musulmans ont rétorqué que le fait de ne pas reconnaître les droits musulmans au niveau fédéral était assimilable à de la discrimination. En fin de compte, un compromis a été trouvé : trois juges de la Cour d'appel fédérale « versés en droit musulman » trancheraient les causes déférées par les tribunaux d'appel musulmans des Etats (Hunwick nov. 1992, 149).
Le débat entourant la cour d'appel musulmane reflétait le clivage qu'il y avait entre les habitants du Nord et ceux du Sud, et aussi, à l'exception du groupe des Yorubas, qui compte des membres chrétiens et musulmans, les divisions qui existaient entre les collectivités ethno-religieuses (Bienen 1989, 172). Comme l'a fait remarquer David Laitin dans son ouvrage « The Sharia Debate and the Origins of Nigeria's Second Republic », le débat représentait aussi de façon symbolique « le Nord exerçant son influence sur la constitution de l'Etat pour contrer le pouvoir économique et administratif du Sud » (Journal of Modern African Studies 1982, 413). Enfin, le débat a servi les intérêts politiques du Nord dont les sources d'influence avaient été menacées par le fractionnement du pays en un plus grand nombre d'Etats. Selon Jibrin Ibrahim, auteur de « The Politics of Religion in Nigeria: The Parameters of the 1987 Crisis in Kaduna State », depuis la tenue de ce débat, à la fin des années 1970, l'élite du Nord « en est venue à se servir de plus en plus de la religion comme moyen de former une nouvelle coalition hégémonique » (1989, 81).
Fait important, le débat entourant la sharia ne s'est pas apaisé en 1977. La question a de nouveau été soulevée au sein de l'Assemblée constituante inaugurée en mai 1988 pour discuter de propositions constitutionnelles concernant la Troisième République. Le débat a fini par paralyser les travaux de l'Assemblée, qui n'ont repris qu'après que Babangida eut donné l'ordre à l'Assemblée de cesser de discuter de la question et annoncé qu'il prendrait lui-même la décision définitive (Journal of Modern African Studies 1991c, 131).
Il y a de très fortes chances que la question de la sharia réapparaisse de nouveau. Dans un entretien avec Christianity Today (22 juin 1992, 67), l'évêque anglican du Nigéria, Josiah Idowu-Fearon, a déclaré que des chrétiens nigérians sont soumis à l'autorité de tribunaux musulmans tant dans les régions du Nord que dans celles de la Middle Belt. D'autres sources n'ont cependant pas été en mesure de corroborer ce fait. Si ce qu'a dit l'évêque est vrai, ce n'est qu'une question de temps avant que la question de la sharia atteigne, une fois de plus, des proportions critiques.
1.2.3 L'Organisation de la conférence islamique (OCI)
En 1986, les tensions religieuses sont montées d'un cran quand le bruit a couru que le Nigéria était passé du rang d'observateur au sein de l'OCI, une association musulmane internationale, à celui de membre à part entière. Sans confirmer explicitement la rumeur, le président Babangida a constitué un comité spécial - le Conseil consultatif des affaires religieuses - composé de membres musulmans et chrétiens, dans le but d'étudier les conséquences d'une telle mesure (Africa Watch oct. 1991, 43).
La question de l'OCI a amené les chrétiens du pays à lancer l'idée que l'on conspirait pour tranformer le Nigéria en un Etat islamique (Ohadike 1992, 118). (Ohadike signale que des musulmans du pays se sont opposés à ce que le Nigéria adhére à l'OCI (1992, 188).) Le rapport du Comité spécial n'a pas été publié, et ce n'est qu'en août 1991 que Babangida aurait annoncé que le Nigéria avait suspendu son adhésion à l'OCI, à la suite d'une recommandation du Conseil consultatif des affaires religieuses (Africa Watch oct. 1991, 43).
1.2.4 Le coup d'Etat intra-militaire
Le 22 avril 1990, un certain nombre d'officiers militaires subalternes ont attaqué le palais présidentiel et se sont emparés du siège de la Société radiophonique fédérale du Nigéria. Dans un message diffusé après la prise de la station radiophonique, le chef des mutins, le major Gideon Orka, a déclaré qu'il parlait au nom de la population des régions de la Middle Belt et du Sud du Nigéria. Il a annoncé que les Etats à prédominance musulmane de Sokoto, Borno, Katsina, Kano et Bauchi seraient « excisés » de la Fédération. Cependant, dans les heures qui ont suivi, le coup d'Etat était maîtrisé, et 300 militaires, dont Orka, et plus d'une trentaine de civils étaient arrêtés. Orka et 41 autres détenus ont fini par être exécutés, tandis qu'un certain nombre d'autres personnes ont été condamnées à des peines d'emprisonnement (Africa South of the Sahara 1991 1990, 784). Un certain nombre de dirigeants chrétiens ont aussi été arrêtés et gardés en détention après le coup d'Etat manqué, tandis que deux dirigeants de l'Association chrétienne du Nigéria ont été inculpés d'attroupement illégal après avoir organisé une marche de protestation devant un immeuble du gouvernement. Babangida a mis en garde les dirigeants religieux contre le fait de recourir abusivement au droit constitutionnel à la liberté d'expression dans le but d'engendrer des sentiments négatifs. En août 1990, toutes les assemblées et tous les textes à caractère religieux ont été frappés d'interdiction dans les bâtiments publics des Etats (Africa Watch oct. 1991, 43).
Bien des éléments dénotent qu'Orka et ses partisans étaient persuadés que le pouvoir politique et que les ressources économiques étaient répartis d'une manière inégale en faveur des musulmans dans le Nord (Journal of Modern African Studies 1991c, 135). Cependant, selon Julius Ihonvbere, auteur de l'ouvrage « A Critical Evaluation of the Failed 1990 Coup in Nigeria », le groupe a sous-estimé le degré d'imbrication des intérêts politico-économiques du Nord et du Sud, et a omis de reconnaître que, dans le Sud, une élite « corrompue et dépendante » n'appuierait probablement pas la tentative de coup d'Etat (Journal of Modern African Studies 1991a, 624).
2. LE CONFLIT RELIGIEUX
Bien que la fréquence des conflits intra-religieux et inter-religieux ait augmenté depuis les années 1980, ces dernières années ce sont les conflits inter-religieux qui ont été les plus violents et qui, peut-être, ont représenté une plus grande menace pour la stabilité du pays. (En ce que concerne la violence intra-religieuse, c'est-à-dire intra-musulmane, l'incident le plus notable est survenu en 1980, à Kano, à la suite des prédications d'un Camerounais du nom d'Alhaji Muhammad Marwa, surnommé Maitatsine par ses disciples. Les prédications de Maitatsine étaient (Hunwick 1992), 154). On a rapporté qu'au moins 5000 personnes, dont Maitatsine, ont été trées dans des affrontements avec la police et l'armée. Des troubles provoqués par Maitatsine se sont reproduits à Kaduna en 1982, à Yola en 1984, à Maiduguri en 1985 et à Funtua en 1993 (Ibrahim 1989, 71-72; Reuter 22 janv. 1993).
2.1 L'Etat de Kaduna (1987)
C'est dans l'Etat de Kaduna qu'a eu lieu la première grande manifestation de violence inter-religieuse depuis le débat sur l'adhésion du Nigéria à l'OCI, en mars 1987, à la suite d'une allocution d'un prédicateur chrétien, Abubakar Bako, à Kafanchan, devant des étudiants du Collège d'enseignement avancé. Une querelle a éclaté entre des membres de l'Association des étudiants chrétiens et de la Société des étudiants musulmans après que le prédicateur eut donné, paraît-il, de fausses informations sur le Coran. On a rapporté que dans la violence qui s'est ensuivie, et qui s'est propagée aux villes de Katsina, Funtua, Zaria, Kankia, Daura et Kaduna, jusqu'à 19 personnes auraient perdu la vie, et cinq mosquées et 152 églises ont été détruites, de même qu'un certain nombre d'autres bâtiments (Ibrahim 1989, 65-67). A la suite des troubles, le gouvernement de l'Etat de Kaduna a frappé d'interdiction toutes les organisations religieuses dans les campus de niveau post-primaire; cette interdiction serait toujours en vigueur (Country Reports 1991 1992, 295).
Jibrin Ibrahim s'est grandement efforcé de montrer que la crise était attribuable non seulement à l'essor du fondamentalisme islamique dans le pays, mais aussi à la manipulation, par l'élite du Nord, d'images fondamentalistes. (1989, 67-71). Fait révélateur, la violence a éclaté dans un secteur où, rapporte-t-on, les chrétiens sont majoritaires mais où le pouvoir politique est entre les mains de la minorité musulmane (ibid.). La violence se serait propagée en raison de l'absence de réaction de la part de l'Etat au plus fort de la crise ainsi que du rôle joué par les médias musulmans favorables au Nord et à l'orthodoxie dans l'Etat de Kaduna, qui mettaient l'accent sur le « règne de terreur anti-islamique » à Kafanchan (ibid., 68-69).
2.2 L'Etat de Katsina (1991)
Des émeutes religieuses ont de nouveau éclaté en avril et en mai 1991. A la suite de la publication d'une caricature du prophète Mohamet et de Jésus-Christ dans la publication Fun Times - ironiquement, une filiale d'un quotidien appartenant à l'Etat, le Daily Times - une figure de proue du mouvement islamique « fondamentaliste » du Nigéria, Mallam Yakubu Yahaya, et certains de ses partisans, ont mis à sac et incendié les bureaux du Daily Times. Environ 10 000 musulmans ont manifesté dans les rues de Katsina en faveur de Yahaya après que le gouverneur chrétien de l'Etat de Katsina, le colonel John Madaki, eut menacé de le faire arrêter et exécuter sommairement si le groupe causait de nouveau des troubles (Africa Confidential 17 mai 1991, 1, 2; Africa Events juin 1991, 36; Africa Watch oct. 1991, 44).
Le 19 avril, une manifestation est devenue violente lorsqu'une effigie de Madaki a été brûlée en guise de protestation et que la police, arrivée sur les lieux, a tiré des gaz lacrymogènes dans la foule. Un agent de police aurait été battu à mort et 6 autres auraient été blessés (Africa Watch oct. 1991, 44). Le gouvernement a arrêté plus de 150 personnes impliquées dans les émeutes du mois d'avril et a ordonné à un tribunal militaire spécial de juger les personnes qui se sont livrées à des actes de violence (Africa Confidential 17 mai 1991, 1). Les arrestations faisaient suite, semble-t-il, aux revendications des Chiites en faveur de l'imposition de la sharia (Libération 25 avr. 1991, 48).
Au lendemain des troubles, au moins 61 des personnes arrêtées ont été relâchées (BBC Summary 27 avr. 1991, 43). Le gouvernement a créé un tribunal pour faire enquête sur les événements et pour juger les individus inculpés de participation à une émeute et de complot de nature criminelle. Yahaya a fini par être condamné à une double peine de 6 mois et de 18 mois pour complot et participation à une émeute, respectivement; 47 autres personnes ont été condamnées à une peine d'emprisonnement variant de trois à six mois. Les personnes condamnées ont déclaré avoir été maltraitées par les autorités (Africa Watch oct 1991, 46).
2.3 L'Etat de Bauchi (1991)
Le 21 avril 1991, deux jours seulement après l'émeute de Katsina, d'autres émeutes éclataient à Tafawa Balewa, une enclave à prédominance chrétienne dans l'Etat majoritairement musulman de Bauchi (Africa Confidential 17 mai 1991, 1-2). L'étincelle qui a mis le feu aux poudres était un différend entre musulmans et chrétiens au sujet de l'utilisation d'un abattoir municipal. Les musulmans de la ville s'opposaient à ce que les chrétiens se servent de cette installation pour l'abattage de porcs et de chiens. Les chrétiens ont rejeté la proposition du gouvernement local de faire abattre leurs animaux à un endroit différent (EGLISI 17 juin 1991, 237). Selon la BBC, « 48 personnes environ ont perdu la vie dans les combats qui ont suivi entre les musulmans de la ville et les chrétiens » (23 avr. 1991). Les émeutes se sont étendues à la capitale de l'Etat, Bauchi, le 22 avril, lorsque des gens, provenant surtout du quartier majoritairement musulman, se sont mis en colère à la vue de corps de musulmans à la morgue (ibid.). Le 23 avril 1991, après l'annonce de la mort de 160 personnes, le gouvernement fédéral a fait appel à l'armée pour ramener l'ordre, « impitoyablement, s'il le faut » (Africa Watch oct. 1991, 45).
On a rapporté que les forces de sécurité ont commis de nombreuses violations, et il a été mentionné que si la police avait agi avec célérité, la situation ne se serait pas aggravée à ce point (ibid.). On a même soupçonné de façon générale qu'une nouvelle armée « privée » était intervenue (Africa Events juin 1991, 38). (Africa Watch signale qu'en 1989, Babangida a annoncé qu'il mettait sur pied une Garde nationale, placée sous sa surveillance, pour « mieux lutter contre la criminalité et le terrorisme ». Le bruit aurait couru à l'époque de cette annonce que la Garde nationale serait l'« armée privée » de Babangida (1991, 29). On ne sait avec certitude si cette armée est la même que celle dont il est question dans l'article d'Africa Events.) Une fois les événements terminés, les chiffres officiels ont indiqué que 80 personnes avaient perdu la vie dans les émeutes. Cependant, selon d'autres comptes rendus, jusqu'à un millier de personnes auraient été tuées (Africa Watch oct. 1991, 45).
L'utilisation de l'abattoir n'est peut-être pas le seul facteur qui a déclenché les émeutes. Selon Africa Watch, celles-ci étaient peut-être le résultat d'un différend politique concernant le contrôle d'un district peuplé par des groupes ethniques rivaux (ibid., 44). Selon un article paru dans Africa Events (juin 1991, 38), c'est probablement l'élection d'un candidat chrétien à la présidence du gouvernement local de Tafawa Balewa qui a déclenché les émeutes. Les Sayawas, l'un des deux groupes tribaux majoritairement chrétiens de l'Etat de Bauchi, ont peut-être pensé que
s'ils pouvaient élire un chrétien comme président, il leur serait possible de se débarrasser des musulmans qui se trouvaient parmi eux... l'émeute avait clairement pour but de réduire presque à néant cette domination [économique], dans le cas des Hausas-Fulanis du moins (ibid.).
Un article paru dans Africa Confidential explique autrement les incidents (17 mai 1991, 2). Selon des diplomates en poste à Lagos, un grand nombre de manifestants avaient apparemment été soudoyés pour agir avec violence, piller et tuer. Ils auraient été à la solde de politiciens de la « vieille garde » qui, du fait des règles gouvernementales, n'avaient pas été autorisés à contester les élections mentionnées plus tôt, ou de politiciens de la « nouvelle garde », membres de la Convention nationale républicaine (NRC), qui espéraient ainsi provoquer le départ en masse des chrétiens hors de la région (ibid.). Une analyse beaucoup plus « simple » des causes du conflit a été formulée par un autre observateur, qui fait remarquer que le contrôle exercé sur l'élevage du bétail, et donc l'abattage, repose entre les mains des Hausas-Fulanis musulmans. La perte économique présumée que ces derniers subissaient parce que les chrétiens faisaient tuer leurs propres bêtes à l'abattoir explique peut-être une partie de la colère, voire de la peur, qui a déclenché les actes de violence (Hunwick 15 déc. 1992).
2.4 L'Etat de Kano (1991)
En ce qui concerne la violence à caractère religieux, le troisième incident d'envergure à survenir en 1991 a eu lieu le 14 octobre, quand des émeutes ont éclaté dans la ville principalement musulmane de Kano, la plus importante du Nord du pays. Les émeutes ont fait suite à une manifestation des musulmans contre le fait que l'on avait autorisé la visite d'un évangéliste chrétien allemand, Reinhard Bonnke. Les autorités avaient interdit plus tôt la tournée similaire d'un prédicateur musulman sud-africain (Africa Research Bulletin 1er-31 oct. 1991, 10316).
Dans la violence qui s'est ensuivie, des musulmans ont attaqué le quartier de Sabom Gari, peuplé principalement d'immigrants chrétiens ibos, détruisant des automobiles, des marchés, des maisons et une église. Le gouvernement a imposé un couvre-feu le premier jour, mais l'armée n'a été déployée que le deuxième jour de l'émeute. A ce moment, les chrétiens s'étaient lancés à l'offensive, munis, notamment, d'armes automatiques (Africa Watch 21 avr. 1992, 25). Une source au moins a indiqué que les musulmans avaient été pris « par surprise » par des groupes de garde chrétiens bien organisés, qui « attendaient » l'attaque (AFP 1er févr. 1992). Le Nigerian Tribune aurait fait état de la mort de 300 personnes (Libération 17 oct. 1991, 53). On ne sait avec certitude combien des victimes étaient musulmanes et combien étaient chrétiennes. Selon Africa Watch (21 avr. 1992, 25), un grand nombre de gens ont fui vers le Sud, dans un exode qui a duré des mois.(Selon un agent du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à Genève, le HCR n'était pas au courant d'un déplacement massif dû au conflit (15 déc. 1992). Le Comité pour la défense des droits de la étaient bel et bien partis provisoirement ou définitivement à cause du conflit, mais it n'a pu indiquer le nombre de personnes ou de familles ainsi déplacées (HCR 15 déc. 1992) ). Tant les musulmans que les chrétiens ont blâmé les autorités pour n'avoir rien fait pour prévenir la situation après avoir été averties qu'il y avait un risque d'émeutes (AFP 1er févr. 1992).
2.5 L'Etat de Kaduna (1992)
Les pires combats à caractère religieux à survenir en 1992 ont eu lieu au cours du mois de mai, dans l'Etat de Kaduna, au nord du pays. (Au moins deux autres incidents de cette nature ont eu lieu en 1992. Le premier est survenu le 5 janvier 1992 à Katsina, aprés qu'un groupe de fondamentalistes islamiques eurent tenté de fêter la libération de leurs compagnons qui avaient été arrêtés et mis en prison à Katsina. Le 8 janvier 1992, su moins 10 personnes avaient perdu la vie dans des affrontements avec la police, et 263 autres avaient été arrêtées (Africa Watch 21 avr. 1992). Le second incident est survenu à Jalingo, capitale de l'état de Taraba, dans le nord-est du pays. Dans un conflit dont la cause était l'utilisation d'un réservoir d'eau par les élèves chrétiennes et musulmanes d'une école pour filles, 15 personnes ont été tuées et environ 60 bâtiments, dont des églises et des mosquées, ont été détruits (AFP 15 mars 1992).) Dans la ville de Zango-Kataf, un conflit de longue date portant sur la propriété de terres, opposant le groupe majoritairement chrétien des Katafs et le groupe musulman des Hausas, s'est transformé en une « tuerie générale » (The Washington Post 20 mai 1992). Les affrontements ont éclaté après que des Katafs eurent détruit, semble-t-il, des plants d'igname appartenant aux Hausas dans la ville d'Ungwan-Rohongo. Ces événements sont survenus quelques mois seulement après un incident similaire entre Katafs et Hausas au sujet de la relocalisation d'un marché dans la même ville (West Africa 31 mai 1992).
Fait intéressant, Aboucar Gumi, dirigeant fondateur de la secte musulmane fondamentaliste des Izalas, et Peter Jatau, archevêque catholique romain de Kaduna, auraient tous deux déclaré que la violence s'est étendue à Kaduna lorsque l'armée y a amené les corps de musulmans tués à Zango-Kataf (ou Zangon-Kataf) pour inciter les musulmans à réagir avec colère. Gumi a déclaré de plus que ce sont des membres subalternes de l'armée, opposés au fait que le gouvernement militaire remette le pouvoir aux civils, qui ont mis le feu aux poudres (The Christian Science Monitor 28 mai 1992). Les combattants se seraient servis d'armes automatiques, de flèches et de machettes (The Washington Post 20 mai 1992). La violence s'est aussi propagée à la ville de Zaria (Reuter 18 mai 1992). Jusqu'à 400 personnes auraient perdu la vie, et 247 auraient été arrêtées (The Christian Science Monitor 28 mai 1992). Là encore, on ne sait avec certitude combien des victimes étaient chrétiennes et combien étaient musulmanes.
Après le conflit, des sources diplomatiques occidentales ont indiqué qu'en dépit de sa manifestation religieuse, le principal point en litige était celui du pouvoir. Bien que Zango-Kataf soit une collectivité principalement chrétienne, ce sont les musulmans qui dominent le processus décisionnel politique car le village est situé dans le fief traditionnel de l'émir musulman de Zaria, Alhaji Shehu Idris (ibid.). On a aussi rapporté qu'en dépit du fait que les Katafs chrétiens aient livré des combats sporadiques pour obtenir que l'on reconnaisse leur supériorité numérique dans la hiérarchie politique, c'est toujours un musulman qui a été nommé à la tête de la communauté (ibid.). Selon le Washington Post (20 mai 1992), des analystes ont qualifié les affrontements entre Katafs et Hausas de « lutte pour la suprématie politique avant que l'on tienne des élections législatives et présidentielles dans le cadre du programme du gouvernement militaire de transition à un régime civil ». Les combats auraient fait suite à une campagne d'enregistrement des électeurs menée par la Commission électorale nationale (ibid.). (Un conflit analogue, mais d'une envergure bien plus considérable, a éclaté dans l'état de Taraba sept mois plus tôt entre les Tivs et les Jukuns, deux groupes principalement chrétiens, faisant jusqu'à 5000 morts (The Washington Post 20 mai 1992).
2.6 L'Etat de Katsina (1993)
Les pires combats à survenir depuis l'incident de Zango-Kataf en mai 1992 ont eu lieu à Funtua, une ville du Nord, dans l'Etat de Katsina, en février 1993. Les affrontements se sont poursuivis pendant deux jours à la suite d'un différend entre des partisans de Maitatsine - les Kalakatos - et des marchands de rue musulmans -les Almajiris (Reuter 22 janv. 1993; ibid. 23 janv. 1993). Le différend aurait été dû à un désaccord sur des questions de doctrine entre les membres des deux groupes, et la situation se serait envenimée lorsque les Kalakatos ont détenu et « malmené » un Almajiri (ibid.).
Jusqu'à 100 personnes, dont deux agents de police, ont perdu la vie dans les affrontements, et le nombre de blessés était nettement supérieur à ce chiffre (Reuter 22 janv. 1993). Le gouvernement a expulsé environ 300 étrangers au Niger en rapport avec les émeutes (Xinhua 15 févr. 1993). Les expulsions faisaient suite, semble-t-il, à des comptes rendus de sécurité selon lesquels les étrangers « attisaient les émeutes religieuses dans le pays »(ibid.).
3. LE SYSTEME JUDICIAIRE ET LA PROTECTION DES DROITS DE LA PERSONNE
Le gouvernement militaire a eu recours à un certain nombre d'instruments pour entendre des affaires mettant en cause des conflits et des actes de violence à caractère religieux. L'instrument le plus marquant est le décret de 1987 sur les troubles publics. Un bref survol du système judiciaire en général aidera à bien situer le contexte des droits de la personne.
La Constitution du Nigéria reconnaît six tribunaux d'instance supérieure: la Cour suprême du Nigéria, la Cour d'appel et la Haute cour fédérale, et, au niveau des Etats, la Haute cour, la Cour d'appel musulmane et la Cour d'appel coutumière. La Constitution reconnaît de plus un certain nombre de tribunaux d'instance inférieure, dont les tribunaux de secteur (que l'on ne retrouve que dans les Etats du Nord et dans le Territoire de la capitale fédérale), les tribunaux coutumiers (qui n'existent que dans les Etats du Sud) et les tribunaux correctionnels. Tous sont investis d'une compétence originale en matière pénale (Africa Watch oct. 1991, 20, 21).
Selon une étude que l'Institute of Advanced Legal Studies du Nigéria a menée en 1990, les problèmes que pose le système judiciaire nigérian comprennent la brutalité policière, la corruption d'avocats et de juges, les retards au niveau des procès, le recours au personnel non qualifié et des conditions carcérales exécrables. Par ailleurs, le temps pendant lequel les suspects sont gardés en détention avant la tenue de leur procès est considéré comme l'un des graves problèmes du système judiciaire (ibid.). Selon les Country Reports 1991, la Constitution du Nigéria de 1989 prévoit que les personnes inculpées d'un acte criminel doivent subir leur procès dans un délai de trois mois; cependant, « un grand nombre de détenus et de personnes sous garde passent un temps prolongé derrière les barreaux, des années parfois, sans être inculpés ou jugés » (1992, 288).
Non seulement les militaires sont-ils intervenus directement dans la nomination et la destitution de juges (ibid., 19-20), mais un certain nombre de tribunaux spéciaux, situés en dehors du système judiciaire ordinaire, servent depuis 1984 à activer l'instruction de plusieurs infractions dans le cadre de procédures moins rigoureuses (Amnesty International févr. 1989, 6). Dans un entretien avec un agent du Haut-commissariat du Nigéria à Ottawa (10 déc. 1992), ce dernier a indiqué que l'on recourt à des tribunaux spéciaux lorsque la « gravité » de la situation oblige à mener un procès « rapidement ». Il peut s'agir d'affaires dans lesquelles un grand nombre de personnes ont perdu la vie, ou d'affaires où l'on a considéré que la sécurité de l'Etat était menacée (ibid.).
Selon un article publié dans le Constitutional Rights Journal, les suspects qui comparaissent devant ces tribunaux spéciaux sont souvent « intimidés et persuadés à inscrire un plaidoyer de culpabilité » dans l'espoir de voir leur peine réduite (déc. 1990, 9). Par ailleurs, les personnes qui refusent de se reconnaître coupables peuvent se retrouver en prison pendant que le procès est ajourné, parfois pour plusieurs mois. On rapporte aussi que certaines procédures ont lieu sans que les suspects soient accompagnés d'un conseiller juridique (ibid.).
A la suite des émeutes de Kaduna en 1987, le gouvernement a promulgué le Décret no 2, aussi appelé Décret sur les troubles publics. (A ne pas confondre avec le Décret no 2 sur la sécurité de l'état de 1984, qui porte sur la détention de personnes sans procés. Pour de plus amples renseignements sur ce décret, voir Africa Watch oct. 1991, 14-17; Civil Liberties Organization avr. 1991, 36-37.) Ce décret a établi un tribunal fédéral spécial - le Tribunal spécial des troubles publics - ayant compétence sur un certain nombre d'infractions visées par les codes criminel et pénal, dont deux punissables de mort : la trahison et le meurtre (Amnesty International févr. 1989, 12). Le décret porte sur d'autres infractions : le rassemblement illégal, la destruction de bâtiments lors d'émeutes, les insultes à une religion, la perturbation d'un culte religieux, l'appartenance à une société illicite et l'incendie criminel (BBC Summary 2 avr. 1987). Ce tribunal, que préside un juge de la Cour suprême, a reconnu 75 personnes coupables entre juin 1987 et janvier 1988; ces personnes ont été condamnées à des peines d'emprisonnement et, aux termes du Décret, elles ne jouissent d'aucun droit d'appel (Amnesty International févr. 1989, 12).
Plus récemment, Zamani Lekwot, général à la retraite et dirigeant chrétien d'origine katafe, a été arrêté à la suite des affrontements de février et de mai 1992 à Zango-Kataf. Il a été gardé en détention sans procès en vertu du Décret No. 2 de 1984. Lekwot et cinq autres chrétiens katafs ont été traduits en justice sous quatre chefs d'accusation, dont celui de rassemblement illégal dans l'intention de subjuguer la communauté hausa de Zango-Kataf (CDHR 16 oct. 1992, 1; ISHR nov. 1992, 3).
Bien que l'on ait libéré toutes les personnes gardées en détention lorsqu'aucune preuve ne les liait aux infractions dont elles étaient accusées, elles ont été arrêtées de nouveau et gardées en détention dans des prisons de Kaduna. Le 4 septembre 1992, le gouvernement a dressé une nouvelle liste de 22 chefs d'accusation, allant de l'attroupement illégal à la perturbation de la paix publique et à l'homicide coupable, cette dernière infraction étant punissable de mort. Selon le Committee for the Defense of Human Rights (CDHR), Lekwot a été jugé parce qu'il était un dirigeant kataf non violent, qui se faisait entendre, et un dirigeant de la minorité chrétienne [...] Il a été signalé que tous les dirigeants et Katafs innocents ont été arrêtés et mis rapidement en détention, mais qu'aucun des Hausa-Fulanis qui étaient à l'origine de l'émeute n'a été arrêté (16 oct. 1992, 1).
En dépit des efforts déployés pour interrompre les procédures judiciaires parce qu'il était impossible de garantir un procès équitable aux personnes détenues en raison de la composition musulmane du tribunal, et que les accusations pouvaient être instruites devant un tribunal ordinaire, la Haute cour de Kaduna a refusé d'accorder une injonction. Le 20 novembre 1992, la Cour d'appel confirmait la décision rendue (CLO 2 déc. 1992). Lekwot et cinq autres personnes ont été condamnés à mort le 2 février 1993 (Africa Watch 3 févr. 1993).
4. PERSPECTIVES D'AVENIR
La crise religieuse qui secoue actuellement le Nigéria est attribuable à un certain nombre de causes souvent complexes et étroitement liées. L'essor du fondamentalisme religieux, notamment celui de l'Islam, conjugué à la manipulation du sentiment religieux par des éléments de l'élite politique et économique, de même que l'intervention des gouvernements de niveau local, régional et fédéral dans des situations religieuses particulières, sont tous des facteurs qui ont contribué à l'escalade d'un conflit qui, avant le milieu des années 1980, n'était pas réellement menaçant pour la stabilité du pays. En font foi non seulement l'augmentation du nombre de conflits inter-religieux ces dernières années, mais aussi le nombre grandissant de personnes tuées et l'apparition d'armes plus perfectionnées, automatiques surtout. Le temps de réaction des autorités gouvernementales à la suite d'accès de violence, combiné aux mesures de répression prises ensuite contre les dirigeants religieux, n'a contribué qu'à aggraver les choses. Aux yeux de certains, comme le président de l'Organisation nigériane des libertés civiles, il n'est pas surprenant que les élections présidentielles, dont la date avait été fixée au 5 décembre 1992, n'auront maintenant pas lieu avant le 12 juin 1993 (The Christian Science Monitor 19 nov. 1992).
En octobre 1989, dans une tentative pour créer un « nouvel ordre social », Babangida a annoncé que deux partis seraient créés par décret, et qu'aucun autre ne serait autorisé à contester les prochaines élections (Journal of Modern African Studies 1991b, 213). Les deux partis, soit le Parti social-démocrate (SDP) et la Convention nationale républicaine (NRC), seraient, selon Babangida, « un petit peu à gauche » et « un petit peu à droite », respectivement (ibid., 228). (Il est amusant de noter que l'on a presque aussitôt donné les surnoms suivants à ces deux organisations: Southern Democratic Party (SDP), ou « Parti démocrate du Sud », et Northern Republican Convention (NRC), ou « Convention républicaine du Nord » (Oyediran 1991, 232).)
Bien qu'il y ait des preuves que les deux partis sont parvenus à transcender les clivages religieux, ethniques et régionaux comme Babangida l'espérait au départ (ibid., 231), des analystes ont été prompts à faire remarquer que la décision du gouvernement de limiter la concurrence politique à deux partis risque à long terme d'exacerber ces clivages (Journal of Modern African Studies 1989, 22). Si les partis se polarisent effectivement et deviennent pour le Sud, principalement chrétien, et pour le Nord, principalement musulman, un moyen d'exprimer leurs intérêts respectifs, et que les clivages soient effectivement exacerbés, la stabilité du pays pourrait s'en trouver menacée. Un tel scénario pourrait entraîner le déplacement d'un grand nombre d'habitants, particulièrement dans le Nord, où sont survenus jusqu'ici la plupart des événements violents.
Bien que la Constitution nigériane permette aux ressortissants de se déplacer librement dans tout le pays et d'élire domicile où ils le désirent (Country Reports 1991 1992, 295), dans la réalité cela est difficile car les personnes qui ne sont pas natives de l'Etat où elles résident ont souvent de la difficulté à, par exemple, trouver du travail et inscrire leurs enfants dans une école de leur choix (ibid., 298). Par ailleurs, bien que l'on applique pour les emplois dans le secteur public des quotas d'embauchage fondés sur les ethnies et les régions, on signale que les responsables de l'Etat sont encore soumis à des pressions considérables pour ce qui est de favoriser les groupes religieux ou ethniques auxquels ils appartiennent (ibid.).
Peu importe ce qu'il adviendra des prochaines élections, il est évident, que, pour l'heure du moins, les pronostics concernant l'avenir du pays ne sont pas très brillants. Un point en particulier déterminera sans aucun doute la mesure dans laquelle les habitants du pays se laisseront manipuler par l'élite au pouvoir ainsi que par des éléments religieux fondamentalistes situés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Il est significatif que l'aggravation de la violence a coincidé avec une détérioration des termes de l'échange de l'économie nigériane. La chute des prix internationaux du pétrole dans les années 1980, une dette extérieure paralysante, une inflation galopante alimentée par la dévaluation de la devise du pays et les sévères mesures d'austérité économique du FMI sont tous des facteurs qui ont contribué aux antagonismes inter-religieux, ainsi qu'à d'autres. (Hunwick 1992, 4-5). Le conflit religieux ne s'atténuera pas, et il pourrait fort bien s'aggraver, si l'économie nigériane ne s'améliore pas dans l'avenir rapproché et si l'on ne permet pas à la population de jouir du genre de liberté économique qui est nécessaire pour canaliser son énergie et son attention dans des voies plus productives.
5. ANNEXE : CARTE
NIGERIA : LIMITES DES ETATS
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