LE PAKISTAN ET LE PPP DEPUIS LA CHUTE DE BENAZIR BHUTTO

 

1. INTRODUCTION

L'échec relatif de Benazir Bhutto au pouvoir s'explique non seulement par ses maladresses et celles de son entourage, mais aussi par l'obstruction de forces politiques puissantes, nostalgiques des années de pouvoir du général Zia et opposées aux réformes. La nomination d'un gouvernement intérimaire partisan, formé de représentants de la coalition anti-Bhutto, l'ardeur de ce nouveau gouvernement et du président à discréditer le Parti du peuple pakistanais (PPP) et Mme Bhutto, les atteintes à la liberté d'expression ainsi que la multiplication des poursuites judiciaires entreprises contre Bhutto et ses proches furent qualifiées de manoeuvres douteuses par plusieurs analystes indépendants (Le Monde Diplomatique oct. 1990; Far Eastern Economic Review 4 oct. 1990a, b).

2. DESTITUTION DU GOUVERNEMENT DE BENAZIR BHUTTO

Le 6 août 1990, le président Khan démettait Benazir Bhutto de ses fonctions de premier ministre et annoncait la dissolution de l'Assemblée fédérale et des assemblées provinciales issues des élections de novembre 1988. Du même coup, il décrétait l'état d'urgence sur tout le territoire, invoquant « la menace d'une agression extérieure et de troubles internes échappant au contrôle des gouvernements provinciaux ». Le président Khan a justifié ces mesures en accusant le gouvernement Bhutto de corruption, d'abus de pouvoir et de n'avoir su mettre fin à la violence dans le Sind (The New York Times

7 août 1990, A1; Le Monde 8 août 1990). Il a aussi soutenu que Mme Bhutto avait tenté de corrompre des parlementaires, de ridiculiser le système judiciaire et de nuire au bon fonctionnement des gouvernements provinciaux (La Presse 7 août 1990). Ces explications cachent mal le véritable motif du désaveu de Benazir Bhutto. Pour la plupart des observateurs, Mme Bhutto, en intervenant constamment dans les affaires de l'armée, a sous-estimé l'influence d'une institution qui tolère la démocratie à condition que le pouvoir civil n'aille pas à l'encontre de ses « intérêts vitaux » (Far Eastern Economic Review 4 oct. 1990a, b; Le Monde 8 août 1990; Le Monde 11 sept. 1990).

La destitution de Benazir Bhutto a soulevé un tollé de protestations. Le 14 août, des milliers de manifestants se sont rassemblés au mausolée d'Ali Jinnah à Karachi. Des centaines de policiers ont alors chargé les sympathisants du PPP de Benazir Bhutto, faisant vingt blessés, dont trois photographes de la presse écrite (La Presse 15 août 1990).

Pour remplacer Benazir Bhutto, le président Khan a nommé Ghulam Mustafa Jatoï, un des leaders de l'opposition, à la tête d'un gouvernement par intérim formé en grande majorité de membres de la coalition de l'Alliance démocratique islamique (ADI). De plus, il a annoncé la tenue d'élections législatives anticipées pour le 24 octobre et des élections aux quatre parlements provinciaux qui se tiendraient trois jours plus tard (The New York Times 7 août 1990; The Economist 13 oct. 1990). Pour le président Khan, l'élection du 24 octobre devait cautionner le changement de gouvernement décrété en août. Aussi, la campagne électorale a-t-elle été entachée de nombreuses irrégularités.

3. LE DEROULEMENT DE LA CAMPAGNE ELECTORALE

3.1 Poursuites judiciaires contre Benazir Bhutto et les partisans du PPP

Les arrestations et les poursuites judiciaires ont commencé dès l'entrée en scène du gouvernement par intérim. Le 12 août, le nouveau gouvernement aurait fait arrêter une dizaine de collaborateurs et de militants de Mme Bhutto. Le PPP a soutenu que les domiciles de cinquante personnes ont été visités par les policiers. Toutefois, la plupart de ces individus ont pu échapper aux autorités (La Presse 13 août 1990). Amnesty International a d'ailleurs exprimé sa préoccupation devant les arrestations de plusieurs centaines de personnes, des sympathisants du PPP pour la plupart (Amnesty International, AI Index: ASA 33/WU 04/90 et 24 oct. 1990). Selon le quotidien Le Monde, les arrestations de partisans de Mme Bhutto, peu nombreuses au moment du coup de force constitutionnel, se sont multipliées par la suite. L'auteur de l'article estime que 200, voire 300 personnes ont été arrêtées, la plupart dans le Sind, fief de la famille Bhutto (Le Monde 11 sept. 1990). Des allégations de torture contre des sympathisants ont également été portées à l'attention d'Amnesty International. Toutefois, cette organisation ne les avait pas encore confirmées à la fin d'octobre 1990 (Amnesty International, 24 oct. 1990).

Afin d'expédier les procès des membres de l'administration Bhutto inculpés de corruption ou d'abus de pouvoir, le gouvernement par intérim a créé onze tribunaux spéciaux. Six de ces tribunaux pouvaient disqualifier de la vie politique les élus reconnus coupables de malversations. Les cinq autres pouvaient condamner tout élu à des peines maximales de dix ans d'emprisonnement (La Presse 25 août 1990, 5 sept. 1990). Plusieurs commentateurs sont d'avis que ces tribunaux ont été mis sur pied pour discréditer le gouvernement Bhutto. Malgré les demandes du PPP, aucune accusation n'avait été portée contre un seul membre des gouvernements de l'ADI au Pendjab ou au Baloutchistan (Far Eastern Economic Review 4 oct. 1990a,b).

Dès la fin août, le gouvernement par intérim avait déposé quatre poursuites judiciaires contre Benazir Bhutto (Le Monde 28 août 1990). Pendant la campagne électorale, les observateurs semblaient partager l'opinion que les attaques du gouvernement par intérim et du président Khan contre Mme Bhutto avaient en fait créé un climat de sympathie à son endroit et que le PPP demeurait le parti le plus populaire du Pakistan (The Gazette 23 oct. 1990; The New York Times 22 oct. 1990). Cette popularité de Mme Bhutto a amené le gouvernement par intérim à resserrer l'étau autour de l'ex-première ministre et de son entourage. Au mois de septembre, Asif Zardari, l'époux de Benazir Bhutto, a été arrêté et accusé d'avoir comploté l'enlèvement d'un homme d'affaires (Libération 11 oct. 1990). Puis, dans la dernière semaine de la campagne électorale, le gouvernement par intérim a porté trois nouvelles accusations de corruption contre l'ex-première ministre (The Globe and Mail

18 oct. 1990; La Presse 24 oct. 1990).

Le gouvernement par intérim a aussi entrepris des poursuites judiciaires contre certains ministres du cabinet Bhutto. Le journal Le Monde rapportait dans son édition du 28 août que 14 ministres avaient été inculpés (Le Monde 28 août 1990). D'autres manoeuvres de harcèlement ont également été signalées. Ainsi, un candidat de l'Alliance démocratique pakistanaise (ADP), une coalition de partis soutenant la candidature de Benazir Bhutto, aurait été arrêté parce qu'il aurait refusé de se retirer de la campagne électorale (La Presse 17 oct. 1990).

Le 28 août, le président Khan a promulgué un décret autorisant l'établissement de nouveaux tribunaux spéciaux dans les districts de chaque province afin de juger plus rapidement des « criminels » qui ont porté préjudice à la moralité publique ou qui ont semé la terreur parmi la population (The Independent 30 août 1990; La Presse 29 août 1990). Des poursuites pouvaient donc être intentées contre de simples sympathisants du PPP (The Independent 30 août 1990). C'est d'ailleurs devant l'un de ces tribunaux que l'époux de Benazir Bhutto a été inculpé (La Presse 11 oct. 1990). Fait à signaler, quatre attentats ont fait au moins 12 morts et plus de 60 blessés au Punjab dans les jours qui ont suivi l'adoption du décret créant les nouveaux tribunaux spéciaux. Les autorités ont accusé le PPP d'être responsable de ces attentats (La Presse 31 août 1990, 2 sept. 1990).

3.2 Atteintes à la liberté d'expression et autres irrégularités

La campagne électorale menant aux élections du 24 octobre s'est déroulée dans une atmosphère tendue. La menace d'un coup d'état précédant le scrutin, ou dans l'éventualité d'une victoire électorale de Bhutto, était souvent évoquée par les observateurs (Far Eastern Economic Review 4 oct. 1990a, b; The Economist 13 oct. 1990, 34). Le président Khan, jouissant de l'appui tacite des militaires, avait par contre misé sur la victoire électorale de l'ADI, coalition présidée par Nawaz Sharif. Les attaques verbales et judiciaires lancées contre Benazir Bhutto et des membres influents du PPP, ainsi que l'utilisation de l'appareil étatique pour privilégier les candidats de l'ADI devaient assurer l'élection des candidats de cette coalition anti-Bhutto (La Presse 5 sept. 1990; Le Monde 11 sept. 1990). D'autres commentateurs ont fait état de l'utilisation de fonds publics, des services de fonctionnaires municipaux et de policiers pour appuyer la campagne électorale de l'ADI, particulièrement dans le Pendjab (The Independent 12 sept. 1990; The New York Times 22 oct. 1990).

Des atteintes à la liberté d'expression auraient également été signalées au cours de la campagne électorale. La télévision nationale étant un monopole d'état, le gouvernement par intérim formé par l'ADI aurait exercé une influence sur le contenu de la programmation, privilégiant l'expression des sentiments anti-Bhutto. Quelques jours avant le scrutin, une dépêche de l'Agence France-Presse révélait que cinq personnalités de l'ADI ont pu s'exprimer à la télévision alors que l'occasion n'avait été offerte qu'à un seul représentant de l'ADP (La Presse 22 oct. 1990). Le 21 octobre, la Cour suprême de Lahore a d'ailleurs ordonné à la télévision nationale d'enregistrer et de diffuser une entrevue avec Mme Bhutto (Ibid.). De plus, dans un discours prononcé sur les ondes de la télévision nationale la veille du scrutin, alors que la campagne électorale était officiellement terminée, le président Khan a réitéré ses attaques contre Benazir Bhutto (La Presse 24 oct. 1990).

Le PPP a cependant réussi à tenir de grands rassemblements politiques au cours de la campagne électorale, déjouant ainsi les interdits des autorités. Le dernier meeting de la campagne du PPP qui devait avoir lieu à Lahore le 22 octobre, et au cours duquel Mme Bhutto devait prendre la parole, n'a pas reçu le feu vert des autorités. Pourtant, l'ADI avait obtenu l'autorisation de tenir un rassemblement politique le même jour dans cette ville (La Presse 21 oct. 1990). Mme Bhutto et ses partisans ont contourné cette embûche en faisant leur entrée dans Lahore à la tête d'un convoi de camions et d'autobus. Les sources indiquent que 100 000 personnes attendaient Mme Bhutto, alors que le leader de l'ADI, Nawaz Sharif, n'aurait attiré que 10 000 partisans (The Gazette 23 oct. 1990; La Presse 23 oct. 1990). La campagne électorale a également été marquée par de nombreux actes de violence. Un dirigeant du PPP du Sind et six de ses amis ont été assassinés par un groupe d'hommes armés dans la province du Sind (Libération 18 sept. 1990). De plus, les observateurs étrangers envoyés au Pakistan pour surveiller le déroulement du scrutin font état des meurtres « d'un candidat, de militants et de civils, des attaques contre des électeurs et des responsables électoraux et plusieurs cas d'enlèvements et de séquestration de militants » (Le Monde 28-29 oct. 1990).

4. L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE APRES LA DEFAITE DU PPP

La victoire éclatante de l'ADI aux élections du 24 et du 27 octobre annonce des jours sombres pour l'opposition. Personne ne s'attend au décret d'une amnistie ou à l'arrêt des poursuites intentées contre certaines personnalités importantes du PPP (Libération 26 oct. 1990). De plus, certains observateurs craignent que le nouveau régime n'utilise sa position de force pour se « débarrasser une fois pour toutes de l'héritage Bhutto » (La Presse 29 oct. 1990). Les tenants de la ligne dure au sein de l'ADI et les militaires seront tentés d'écarter de la vie politique plusieurs membres du PPP et d'envoyer Bhutto en prison (The New York Times 28 oct. 1990). Une campagne « d'épuration » serait déjà en cours au sein de l'administration publique. Aussitôt en place, le gouvernement par intérim s'est engagé à «réorganiser» les services secrets, à remplacer les cadres de certaines entreprises nationalisées -- dont la radio et la télévision nationale -- et certains fonctionnaires (Financial Times 8 août 1990; Le Monde 8 août 1990).

Compte tenu des événements survenus durant la campagne électorale, il n'est pas certain que le nouveau gouvernement issu des dernières élections, soutenu par l'armée et exerçant un contrôle quasi absolu sur les institutions politiques, veuille tolérer l'existence d'une opposition organisée et maintenir l'indépendance relative du système judiciaire. Si cette orientation devait se confirmer, les groupes marginalisés pourraient avoir recours à la violence pour promouvoir leurs revendications.

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