La police et le pouvoir judiciaire

 

1.   INTRODUCTION

L'Argentine a perdu la guerre des Malouines en 1982. Sa défaite a provoqué la chute de la junte militaire au pouvoir et favorisé le retour à la démocratie avec l'élection de Raúl Alfonsín en 1983. Les violations massives des droits de la personne qui étaient monnaie courante sous le régime militaire ont cédé la place à la reconstruction des structures démocratiques et à un regain d'intérêt pour la défense des droits de la personne. En 1984, l'Argentine a signé et ratifié la Convention américaine relative aux droits de l'Homme et elle a approuvé deux conventions de l'ONU - le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Encyclopedia of the Third World 1992, 68). En 1986, l'Argentine a également signé et ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de l'ONU (Garro 5 oct. 1993). Sa constitution aussi interdit le recours à la torture (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 24; Gracer 1er oct. 1993). En septembre 1992, le code pénal a été modifié pour permettre notamment l'instruction verbale et publique des procès à l'échelon fédéral (Country Reports 1992 1993, 324), et ce dans le but de rendre le processus pénal plus ouvert et utile (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 43; Financial Times 9 sept. 1992).

Selon le mouvement oecuménique de défense des droits de la personne (Movimiento Ecuménico Por Los Derechos Humanos [MEDH]) et le centre d'études juridiques et sociales (Centro de Estudios Legales Y Sociales [CELS]), deux organismes argentins de défense des droits de la personne, les Argentins deviennent depuis quelques années plus sensibilisés aux questions des garanties et des droits de l'individu et ils sont davantage disposés à dénoncer les violations des droits de la personne et à faire valoir leurs propres droits (Movimiento Ecuménico janv. 1993, 3; Americas Watch et CELS déc. 1991, 4). Toutefois, ils ont exigé dans la même foulée que la police réprime le crime avec fermeté (ibid., 7) tout en se montrant inquiets des abus commis par la police et de l'incapacité du pouvoir judiciaire d'agir en toute indépendance (Inter Press Service 4 janv. 1992; Mignone 19 mai 1993; LCHR 1993, 19-23).

2.     LA POLICE

2.1                La structure de la police

Il y a deux paliers de pouvoir policier en Argentine : la police fédérale, qui relève du ministre de l'Intérieur, et les polices provinciales, qui sont sous l'autorité des gouverneurs provinciaux (Encyclopedia of the Third World 1992, 79-80). La police fédérale est chargée d'intervenir dans les cas d'infractions relevant de la compétence fédérale, comme le trafic de stupéfiants, et elle est aussi responsable du maintien de l'ordre public dans le district fédéral de Tierra del Fuego (le territoire à l'extrême sud de l'Argentine) et dans certains territoires à l'intérieur des provinces (Garro 5 oct. 1993). Il n'est pas facile d'obtenir des données statistiques fiables concernant l'effectif des forces de police; il existe certes un rapport qui évalue l'effectif de la police fédérale à Buenos Aires à environ 28 000 (Americas Watch et CELS déc. 1991, 8) mais un autre rapport avance le chiffre de 35 000 (UPI 30 nov. 1991). Une autre source encore affirme que l'effectif est demeuré inchangé entre 1970 et 1991 (La Nación 29 nov. 1992). Chaque force de police provinciale est dirigée par un chef ou un inspecteur général et est composée habituellement de corps policiers urbains et ruraux. L'effectif des polices provinciales varie largement (Encyclopedia of the Third World 1992, 80), mais la province de Buenos Aires, avec une population de plus de 13 millions, compte 36 000 agents (Americas Watch et CELS déc. 1991, 8).

2.2                Les violations commises par la police

[Dans la mesure du possible, le présent document précise la police dont il s'agit dans chaque cas, mais cela n'est souvent pas possible puisque les sources ne fournissent généralement pas cette information.] Il existe en Argentine une longue tradition de violence policière et d'impunité fondée sur l'autoritarisme et les coups d'Etat militaires successifs (Country Reports 1993 1994, 348; Notisur 22 janv. 1992). Sous le règne de la dernière dictature militaire, la police exécutait les ordres et les volontés de la junte au pouvoir. Elle agissait en toute impunité, et violait parfois la constitution, qui interdit la torture (Gracer 1er oct. 1993; Columbia Journal of Transnational Law 1993, 24). Entre 1976 et 1983, le régime militaire a eu recours à la fois à l'armée et à la police pour mener sa [traduction] « sale guerre » au cours de laquelle des milliers d'Argentins ont été enlevés, torturés ou assassinés par les forces de l'ordre (ibid., 7).

En 1986 et 1987, le gouvernement Alfonsín a arrêté les poursuites engagées contre des membres de l'armée et de la police accusés d'avoir perpétré des violations des droits de la personne sous la dictature militaire (Amnesty International oct. 1992, 3; Americas Watch et CELS déc. 1991, 4). En 1989 et 1990, Carlos Menem, le successeur d'Alfonsín, a gracié ceux qui avaient été reconnus coupables (ibid., 3; Human Rights Watch avr. 1991, 67). Des organismes de défense des droits de la personne et des groupes d'opposition ont prétendu que ces mesures, loin de favoriser la réconciliation nationale, envoyaient un signal clair à la police qu'elle pouvait continuer à agir en toute impunité (LCHR 1993, 20; Amnesty International oct. 1992, 3-4).

Dans sa Critique de 1993, le Lawyers Committee for Human Rights (LCHR) affirme que [traduction] « la police a eu recours en 1992 à des méthodes identiques à celles employées par les forces de l'ordre pendant la dictature précédente [...] » (LCHR, 20), dont la torture, les passages à tabac, les enlèvements et la détention (ibid., 19; Country Reports 1992 1993, 322-323). On considère qu'une des principales causes de la persistance de ce problème est le fait que de nombreuses personnes impliquées dans les violations des droits de la personne commises pendant la dictature militaire occupent encore aujourd'hui des postes-clés (Latinamerica Press 4 mars 1993, 5; Fairburn 1er oct. 1993; Americas Watch et CELS déc. 1991, 5). Dans un rapport de 1991 d'Americas Watch et du CELS, on affirme que, pour la police, la torture et la violence sont monnaie courante depuis de nombreuses années et qu'il faudrait du temps pour changer ces habitudes (ibid., 20). Bien que l'étendue de ce genre de violations ait grandement diminué depuis la [traduction] « sale guerre » (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 26), Maria Adela Antokoletz, l'adjointe du coordinateur général du mouvement oecuménique de défense des droits de la personne, a affirmé en mars 1993 que les arrestations avec violence et les punitions arbitraires imposées aux personnes soupçonnées de crimes de droit commun se poursuivaient (Latinamerica Press 4 mars 1993, 5). Selon les Country Reports 1992, même si le code pénal protège explicitement les droits individuels et limite les pouvoirs d'arrestation et d'enquête de la police, ces limites n'ont pas toujours été respectées et les violations n'ont pas été sévèrement punies (Country Reports 1992 1993, 323). Toutefois, selon les Country Reports 1993, le nombre de violations commises par la police aurait diminué en 1993 et il y aurait eu des cas où des agents de police ont été reconnus responsables de violations (Country Reports 1993 1994, 348). Cette même source ajoute cependant que [traduction] « l'efficacité des actions juridiques de cette nature varie grandement en fonction du tribunal où la cause s'instruit, de l'attitude des autorités locales et de l'efficacité des mécanismes de contrôle internes de la police » (ibid.).

Les sources précitées ne précisent pas si la police agit seule ou avec l'assentiment des pouvoirs supérieurs. Selon Arturo Bregaglio, directeur du centre de communication populaire et d'assistance juridique (Centro de Comunicacion Popular y Asesoramiento Legal [CECOPAL]), organisme de défense des droits de la personne basé à Cordoba, la police se comporte comme [traduction] « le bras agissant du gouvernement au pouvoir » (12 oct. 1993). De son côté, le directeur du centre d'études juridiques et sociales CELS, Emilio Mignone, affirme que la police est fondamentalement apolitique et ne veut que protéger ses propres intérêts et pouvoirs (Mignone 19 mai 1993).

2.2.1             Les groupes vulnérables

En principe, les forces de police sont tenues de rendre des comptes à des autorités gouvernementales supérieures, mais Alejandro Garro, professeur de droit à l'université Columbia, affirme que la police agit sans surveillance et qu'aucun secteur de la société argentine n'est donc à l'abri des abus (Garro 5 oct. 1993). Garro souligne que certains groupes de la société sont plus vulnérables parce qu'ils ont des contacts plus fréquents avec la police (ibid.); il s'agirait notamment des pauvres, des jeunes et des personnes soupçonnées par la police (Bregaglio 12 oct. 1993; Country Reports 1992 1993, 323). Selon une étude récente d'Amnesty International, dans les provinces de Corrientes et Chaco, les victimes des violations des droits de la personne perpétrées par la police étaient souvent issues des secteurs les plus pauvres de la société et comprenaient des enfants mineurs et des petits malfaiteurs (Amnesty International nov. 1993, 1).

Depuis quelques années, on accuse souvent la police argentinienne d'employer des moyens excessifs contre les petits malfaiteurs. Dans un rapport de 1992 du CELS, on prétend qu'entre janvier 1991 et juin 1992, 126 suspects ont été abattus par la police dans la région métropolitaine de Buenos Aires au cours de [traduction] « fusillades » (CELS sept. 1992). Selon le rapport, la plupart des victimes étaient des jeunes de sexe masculin dont la majorité étaient enfants mineurs (LCHR 1993, 19).

D'après une étude récente de l'UNICEF, le nombre d'Argentins vivant sous le seuil de la pauvreté est passé de 20,6 p. 100 en 1980 à 34,5 p. 100 en 1992 (Alerta mai-juin 1993, 5). Mignone soutient que toute personne qui vit dans un bidonville et qui est accusée d'un crime court le risque d'être systématiquement torturée par la police qui veut lui arracher une confession (Mignone 19 mai 1993). Depuis quelques années, le CELS tente, parfois avec succès, de traduire devant les tribunaux les agents de police accusés de telles activités (ibid.).

Dans leur rapport de 1991, Americas Watch et le CELS affirmaient qu'un [traduction] « avocat possédant une grande expérience dans les droits de la personne » leur avait déclaré que la police avait recours à la torture si le suspect appartenait à la classe démunie et qu'il était accusé de vol, de viol ou d'autres crimes graves contre la personne, et ce surtout dans les cas où la victime provenait de la classe moyenne ou qu'il y avait raison de croire que le suspect constituait une menace pour la collectivité (Americas Watch et CELS déc. 1991, 20). En 1993, Mignone a émis l'opinion que les pauvres risquent de subir de tels traitements parce qu'ils ignorent les recours à leur disposition pour demander réparation, alors qu'il est moins probable que les personnes issues de la classe moyenne soient soumises à de tels abus puisqu'elles sont mieux renseignées (Mignone 19 mai 1993).

Les jeunes Argentins, les hommes surtout, sont souvent ciblés par la police (Country Reports 1992 1993, 323; Human Rights Watch déc. 1991, 141). Les plus durement touchés par les fléaux économiques comme le chômage et la pauvreté, ils sont considérés comme une menace à l'ordre public (NACLA déc. 1992, 13). Outre les arrestations arbitraires (Human Rights Watch déc. 1991, 141), la torture constitue un particulièrement grand risque pour les jeunes; en effet, certains policiers en Argentine considèrent la torture comme [traduction] « un moyen d'interrogation et de répression acceptable » (LCHR 1993, 20; Gracer 1er oct. 1993).

D'après Mignone, les jeunes hommes sont parfois battus par la police à leur sortie d'un concert de musique rock, souvent parce qu'on les soupçonne de consommer des stupéfiants (Mignone 19 mai 1993). Plusieurs organismes de défense des droits de la personne font état du cas de Pablo Guardati, un jeune homme qui a été rossé par la police après avoir assisté à un concert dans la province de Mendoza et qui est décédé des suites de ses blessures (ibid.). L'affaire Guardati a forcé certains officiers supérieurs de la police à démissionner et a presque entraîné la démission d'un ministre (Mignone 19 mai 1993), mais les quatre agents le plus directement impliqués dans l'affaire ont été [traduction] « détenus pour interrogation » (Country Reports 1993 1994, 348-349). Plus tard, dix agents impliqués dans la dissimulation de l'affaire ont été mutés et quatre agents ont été accusés [traduction] « d'avoir tenté d'offrir des pots-de-vin en échange de faux témoignages » (ibid.).

En 1993, le nombre de cas de brutalité policière à l'endroit des jeunes a baissé par rapport à 1992 et, selon certaines sources, les agents de police qui en sont accusés feraient face à des mesures disciplinaires et à des actions en justice (ibid., 349). Toutefois, Maria Teresa Schnack, présidente de la commission des parents des victimes innocentes de la violence policière, a affirmé en novembre 1993 que l'organisme qu'elle représente avait en main des dossiers concernant une centaine de jeunes tués par la police au cours des deux années précédentes (The Dallas Morning News 20 nov. 1993). Selon un autre rapport, les mères de la Plaza de Mayo ont signalé 37 [traduction] « disparitions non élucidées » en 1993 et ont prétendu que les forces de l'ordre étaient responsables de plus d'une centaine de meurtres (Inter Press Service 9 déc. 1993).

Bregaglio affirme que les personnes qui sont en désaccord avec les politiques gouvernementales s'exposent au risque de subir des abus policiers (Bregaglio 12 oct. 1993). Un scandale rendu public en juin 1993 met en lumière la question d'abus de pouvoir au sein de la police. On a découvert que la police de la province de Buenos Aires avait demandé aux autorités scolaires de déterminer les tendances idéologiques des étudiants (AFP 25 juin 1993; Latin American Weekly Report 15 juill. 1993, 315). Le scandale a pris de l'ampleur avec la découverte que la police dans au moins quatre autres provinces avait entrepris des activités semblables (ibid.). On surveillait non seulement des étudiants, mais aussi des parents et des professeurs, des journalistes, des syndicalistes et des dirigeants d'un mouvement réclamant une hausse des pensions (ibid.; Inter Press Service 2 juill. 1993; Buenos Aires Herald 27 juin 1993). Pour bon nombre d'Argentins, ce scandale a évoqué les types d'activités qu'ils avaient dû subir pendant la dictature (AFP 25 juin 1993; Gracer 1er oct. 1993; Chicago Tribune 1er juill. 1993).

Une fois le cas rendu public, le gouvernement a exigé de toutes les forces de l'ordre qu'elles cessent « toute activité de recherche de renseignements qui pourrait constituer une violation des droits individuels » (Buenos Aires Herald 2 juill. 1993). Au moins cinq fonctionnaires de la police ont été suspendus en raison de cette opération (ibid.; AFP 25 juin 1993). Ils ont affirmé que les ordres venaient de leurs supérieurs, ce qui a contraint le ministre de l'Intérieur, Gustavo Beliz, à admettre que le Consejo de Seguridad Interna (CSI), l'organisme de sécurité nationale, avait planifié l'opération (Latin American Weekly Report 15 juill. 1993, 315). Trois des officiers suspendus ont été réintégrés dans leurs fonctions peu de temps après le remplacement du commandant de la police qui avait été révoqué (Noticias 28 juin 1993).

2.2.2      Les cas de corruption et d'extorsion impliquant les forces de police

Selon Bregaglio, la corruption au sein de la police, notamment sous forme de pots-de-vin et d'extorsion, constitue un problème en Argentine (Bregaglio 12 oct. 1993). En novembre 1991, des agents de police ayant de hauts grades - certains à la retraite et d'autres en service actif - ont été impliqués dans un réseau de ravisseurs (The New York Times 8 déc. 1991). Le gouvernement Menem a mené une enquête [traduction] « rigoureuse » et le ministre de l'Intérieur a envisagé le licenciement de 500 agents de police de la ville de Buenos Aires (Human Rights Watch déc. 1991, 144; UPI 30 nov. 1991). En octobre 1993, Bregaglio a affirmé qu'aucun agent de police n'avait été licencié par suite de cette affaire (Bregaglio 12 oct. 1993); d'autres sources font certes mention du licenciement d'agents de police de Buenos Aires en 1992 et 1993 (voir la section 2.5), mais elles n'indiquent pas clairement si ces agents ont été licenciés à cause de cette enquête.

En avril 1993, des accusations de détournement de fonds, de corruption, d'extorsion, d'écoute téléphonique et d'autres infractions ont été lancées contre le dirigeant d'une campagne de lutte antidrogue, Alberto Lestelle, et son organisme de lutte contre le trafic des stupéfiants (Clarín 18 févr. 1993). Des rapports datant du milieu de 1993 indiquent que les avoirs personnels de Lestelle ont augmenté de 500 000 $ après seulement deux ans d'exercice de ses fonctions (Latin American Weekly Report 2 sept. 1993, 399; Latin America Regional Reports 5 août 1993).

2.3   La police et les médias

D'après Mignone, les médias argentins font des progrès importants en ce qui concerne les enquêtes et les reportages sur les violations des droits de la personne commises par la police et sur l'inefficacité de l'appareil judiciaire à résoudre de tels problèmes (Mignone 19 mai 1993). De plus, les journalistes de la presse écrite s'efforcent davantage de dévoiler des cas de corruption et de critiquer les politiques du gouvernement (Hemisfile sept. 1992, 5; Columbia Journal of Transnational Law 1993, 96). Toutefois, ce genre d'activité comporte des risques, et on signale de nombreux cas où des entreprises de la presse écrite et des journalistes ont été attaqués et menacés (LCHR 1993, 19; CPJ 1992, 95-97). Un défenseur des droits de la personne prétend que les médias sont devenus la véritable opposition politique en Argentine, et que cela a été un facteur dans la hausse des actes de violence perpétrés contre eux (Bregaglio 12 oct. 1993). Menem a condamné les attaques et les menaces proférées à l'endroit des journalistes, mais il a ajouté que les attaques [traduction] « sont toujours dirigées contre les critiques notoires du gouvernement » (ibid.) et qu'il faudrait les considérer comme une partie intégrante des risques du métier de journaliste (Bregaglio 12 oct. 1993; Los Angeles Times 2 oct. 1993; Amnesty International janv. 1994, 4). En septembre 1993, Menem a nommé un procureur spécial chargé d'enquêter sur les attaques contre des journalistes et de traduire les responsables en justice (ibid., 5).

Bien qu'on ne sache pas toujours qui sont les véritables responsables (Gracer 1er oct. 1993), on connaît certains cas où la police a été directement impliquée. Amnesty International a documenté trois incidents où des journalistes se sont fait menacer et attaquer entre septembre 1992 et novembre 1993 (Amnesty International janv. 1994, 10, 13, 21). Dans un de ces cas, les journalistes auraient été attaqués par la police alors qu'ils couvraient des manifestations en septembre et en octobre 1992 (CPJ 1992, 98). Le 14 août 1993, une manifestation hostile à Menem se déroulait pendant un discours qu'il livrait; six journalistes qui couvraient cet événement ont été attaqués par, semble-t-il, des hommes de main de la police et de certains membres du gouvernement (Latinamerica Press 19 août 1993, 1; Los Angeles Times 2 oct. 1993; The New York Times 1er sept. 1993 ). Luis Patti [Voir aussi la section 2.5, p. 11.], un fonctionnaire de la police accusé précédemment de violations des droits de la personne, a été nommé par le gouvernement à la direction d'un marché central où les hommes de main auraient été recrutés (The Independent 18 sept. 1993; Latin American Weekly Report 23 sept. 1993, 434; Bregaglio 12 oct. 1993). Malgré ces allégations selon lesquelles la police aurait été impliquée dans les attaques contre des journalistes, on a également signalé des cas où la police avait assuré la protection de journalistes menacés, comme l'incident où le domicile d'Enrique Sdrech, un journaliste du Clarín, a été attaqué par des inconnus (CPJ 1992, 98).

2.4         Les forces de police et le public

A cause notamment de la récession, la criminalité a pris de l'ampleur en Argentine et a fait augmenter les pressions exercées sur la police pour qu'elle maintienne l'ordre public. C'est pourquoi bon nombre d'Argentins, semble-t-il, applaudissent les moyens excessivement durs qu'elle emploie parfois (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 25; Americas Watch et CELS déc. 1991, 7).

Au début de 1992, Mignone a affirmé que la classe moyenne en particulier était d'accord pour que la police emploie de la violence pour freiner l'augmentation du nombre de vols et d'autres crimes qui découlent des difficultés économiques que connaît l'Argentine (Inter Press Service 4 janv. 1992). Cette tendance semble avoir évolué parallèlement à [traduction] « l'apathie dans laquelle a sombré le grand public, dont l'attitude à l'égard de l'application de la loi est teintée de cynisme et de désespoir et se fonde sur une longue tradition d'expériences éprouvantes d'abus policiers aggravées par l'inefficacité de l'appareil judiciaire » (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 33).

Si les Argentins appuient fortement les mesures énergiques prises par la police dans la lutter contre le crime, il existe aussi un mouvement politique - qui prend d'ailleurs de l'ampleur - dont les tenants condamnent l'impunité dont jouit la police (Americas Watch et CELS déc. 1991, 27; Gracer 1er oct. 1993). Plusieurs organismes de défense des droits de la personne et des groupes considérés vulnérables ont été créés en Argentine. Par exemple, la commission des parents des victimes de violence institutionnelle a été mise sur pied pour surveiller et dénoncer les cas de violence policière, en particulier quand les victimes sont des jeunes (Americas Watch et CELS déc. 1991, 4; Country Reports 1992 1993, 323). La Communidad Homosexual Argentina défend sans ambages les droits des homosexuels (Garro 5 oct. 1993), et des groupes de défense des droits de la femme ont aussi été créés (Bregaglio 12 oct. 1993).

2.5        Les tentatives pour restreindre les pouvoirs de la police

En septembre 1992, le code fédéral de procédure criminelle a été modifié en vue [traduction] « de limiter les pouvoirs de la police et de protéger les droits individuels », mais, à la fin de l'année, le nouveau code [traduction] « n'avait pas généralement été mis en application » (LCHR 1993, 21). Il limite les pouvoirs de la police en matière d'arrestation et d'interrogation de suspects; il faut désormais obtenir une ordonnance d'un tribunal pour détenir un suspect qui n'a pas été pris en flagrant délit; un juge doit être informé dans les six heures suivant l'arrestation; et la police ne peut recueillir une déposition d'un suspect qu'en présence de son avocat (AP 9 nov. 1992; ibid. 3 oct. 1992).

D'après les Country Reports 1993, on a créé un sous-secrétariat chargé des droits de la personne au ministère de l'Intérieur et, en décembre 1993, on a nommé un ombudsman national ou [traduction] « protecteur du peuple » (1994, 352). Le ministère aurait également mis sur pied un programme pour sensibiliser les policiers aux droits de la personne, et ce afin de diminuer les abus policiers et d'aider la police à redorer son blason (ibid.).

Tout en exprimant leur inquiétude au sujet de l'impunité dont jouit la police dans la pratique, Americas Watch et le CELS signalent aussi dans leur rapport de 1991 qu'il est possible de demander réparation de la violence policière, notamment au moyen du processus pénal, de sanctions administratives, des systèmes de contrôle de gestion interne et des modalités pour établir la responsabilité civile (Americas Watch et CELS déc. 1991, 9). Les poursuites contre des agents de police s'intenteraient plus fréquemment (Country Reports 1992 1993, 323; Country Reports 1993 1994, 349). En juillet 1993, dans le cadre d'une initiative visant à améliorer l'image de la police provinciale de Buenos Aires, le secrétaire d'Etat à la Sécurité a annoncé un nouveau train de mesures dont un des résultats a été le licenciement de plus de 1 000 agents de police (Country Reports 1993 1994, 349). Plusieurs rapports signalent les cas d'agents de police qui ont reçu une réprimande ou qui ont été incarcérés après avoir été accusés d'actes de violence. En septembre 1992, un juge de San Juan a condamné trois agents de police à l'emprisonnement à vie pour avoir torturé et tué un témoin dans une affaire d'homicide (Country Reports 1992 1993, 323). Le même mois, le gouvernement provincial de Buenos Aires a annoncé le licenciement de 800 agents de la police provinciale accusés de divers crimes ou de faute professionnelle (ibid.).

Malgré ces manifestations de la volonté de discipliner la police, Garro affirme en 1993, dans le Columbia Journal of Transnational Law, que souvent la bureaucratie policière néglige d'établir des contrôles internes sérieux (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 32). Garro et Jeffrey Gracer ont tous les deux déclaré au cours d'entretiens téléphoniques que généralement il ne semble pas que les gouvernements fédéral et provinciaux aient recours à des méthodes administratives ou à un processus pénal pour soumettre la police à leur autorité d'une manière systématique et efficace (Garro 5 oct. 1993; Gracer 1er oct. 1993). Certes, dans certains cas, des agents de police ont été reconnus coupables et emprisonnés, mais dans beaucoup d'autres, ils ont été absous (Gracer 1er oct. 1993), et ce malgré les preuves accablantes de leur culpabilité (LCHR 1993, 19; Bregaglio 12 oct. 1993).

Americas Watch et le CELS ont affirmé que dans les cas examinés dans leur rapport de 1991, les poursuites entamées contre des agents de police accusés d'abus ont porté fruit le plus souvent lorsque l'audience était publique, lorsque le grand public a appuyé le procès et réclamé une condamnation et lorsque les avocats de la victime ont mobilisé le voisinage pour appuyer les témoins (Americas Watch et CELS déc. 1991, 16). Le CELS a tenté de traduire en justice des agents de police qui auraient été impliqués dans des violations des droits de la personne et d'amener le Congrès à mettre en accusation les juges qui refusent de condamner des agents de police accusés d'abus (Mignone 19 mai 1993).

Il y a eu des cas, comme celui de Luis Patti, où des forces politiques ont excusé haut et fort la violence policière (Americas Watch et CELS déc. 1991, 14). Ce cas illustre les contradictions qui imprègnent les questions de protection en Argentine. Patti, un agent de police, a été accusé d'implication dans la mort de deux militants péronistes dans les derniers jours de la dictature, et aussi du meurtre de deux adolescents accusés d'agression mais qui, par la suite, avaient été disculpés. Un juge a déterminé qu'il devait comparaître devant un tribunal, mais le public a manifesté en faveur de Patti et le système judiciaire a été manipulé de manière à faire remplacer le juge qui avait ordonné l'instruction de la cause. Antonio Cafiero et Eduardo Duhalde, deux gouverneurs provinciaux, ont fait l'éloge des actions dures de Patti (Human Rights Watch déc. 1991, 139; Americas Watch et CELS déc. 1991, 7, 22-23), et même le président Menem lui a manifesté son appui en disant publiquement que [traduction] « tout ce que Patti fait est bien fait » (ibid., 23).

D'après un article publié en janvier 1992 par Inter Press Service, 18 cas de meurtre et de torture ont été [traduction] « commis récemment » par la police dans les environs de Buenos Aires. Il fait état d'un rapport sur la violence policière affirmant qu'aucune enquête sérieuse n'avait été entreprise sur ces cas et que les personnes responsables n'avaient pas été punies (Inter Press Service 4 janv. 1992).

Dans deux cas datant de février 1993, des agents de police ont été tenus responsables d'abus commis à Santa Fé. Dans le premier cas, quatre agents ont été condamnés pour viol et corruption de deux personnes d'âge mineur (Clarín 7 févr. 1993); dans le second, on a détenu 12 agents en attendant les résultats d'une enquête sur la mort d'un homme décédé après avoir été battu pendant qu'il était détenu par la police (P gina 12 10 févr. 1993).

3.         LE POUVOIR JUDICIAIRE

De nombreux juges ont été nommés pendant la dictature et ils sont connus pour leur tolérance des moyens extrajudiciaires utilisés par la police (LCHR 1993, 20-21). Quoique quelques agents de police accusés d'avoir commis des abus aient fait l'objet d'une enquête et aient été jugés et reconnus coupables, certaines sources soulignent que l'omission du pouvoir judiciaire de mener des poursuites sérieuses est une des principales causes du caractère persistant de la violence policière (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 32-33; Americas Watch et CELS déc. 1991, 21). De plus, le pouvoir judiciaire n'a pas les ressources nécessaires pour mener des enquêtes indépendantes sur des accusations de torture portées contre des policiers et, par conséquent, il se voit contraint d'accepter les résultats des enquêtes policières (LCHR 1993, 21). De plus, il y a eu des cas où des juges qui avaient tenté de mener leurs propres enquêtes ont été menacés et autrement intimidés (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 32-33).

3.1    La structure du pouvoir judiciaire

Il existe deux paliers de compétence judiciaire en Argentine : le fédéral et le provincial. La Cour suprême, composée de neuf juges nommés par le pouvoir exécutif, est la plus haute instance fédérale. Il y a une cour d'appel fédérale composée de trois juges dans chacune des neuf provinces. Il y a une cour de district à juge unique dans chaque province et des tribunaux territoriaux, eux aussi à juge unique (Encyclopedia of the Third World 1992, 79).

En matière de compétence provinciale, il y a une cour suprême, des cours d'appel et des tribunaux de première instance dans chaque province. Les juges provinciaux sont nommés conformément aux constitutions des provinces qui reflètent pour la plupart la constitution fédérale, ce qui veut dire que les juges sont nommés généralement par les gouverneurs des provinces (Garro 5 oct. 1993). Les tribunaux fédéraux sont indépendants des tribunaux provinciaux, mais le secrétaire d'Etat à la justice du ministère de l'Intérieur exerce un contrôle centralisé. Il y a également des tribunaux dont la juridiction est de portée moindre, comme les tribunaux de la jeunesse et les tribunaux présidés par des juges de paix (Encyclopedia of the Third World 1992, 79).

3.2            Les facteurs influant sur l'indépendance du pouvoir judiciaire

L'indépendance de la justice est un sujet chaudement débattu en Argentine. Le président Menem affirme que la justice est indépendante (La Prensa 13 juill. 1993; Noticias Argentinas 10 juin 1993). Mignone en convient, en principe, mais ajoute qu'il y a certaines lacunes opérationnelles (Mignone 19 mai 1993). Hebe de Bonafini, présidente des mères de la Plaza de Mayo, prétend que la justice est sous l'emprise du pouvoir exécutif (Inter Press Service 9 déc. 1993). Dans la pratique, la justice est lente et son processus est lourd (Country Reports 1992 1993, 323; Columbia Journal of Transnational Law 1993, 72), mais l'introduction de procès publics de vive voix à l'échelon fédéral et la nomination prévue de 220 juges pourrait contribuer à diminuer l'énorme pression exercée sur le système (La Nación 29 nov. 1992, 30). Les procès publics oraux n'auraient fonctionné que [traduction] « partiellement » en 1993 (Country Reports 1993 1994, 349).

3.2.1          L'intimidation et le harcèlement

Plusieurs cas de juges ayant été menacés et harcelés ont été documentés en Argentine au cours des dernières années (Centre for the Independence of Judges and Lawyers 1992, 19-20; ibid. 1991, 12-15). Souvent, les juges en question étaient chargés de procès politiquement épineux ou impliquant des agents de police (ibid.; LCHR 1993, 21; Americas Watch et CELS déc. 1991, 15). La provenance des menaces n'est pas toujours évidente, mais, d'après les Country Reports 1993, [traduction] « il y a de solides raisons de croire que ces attaques ont parfois été perpétrées par la police ou les militaires » (Country Reports 1993 1994, 350). Vers la fin de 1991, Americas Watch et le CELS ont affirmé que de telles menaces faisaient partie [traduction] « du système de menaces autoritaires [...] caractéristique de la vie en Argentine depuis avant la dictature militaire des années soixante-dix » (Americas Watch et CELS déc. 1991, 15). Comme Garro l'a signalé, [traduction] « juges, avocats, victimes et témoins ne sont pas portés à coopérer à une enquête criminelle lorsque leur vie et celle des membres de leur famille sont menacées » (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 32-33).

Dans une affaire de 1993, à Rosario, une juge qui menait une enquête sur l'implication de six agents de police dans la plus importante organisation de trafic de stupéfiants de Rosario (Clarín 27 mai 1993a) s'est vu offrir la protection de la police pour la durée de l'enquête (Country Reports 1993 1994, 350). Elle a affirmé, toutefois, ne pas avoir eu besoin de protection spéciale avant que l'enquête n'implique des agents de police (Clarín 27 mai 1993b).

3.2.2    La corruption au sein de l'appareil judiciaire

Si Garro affirme que [traduction] « le pouvoir judiciaire argentin a été relativement peu touché par la corruption endémique qui ronge l'administration de la justice dans d'autres pays de l'Amérique latine » (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 73), il n'en reste pas moins qu'en raison du faible niveau de la rémunération des juges, niveau que l'on qualifie d'inacceptable, [traduction] « l'incitation à la corruption est présente dans pratiquement chaque cas [...] » (ibid., n. 233). Les organes judiciaires ont souvent plaidé pour une augmentation de la rémunération des juges. La Cour suprême et l'exécutif sont entrés en conflit à ce sujet avant d'en arriver à un compromis vers la fin de 1991 (ibid., n.235).

Les juges ont fait l'objet d'accusations de corruption et de favoritisme politique qui auraient pu entraîner leur destitution. Au moins quatre juges ont été mis en accusation entre novembre 1991 et novembre 1992 (ibid., 98, n. 316). Toutefois, la juge Maria Servini de Cubria (voir ci-après) aurait reçu des menaces de mort peu de temps après avoir dénoncé un autre juge de la Cour suprême pour violation possible de ses [traduction] « responsabilités professionnelles » dans une affaire dont il avait été saisi (Centre for the Independence of Judges and Lawyers 1991, 15). Plus tard, elle a accusé un ancien ministre de la Justice d'avoir tenté de la corrompre pour qu'elle mette fin à une enquête sur l'implication d'anciens responsables gouvernementaux dans une opération de blanchissage de l'argent provenant du trafic de la drogue (Buenos Aires Herald 30 mai 1993).

3.2.3 L'ingérence du pouvoir exécutif

Des juges, des journalistes et des défenseurs des droits de la personne comme Hebe de Bonafini ont accusé le gouvernement d'ingérence et d'atteinte à l'indépendance de la justice (Human Rights Watch déc. 1991, 142; LCHR 1993, 22; Country Reports 1993 1994, 349; Inter Press Service 9 déc. 1993). Par exemple, on considère généralement que Menem a agi avec partialité en 1991 (Latin American Weekly Report 26 août 1993, 386; Human Rights Watch avr. 1991, 83; Freedom Review févr. 1993, 28) en portant de cinq à neuf le nombre des juges de la Cour suprême, et ce malgré les protestations de la Cour elle-même (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 74-75). Le choix des personnes désignées - tous des Péronistes jouissant de l'appui de l'exécutif - a été rapidement approuvé (Centre for the Independence of Judges and Lawyers 1991, 12). Menem a aussi nommé 13 juges à la Cour d'appel fédérale, créée en septembre 1992. Sept des 13 personnes désignées avaient appuyé la dictature militaire; toutes les nominations, sauf une, ont été approuvées malgré les protestations d'organismes de défense des droits de la personne et de partis d'opposition. Menem a ensuite nommé la personne dont la désignation avait été refusée au poste de procureur en chef de la nouvelle Cour (LCHR 1993, 23). Son ministre de la Justice a démissionné pour protester contre ces décisions (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 77; Financial Times 9 sept. 1992). D'après Mignone, il y avait en 1993 un mouvement ayant pour but de modifier le processus de nomination des juges (Mignone 19 mai 1993).

La découverte que le pouvoir exécutif avait influencé la juge Maria Servini de Cubria dans l'affaire « Yomagate » a, semble-t-il, nécessité le dessaississement de la juge de cette cause qui concernait le blanchissage de l'argent provenant du trafic des stupéfiants et qui impliquait la belle-soeur de Menem (Buenos Aires Herald 30 mai 1993). Dans l'ordonnance de dessaisissement, la Cour suprême aurait allégué l'inconduite de la juge (Garro 5 oct. 1993). Elle a été accusée d'avoir délibérément entravé sa propre enquête et elle a admis avoir discuté de l'affaire avec Menem à deux occasions, ce qui est illégal en Argentine (UPI 14 août 1991).

Dans un autre cas d'ingérence de l'exécutif, Menem a révoqué les dirigeants du Tribunal de Cuentas (un tribunal de contrôle fiscal), de la Fiscalía de Investigaciones (bureau des enquêteurs du ministère public) et de la Procuración Fiscal (qui chapeaute le système judiciaire). Les trois organismes relèvent officiellement de l'exécutif, mais ils exerçaient une fonction de surveillance quasi judiciaire (LCHR 1993, 22-23). D'après Garro, aucun motif légitime n'a été allégué pour expliquer les révocations; Menem aurait dit que c'était parce que les trois dirigeants avaient été nommés par Alfonsín et qu'il était en droit de les révoquer et de procéder à ses propres nominations (Garro 5 oct. 1993). L'affaire a soulevé une vive controverse : des adversaires soutenaient que le président avait le droit de nommer les titulaires de ces postes, mais qu'il n'avait pas le droit de les révoquer (ibid.).

L'exécutif se sert parfois des promotions et des mutations pour exercer une influence sur le pouvoir judiciaire en accordant des promotions à titre de récompense aux juges qui se conforment au point de vue gouvernemental ou en les refusant à ceux qu'il considère comme trop indépendants (La Nación 28 févr. 1993). Dans l'affaire « Yamogate », deux des trois juges qui étaient sur le point d'entériner une ordonnance de détention provisoire d'Amira Yoma, la belle-soeur de Menem, ont été soudainement mutés (Latin American Weekly Report 8 juill. 1993, 312; Buenos Aires Herald 30 mai 1993). Deux nouveaux juges ont été nommés à la cour d'appel, qui a fini par annuler l'ordonnance (Latin American Weekly Report 8 juill. 1993, 312). Dans une autre affaire, on a promu un juge qui était intervenu lorsque des journalistes ont reçu des menaces; la promotion était un moyen, paraît-il, de dessaisir le juge de l'affaire (ibid. 2 sept. 1993, 399). Les juges, contrairement aux avocats, ne sont pas contraints d'accepter une promotion ou une mutation, mais ils refusent rarement de telles offres puisque les occasions d'avancement sont très limitées (La Nación 28 févr. 1993). Les mutations et les promotions relèvent de l'exécutif, et un juge qui refuse une promotion court le risque de se faire marginaliser ou de se faire traiter en paria (ibid.).

L'impression courante que les juges étaient influencés par des forces à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement a [traduction] « sérieusement ébranlé la confiance envers le pouvoir judiciaire en 1992 » (LCHR 1993, 22). Ce sentiment de crise était évident lors d'une conférence judiciaire nationale en avril 1992 au cours de laquelle [traduction] « de nombreux juges ont exprimé leur inquiétude au sujet de la subordination croissante du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif, subordination qui entraînait la perte de confiance du public dans les décisions des tribunaux » (ibid.).

Il semble que le grand public en Argentine voie d'un mauvais oeil cette atteinte à l'indépendance de la justice (Financial Times 9 sept. 1992). D'après une source, les sondages ont révélé que les Argentins avaient encore moins d'estime pour le pouvoir judiciaire que pour les boucs émissaires habituels que sont le gouvernement, le Congrès et le secteur des affaires (Hemisfile sept. 1992, 5). Un sondage de mai 1992 a révélé que 77 p. 100 des Argentins étaient d'avis que la Cour suprême était corrompue (LCHR 1993, 22). Garro affirme que les Argentins croient généralement que la Cour suprême se rangera du côté du gouvernement dans tous les cas où les [traduction] « enjeux [sont] élevés » pour le gouvernement et que cette situation a [traduction] « grandement miné » la crédibilité du pouvoir judiciaire tout entier (Columbia Journal of Transnational Law 1993, 76-77).

4.                AUTRES CONSIDERATIONS

Le Parti péroniste de Menem a obtenu un succès écrasant aux élections législatives du 3 octobre 1993, remportant 18 des 24 circonscriptions (The Globe and Mail 5 oct. 1993). Pour la première fois, le gouvernement au pouvoir avait remporté la dernière élection législative de son mandat (Latin American Weekly Report 7 oct. 1993, 458). L'élection d'octobre 1993 est considérée comme un prélude à l'élection présidentielle de 1995 à laquelle Menem souhaiterait se porter candidat. Le 14 novembre 1993, Menem et Alfonsín ont signé un [traduction] « pacte démocratique » qui habilite le corps législatif à modifier la constitution du pays et qui permet au chef de l'Etat de se faire réélire pour un mandat de quatre ans (BBC Summary 16 nov. 1993; AFP 15 nov. 1993). Le pacte est généralement considéré comme une modification de la nature de la présidence qui profite au corps législatif (ibid.). Une des dispositions du pacte porte sur le remplacement d'au moins trois des neuf juges de la Cour suprême (Noticias Argentinas 2 déc. 1993). Bien qu'ils soient nommés à vie, Alfonsín soutient que le remplacement de quelques-uns des juges contribuera à refaire la réputation de la Cour, ternie par les allégations de corruption et de soumission aux pressions exercées par l'exécutif (Financial Times 2 déc. 1993). Trois juges auraient accepté de démissionner pour se conformer à cette disposition (Reuter 4 déc. 1993).

Si beaucoup d'Argentins estiment que le gouvernement Menem est corrompu, les résultats de l'élection d'octobre semblent toutefois indiquer qu'ils considèrent cette question comme moins importante que la poursuite des politiques économiques qui ont réussi notamment à maîtriser l'inflation galopante (UPI 4 oct. 1993; The Guardian 2 oct. 1993). Un sondage mené par l'institut de sondage Carlos Fara Y Asociados au début de 1993 a révélé que 64 p. 100 des répondants croyaient que la stabilité économique serait compromise si Menem n'était pas réélu en 1995 (Buenos Aires Herald 2 avr. 1993).

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