Lors d'une manifestation à Paris, en décembre 1998,des femmes algériennes lâchent des ballons en mémoire de leurs proches «disparus»
Introduction
Depuis 1993, quelque 3000 Algériens, hommes et femmes, ont «disparu[1]» après avoir été emmenés par les forces de sécurité. Un pourcentage infime des «disparus» ont réapparu par la suite. Certains seraient morts, sans que les circonstances de leur décès aient jamais été éclaircies. Mais pour la majorité d'entre eux, on ignore tout de leur sort.
Des personnes appartenant à toutes les catégories sociales ont été arrêtées à leur domicile, souvent la nuit et en présence de leurs proches ou de leurs voisins, ou sur leur lieu de travail devant leurs collègues. D'autres ont été enlevées dans la rue par des membres de la police, de la gendarmerie et des services de sécurité de l'armée, ou par des miliciens armés par le gouvernement. Beaucoup ont apparemment été arrêtées car on les soupçonnait d'être liées d'une manière ou d'une autre avec un groupe armé. D'autres ont simplement été dénoncées. Dans d'autres cas encore, la «disparition» n'a pas de raison apparente.
La pratique systématique de la détention secrète[2] est l'un des principaux facteurs qui favorisent les «disparitions». La législation algérienne permet de maintenir des suspects en garde à vue pendant douze jours, ce qui est contraire aux traités internationaux relatifs aux droits humains que l'Algérie a ratifiés. La loi exige que les familles des personnes arrêtées soient prévenues sans délai de l'arrestation et du placement en détention. Or, les prisonniers sont régulièrement maintenus en détention secrète par la police, la gendarmerie et les services de sécurité de l'armée pendant plusieurs jours, voire des semaines, des mois ou des années durant. Certains sont ensuite relâchés sans inculpation ou transférés dans un centre de détention officiellement reconnu; les autorités reconnaissent alors qu'ils sont incarcérés. On reste toutefois sans nouvelles de beaucoup d'entre eux. Certains «disparus» seraient morts en détention des suites de torture ou de négligence, ou ils auraient été sommairement exécutés; beaucoup sont vraisemblablement toujours vivants et maintenus en détention secrète.
Les familles des «disparus» s'efforcent inlassablement d'obtenir des informations sur le lieu de détention de leurs proches et sur leur sort. Ces dernières années, Amnesty International a été en contact avec des centaines de familles qui n'ont pas ménagé leurs efforts pour rechercher leurs proches «disparus». Elles sollicitent des informations auprès des postes de police, des casernes de l'armée, des ministères et de l'Observatoire national des droits de l'homme (ONDH). Beaucoup se sont rendues dans les hôpitaux, les morgues et les cimetières dans l'espoir de retrouver la trace de leur parent. Tous ces efforts sont restés vains dans la grande majorité des cas.
Amnesty International et d'autres organisations internationales et algériennes de défense des droits fondamentaux, de même que des avocats et des militants des droits humains, ont sollicité à maintes reprises des autorités algériennes des éclaircissements sur ces «disparitions»; aucune réponse circonstanciée ne leur a été fournie. Ces organisations ainsi qu'un nombre croissant de familles ont en outre soumis des centaines de cas au Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées et involontaires. Le Comité des droits de l'homme des Nations unies a exprimé en juillet 1998 sa profonde préoccupation à propos de la crise des droits humains en Algérie, et notamment du sort des «disparus». Il a exhorté le gouvernement à prendre des mesures pour y remédier.
Malgré les preuves de plus en plus nombreuses attestant de l'ampleur du problème, les autorités nient systématiquement avoir connaissance de l'existence de «disparus», même dans les cas où des membres des forces de sécurité ou des fonctionnaires ont confirmé de manière non officielle à des familles la détention secrète de leurs proches. Pendant des années, craignant pour leur sécurité et celle de leurs proches, les familles se sont abstenues de protester publiquement. Elles espéraient en outre que leur patience et leurs recherches inlassables finiraient par porter leurs fruits. Les plus actives dans la recherche d'informations ont été les mères des «disparus». Depuis quelques mois, frustrées de n'avoir pendant des années reçu aucune réponse des autorités à leurs demandes, et réduites au désespoir, elles sont prêtes à prendre plus de risques pour atteindre leur objectif. Surmontant leur peur, elles ont commencé à manifester leur chagrin en public en organisant des manifestations pour réclamer publiquement des nouvelles de leurs proches «disparus» et en témoignant dans les médias.
La campagne publique menée récemment par les mères en faveur de leurs enfants, aidées en cela par quelques avocats courageux spécialisés dans le domaine des droits humains, a brisé le tabou qui pesait jusqu'alors sur les «disparitions» en Algérie. Cette question a été à la une des journaux et a fait l'objet d'un débat public. En publiant le présent rapport, l'Organisation souhaite contribuer aux efforts déployés en vue d'éclaircir le sort des «disparus» et de mettre un terme à la pratique des «disparitions» en Algérie.
Le présent document expose le phénomène des «disparitions» apparu en Algérie il y environ six ans. Il s'efforce de décrire les différents schémas de «disparition» en les illustrant par des cas portés à la connaissance d'Amnesty International, ainsi que les initiatives prises par les familles à la recherche de leurs proches et les réponses qu'elles ont reçues des autorités algériennes. Amnesty International réclame l'ouverture d'une enquête exhaustive, indépendante et impartiale sur tous les cas de «disparition». Ce rapport est consacré aux «disparitions» car beaucoup de «disparus» sont probablement encore vivants. Leur vie restera en danger aussi longtemps qu'ils seront maintenus en détention secrète. Il est donc nécessaire d'agir sans délai pour éclaircir leur sort. Un document intitulé Algérie. Qui sont les «disparus»? Cas d'appel (index AI: MDE28/02/99) et dans lequel sont exposés en détail quelques cas individuels de «disparition» est joint au présent rapport.
L'Organisation continue de recenser les homicides, le recours à la torture et les autres atteintes aux droits fondamentaux imputables aux forces de sécurité et aux milices armées par le gouvernement algérien. Elle fait campagne contre ces pratiques, qu'elle a condamnées de manière répétée et sans réserve. Amnesty International concentre son action sur les violations des droits humains commises par les gouvernements dans la mesure où ce sont les États qui sont tenus d'appliquer les traités internationaux relatifs à ces droits et qui ont la responsabilité d'enquêter sur les violations et de déférer les auteurs de tels actes à la justice. Mais l'Organisation recense également les homicides, les viols et autres exactions perpétrées en Algérie par des groupes armés qui se définissent comme des «groupes islamiques», et elle fait campagne contre ces pratiques. Les autres atteintes aux droits fondamentaux imputables aux forces de sécurité, aux milices armées par le gouvernement et aux groupes armés, et qui ne sont pas l'objet du présent rapport, sont brièvement évoquées ci-après. Elles ont été exposées en détail dans les différents rapports publiés par Amnesty International ces dernières années[3][3].
Le contexte
Le phénomène des «disparitions» s'est développé en Algérie dans le contexte de la crise des droits humains qui a fait des dizaines de milliers de morts au cours des sept dernières années. Outre les massacres, des atteintes aux droits fondamentaux sont commises quotidiennement par les forces de sécurité ainsi que par les milices armées par le gouvernement et par les groupes armés qui se définissent comme des «groupes islamiques».
Après l'annulation, au début de 1992, du second tour des premières élections pluripartites que le Front islamique du salut (FIS) semblait devoir remporter, ce parti a été interdit et des dizaines de milliers de ses membres et sympathisants présumés ont été arrêtés. Amnesty International s'était félicitée que la torture ait presque disparu en Algérie entre 1989 et 1991. Les forces de sécurité ont toutefois recommencé à y avoir recours en 1992, et cette pratique est rapidement devenue très répandue. Des dizaines de milliers de personnes ont été maintenues en détention administrative, sans inculpation ni jugement, dans des camps d'internement situés dans le désert du sud du pays. Des dizaines de milliers d'autres ont été emprisonnées à l'issue de procès inéquitables. Vingt-six prisonniers ont été exécutés en 1993; il s'agissait des premières exécutions depuis 1989. Un moratoire des exécutions a été proclamé à la fin de 1993. Cependant on assiste depuis cette date à une augmentation des exécutions extrajudiciaires, qui semblent souvent une alternative à l'arrestation et aux poursuites pénales. Un décret «antiterroriste» d'urgence, promulgué en 1992, a été pratiquement incorporé dans son intégralité dans la législation permanente en 1995. L'état d'urgence proclamé au début de 1992 reste par ailleurs en vigueur.
En 1992, des militants et sympathisants armés du FIS ont commencé à prendre pour cible des membres des forces de sécurité, faisant des centaines de morts. Toutefois, les nombreux groupes armés apparus depuis 1993 et qui se définissent comme des «groupes islamiques» ont de plus en plus souvent pris des civils pour cible. La direction et la composition de ces groupes aussi bien que leurs revendications restent peu claires. En effet, ils n'ont pas de porte-parole et ne publient que de rares communiqués. On dispose de peu d'informations sur les relations qu'ils entretiennent entre eux, et on annonce fréquemment la formation de factions dissidentes qui ne font le plus souvent jamais parler d'elles. Ces groupes massacrent des individus ou des groupes de civils appartenant à toutes les couches de la société et notamment aux catégories les plus vulnérables, depuis les enfants nouveau-nés ou à naître jusqu'aux vieillards et aux handicapés. Ils lancent des attaques aveugles contre des cibles non militaires comme des marchés, des cafés, des trains et des autobus. Même lorsqu'ils font exploser des bombes à proximité de postes de police ou de gendarmerie, les victimes sont pour la plupart des civils. De plus, des civils, des membres des forces de sécurité et des conscrits ont été tués après avoir été enlevés et torturés. Des femmes ont été violées, parfois de manière répétée, par des membres de groupes armés. Ces derniers terrorisent la population avec des menaces de mort, souvent exécutées, contre des personnes qu'ils accusent soit de soutenir les autorités soit de ne pas soutenir les groupes armés, ou dont le comportement ou le mode de vie leur déplaît. Beaucoup de ces groupes commettent en outre des délits de droit commun comme le vol et le racket.
Les forces de sécurité ne protégeant pas suffisamment la population civile, des milices paramilitaires armées par le gouvernement sont apparues en 1994. Elles ont été légalisées en 1997. La prolifération, notamment dans les régions rurales, de ces milices qui agissent hors de la structure de l'application des lois, a permis, par l'augmentation du nombre des acteurs, que le processus de violence se maintienne à un niveau élevé en Algérie. Bien qu'elles aient une mission d'«autodéfense», les milices mènent des opérations militaires offensives, soit de leur propre initiative soit de concert avec l'armée et les forces de sécurité. Elles ont, dans certaines régions, pratiquement remplacé les forces de sécurité pendant de longues périodes. Ces milices ont commis des atteintes graves aux droits humains, notamment des homicides et des enlèvements. En avril 1998, deux chefs de milices de la région de Relizane, dans l'ouest du pays, qui étaient également maires sous l'étiquette du Rassemblement national démocratique (RND), principal parti au pouvoir, ont été arrêtés et accusés d'avoir, depuis 1995, enlevé et tué plusieurs habitants de leurs communes. Libérés quelques semaines plus tard malgré les très lourdes charges qui pesaient sur eux, ils n'ont pas été traduits en justice.
Des dizaines de milliers de personnes, dont de nombreux civils, ont été tuées depuis 1992, souvent de la manière la plus atroce. Des hommes, des femmes, des enfants et même des bébés ont été exterminés par des membres de groupes armés, qui les ont décapités, abattus, déchiquetés, tailladés à la hache, brûlés vifs ou mutilés à coups de couteau, de machette et de scie. Des personnes ont été massacrées puis piégées avec des explosifs, des femmes enceintes éviscérées, des familles entières éliminées, et des marchés de villages ont essuyé des tirs d'obus de mortier.
L'Algérie a connu en 1997 et au début de 1998 la période de violence la plus intense depuis le début du conflit, la population civile étant plus que jamais prise pour cible. Des massacres de grande ampleur ont régulièrement fait des centaines de victimes, notamment dans les régions rurales les plus pauvres. Ils ont été commis par des groupes importants d'hommes qui attaquaient les villages la nuit quand les habitants étaient endormis, éliminant des familles entières et poursuivant pour les tuer tous ceux qui tentaient de s'enfuir. Beaucoup de ces massacres, notamment les plus importants, ont été perpétrés dans la région proche de la capitale, partie la plus militarisée du pays, souvent à proximité immédiate de casernes de l'armée et d'avant-postes des forces de sécurité. Dans la plupart des cas, l'armée et les forces de sécurité ne sont pas intervenues pour mettre un terme à ces tueries, ni pour en appréhender les auteurs, qui ont toujours pu repartir sans être inquiétés. La constatation que la population civile n'était manifestement pas protégée par les autorités algériennes a déclenché une manifestation de préoccupation sans précédent de la part de la communauté internationale. Les autorités ont toutefois rejeté toutes les demandes d'enquête en vue d'établir les faits et la responsabilité des massacres, entre autres exactions. Elles ont en outre constamment empêché les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la torture et sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires ainsi que les organisations internationales de défense des droits humains et de nombreux journalistes étrangers de se rendre dans le pays.
Depuis cette date, bien que les médias internationaux aient tendance à détourner leur attention de la crise des droits humains en Algérie, des civils continuent d'être tués chaque jour. La censure exercée par les autorités sur les médias nationaux et l'accès restreint et sélectif accordé aux journalistes étrangers ne permettent qu'à de rares voix de donner une version sensiblement différente de la situation des droits humains de celle fournie par le gouvernement algérien.
De manière générale, la communauté internationale n'assume pas ses responsabilités face à cette crise. La Commission des droits de l'homme des Nations unies s'est régulièrement abstenue de prendre des mesures efficaces. Les initiatives prises en 1998, comme les visites de la troïka de l'Union européenne, de la délégation du Parlement européen et d'un groupe désigné par le Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, et présidé par l'ancien président portugais Mário Soares, ont eu une portée très limitée. En effet, le domaine des droits humains n'y figurait pas en tant que partie constituante, elles ne disposaient ni du pouvoir ni des moyens de mener des enquêtes et ne prévoyaient aucun mécanisme de suivi.
Alors que les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la torture et sur les exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires n'étaient toujours pas autorisés à se rendre en Algérie, le Comité des droits de l'homme a été, en juillet 1998, le premier mécanisme des Nations unies qui a émis des recommandations spécifiques au gouvernement algérien quant aux mesures à prendre pour mettre un terme aux atteintes les plus graves aux droits humains et en empêcher le renouvellement. Après avoir examiné le rapport de l'Algérie sur l'application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), soumis avec trois ans de retard, le Comité des droits de l'homme a exprimé sa profonde préoccupation à propos de la crise des droits humains en Algérie.
Depuis le déclenchement du conflit, en 1992, Amnesty International a recensé et dénoncé des cas individuels et des pratiques systématiques d'atteintes aux droits humains imputables aux forces de sécurité, aux groupes armés qui se définissent comme des «groupes islamiques» et, plus récemment, aux milices armées par le gouvernement. Elle a émis des recommandations adressées au gouvernement et aux groupes armés. L'Organisation a tenté à maintes reprises d'entamer un dialogue constructif avec le gouvernement algérien, mais ses demandes d'entretiens et ses correspondances sont restées sans réponse. Jusqu'à la mi-1996, Amnesty International a régulièrement envoyé des délégations en Algérie malgré les restrictions à l'entrée dans le pays; mais depuis cette date, les représentants de l'Organisation se sont vus refuser l'entrée en Algérie. D'autres organisations internationales de défense des droits humains -dont la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et de Human Rights Watch, qui ont pu effectuer chacune une visite à la mi-1997- sont également empêchées de s'y rendre. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a interrompu ses visites dans les prisons en 1992 à la demande des autorités algériennes, qui refusaient de lui accorder des contacts réguliers, sans restriction et en toute confidentialité avec les détenus. Seul le Comité de protection des journalistes, organisation de défense de la liberté de la presse basée aux États-Unis, a été autorisé à se rendre en Algérie en octobre 1998.
Qui sont les «disparus»?
Les «disparus» appartiennent à toutes les catégories de la population. Abdellah Bounab, un agent hospitalier de quarante-quatre ans, a «disparu» après son arrestation à Relizane le 4septembre 1994. Amina Benslimane, une secrétaire de vingt-huit ans, a été arrêtée en présence de sa mère à son domicile d'Alger le 13décembre 1994 à 8h30 du matin; on est sans nouvelles d'elle depuis cette date. Abderrahmane Sahraoui, un lycéen de dix-sept ans, a «disparu» après avoir été interpellé à son domicile d'Alger le 30décembre 1996. Abdelkader Bouziane Boulenouar, un agriculteur de trente ans, a été vu pour la dernière fois le 6mai 1996 dans une caserne de l'armée à Aïn Frass, où il avait été convoqué. Naïma et Nadjoua Boughaba, deux surs d'une vingtaine d'années, secrétaires au tribunal d'El Harrach, dans la banlieue d'Alger, ont «disparu» après avoir été arrêtées le matin du 12avril 1997 alors qu'elles se rendaient à leur travail. Personne n'a revu Abdelkader Nekrouf, un avocat de quarante-sept ans, arrêté à son cabinet, dans la préfecture de Mascara, le 8juillet 1997.
Les hommes et les femmes qui ont «disparu» appartiennent à tous les milieux, à toutes les tendances politiques et sont de toutes conditions sociales. Habitants des villes et des villages, riches et pauvres, jeunes célibataires et veuves âgées, membres des professions libérales d'âge mur et jeunes sans emploi, tous ont été victimes de cette pratique.
Mustapha Benkara, un chirurgien de quarante et un ans exerçant à l'hôpital de Médéa, marié et père de deux enfants, avait été candidat pour le Front de libération nationale (FNL) aux élections législatives de 1991. Il a été arrêté sur son lieu de travail par les forces de sécurité le 31mars 1994. Pendant les dix jours qui ont suivi son interpellation, sa famille a été informée de source non officielle qu'il était vivant et en bonne santé. Très vite, les nouvelles ont cessé, et depuis on ignore tout de son sort. Mustapha Benkara avait déjà été arrêté en 1993. On le soupçonnait apparemment d'avoir été contraint par un groupe armé de soigner l'un de ses membres, qui était blessé, et de ne pas en avoir informé les forces de sécurité par la suite.
Mohamed Rosli, directeur des études à l'Institut de sociologie de l'Université de Blida, avait été élu sous l'étiquette du FIS au premier tour des élections législatives de 1991. Personne ne l'a revu depuis son arrestation dans son bureau, à l'université, le 30octobre 1993, par des membres des forces de sécurité en civil. Deux ans environ après son interpellation, sa famille a reçu une lettre de lui par l'intermédiaire d'un de ses codétenus de la prison militaire de Blida qui avait été libéré. Mohamed Rosli se plaignait dans cette lettre d'avoir été torturé. Tous les efforts de sa famille pour obtenir des forces de sécurité ou des autorités des informations à son sujet ont été vains. Au moment de la «disparition» de Mohamed Rosli, son frère, qui était policier, a essayé de savoir où il était détenu mais on lui a conseillé de ne pas s'en mêler. Cet homme, jeune marié, a fui l'Algérie avec son épouse car il se sentait menacé tant par les groupes armés du fait de son métier que par ses collègues membres des forces de sécurité en raison de son lien de parenté très proche avec une personne aussi mal vue des autorités.
De nombreux membres du FIS, parmi lesquels plusieurs candidats aux élections de 1990 et de 1991, ainsi que des sympathisants notoires ou présumés, sont au nombre des personnes «disparues» notamment en 1993 et en 1994. D'autres ont apparemment «disparu» car certains services de sécurité les soupçonnaient d'aider les groupes armés, soit activement soit en approuvant leurs activités. D'autres personnes encore semblent avoir été dénoncées aux forces de sécurité comme membres ou sympathisants de groupes armés par des voisins ou des connaissances avec lesquels elles avaient probablement des différends, parfois financiers. Des dénonciations ont été faites par des détenus sous la torture pendant des interrogatoires. De nombreux anciens détenus ont déclaré à Amnesty International qu'ils avaient été longuement interrogés après leur arrestation par les forces de sécurité à propos de voisins, de collègues, de camarades de classe et de connaissances soupçonnés de liens avec les groupes armés. Plusieurs de ces anciens détenus, torturés en détention, n'ont pas trouvé d'autre alternative que de dénoncer de nombreuses personnes qu'ils connaissaient à peine, par exemple des collègues, de simples connaissances, des voisins ou d'anciens camarades de classe qu'ils n'avaient pas revus depuis des années. Certains ont admis que quelques-uns de leurs amis, collègues, voisins, connaissances, voire des membres de leur famille, étaient peut-être liés aux groupes armés, mais ils affirment qu'ils n'avaient aucun moyen de le savoir.
De très nombreuses personnes ont été arrêtées et beaucoup ont peut-être «disparu» parce qu'elles avaient reçu la visite d'un ancien camarade de classe, d'un parent ou d'un parent d'un ami, auquel elles avaient donné l'hospitalité, selon la coutume, sans savoir que leur invité était membre d'un groupe armé ou soupçonné de l'être. Ce schéma est particulièrement répandu dans les quartiers pauvres et surpeuplés, notamment parmi les jeunes gens sans emploi, où les groupes armés recrutent beaucoup de leurs membres. Il n'est en outre pas rare de trouver des familles dont certains membres travaillent pour le gouvernement, l'administration ou les forces de sécurité tandis que d'autres sont membres de groupes armés. De nombreuses personnes ont été torturées et certaines ont peut-être «disparu» parce que les forces de sécurité pensaient qu'elles détenaient des informations à propos des activités d'un membre de leur famille au sein d'un groupe armé, ou qu'elles participaient elles-mêmes à de telles activités, alors qu'il n'en était rien.
Des personnes ont «disparu» après avoir été acquittées à la suite d'un procès. Leurs familles soupçonnent que leur enlèvement a été ordonné par des sections des forces de sécurité qui n'étaient pas satisfaites de la décision rendue par les juges. D'autres ont comparu devant un magistrat après avoir été détenues en secret, et elles ont «disparu» après avoir été remises en détention secrète au lieu d'être transférées dans un centre de détention reconnu. C'est ainsi que Hamou Mahboub, journaliste au quotidien Al Djazaïr el Youm (L'Algérie d'aujourd'hui), aujourd'hui interdit, a été enlevé le 23avril 1994 dans une rue du centre d'Alger. Amnesty International a appris qu'il avait été présenté à un juge d'instruction de la Cour spéciale à Alger un mois environ après son arrestation. D'autres personnes détenues avec lui du 15 au 18avril 1995 l'ont vu au Commissariat central d'Alger, mais il a ensuite «disparu».
Des personnes ont «disparu» après avoir purgé une peine d'emprisonnement. Ahmed Chouchane pense qu'il aurait subi ce sort si son avocat ne l'avait pas attendu à l'extérieur de la prison le jour de sa libération. Ce capitaine de l'armée algérienne avait été condamné à trois ans d'emprisonnement par un tribunal militaire. Ses avocats s'étaient retirés lors du procès pour protester contre les irrégularités. Le 1eravril 1995, jour de sa libération, il a été enlevé devant les grilles de la prison d'El Harrach à Alger par des membres des forces de sécurité présents en grand nombre dans des voitures officielles et banalisées. Son avocat, qui l'attendait à l'extérieur de la prison et qui a été témoin de l'enlèvement, a alerté Amnesty International et les médias internationaux. L'Organisation a sollicité auprès des autorités algériennes des informations sur le lieu et les motifs de la détention d'Ahmed Chouchane. Elle n'a obtenu aucune réponse, mais Ahmed Chouchane a été relâché après quelques jours de détention secrète.
Les forces de sécurité ont pour habitude de mener des opérations soigneusement préparées au cours desquelles des individus visés appartenant aux mêmes catégories sont arrêtés en même temps, souvent au cours de la même nuit, avant de «disparaître». Les détenus sont parfois des amis ou des parents, il peut également s'agir tout simplement d'habitants d'un même village ou d'un quartier d'une ville. Des personnes arrêtées lors d'un raid contre une communauté sont parfois retrouvés en détention et traduits en justice tandis que d'autres arrêtées en même temps «disparaissent». C'est ainsi qu'en mai 1997 un homme de soixante-dix ans a été interpellé par les forces de sécurité devant une mosquée de Constantine. D'autres personnes arrêtées à peu près au même moment et détenues avec lui dans les quelques jours qui ont suivi ont été relâchées ou inculpées et transférées dans une prison, mais lui a «disparu». Sa famille, qui ne comprenait pas pourquoi il avait été arrêté, a affirmé que son état de santé l'empêchait d'avoir une quelconque activité hormis se rendre à la mosquée, et qu'il passait pratiquement tout son temps chez lui. Cet homme a été libéré après avoir passé un an en détention secrète. Il a déclaré qu'il avait été emmené au siège local des forces de sécurité, où il était resté quelques jours avant d'être transféré dans deux autres lieux de détention qu'il n'a pas été en mesure d'identifier car il avait les yeux bandés pendant les transferts.
Dans la nuit du 21 au 22juillet 1994, une quinzaine d'habitants de Rass elOued, une ville de 50000habitants environ, située au sud-est d'Alger, ont été arrêtés à leur domicile entre 23heures et 3heures du matin par des membres des forces de sécurité et de la garde communale. Plusieurs jeeps de marque Toyota et Nissan, véhicules régulièrement utilisés par l'armée, étaient garées devant la gendarmerie de la localité vers 23h30 le 21juillet. Les membres des forces de sécurité les ont utilisées pour procéder aux arrestations avant de se rassembler à la gendarmerie vers 3heures du matin le 22juillet, une fois l'opération terminée, avec les personnes interpellées. Les familles de ces hommes tentent en vain depuis cette date d'obtenir des informations sur le sort de leurs proches. Parmi les personnes arrêtées figurent des enseignants, des commerçants, l'imam de la mosquée de Rass elOued et un ancien candidat du FIS; le plus jeune avait dix-neuf ans et le plus âgé soixante-douze.
Des personnes ont «disparu» après avoir été emmenées par des membres des forces de sécurité pour être interrogées au sujet de membres de leur famille. C'est ainsi que Douia Gat Benaziza, une veuve de soixante-huit ans, a été arrêtée le 2juin 1996 à 23heures, à son domicile de Constantine, par des personnes qui se sont présentées à sa famille comme des membres des forces de sécurité. L'un des fils de cette femme était recherché par les autorités. Les forces de sécurité l'ont emmenée apparemment pour l'interroger au sujet de son fils, en promettant à sa famille qu'elle serait relâchée quelques heures plus tard. Deux jours après, son fils, qui était recherché, s'est présenté aux autorités; il a été libéré le jour même après avoir été reconnu innocent des charges qui pesaient sur lui. Personne n'a revu Douia Gat Benaziza.
Lorsqu'elles emmènent une personne qui «disparaît» ensuite, les forces de sécurité arrêtent parfois en même temps des membres de sa famille ou des voisins. Dans la plupart des cas, les parents ou les voisins sont retenus un ou plusieurs jour, torturés et maltraités avant d'être relâchés sans inculpation. Lorsque Younès Soualah a été arrêté à son domicile d'Alger le 21février 1995 vers 1heure du matin, son épouse a également été emmenée. Elle a été détenue pendant dix jours dans la prison de Belcourt puis remise en liberté. La famille de cet homme, qui avait appris de source non officielle qu'il était détenu par l'armée à Blida, a réussi à correspondre indirectement avec lui jusqu'à la fin du mois de mars 1995. Depuis cette date, on ignore tout de son sort.
La détention secrète: le glissement implacable vers l'oublide la «disparition»
«Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé» (art.9 de la Déclaration universelle des droits de l'homme)
Les procédures d'arrestation et de placement en détention ainsi que les vastes pouvoirs dont bénéficient en toute impunité les forces de sécurité, qui agissent hors de tout contrôle des autorités judiciaires et en violation de la législation algérienne et du droit international, favorisent largement la pratique des «disparitions» en Algérie.
Les amendements introduits en 1992 aux lois régissant les procédures d'arrestation semblent avoir contribué à étendre le phénomène. Jusqu'en 1992, les policiers n'étaient habilités à procéder à des arrestations que dans leur zone d'affectation. Leur compétence territoriale pouvait être élargie en cas de situation exceptionnelle, à la demande d'un magistrat; les policiers qui intervenaient hors de leur zone d'affectation devaient toutefois être accompagnés d'un policier de la zone dans laquelle se déroulait l'opération. Ces conditions ne s'appliquaient pas aux membres de la sécurité militaire, qui pouvaient intervenir à tout moment sur l'ensemble du territoire national. La loi a été modifiée en 1992 afin de permettre aux policiers d'agir dans tout le pays sans avoir à solliciter l'autorisation de la police ni des magistrats compétents dans une zone donnée. Ainsi, il est possible que les policiers compétents dans une préfecture ne soient pas informés d'une arrestation opérée par des membres de la sécurité militaire ou d'autres branches des forces de sécurité. En outre, le manque de communication et de coordination entre la police, la gendarmerie, la sécurité militaire et les autres branches des forces de sécurité semble avoir aggravé la situation.
Les arrestations
Ces dernières années, les arrestations sont généralement le fait d'un groupe d'hommes armés, en uniforme ou en civil, ayant parfois le visage recouvert d'un passe-montagne, qui se présentent au domicile ou sur le lieu de travail de «suspects» pour les interpeller. Si la personne recherchée n'est pas chez elle, il arrive que les membres des forces de sécurité demandent à l'un de ses proches de les accompagner au domicile de parents ou d'amis où elle est susceptible de se trouver. Des personnes ont été arrêtées dans la rue alors qu'elles se rendaient à leur travail ou au lycée, voire devant des mosquées ou dans leur quartier. Si les arrestations sont souvent effectuées la nuit, il arrive aussi qu'elles aient lieu en plein jour, en présence de proches de la personne interpellée, de ses collègues, d'habitants de son quartier, ou autres. Les hommes armés se comportent parfois très poliment envers les proches ou les collègues de travail de la personne qu'ils sont venus arrêter. Ils les rassurent en leur affirmant qu'ils l'emmènent pour un contrôle de routine, par exemple une vérification d'identité, ou pour un interrogatoire, et qu'ils la libéreront très rapidement.
Dans la grande majorité des cas portés à la connaissance d'Amnesty International, les membres des forces de sécurité qui ont procédé ces dernières années aux arrestations n'ont montré de mandat d'arrêt ou de perquisition ni aux personnes arrêtées ni à leurs proches. Soit ils ne déclinent pas leur identité, soit ils reconnaissent appartenir aux forces de sécurité, sans toutefois en fournir la moindre preuve ni préciser le service dont ils dépendent. Les personnes arrêtées sont emmenées à bord de véhicules des forces de sécurité ou de l'armée, ou bien dans des voitures banalisées. Dans un pays en proie à la violence où les membres de groupes armés, comme le Groupe islamique armé (GIA), se font souvent passer pour des membres des forces de sécurité quand ils lancent leurs attaques, le fait que les forces de sécurité procèdent à des arrestations selon le même schéma que les enlèvements auxquels se livrent les groupes armés renforce le climat de confusion et de terreur. Les personnes emmenées par les forces de sécurité ainsi que leurs proches pensent souvent que les hommes armés venus les arrêter appartiennent à des groupes armés. Ils ne comprennent que plus tard qu'il s'agissait de membres des forces de sécurité, en analysant les données concernant le lieu et l'heure de l'arrestation ou en recevant des informations d'anciens prisonniers qui ont rencontré les «disparus» en détention.
Un journaliste emmené en mars 1997 par des hommes armés qui avaient fait irruption dans sa chambre d'hôtel au milieu de la nuit se rappelle avoir pensé qu'il était enlevé par un groupe armé. Les hommes étaient en civil et ils n'ont pas décliné leur identité ni présenté aucun mandat. Après lui avoir passé des menottes et bandé les yeux, ils l'ont fait monter à bord d'une voiture banalisée et lui ont maintenu la tête baissée afin qu'il ne puisse pas voir l'endroit où on l'emmenait. Cet homme a déclaré à Amnesty International: «Quand j'y repense, je me dis que j'aurais dû comprendre immédiatement que ceux qui menaient cette opération ne pouvaient être que des membres des forces de sécurité, puisque j'ai été enlevé dans un hôtel du gouvernement» (un endroit protégé où étaient hébergés des journalistes, des responsables gouvernementaux et des personnalités, entre autres catégories menacées par les groupes armés). De plus, le GIA et les autres groupes n'ont jamais enlevé quiconque dans ces endroits. Ce journaliste a réussi, alors qu'il était en détention secrète, à faire parvenir un message à ses amis des médias pour les prévenir qu'il avait été arrêté et emprisonné. Libéré au bout de quelques semaines, il a de nouveau été enlevé deux mois plus tard dans la rue au milieu de la journée. Comme la première fois, des hommes armés en civil et qui n'avaient pas décliné leur identité ni présenté de mandat l'ont fait monter à bord d'une voiture banalisée. Ils lui ont recouvert le visage d'une cagoule pour l'empêcher de reconnaître l'endroit où ils l'emmenaient. De nouveau convaincu qu'il était enlevé par les membres d'un groupe armé, il s'est retrouvé dans un centre des forces de sécurité, où il a été retenu douze jours avant d'être relâché sans inculpation. Cet homme, qui a été chaque fois torturé, recevait encore des soins médicaux deux ans plus tard. Malgré des demandes répétées adressées aux autorités, ses proches n'étaient pas parvenus à obtenir confirmation de son arrestation ni à connaître son lieu de détention.
Des familles, qui avaient pensé dans un premier temps que leurs proches avaient été enlevés par un groupe armé, ont commencé à comprendre que l'opération avait été menée par les forces de sécurité en constatant que les médias algériens, soumis à l'autocensure[4], ne l'avaient pas mentionnée. Elles ont recueilli par la suite d'autres preuves de l'implication des forces de sécurité. Ceci est particulièrement vrai pour les «disparitions» de journalistes, de professeurs à l'université, de médecins, d'avocats et de fonctionnaires, entre autres. On ne peut que constater que les médias ont très peu parlé de ces cas, voire pas du tout. Toutefois, lorsque des membres de ces catégories professionnelles sont tués ou enlevés par des groupes armés, les médias algériens donnent généralement un large écho aux faits, qu'ils condamnent.
La détention secrète
Les personnes arrêtées en Algérie au cours des sept dernières années ont été maintenues en détention secrète en violation de la législation algérienne et des normes internationales relatives aux droits humains. L'article51 du Code algérien de procédure pénale (CPP) dispose que les personnes arrêtées peuvent être maintenues en garde à vue pendant une durée maximale de douze jours[5]. Leurs familles doivent être immédiatement informées de leur arrestation et autorisées à entrer en contact avec eux[6]. Cet article prévoit également que le détenu doit subir à la fin de la garde à vue un examen médical pratiqué par le médecin de son choix.
Ces dispositions sont systématiquement transgressées dans la pratique, et les familles des détenus ne parviennent pratiquement jamais à obtenir d'informations sur le sort de leurs proches auprès des autorités ni des forces de sécurité. Dans presque tous les cas sur lesquels s'est penchée l'Organisation depuis sept ans, les autorités ou les forces de sécurité ont soit refusé de répondre aux demandes des familles des détenus ou de leurs avocats, soit nié avoir connaissance de l'arrestation et de la détention aussi longtemps que le prisonnier était maintenu en détention secrète, que celle-ci ait duré plusieurs jours, plusieurs semaines ou des mois. Certains détenus ont été libérés sans inculpation après une période prolongée de détention secrète, d'autres ont été inculpés et transférés dans des centres de détention officiellement reconnus ou ont purement et simplement «disparu».
L'appareil judiciaire n'a pas joué le rôle de premier plan qu'il est censé jouer dans la protection des droits humains. Et cela, pour un certain nombre de raisons. Il a été gêné par son manque d'indépendance résultant de l'ingérence directe du pouvoir exécutif, les autorités harcelant les juges qui font preuve d'indépendance. Il n'a donc pas tenté de mener des enquêtes sur les irrégularités dans les procédures d'arrestation et de placement en détention imputables aux différentes branches des forces de sécurité, malgré le fait que des éléments solides démontraient que les prisonniers étaient maintenus en détention secrète en violation de la loi. L'article51 du CPP algérien prévoit l'application des sanctions prévues en cas de détention arbitraire pour tout membre des forces de sécurité qui transgresse ses dispositions. Les juges et les magistrats du Parquet ferment généralement les yeux même sur les cas les plus circonstanciés de détention secrète, et les membres des forces de sécurité qui transgressent la loi sont systématiquement assurés de l'impunité. Amnesty International n'a eu connaissance d'aucune enquête sur l'un des nombreux cas de détention secrète qu'elle a soumis aux autorités algériennes, ni de poursuites pénales engagées à l'encontre de membres des forces de sécurité coupables de tels agissements. Les autorités affirment périodiquement que des membres des forces de sécurité et des milices ont été poursuivis pour des «abus», mais elles ont toujours refusé de fournir des détails sur ces affaires. Des membres des forces de sécurité et des milices auraient fait l'objet de poursuites pour meurtre, toutefois l'Organisation n'a eu connaissance d'aucune procédure intentée pour détention arbitraire.
Les cas de détention secrète prolongée soumis par Amnesty International aux autorités algériennes depuis 1992 n'ont fait l'objet d'aucune enquête. Nadir Hammoudi, architecte, a passé quarante jours en détention secrète après son arrestation en octobre 1992. Saadane Hassani, étudiant, arrêté en novembre 1993, a été maintenu en détention secrète pendant deux mois. Noureddine Lamdjadani, professeur de médecine, arrêté en mai 1994 a passé deux mois en détention secrète. Noureddine Ameur, orthopédiste, arrêté en décembre 1994, a été maintenu en détention secrète pendant cinq mois. Salima Djeffal, enseignante sans emploi, a été arrêtée en juillet 1995 et maintenue en détention secrète pendant cinq semaines. Ces quelques cas de détention secrète prolongée ont été, entre autres, soumis au gouvernement algérien. Aucun de ces prisonniers n'a pu entrer en contact avec l'extérieur, et personne, pas même leur famille, ne savait où ils étaient détenus ni s'ils étaient toujours vivants. Tous ont comparu devant des tribunaux et informé les juges de leur détention secrète; certains ont été libérés sans inculpation ou après avoir été relaxés, tandis que d'autres étaient condamnés à des peines d'emprisonnement pour des actes de «terrorisme». Les autorités ont parfois promis d'ordonner des investigations, mais aucune enquête n'a été effectuée à ce jour.
Saida Kherroubi, trente et un ans, a été arrêtée le 7mai 1997 au commissariat de Bouroubaa, où elle apportait de la nourriture pour sa mère, Messaouda Boukhari, qui était détenue. Les policiers lui ont demandé de confier sa fille en bas âge à un tiers et de revenir seule, ce qu'elle a fait. Arrêtée à son retour, elle a «disparu». Sa mère a été libérée fin de mai 1997. Sadia Kherroubi a été maintenue en détention secrète pendant cinq mois avant d'être présentée à un juge d'instruction, puis transférée dans une prison en attendant d'être jugée pour «liens avec des groupes terroristes». Jusqu'au moment où elle a été transférée en prison, l'appareil judiciaire et les autorités informées de la «disparition» de cette femme ont constamment nié avoir connaissance de son lieu de détention. Les autorités n'ont pris aucune mesure pour enquêter sur cette «disparition».
Vu le très grand nombre de cas de détention secrète prolongée et de «disparitions» portés à la connaissance des autorités algériennes, notamment des ministères de la Justice et de l'Intérieur, l'absence d'enquêtes ou de mesures concrètes pour régler cette question indique qu'il ne s'agit pas simplement d'un problème de communication ni d'inefficacité. Il semble plutôt que ces pratiques sont approuvées, voire encouragées, au plus haut niveau de l'État. Le climat d'impunité de plus en plus répandu favorise immanquablement la persistance de tels agissements.
L'Observatoire national des droits de l'homme (ONDH), organisme étatique qui dément régulièrement les accusations de violations des droits fondamentaux imputées aux forces de sécurité, ou les minimise, a reconnu que la détention secrète était un problème. Il a notamment fait les observations suivantes dans son rapport annuel pour 1996:
«[...] Les conditions et les délais de garde à vue tels que prévus par la Constitution et le Code de procédure pénale doivent faire l'objet d'un respect strict pour faire en sorte que les délais de la garde à vue ne soient pas dépassés ou que celle-ci ne se prolonge pas en détention au secret dans des lieux et des infrastructures que la loi n'a pas prévu pour assurer cette fonction.
«En tout état de cause, l'ONDH estime qu'il y a lieu de mettre fin aux lieux de détention hors de portée du contrôle légalement prévu par la loi[7].»
Malgré cette recommandation, aucune mesure n'a été prise pour remédier à la situation, et la détention secrète n'a pas été mentionnée dans le rapport de l'ONDH pour 1997.
C'est pendant la détention secrète que les détenus qui ne peuvent entrer en contact avec leur famille, leurs amis ou un avocat risquent le plus d'être victimes de torture et de mauvais traitements, ou d'être sommairement exécutés. Les lois qui régissent l'arrestation et la détention et qui ont été exposées plus haut contiennent des dispositions qui, si elles étaient appliquées, fourniraient des garanties importantes contre les «disparitions». Il est indéniable que l'Algérie ne serait pas confrontée à un problème d'une telle ampleur si les autorités et l'appareil judiciaire avaient pris les mesures nécessaires pour contraindre les forces de sécurité à respecter ces lois.
Le mépris des normes internationales
L'Algérie fait régulièrement preuve de mépris pour ses obligations internationales relatives à la protection de ses citoyens contre l'arrestation arbitraire, la détention secrète et les «disparitions». En ratifiant en 1989 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et en 1987 la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, le gouvernement algérien s'est engagé à garantir certains droits fondamentaux.
C'est ainsi que l'article 9 du PIDCP dispose:
«1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l'objet d'une arrestation ou d'une détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi.
[...]
«3. Tout individu arrêté ou détenu du chef d'une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré [...].»
La Charte africaine garantit également le droit à la liberté et à la sécurité de l'individu et elle prohibe l'arrestation et la détention arbitraires[8].
En qualité de membre des Nations unies, l'Algérie est tenue d'appliquer la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ou involontaires, adoptée sans vote le 18décembre 1992 par l'Assemblée générale. Ce texte insiste sur la mise en danger de la vie et de la sécurité de la personne «disparue». L'article1 dispose:
«1. Tout acte conduisant à une disparition forcée constitue un outrage à la dignité humaine. Il est condamné comme étant contraire aux buts de la Charte des Nations unies et comme constituant une violation grave et flagrante des droits de l'homme et des libertés fondamentales proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme [...].
«2. Tout acte conduisant à disparition forcée soustrait la victime de cet acte à la protection de la loi et cause de graves souffrances à la victime elle-même, et à sa famille. Il constitue une violation des règles de droit international, notamment celles qui garantissent à chacun le droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne et le droit de ne pas être soumis à la torture ni à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il viole en outre le droit à la vie ou le met gravement en danger.»
L'article 2 prévoit:
«1. Aucun État ne doit commettre, autoriser ou tolérer des actes conduisant à des disparitions forcées.
«2. Les États agissent aux niveaux national et régional et en coopération avec l'Organisation des Nations unies pour contribuer par tous les moyens à prévenir et à éliminer les disparitions forcées.»
Le gouvernement algérien prête peu attention à ses responsabilités découlant du droit international. L'état d'urgence est en vigueur depuis le début de 1992 et les autorités violent depuis six ans environ les dispositions relatives à la prévention des «disparitions» contenues dans les traités internationaux auxquelles l'Algérie est partie.
Le gouvernement algérien a soumis en 1998, avec trois ans de retard, son rapport sur l'application du PIDCP au Comité des droits de l'homme des Nations unies, organisme d'experts chargé de surveiller l'application de ce traité. Pendant les deux jours consacrés en juillet 1998 à l'examen de ce rapport, le comité a exprimé à plusieurs reprises et sans ambiguïté sa préoccupation à propos du manque d'informations concrètes tant dans le rapport que dans les observations orales de la délégation algérienne, qui s'est régulièrement montrée incapable de répondre de manière circonstanciée et détaillée aux questions précises des experts. Les observations finales du comité, publiées en août 1998, reflètent la gravité de la situation. Citons, entre autres, les passages suivants:
«Le Comité est en outre préoccupé, au vu des réponses de la délégation qui sont loin d'être satisfaisantes, par les innombrables informations reçues faisant état d'exécutions arbitraires ou extrajudiciaires, dont certaines auraient eu lieu en détention provisoire et d'autres seraient associées d'une manière ou d'une autre à des groupes terroristes[9].
[...]
«Vu le caractère insuffisant des réponses fournies par la délégation et le nombre de plaintes émanant des familles, le Comité exprime les graves préoccupations que lui inspirent le nombre des disparitions et l'incapacité de l'État à réagir de manière appropriée, ou à répondre tout simplement à des violations aussi graves[10].
[...]
«L'Observatoire national des droits de l'homme [ONDH] a reconnu dans son rapport annuel pour 1996 qu'il existe des lieux de détention qui échappent au contrôle stipulé par la loi. Ceci renforce les allégations émanant de plusieurs sources concernant la garde à vue de personnes qui ne sont pas inscrites sur des registres et qui ne sont pas déférées aux tribunaux, contrairement à ce qu'exigent à la fois la législation algérienne et l'article9 du Pacte[11].»
Les recherches difficiles entreprises par les familles des «disparus»
Les membres de la famille d'une personne arrêtée se rendent généralement dans les postes de police et de gendarmerie locaux pour connaître le lieu de détention de leur proche. On leur répond le plus souvent qu'il n'existe aucune trace de l'arrestation, même dans les cas où des proches, des collègues de travail ou des voisins ont reconnu parmi les membres des forces de sécurité ayant procédé à l'interpellation un ou plusieurs policiers ou gendarmes locaux.
On dit parfois aux familles que leurs proches sont détenus et qu'ils ne peuvent recevoir aucune visite, mais qu'ils seront rapidement libérés. Des postes de police ou de gendarmerie ont, dans quelques cas, accepté de la nourriture, des vêtements ou des médicaments apportés par les familles, mais quelques jours plus tard on a dit à celles-ci de ne plus rien déposer, leurs proches ayant été transférés. Tous les efforts des familles pour connaître ce nouveau lieu de détention sont restés vains.
Les policiers et les gendarmes manquent souvent de respect envers les personnes qui viennent s'enquérir du sort de leurs proches «disparus». Ils vont parfois jusqu'à les maltraiter. Des mères de détenus ont affirmé qu'on les avait insultées, voire brutalisées, quand elles s'étaient rendues dans des postes de police ou de gendarmerie pour tenter d'obtenir des nouvelles de leurs fils. Amine Amrouche a «disparu» devant son domicile de Baraki, un quartier d'Alger, le 30janvier 1997. Sa grand-mère, Fatima Yous, avec laquelle il vivait, s'est rendue dans les postes de police et de gendarmerie, dans les tribunaux, les hôpitaux et même les morgues, sans parvenir à obtenir la moindre information sur son sort. Cette femme a affirmé que les gendarmes l'avaient insultée et qu'ils l'avaient chassée sans ménagements quand, désespérée, elle avait insisté pour qu'ils recherchent son petit-fils. Elle a déclaré à Amnesty International: «On m'a traitée comme une criminelle».
Des «disparus» ont réapparu des semaines, voire des mois plus tard. Certains ont fourni quelques éclaircissements sur le sort d'autres «disparus», mais ils ne peuvent généralement donner que des éléments succincts sur les premières semaines ou les premiers mois de leur détention, et ne sont pas disposés à témoigner publiquement par crainte de représailles.
L'espoir que leur proche finirait par être libéré a incité beaucoup de familles à ne pas rendre publique sa «disparition», surtout dans les premiers temps. Elles croyaient en effet avoir plus de chances de le revoir vivant en gardant le silence. D'autres personnes pensaient qu'en attirant l'attention des autorités sur le cas de leur proche elles se mettraient en danger et feraient courir des risques à d'autres membres de leur famille. D'autres encore, inquiètes de toute façon à l'idée de prendre des initiatives hardies pour retrouver un proche «disparu», ne savaient pas avec qui prendre contact ni quelles étaient les procédures à suivre. Beaucoup d'autres, surtout les pauvres et les habitants des régions reculées du pays, pouvaient difficilement agir par manque de moyens ou tout simplement par ignorance de leurs droits.
Toutefois, bien que la plupart des familles des «disparus» aient choisi de ne pas rendre public leur cas personnel, des milliers continuent leurs recherches avec un courage et une détermination sans failles. N'ayant reçu qu'une aide minime, voire inexistante, de la police, de la gendarmerie et des tribunaux, elles ont écrit -le plus souvent en recommandé pour conserver une trace écrite de leurs démarches- à des ministres, notamment ceux de l'Intérieur, de la Justice, de la Défense, de la Solidarité nationale et de la Famille, ainsi qu'à l'ONDH, au médiateur de la République et au président. Elles ont déposé des plaintes par l'intermédiaire d'avocats qui ont accepté de s'occuper de ces cas potentiellement dangereux pour eux-mêmes, et elles ont pris contact avec des partis politiques et des organisations de défense des droits humains tant en Algérie qu'à l'étranger.
Depuis 1994, des centaines de familles, en quête d'aide pour retrouver la trace de leurs proches «disparus» ont pris contact avec Amnesty International. Certaines sont passées par l'intermédiaire de parents vivant à l'étranger, d'autres ont écrit directement à l'Organisation après en avoir entendu parler par des parents, des amis ou des avocats spécialisés dans la défense des droits humains ou à l'issue d'entretiens ou d'émissions de radios ou de télévisions étrangères diffusées en Algérie. Beaucoup des personnes qui ont écrit à Amnesty International connaissaient l'existence de l'Organisation sans en avoir les coordonnées: elles ont simplement écrit sur les enveloppes «Amnesty Londres» ou «Amnesty - Organisation de défense des droits humains» en français, en arabe ou en anglais. Le nombre de personnes ayant pris contact avec des organisations internationales de défense des droits humains à propos de parents «disparus» a augmenté depuis 1997. Et depuis 1998, plusieurs centaines de familles ont par ailleurs soumis le cas de leurs proches au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires.
De nombreuses personnes dans l'incapacité d'obtenir des informations, notamment des mères, continuent de se rendre dans les tribunaux en espérant voir leurs proches «disparus» au moment où ils seront amenés pour être présentés à un juge. Les familles ne sont généralement pas informées lorsque leurs proches maintenus en détention secrète sont transférés dans des prisons officielles. Elles n'apprennent leur lieu de détention que par d'autres détenus. Ceux-ci signalent l'arrivée d'un nouveau prisonnier à leur propre famille, laquelle transmet à son tour l'information. Ce processus prend parfois beaucoup de temps, car les détenus viennent de tout le pays et beaucoup de familles n'ont pas le téléphone. De nombreuses familles errent donc de prison en prison et se rendent dans les tribunaux pour solliciter un permis de visite en espérant que leurs proches «disparus» ont été transférés dans une prison sans qu'elles en aient été prévenues.
Tentant désespérément d'obtenir la moindre nouvelle, beaucoup se rendent dans les hôpitaux et les casernes pour retrouver la personne «disparue» ou au moins obtenir la preuve qu'elle y est passé. S'ils n'obtiennent toujours aucune information, ils restent des heures, voire des journées entières, dans les morgues et les cimetières à supplier les agents hospitaliers et les fossoyeurs ou à les payer pour pouvoir consulter les listes de corps amenés, avec l'angoisse que leur fils ou leur fille sera au nombre des corps non identifiés et enregistrés sous la simple mention «X algérien».
Ce sont surtout les mères qui, jour après jour, font ces recherches pénibles, notamment parce qu'elles pensent qu'en tant que femmes, souvent âgées, elles courent moins de risques. Ce sont également elles qui subissent le plus durement les nombreux problèmes pratiques auxquels les familles sont confrontées à la suite de la «disparition» d'un proche de sexe masculin, outre la douleur et l'angoisse résultant de la perte d'un mari ou d'un fils. En Algérie, c'est généralement le mari qui travaille pour nourrir sa famille et s'il «disparaît», la femme se trouve dans une situation précaire où elle doit subvenir aux besoins de sa famille sans recevoir aucune aide de l'État, alors qu'elle en recevrait probablement une si son mari était tué par un groupe armé. Il est pratiquement impossible de trouver du travail en Algérie étant donné le taux actuel de chômage dans le pays -près de 30% de la population est sans emploi- et l'absence de qualification et d'expérience de nombreuses femmes. Les mères doivent également résoudre les problèmes bureaucratiques graves auxquels les enfants sont confrontés à la suite de la «disparition» de leur père. De nombreux formulaires, notamment pour l'inscription dans les écoles, l'obtention d'un passeport ou d'autres documents, doivent porter la signature du père, à moins que la mort de celui-ci n'ait été enregistrée, ce qui n'est pas le cas pour les «disparus». Les femmes sont confrontées aux mêmes problèmes si, à plus long terme, elles veulent se remarier ou recevoir un héritage.
De nombreuses familles de «disparus» ont appris que leurs proches avaient été vus vivants en détention secrète plusieurs jours, voire des semaines ou des mois après leur arrestation. Dans la plupart des cas, les informations parviennent par l'intermédiaire de codétenus remis en liberté ou transférés dans des prisons officiellement reconnues. Des anciens détenus ont fourni des informations détaillées et précises sur des «disparus» avec lesquels ils avaient été incarcérés pendant leur détention secrète, décrivant notamment les vêtements, les lunettes ou les chaussures qu'ils portaient ou ont remis des messages à leurs familles. Des familles ont réussi à obtenir des nouvelles par l'intermédiaire de connaissances au sein de l'armée ou des forces de sécurité. Toutefois, les informations reçues restent délibérément vagues dans la plupart des cas -on dit simplement aux familles que leur proche est mort ou qu'il est vivant et détenu-, car ceux qui les fournissent sont réticents à donner des détails, craignant pour leur propre sécurité. Un nombre très limité de familles ayant des relations ont été en mesure de rendre publique la «disparition» de leur proche dans les médias algériens, qui n'ont toutefois pas mentionné que celui-ci avait été emmené par les forces de sécurité.
Des explications peu convaincantes
Les autorités algériennes ne tiennent généralement pas compte des demandes d'informations sur le sort des «disparus». Néanmoins, ces trois dernières années, elles se sont senties obligées de répondre dans un petit nombre de cas. Les réponses ont souvent été adressées à des organismes des Nations unies qui s'étaient inquiétés de cas individuels de «disparition». De rares familles ont reçu des réponses de l'ONDH, mais celles-ci se sont révélées toujours insuffisantes et parfois contradictoires.
Le gouvernement algérien a utilisé plusieurs arguments pour expliquer les «disparitions», sans pourtant jamais fournir les détails nécessaires pour les justifier. Par ailleurs, les autorités algériennes n'ont jamais dit pourquoi elles n'avaient pas transmis aux familles qui avaient réclamé sans relâche pendant des mois ou des années des nouvelles de leurs proches «disparus» les informations qu'elles ont données par la suite aux organismes des Nations unies.
L'une des explications fournies par les autorités est que la personne n'a jamais été arrêtée et qu'elle n'est pas connue des services de sécurité. Toutefois, certains «disparus» qui avaient déjà été arrêtés et détenus auparavant sont nécessairement connus des forces de sécurité. Or, ni ces dernières ni les autorités ne semblent avoir pris de mesure pour enquêter sur leur sort. Dans la plupart des cas, les forces de sécurité refusent d'enregistrer les plaintes déposées par les familles à propos de la «disparition» d'un proche.
Les autorités affirment également que le «disparu» n'a jamais été arrêté mais qu'il est recherché par les forces de sécurité et qu'il a probablement rejoint un «groupe terroriste». Pourtant, les familles de ces «disparus» n'ont jamais été informées auparavant que leur proche était recherché alors qu'elles ont pris contact à maintes reprises avec les forces de sécurité et les autorités dans l'espoir d'obtenir de ses nouvelles.
La troisième explication donnée par les autorités est que le «disparu» était un «terroriste» qui a été tué par les forces de sécurité au cours d'affrontements armés, ou arrêté et abattu pendant une tentative d'évasion. Le gouvernement n'avait pourtant pas été en mesure de fournir cette information aux familles pendant des mois, voire des années, malgré les nombreux contacts avec les forces de sécurité et les autorités pris tant par les familles elles-mêmes que par leurs avocats et des organisations comme Amnesty International. Les autorités sont en outre dans l'incapacité d'expliquer pourquoi elles n'ont pas convoqué la famille pour identifier le corps, ni restitué celui-ci, ni délivré un acte de décès ou ordonné une autopsie dont les conclusions auraient été communiquées à la famille. Elles n'ont pas non plus ouvert d'enquêtes sur les causes et les circonstances du décès, dont les conclusions auraient été notifiées à la famille.
Dans d'autres cas, les autorités déclarent que la personne «disparue» a été enlevée et/ou tuée par un «groupe terroriste», argument facile à utiliser dans la mesure où les arrestations opérées par les forces de sécurité se déroulent souvent selon le même schéma que les enlèvements imputables aux groupes armés. Les autorités ont parfois affirmé à des organismes des Nations unies qu'elles avaient établi peu après les faits la mort d'un «disparu», lequel avait été tué par un «groupe terroriste». Elles ne parviennent toutefois pas à expliquer pourquoi elles n'en ont jamais informé la famille du «disparu», dont elles ont ignoré pendant des mois ou des années les demandes d'informations. Les forces de sécurité et les autorités disent parfois aux organismes des Nations unies qu'une personne a été enlevée et/ou tuée par un «groupe terroriste» après avoir déclaré à la famille que leur proche étaient un «terroriste» qui avait rejoint les groupes armés. Les autorités ont fait des déclarations similaires à des représentants d'Amnesty International qui avaient soulevé ces cas. Aucune enquête n'est ouverte après que les familles ont informé les autorités et les forces de la sécurité de l'enlèvement d'un proche, dans les cas où les autorités ont affirmé que les «disparus» ont été enlevés par des groupes armés. Des investigations sont menées lorsque des personnes sont véritablement enlevées par des groupes armés; les familles et les voisins sont interrogés par les forces de sécurité dans le but d'établir le déroulement des faits et le groupe armé responsable.
Il existe bien entendu des variations à partir de ces thèmes. Mohamed Amraoui et Kheir Bouadi ont «disparu» après avoir été arrêtés par les forces de sécurité, respectivement le 2mai et le 22juillet 1994. Le gouvernement algérien a répondu en octobre 1996 au Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires que Mohamed Amraoui avait été arrêté le 2mai 1994, qu'il s'était précipité dans la mer depuis une falaise pendant son transfert et que son corps avait été retrouvé au bout de quelques heures de recherches. Les autorités ont répondu en août 1997 que Kheir Bouadi n'avait jamais été arrêté, mais elles ont fait savoir en même temps au rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires que le corps de cet homme avait été retrouvé le 22juillet 1994 avec ceux de 15 autres personnes dans une forêt ce qui, selon eux, indiquait qu'il avait été enlevé et tué par un «groupe terroriste». Pourtant, entre le moment l'arrestation de ces deux hommes et la réponse des autorités aux Nations unies -soit deux ans pour Mohamed Amraoui et trois pour Kheir Bouadi-, le gouvernement n'a pas prévenu les familles qu'ils étaient morts, malgré les demandes répétées d'informations formulées par celles-ci sur le sort de leurs proches «disparus». Les autorités n'ont toujours pas restitué les corps aux familles pour qu'ils soient inhumés, ni indiqué l'emplacement des tombes s'ils ont été enterrés.
De nombreuses personnes ont «disparu» après avoir été arrêtées à leur domicile à Alger ou dans d'autres villes entre décembre 1992 et février 1996. À cette époque, le couvre-feu était imposé la nuit dans ces villes, et seules les forces de sécurité pouvaient circuler librement et en grand nombre. Certains «disparus» arrêtés chez eux par des groupes d'hommes armés circulant à bord de véhicules des forces de sécurité ou de l'armée, la nuit, au centre d'Alger ou dans d'autres villes pendant le couvre-feu, auraient, selon le gouvernement, été enlevés par des «groupes terroristes». L'arrestation a parfois duré très longtemps, les forces de sécurité ayant fouillé la maison de la personne visée et interrogé ses proches, voire ses voisins. Le gouvernement maintient ses allégations sans jamais expliquer comment les «groupes terroristes» ont réussi à procéder à des enlèvements sans provoquer la moindre réaction des forces de sécurité, ni au moment des faits ni par la suite. Ces affirmations sont d'autant plus étonnantes lorsque des «disparus» ont été enlevés à leur domicile situé à proximité, parfois juste en face de casernes ou de postes de police ou de gendarmerie et d'immeubles gouvernementaux étroitement surveillés.
Aziz Sidhoum, un étudiant de vingt-huit ans, a été arrêté dans la nuit du 3juillet 1994 pendant le couvre-feu. Des agents des forces de sécurité sont arrivés à bord de trois véhicules à son domicile, situé juste en face de l'immeuble très bien gardé de la Maison de la presse, au centre d'Alger. Les membres des forces de sécurité, ne l'ayant pas trouvé, ont interrogé la famille, puis ils ont demandé à l'un des frères du jeune homme de les accompagner au domicile d'un de ses amis, policier, à qui il avait rendu visite. Là, ils ont emmené Aziz qui a ensuite «disparu».
Certains craignent que des centaines de «disparus» n'aient été enterrés dans des fosses communes. Toutes les fois qu'un charnier est découvert, les autorités affirment que les corps sont ceux de victimes des groupes armés ou de «terroristes» tués par des membres d'autres groupes armés. Cependant, à la connaissance d'Amnesty International, aucune enquête indépendante n'a été effectuée pour établir avec certitude l'identité des personnes dont les corps ont été retrouvés dans des fosses communes ces dernières années, ni les circonstances exactes dans lesquelles les victimes ont été tuées.
L'impression d'ensemble qui se dégage de la réaction des autorités algériennes aux cas de «disparition» signalés est celle d'une tentative pour diffuser des informations inexactes et contradictoires. Plutôt que d'assumer sa responsabilité de mener des investigations, le gouvernement semble soucieux de dissimuler l'implication des forces de sécurité dans les «disparitions».
La révélation, à la fin de 1998, de l'incarcération de soldats marocains, dans certains cas pendant dix-huit ans, dans des centres de détention secrets en Algérie rend crédibles les affirmations selon lesquelles le nombre de «disparus» figurant sur les listes communiquées par le gouvernement et les organisations internationales est bien inférieur à la réalité. Cette affaire a également permis d'espérer que beaucoup de «disparus» algériens sont toujours vivants. Quelque 600Marocains qui servaient dans les rangs de l'armée marocaine ont été faits prisonniers en 1978, dans le cadre du conflit du Sahara occidental opposant le Maroc et le Front Polisario, basé en Algérie et qui prône l'indépendance du Sahara occidental. Plusieurs centaines d'entre eux ont été remis par les autorités algériennes au Front Polisario dans les années80. Cinquante ont été maintenus en détention secrète en Algérie jusqu'à la fin de 1996, soit pendant dix-huit ans, avant d'être libérés et rapatriés au Maroc sous l'égide du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Ils sont restés complètement coupés du monde extérieur pendant ces dix-huit années et leurs familles ignoraient s'ils étaient toujours en vie. Selon des Marocains libérés en 1996, des «disparus» algériens ont été détenus dans le même centre de détention secret à partir de 1994. Le fait que la détention secrète de ces personnes ait été totalement ignorée pendant dix-huit ans, puis pendant une période extrêmement longue après leur libération, renforce la nécessité de mener sans délai des enquêtes sur les «disparitions» en Algérie.
Le tabou est brisé
Les «disparitions» étaient l'un des tabous de l'Algérie jusqu'au début de 1998. Les médias, aussi bien ceux contrôlés par l'État que privés, n'évoquaient pas la question, sauf pour insinuer que les allégations de «disparitions» étaient mensongères lorsque des organisations comme Amnesty International publiaient des rapports sur ce sujet. Les organisations, parmi lesquelles Amnesty International, qui ont dénoncé les violations des droits humains imputables aux forces de sécurité et notamment les «disparitions», le recours à la torture et les exécutions extrajudiciaires, ont régulièrement été accusées par les médias algériens de «soutenir les terroristes», malgré le fait qu'elles condamnaient régulièrement et sans ambiguïté les crimes perpétrés par les groupes armés.
Il était également difficile d'aborder cette question au niveau international jusqu'en 1997. Les médias internationaux concentraient leur attention sur d'autres problèmes. Par ailleurs, les journalistes étrangers autorisés à se rendre dans le pays, constamment escortés par les forces de sécurité, avaient des difficultés à rencontrer les familles des «disparus», la plupart d'entre elles ayant trop peur de parler dans de telles conditions. Toutefois, au cours de l'année écoulée, le mur du silence qui entourait les «disparitions» a commencé à se fissurer, et la question est devenue de plus en plus souvent un sujet débattu tant en Algérie qu'au niveau international.
Les germes des protestations publiques de grande ampleur ont été semés en 1997. Lasses d'attendre des autorités des réponses qui semblaient de plus en plus improbables, alors qu'un nombre croissant de cas de «disparition» étaient signalés, des mères de «disparus» se sont rassemblées en septembre 1997 à l'hôtel Aurassi à Alger, où se tenait une conférence sur la violence organisée par l'ONDH. Expulsées du bâtiment et menacées d'arrestation par les forces de sécurité, elles n'ont pas réussi à rencontrer les délégués algériens et étrangers à la conférence. Mais leur initiative a créé un précédent. En octobre 1997, des mères ont tenté de manifester devant la poste principale au centre d'Alger pour dénoncer la «disparition» de leurs enfants. Elles étaient accompagnées par le président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (LADDH) et par un avocat spécialisé dans la défense des droits humains et uvrant en faveur des «disparus», lequel a été arrêté et détenu pendant quelques heures. Les femmes ont été rapidement dispersées par les forces de sécurité. Celles-ci ne sont toutefois pas intervenues assez rapidement pour empêcher les mères de brandir devant les objectifs de journalistes étrangers qui se trouvaient à Alger pour couvrir les élections municipales des photographies et des documents d'identité de leurs fils et filles «disparus».
Les forces de sécurité ont également essayé d'empêcher des journalistes étrangers de prendre des photos et d'interroger des mères de «disparus». Une journaliste dont le magnétophone avait été confisqué a pu le récupérer, mais la cassette contenant des interviews de mères ne lui a jamais été restituée malgré des promesses répétées des autorités. Des articles illustrés de photographies des mères et de leurs enfants «disparus» ont été publiés dans les médias du monde entier. Certains sont parvenus en Algérie. On a vu des images télévisées sur les chaînes retransmises par satellite, il y a eu des émissions de radio en français et en arabe à propos des «disparus», et des articles de journaux ont été envoyés en Algérie par télécopie ou par courrier. L'appel à l'aide lancé par les familles des «disparus» a pour la première fois été entendu et répercuté, hormis toutefois à l'intérieur du pays, où les médias ont largement passé cet événements sous silence.
La dynamique s'est renforcée dans plusieurs directions tout au long de l'année 1998. Au printemps, la télévision a montré des membres de l'opposition à l'Assemblée populaire nationale (APN), le Parlement algérien, qui posaient des questions au gouvernement à propos des «disparitions». Se sentant encouragées, un nombre croissant de familles ont adressé aux partis politiques des dossiers sur leurs proches «disparus», et elles ont intensifié leurs demandes d'informations auprès des ministères et de l'ONDH, et autres organismes officiels. Les délégations étrangères qui se sont rendues en Algérie ont été sensibilisées au problème: des organisations locales de défense des droits humains, des députés de l'opposition et des avocats ont évoqué les «disparitions» avec les représentants du Parlement européen lors d'une visite officielle en février 1998, puis avec les membres de la délégation des Nations unies qui s'est rendue en Algérie en juillet et en août 1998.
Un nombre plus important de familles de «disparus» ont commencé à constituer des groupes informels pour partager leurs expériences traumatisantes et tenter d'élaborer des actions plus audacieuses. Avec l'aide d'Amnesty International et d'autres organisations de défense des droits humains, une délégation de 10personnes -six mères, une grand-mère, une épouse et deux pères de «disparus»- a entrepris en juillet 1998 une tournée des capitales européennes. Ces personnes ont rencontré des parlementaires, des responsables gouvernementaux, des organisations de défense des droits humains et des journalistes aux Pays-Bas, en Belgique, en France, en Suisse et au Royaume-Uni. Elles ont bravé le risque potentiel d'être reconnues sur des photographies ou des images télévisées pour faire campagne à propos des «disparitions». Une femme a déclaré à Amnesty International: «J'attends depuis si longtemps, je ferais n'importe quoi pour qu'on nous apporte des nouvelles. Les forces de sécurité algériennes vont peut-être nous mitrailler dans les rues, mais je m'en fous». À Genève, les familles des «disparus» ont rencontré les membres du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et elles ont manifesté devant l'immeuble des Nations unies pendant l'examen par le Comité des droits de l'homme du rapport sur la situation des droits humains soumis par le gouvernement algérien.
En juillet 1998, le Comité des droits de l'homme a exprimé sa profonde préoccupation quant à la crise des droits humains en Algérie, et il a émis des recommandations au gouvernement sur les mesures à prendre à propos des «disparitions», du recours à la torture, des exécutions extrajudiciaires et du rôle des milices armées par l'État. La délégation des Nations unies qui s'est rendue en Algérie en juillet et en août 1998 ne s'est pas, de manière générale, penchée sur les aspects principaux de la crise des droits humains dans le pays, car son mandat ne comportait ni composante relative aux droits humains ni pouvoir de mener des enquêtes. Dans son rapport publié en septembre, la délégation a toutefois appelé le gouvernement algérien à procéder à l'«examen rapide des plaintes concernant les arrestations arbitraires, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions[12]».
En août 1998, des centaines de personnes, mères de «disparus» pour la plupart, ont commencé à manifester une fois par semaine devant le Parlement et divers bâtiments gouvernementaux pour réclamer des informations sur le sort de leurs proches et sur leur lieu de détention. Ces manifestations ont été largement couvertes par la presse algérienne, faisant souvent la une des quotidiens nationaux. Les premiers comptes rendus ont parfois été négatifs, présentant les mères des «disparus» comme des «mères de terroristes». Le ton s'est amélioré par la suite et dans beaucoup d'articles des aspects importants de la question des «disparitions» ont été abordés. Face à ce tollé, le gouvernement s'est senti obligé de reconnaître l'existence du problème. Il a annoncé que le ministère de l'Intérieur allait ouvrir des bureaux à Alger et dans chacune des wilayas (préfectures) pour recevoir les plaintes des familles des «disparus». À la fin de 1998, plus de 3000familles avaient pris contact avec les autorités au sujet de la «disparition» de leurs proches. Aucune enquête indépendante et impartiale ne semblait pourtant avoir été ouverte sur la question.
À mesure que les protestations publiques s'intensifiaient et s'organisaient, les familles se sont mises à publier des communiqués, et notamment des lettres ouvertes au président Liamine Zéroual. Elles ont en même temps cherché à se constituer en association pour mieux coordonner leurs activités et, en novembre 1998, elles ont créé l'Association nationale des familles de disparus (ANFD). Au moment de la rédaction du présent rapport, les autorités refusaient toujours de reconnaître cette association et, malgré les progrès accomplis pour attirer l'attention sur leur sort tragique, les familles des «disparus» se heurtaient toujours à des difficultés pour mener leurs activités. C'est ainsi que le 2décembre 1998, alors que le Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, se trouvait en Algérie dans le cadre d'une tournée en Afrique du Nord et que l'ONDH célébrait le 50eanniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, les familles des «disparus» qui avaient l'intention de manifester devant le lieu où se tenait la cérémonie organisée par l'ONDH ont été empêchées de le faire et dispersées par des membres des forces de sécurité, qui ont frappé des manifestantes.
Conclusion et recommandations
La pression exercée sur les autorités algériennes par les familles des «disparus» et les organisations internationales de défense des droits humains a enclenché une dynamique sur la question des «disparitions», qui a suscité un intérêt sans précédent à l'intérieur du pays et au niveau international. Des progrès ne seront accomplis que si cette pression est maintenue.
La nature complexe du phénomène des «disparitions» et la nécessité de mettre en place de meilleures garanties a amené la Sous-commission des Nations unies de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités à adopter, en 1998, le projet de convention internationale sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Ce texte pourrait être adopté prochainement par l'Assemblée générale des Nations unies. Il renforcerait alors l'arsenal législatif international destiné à protéger les individus contre les «disparitions».
Recommandations au gouvernement algérien
Au cours des sept dernières années, Amnesty International a émis à plusieurs reprises des recommandations détaillées au gouvernement algérien à propos des exécutions extrajudiciaires, du recours à la torture, des procès inéquitables, de l'application de la loi et des activités des milices, ainsi que des «disparitions». L'Organisation appelle à nouveau les autorités à mettre de toute urgence ces recommandations en uvre.
Amnesty International prie le gouvernement algérien d'autoriser les rapporteurs spéciaux sur la torture et sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires à se rendre immédiatement dans le pays. Elle l'invite à collaborer avec les autres mécanismes des Nations unies dans le domaine des droits humains et notamment le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. L'Organisation appelle le gouvernement à mettre en uvre sans délai toutes les recommandations émises en août 1998 par le Comité des droits de l'homme des Nations unies, en particulier celles relatives aux «disparitions». Le comité a notamment exhorté le gouvernement algérien à:
«[...] de manière urgente, faire en sorte que:
a) des mécanismes indépendants soient créés pour examiner toutes les violations du droit à la vie et à la sécurité des personnes;
b) les contrevenants soient traduits en justice;
c) l'accès soit accordé dès que possible au CICR et à d'autres observateurs indépendants[13].»
«[...] adopter des mesures pour:
a) établir un registre central pour enregistrer tous les cas de disparition signalés et toutes les démarches effectuées au jour le jour pour retrouver les disparus;
b) aider les familles concernées à retrouver les disparus[14].»
«[...] dans son prochain rapport périodique, [...] donne[r] des renseignements sur le nombre de cas signalés, les enquêtes menées et les résultats obtenus.»[15]
«veiller à ce que:
a) nul ne soit arrêté ni détenu "hors du cadre prescrit par la loi";
b) les plaintes concernant ces arrestations ou ces détentions fassent l'objet d'une attention immédiate et que les familles, amis ou avocats des personnes détenues soient en mesure de faire valoir un recours utile, y compris l'examen de la légalité de la détention;
c) toutes les personnes arrêtées soient placées dans des lieux de détention officiellement désignés; que leurs familles soient informées immédiatement; que ces personnes puissent entrer immédiatement en contact avec un avocat; et qu'elles soient promptement inculpées et traduites en justice;
d) la durée de la garde à vue ne dépasse pas la limite fixée par la loi et que les personnes qui font l'objet de cette mesure aient le droit de passer une visite médicale au début et à la fin de la garde à vue[16].»
Amnesty International invite le gouvernement algérien à:
- remettre immédiatement en liberté toutes les personnes maintenues en détention secrète et non reconnue et qui ont «disparu», à moins qu'elles ne soient inculpées d'une infraction prévue par la loi. Elles doivent dans ce cas être transférées dans un centre de détention officiellement reconnu et traduites en justice dans un délai raisonnable;
- mettre en application, à titre intérimaire, l'article 51du Code de procédure pénale, en veillant à ce que les détenus ne soient pas maintenus en garde à vue au-delà de la durée maximale de douze jours; autoriser les détenus à entrer en contact avec leur famille et à recevoir des visites; enquêter sur toutes les transgressions des dispositions de cet article et traduire les responsables en justice;
- réduire la durée maximale de la garde à vue pour la mettre en conformité avec les dispositions de l'article9-3 du PIDCP. Dans son Observation générale sur l'article9, le Comité des droits de l'homme des Nations unies a indiqué que le délai dans lequel une personne devait être traduite devant une autorité judiciaire ne devait «pas dépasser quelques jours»;
- faire savoir à tous les membres des forces de sécurité et des milices armées par l'État que les «disparitions» constituent une violation du droit international humanitaire et instaurer des mécanismes compétents pour surveiller leurs activités;
- permettre aux délégués du CICR de rencontrer sans restrictions, régulièrement et en toute confidentialité, tous les prisonniers détenus en Algérie pour des raisons de sécurité et autoriser Amnesty International et les autres organisations internationales de défense des droits humains à envoyer immédiatement des délégations dans le pays;
- veiller à ce que les militants des droits humains soient en mesure de mener leurs activités sans restrictions et notamment sans être victimes d'arrestation et de détention arbitraires.
Recommandations à l'appareil judiciaire algérien
Amnesty International appelle l'appareil judiciaire algérien à appliquer la loi et à enquêter sur tous les cas dans lesquels des éléments indiquent que la durée maximale de la garde à vue a été dépassée. Elle le prie d'agir dans tous les cas de détention secrète et de «disparition» présumée qui sont portés à sa connaissance.
Recommandations au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires
Amnesty International invite le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires à solliciter du gouvernement algérien l'autorisation de se rendre dès que possible dans le pays afin de mener une enquête de terrain indépendante sur les cas de «disparition». Elle l'appelle à émettre des recommandations au gouvernement algérien sur les mesures nécessaires pour mettre en application la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ou involontaires.
Recommandations à la communauté internationale
Amnesty International exhorte tous les gouvernements à:
- faire tout leur possible et user de toute leur influence pour mettre un terme à la pratique des «disparitions» et aux autres violations graves des droits fondamentaux en Algérie;
- mettre en place des mécanismes efficaces de surveillance et contrôler les transferts de matériel et de compétences destinés à l'armée et aux forces de sécurité afin qu'ils ne servent pas à commettre des violations des droits fondamentaux.
La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WCIX 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Algeria: "Disappearances": the Wall of Silence Begins to Crumble. Seule la version anglaise fait foi.
La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL -ÉFAI- février 1999.
Vous pouvez également consulter le site ÉFAI sur internet: http://efai.i-france.com
Pour toute information complémentaire veuillez vous adresser à:
Index AI: MDE 28/01/99
DOCUMENT PUBLIC
Londres, 3 mars 1999
EMBARGO 3 mars 1999
[1]. Amnesty International utilise le terme de «disparition» toutes les fois qu'il existe des raisons de penser qu'une personne a été placée en détention y compris dans des centres de détention non officiellement reconnus par les autorités et par leurs agents, et que celles-ci refusent ensuite de reconnaître que la victime est incarcérée, dissimulant ainsi son lieu de détention et son sort.
[2]. Les personnes maintenues en détention secrète par les forces de sécurité sont incarcérées dans:
1) des postes de police, de gendarmerie, de l'armée et des services de sécurité de l'armée où des locaux sont prévus pour maintenir des suspects en garde à vue pendant une courte période,
2) des locaux des forces de sécurité qui ne sont pas destinés à recevoir des détenus,
3) des maisons, immeubles et autres locaux utilisés par les forces de sécurité et qui n'ont pas d'existence officielle.
Dans tous les cas de détention secrète, les forces de sécurité ne reconnaissent pas l'incarcération des personnes qu'elles détiennent.
[3]. Algérie. La population civile prise au piège de la violence (indexAI: MDE28/23/97), novembre 1997; Algérie. Le silence et la peur (indexAI: MDE28/11/96), novembre 1996; Algérie. Le massacre de la prison de Serkadji (indexAI: MDE28/01/96), février 1996; Algérie. Il faut mettre un terme à la répression et à la violence (indexAI: MDE28/08/94), octobre 1994; Algérie. Exécutions à l'issue de procès iniques: une parodie de justice (indexAI: MDE28/15/93), octobre 1993; Algérie. Dégradation des droits de l'homme sous l'état d'urgence (indexAI: MDE28/04/93), mars 1993.
[4]. Les rares journaux qui ont signalé des cas individuels de «disparition» ont été interdits par les autorités.
[5]. Le décret législatif n°92-03 relatif à la lutte contre la subversion et le terrorisme, promulgué en septembre 1992, a prolongé la durée de la garde à vue de quarante-huit heures (période doublée en cas d'atteinte à la sûreté de l'État) à douze jours. Cette disposition du décret antiterroriste d'urgence, à l'instar de beaucoup d'autres, a été incorporée dans la législation permanente le 25 février 1995: l'article 51 du CPP a été amendé et la durée maximale de la garde à vue portée à douze jours.
[6]. L'article 51 dispose: «[...] Tout en veillant au secret de l'enquête, l'officier de police judiciaire est tenu de mettre à la disposition de la personne gardée à vue tout moyen lui permettant de communiquer immédiatement et directement avec sa famille, et de recevoir ses visites».
[7]. Rapport annuel 1996 de l'ONDH, p. 48.
[8]. L'article6 de la charte dispose: «Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminées par la loi; en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement».
[9]. Comité des droits de l'homme (63esession), août 1998, CCPR/C/79/Add.95, Algérie. Examen des rapports présentés par les États parties conformément à l'art.40 du Pacte. Observations finales du Comité des droits de l'homme: Algérie, paragr. 7.
[10]. Ibid., paragr.10.
[11]. Ibid., paragr.12.
[12]. Algérie: Rapport du groupe de personnalités éminentes, juillet-août 1998, publié par le Département de l'information des Nations unies. DPI/2007, septembre 1998, p.31.
[13]. Comité des droits de l'homme (63esession), août 1998, CCPR/C/79/Add.95, Algérie. Examen des rapports présentés par les États parties conformément à l'art.40 du Pacte. Observations finales du Comité des droits de l'homme, Algérie, paragr.7.
[14]. Ibid., paragr.10.
[15]. Ibid., paragr. 10.
[16]. Ibid., paragr.12.
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