Introduction

Contexte

Il y a six ans, le gouvernement jordanien a démantelé un système qui avait permis, sur une grande échelle, l'arrestation et la détention pour délit d'opinion, ainsi que la torture et les procès inéquitables de détenus politiques. Les cours de loi martiale, «gelées» en 1989, ont été abolies en 1992, et l'état d'urgence, en vigueur depuis 1939, a été levé. Toujours en 1992, la Loi de résistance au communisme a été abrogée (elle avait permis de maintenir en détention des communistes présumés jusqu'à quinze ans durant) et une nouvelle Loi relative aux partis politiques a été adoptée, qui a finalement débouché sur la légalisation de la plupart des partis politiques.

Des élections législatives se sont tenues en 1993 et 1997. Celles de 1997 ont été boycottées par le plus important parti d'opposition, le Front d'action islamique, ainsi que par sept autres partis qui protestaient contre ce qu'ils appelaient l'érosion de l'autorité parlementaire. Les candidats proches du pouvoir ont remporté la majorité des sièges dans la nouvelle assemblée, qui compte 80 membres.

Les discussions sur les différentes lois relatives à la presse et aux publications ont occupé une grande partie des sessions parlementaires de 1997 et de 1998. Les amendements à la loi de 1993, promulgués par décret royal en date du 17 mai1997, ont conduit à la fermeture de 13 journaux qui n'avaient pu réunir en trois mois un capital de 300 000 dinars (environ 2300000 francs français), conformément aux conditions requises par la loi. Après que la Haute Cour de justice eut déclaré la loi de 1997 inconstitutionnelle, le gouvernement jordanien a présenté devant le Parlement, en janvier 1998, un nouveau projet de loi relatif à la presse et aux publications. Ce projet, qui imposait de nombreuses restrictions à la liberté d'expression, a été adopté par le Parlement et une nouvelle loi promulguée en septembre 1998.

Préoccupations relatives aux droits humains

La Jordanie a ratifié un certain nombre d'importants traités se rapportant aux droits de la personne. Depuis 1976, elle est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). En novembre 1991, le Jordanie a également adhéré à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture). En outre, elle est partie à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes et à la Convention relative aux droits de l'enfant.

En mars 1994, Amnesty International a publié un document intitulé Jordanie. Réformes à propos des droits de l'homme: succès et obstacles (index AI: MDE 16/02/94). L'Organisation saluait les réformes tout en relevant un certain nombre de domaines dans lesquels les lois ou les usages jordaniens n'étaient toujours pas conformes aux normes internationales relatives aux droits humains. Au cours des dernières années, l'Organisation a continué de recevoir des informations inquiétantes faisant état de violations des droits humains et de l'absence de garanties légales permettant de prévenir de tels agissements. Le présent document traite un certain nombre de motifs persistants de préoccupation d'Amnesty International:

·        le recours à la détention prolongée au secret à l'encontre de toute une série de suspects politiques, qui sont souvent arrêtés de façon arbitraire, puis détenus sans pouvoir prendre contact avec leurs familles ni leurs avocats;

·        les restrictions à la liberté d'expression et l'existence de lois et d'articles du Code pénal permettant de condamner des prisonniers d'opinion avérés ou probables; il convient de relever à cet égard le crime de lèse-majesté, qui a été invoqué pour arrêter des opposants politiques, et la Loi relative à la presse et aux publications, qui, par le passé, a été fréquemment utilisée pour harceler des journalistes, voire les emprisonner;

·        la persistance des informations faisant état d'actes de torture et de mauvais traitements à l'encontre de suspects politiques aussi bien que de droit commun; la torture est facilitée par la détention au secret pendant la période précédant la procédure de jugement, ainsi que par l'absence de garanties permettant d'assurer une enquête approfondie et sans délai sur les allégations de torture, suivie d'une indemnisation des personnes victimes de tels agissements aux mains des forces de sécurité.

Les préoccupations dont il est fait état dans le présent document avaient déjà été soulevées par le Comité des droits de l'homme des Nations unies et le Comité de l'ONU contre la torture, respectivement en 1994 et 1995, lorsque ces instances ont examiné les rapports présentés par la Jordanie. Ces comités ont demandé à la Jordanie de prendre des mesures pour mettre un terme au recours à la détention au secret prolongée, à l'incarcération de personnes susceptibles d'être des prisonniers d'opinion, ainsi qu'à la torture ou aux mauvais traitements.

En outre, ces sujets de préoccupation ont été évoqués à plus d'une reprise par des organisations jordaniennes de défense des droits humains: l'Organisation arabe pour les droits de l'homme (la branche jordanienne publie des communiqués et un rapport annuel et traite des plaintes individuelles); la Société jordanienne pour les droits de l'homme (fondée en 1997, elle diffuse des communiqués sur diverses préoccupations relatives aux droits humains).

Dans le présent document, d'autres graves sujets d'inquiétude d'Amnesty International ne seront en revanche pas traités, notamment le recours persistant à la peine de mort, les procès instruits par la Cour de sûreté de l'Etat et le renvoi forcé de demandeurs d'asile dans des pays où ils risquent d'être victimes de graves violations des droits humains.[1]

Des délégués d'Amnesty International se sont fréquemment rendus en Jordanie, et l'Organisation a fait part de ses préoccupations à des membres des gouvernements précédents, ainsi qu'à de hauts fonctionnaires jordaniens. En juin 1998, les inquiétudes exposées dans le présent document ont été adressées sous forme de mémorandum à Sa Majesté le roi Hussein, à Son Altesse Royale le prince héritier Hassan, au Premier ministre Abd al Salam Majali et à un certain nombre de membres du gouvernement jordanien alors en place.

En juillet 1998, en prévision d'un séjour prolongé aux États-Unis pour un traitement de son cancer, le roi Hussein a nommé le prince héritier Hassan régent du royaume, lui conférant de larges pouvoirs, notamment celui, à partir d'août1998, de former et de dissoudre un gouvernement. En août 1998, à la suite, entre autres, de la pénurie et de la forte pollution de l'eau à Amman, le Premier ministre et ministre de la Défense Abd al Salam Majali a démissionné, remplacé par Fayez Tarawneh.

En septembre 1998, un exemplaire du mémorandum d'Amnesty International a été adressé au nouveau Premier ministre, Fayez Tarawneh, mais, à la mi-octobre, l'Organisation n'avait toujours reçu aucun commentaire officiel. Pourtant, en octobre 1998, le nouveau gouvernement jordanien a pris des mesures positives pour lever certaines restrictions à la liberté d'expression, en abandonnant les poursuites engagées contre des journalistes et en promettant que les dispositions restrictives de la Loi de 1998 relative à la presse et aux publications ne seraient pas appliquées de façon usuelle. En rendant publiques ses inquiétudes, Amnesty International espère que les droits fondamentaux évoqués dans le présent document–droit à la liberté d'expression, droit de ne pas être pas soumis à la torture et droit pour toute personne arrêtée d'entrer rapidement en contact avec le monde extérieur– seront tous traités avec le même sérieux par le nouveau gouvernement jordanien.

I.            Détention au secret sans jugement pour motifs politiques

«Tout individu arrêté ou détenu du chef d'une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires [...] La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle...»

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 9-3.

Amnesty International a fréquemment fait part au gouvernement jordanien de ses inquiétudes concernant la pratique de la détention prolongée des suspects politiques sans contact avec leurs familles ni leurs avocats. Certaines de ces personnes détenues au secret pour motifs politiques ont commis des actes de violence, mais la plupart ne semblent pas se voir reprocher de tels actes. Amnesty International ne conteste nullement le droit du gouvernement jordanien d'arrêter et d'interroger des personnes lorsqu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'elles sont impliquées dans des crimes de sang. Cependant, quelles que soient les charges retenues contre elles, et nonobstant le fait que ces personnes sont peut-être traitées correctement, la détention prolongée au secret, sans pouvoir rencontrer sa famille ni un avocat, est interdite par les instruments internationaux ratifiés par la Jordanie.

Tous les ans, un très grand nombre de personnes sont arrêtées en Jordanie par le Département des renseignements généraux (DRG), principal service de sécurité impliqué dans l'arrestation de suspects politiques; elles sont détenues jusqu'à trois mois durant avant d'être remises en liberté sans inculpation. Les détenus reçoivent la visite de délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) soit dans le centre de détention du DRG, soit ailleurs, mais ils ne peuvent rencontrer leur famille qu'irrégulièrement (en général seulement après les quinze premiers jours) et ne sont pas autorisés à consulter un avocat. Certains détenus accusés d'atteintes à la sûreté de l'Etat ont été incarcérés pendant plus de six mois sans avoir pu prendre contact avec un avocat.[2] Pendant quelques mois après octobre 1997, les visites du CICR au DRG ont été suspendues «parce que les autorités refusaient d'accorder l'accès à tous les détenus.»[3] Le CICR continuait pourtant d'effectuer des visites dans d'autres centres de détention et, à présent, ses visites au DRG auraient repris.

Selon le gouvernement jordanien, lorsque des personnes sont remises en liberté peu de temps après leur arrestation, cela pourrait indiquer qu'il existait des motifs suffisants pour justifier cette arrestation, mais que l'enquête ultérieure n'a pas permis de réunir assez d'éléments de preuve pour prononcer une inculpation. Néanmoins, la fréquence d'une telle pratique et le nombre de personnes apréhendées apparemment sans intention de les traduire en justice laissent à penser que ces arrestations suivies d'une détention de courte durée pourraient être utilisées comme moyens de harcèlement et d'intimidation à l'encontre des opposants politiques présumés, voire comme façon d'obtenir des renseignements sur les membres des groupes d'opposition.

Depuis 1993, date de la signature des Accords d'Oslo entre Israël et l'OLP, et 1994, année de l'accord de paix entre Israël et la Jordanie, ce sont fréquemment des Palestiniens et des militants islamistes opposés au processus de paix avec Israël qui ont été ainsi appréhendés, puis remis en liberté sans avoir été jugés.

Un certain nombre d'arrestations rapportées pour le seul mois de mai 1997 montrent la diversité des raisons invoquées pour les arrestations politiques:

·        Ramadan Hassan Jilad, âgé de trente-quatre ans, ingénieur en électricité et d'origine palestinienne, a été arrêté le 5mai1997 après avoir, semble-t-il, prononcé un sermon dans une mosquée de Jerash; conduit dans les locaux du DRG à Amman, il a été interrogé sur ses enseignements, puis remis en liberté trois semaines plus tard, à la fin du mois de mai, sans avoir été inculpé;

·        deux fans de musique heavy metal, Hanna Abu Barhan et Ahmad al Umari, ont été arrêtés sous l'accusation, apparemment, d'être des satanistes, ce qu'ils niaient. Voici ce qu'un de leurs amis a écrit à ce sujet: «Pour être accusé de satanisme, il suffit: d'écouter de la musique heavy metal, d'avoir les cheveux longs, de porter des jeans déchirés et de parler librement. En somme, il suffit de se montrer rebelle et différent des autres».

·        Ahmad al Umari a été arrêté chez lui, à Irbid, le 6 mai 1997, par la police et le DRG, puis conduit dans les locaux du DRG à Amman, où il est resté en détention durant quatorze jours avant d'être remis en liberté sans inculpation. Sa famille a appris son arrestation par le CICR, qui lui avait rendu visite en détention. Ahmad al Umari a notamment déclaré: «...quant aux questions qu'ils m'ont posées, eh bien cela irait plus vite de parler de celles qu'ils ne m'ont pas posées. Ils m'ont questionné sur mes études, sur mes relations personnelles et même sur ma vie sexuelle. Chaque question était répétée si souvent et de façon différente qu'à mon avis les enquêteurs ne devaient pas savoir ce que j'avais répondu aux précédents (ils étaient huit en tout.) Ils m'ont posé des questions sur mes croyances religieuses (évidemment), m'ont demandé si j'appartenais à un groupe politique, comment je choisissais mes amis et pourquoi je portais les cheveux longs».

·        douze étudiants de l'université d'Amman, qui avaient décroché un portrait du roi dans la salle où ils tenaient une réunion, ont été arrêtés le 18 mai et détenus pendant huit jours avant d'être remis en liberté sans inculpation.

Un certain nombre de Palestiniens opposés au processus de paix avec Israël auraient été également détenus un court laps de temps sans être traduits en justice. C'est le cas, par exemple, de Yunus Salem al Rajub qui, après avoir passé treize ans en prison en Israël avant d'être libéré en 1985, a été arrêté en septembre 1997 par le DRG et détenu pendant dix-huit jours, puis remis en liberté sans inculpation. Il a déclaré qu'on lui avait demandé de fournir les noms de camarades palestiniens opposés au processus de paix. Autre affaire, qui a connu un grand retentissement, l'arrestation, le 7septembre1997, d'Ibrahim Ghosheh, porte-parole du Hamas en Jordanie, à la suite de l'attentat-suicide à Jérusalem, revendiqué par le Hamas[4] et qui avait fait quatre morts civils et 170 blessés. Au cours de ses quatorze jours de détention, IbrahimGhosheh a pu recevoir la visite de délégués du CICR, mais, contrairement aux normes internationales, il n'a pu avoir aucun contact avec sa famille ni avec ses avocats.

De telles détentions au secret pour motifs politiques font fi des garanties établies par les normes internationales. L'Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement, adopté par l'Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1988, dispose que «toute personne détenue ou emprisonnée doit être autorisée à communiquer avec son avocat et à le consulter» (Principe18) et que «toute personne détenue ou emprisonnée a le droit de recevoir des visites, en particulier de membres de sa famille, et de correspondre, en particulier avec eux» (Principe 19).

Les personnes arrêtées par le DRG sont souvent détenues au secret, sans pouvoir communiquer avec leur famille, parfois pendant un mois. Bien souvent également, les familles ne sont même pas informées de l'arrestation de l'un des leurs ni de son lieu de détention. Et même lorsque des membres de la famille peuvent rendre visite au détenu, ces visites ne sont pas forcément régulières. Quant aux avocats, les détenus ne sont généralement autorisés à les consulter qu'après une inculpation en bonne et due forme, lorsque le dossier est transmis au tribunal. Bien que le Code de procédure pénale jordanien dispose que le détenu peut normalement consulter un avocat, des articles du Code permettent, dans certaines situations, qu'une personne soit interrogée et détenue sans pouvoir faire appel à un avocat. Les articles 63-2 et 64 autorisent ainsi les procureurs, de façon exceptionnelle, dans une situation d'urgence, à interroger un détenu hors la présence d'un avocat, mais ces articles ont été régulièrement utilisés pour priver les détenus de tout contact avec des avocats. En vertu de l'article 66-1, les procureurs peuvent interdire tout contact avec un détenu pendant des périodes renouvelables pouvant aller jusqu'à dix jours à la fois. L'article 66-2 dispose que cette interdiction ne s'applique pas aux avocats, «à moins que le procureur n'en décide autrement»; les motifs d'une telle interdiction ne sont pas précisés et il n'est fait nulle mention d'une quelconque possibilité de recours. Les membres du DRG, qui bénéficient de la qualité de procureurs, semblent utiliser ces dispositions pour détenir des personnes jusqu'à la fin des interrogatoires sans leur permettre de prendre contact avec un avocat.

Le fait que des membres du DRG soient «autorisés par la loi à exercer l'autorité judiciaire» contrevient à l'esprit de l'article 9 du PIDCP, qui prévoit un contrôle indépendant des arrestations, en dehors des services de sécurité. Dans son Observation générale 8-16 sur l'article 9 du PIDCP, le Comité des droits de l'homme des Nations unies fait valoir que la détention préventive «doit être exceptionnelle et aussi brève que possible» et que, lorsqu'elle est utilisée, elle ne doit pas être arbitraire. De plus, «l'intéressé doit être informé des raisons de l'arrestation». En 1994, dans ses Observations sur le troisième rapport périodique de la Jordanie concernant la mise en oeuvre du PIDCP, le Comité des droits de l'homme soulignait: «L'internement administratif, le déni du droit des détenus de communiquer avec un conseil, la longueur de la détention [préventive] sans inculpation et la détention au secret sont aussi de graves sujets de préoccupation». Le Comité recommandait que «les lieux de détention relevant du Service central des renseignements [c.à.d. le Département des renseignements généraux] soient placés sous le strict contrôle des autorités judiciaires...» et que«les mesures d'internement administratif et de détention au secret ne soient appliquées que dans des cas très limités et exceptionnels».

II.          Restrictions à la liberté d'expression

«Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix»

PIDCP, article 19-2.

Si le PIDCP impose des restrictions aux droits énoncés à l'article 19-2, il dispose qu'elles «doivent toutefois être expressément fixées par la loi ou nécessaires:

a)           au respect des droits ou de la réputation d'autrui;

b)           à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.[5]

Lois permettant l'incarcération de prisonniers d'opinion

Bien que la plupart des personnes détenues pour leur opposition présumée au gouvernement, y compris celles susceptibles d'être des prisonniers d'opinion, soient finalement remises en liberté sans être inculpées, certaines sont jugées et condamnées. À cet égard, Amnesty International déplore que certaines lois soient rédigées de façon tellement vague qu'elles permettent l'arrestation et la détention pour délit d'opinion.

Ainsi, l'article 195 du Code pénal prévoit une peine pouvant aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement pour le crime de lèse-majesté (italat al lisan). Cet article de loi a été utilisé pour condamner des opposants au gouvernement qui, s'ils avaient bien critiqué le roi, n'avaient jamais prôné la violence et n'étaient pas allés au-delà de critiques acceptables au regard des principes de la liberté d'expression.

C'est ce qui s'est produit avec Ata Abdul Rushta, porte-parole du Hizb al Tahrir fil Urdun (Parti de la libération en Jordanie, PLJ), petit parti islamiste qui refuse de demander à être enregistré et qui, d'après son programme, prône la restauration du califat par des moyens pacifiques. Cet homme a été arrêté en octobre 1995 et condamné à trois ans d'emprisonnement pour crime de lèse-majesté, après avoir accordé une interview au cours de laquelle il avait critiqué implicitement le roi pour la signature du traité de paix avec Israël. Cependant, dans les déclarations publiées d'AtaAbul Rushta, on ne trouve pas d'appel à la violence. Cet homme a été libéré en 1998.

Des lois prévoyant des peines pouvant aller jusqu'à deux ans d'emprisonnement pour appartenance à une association illégale, ou jusqu'à six mois pour distribution de tracts, ont aussi été fréquemment utilisées contre des membres du PLJ. Une trentaine de membres de ce parti ont été arrêtés en juillet et en août 1998; certains ont été relâchés après quelques jours, mais un grand nombre ont été détenus au secret au DRG jusqu'à trois semaines durant. Vingt-cinq au moins ont été traduits en justice en septembre et octobre 1998, et 13d'entre eux condamnés à des peines allant jusqu'à dix-huit mois d'emprisonnement pour appartenance à des associations illégales et distribution de tracts; l'un de ces tracts aurait vivement critiqué les autorités pour leur négligence lors de la crise de l'eau.

Après de violentes émeutes consécutives à la hausse du prix du pain en août1996, des centaines de personnes ont été arrêtées dans de nombreuses villes de Jordanie. Une grande partie d'entre elles n'avaient pas participé aux manifestations, mais soutenaient les partis d'opposition. La plupart de ces dernières, notamment des chefs de file d'organisations de défense des droits humains et de partis politiques, ont été remises en liberté après une dizaine de jours sans avoir été inculpées; parmi ces personnalités figuraient UmarAbuRagheb, membre du conseil de l'Organisation arabe pour les droits de l'homme, arrêté le 19 août et remis en liberté après dix jours de détention au secret, ainsi que le docteur HaniGharaybah, originaire d'Irbid et dirigeant du syndicat des médecins, arrêté le 18 août et remis en liberté sans inculpation le 26 du même mois. Des dizaines d'autres personnes de différentes régions du pays, dont beaucoup n'avaient pas été le théâtre d'émeutes, ont été inculpées du crime de lèse-majesté en application de l'article 195 du Code pénal. Or, dans l'acte d'inculpation, on ne trouve presque jamais mention du lieu et de l'heure où l'infraction aurait été commise, pas plus que des termes utilisés, que ce soit verbalement ou par écrit. Après trois mois de détention, pour certaines, toutes les personnes impliquées dans les émeutes du pain, y compris celles qui avaient été inculpées d'atteintes aux biens, ont été libérées en novembre et décembre1996 à la faveur d'une amnistie royale.

Layth Shubeilat, célèbre opposant islamiste, a été souvent emprisonné pour avoir ouvertement critiqué le gouvernement. En décembre 1995, après avoir prononcé des discours critiquant vivement la politique de paix avec Israël, il a été arrêté et condamné à trois ans d'emprisonnement par la Cour de sûreté de l'Etat pour crime de lèse-majesté. LaythShubeilat a été libéré en novembre 1996 dans le cadre d'une amnistie royale. Quinze mois plus tard, le 20février1998, lors de la crise irakienne, Layth Shubeilat était à nouveau arrêté, puis inculpé de lèse-majesté et d'incitation à un rassemblement interdit. Dix jours après que le gouvernement eut interdit toutes les manifestations publiques, cet homme avait en effet, lors d'un rassemblement à Maan, appelé la population à défier l'autorité gouvernementale en manifestant son soutien à l'Irak. Le lendemain de son arrestation, après la prière du vendredi, une manifestation s'est déroulée qui, d'après les témoins oculaires, a débuté de façon pacifique. Cependant, des heurts violents se sont produits à l'arrivée des forces de sécurité, qui ont fait usage de gaz lacrymogènes et tiré en l'air. Un spectateur âgé de vingt-trois ans, Muhammad Abdallah al Kateb, a [ensuite] été tué. Le lendemain, de violentes manifestations en faveur de l'Irak et contre le gouvernement jordanien se sont déroulées. Le couvre-feu a été imposé et les communications ont été coupées entre Maan et le monde extérieur; il y aurait eu au moins 250 arrestations, des perquisitions (violentes, semble-t-il) dans un très grand nombre de maisons et 350 armes saisies.

L'inculpation de lèse-majesté contre Layth Shubeilat a été par la suite abandonnée, mais celle d'incitation à un rassemblement illégal maintenue. Sur ordre du procureur de sûreté de l'Etat, toute information du public sur l'affaire a été interdite. Le 14 avril, après sept semaines de détention et plusieurs refus opposés par la Cour de sûreté de l'Etat à ses demandes de mise en liberté sous caution, Layth Shubeilat a fini par obtenir cette libération sur décision de la Cour de cassation. Néanmoins, le 12 mai, il a été condamné à neuf mois d'emprisonnement et arrêté sur-le-champ. Quatre jours après le verdict, le roi Hussein lui accordait l'amnistie, mais Layth Shubeilat la refusait, disant qu'il attendrait que la Cour proclame son innocence. En juillet 1998, cependant, la Cour de cassation confirmait le jugement, déclarant notamment que «la misère des habitants de Maan et l'accent qu'il [Layth Shubeilat] avait mis sur les injustices dont ils souffraient dans tous les aspects de leur vie [...] l'utilisation qu'il avait faite des sentiments de la population [...] faisaient que son discours s'écartait du domaine de la liberté d'expression pour entrer dans celui de l'agitation». Layth Shubeilat a finalement été libéré le 8 octobre 1998, après sept mois de détention comme prisonnier d'opinion. Lors de sa libération, il a déclaré: «La liberté de parole est un de mes droits fondamentaux, et personne n'a à m'en faire cadeau. Pas même le roi. S'il veut me faire un cadeau, qu'il choisisse quelque chose à quoi je n'ai pas droit».

Loi relative à la presse et aux publications

Dans le passé, la Loi relative à la presse et aux publications et certains articles du Code pénal ont été utilisés pour incarcérer des journalistes considérés par Amnesty International comme des prisonniers d'opinion.

De nombreux journaux et revues jordaniens n'ont pas ménagé leurs critiques à l'égard du gouvernement, notamment concernant la politique de paix avec Israël, et les autorités jordaniennes ont cherché à utiliser la Loi de 1993 relative à la presse et aux publications pour museler l'opposition. Journalistes et directeurs de publications ont été souvent traduits en justice en application de l'article 40 de cette loi, qui prévoit toute une série de sujets interdits: nouvelles offensantes envers le roi ou la famille royale; informations non autorisées concernant les forces armées; articles blasphématoires à l'égard de la religion; articles mettant en péril l'unité nationale, incitant au crime ou attisant la haine, la discorde ou les conflits dans la société; articles visant à ébranler la confiance dans la monnaie nationale; articles constituant une offense envers des chefs d'États arabes, islamiques ou amis, ou encore envers des membres de missions diplomatiques; articles contraires à la morale publique; articles offensant la dignité de personnalités officielles ou d'autres personnes. Entre 1994 et 1998, un certain nombre de journalistes ont même été placés en détention. HilmiAsmar, directeur du journal islamiste AlSabil (LaVoie), a par exemple été détenu neuf jours en septembre 1996 pour avoir évoqué les tortures dont avaient été victimes des partisans du Hamas détenus au secret par le DRG pendant des périodes allant jusqu'à trois mois. HilmiAsmar avait finalement été remis en liberté sans inculpation. À la connaissance de l'Organisation, le gouvernement n'a pas fait procéder à des enquêtes sur ces accusations de torture, signalées par différentes organisations de défense des droits humains, dont Amnesty International.

Les autorités jordaniennes procéderaient fréquemment, et apparemment à dessein, à des arrestations de journalistes le jeudi, car, le vendredi étant férié, ils ne peuvent bénéficier d'une éventuelle mise en liberté sous caution que le samedi. C'est ce qui est arrivé en juillet 1997 à Nazih Shawahin, correspondant d'Al Arab al Yawm accusé d'avoir utilisé un «titre provocateur» en manchette.[6] Cependant, même lorsqu'ils ne sont pas mis en détention, journalistes et directeurs de publications sont harcelés par de nombreuses sommations à comparaître devant le tribunal. Leurs affaires sont ensuite systématiquement reportées, ce qui leur fait perdre, à eux et à leurs avocats, des journées entières dans le tribunal, pour être finalement acquittés la plupart du temps. C'est ainsi que le rédacteur en chef de l'hebdomadaire AlMajd a été inculpé d'outrage à un État arabe et ami, pour avoir publié un article, en 1996, appelant à l'expulsion de Bahreïn du général de division Ian Henderson (à l'époque chef des services de renseignements de Bahreïn), tout comme la Jordanie avait expulsé Glubb Pacha (commandant de la Légion arabe de Jordanie de 1939 à 1956). L'affaire, en même temps que douze autres poursuites engagées contre le même périodique, a été mise par neuf fois au rôle du tribunal pendant plus d'un an, avant de déboucher sur un acquittement.

À la fin de l'année 1996, de meilleures relations semblaient toutefois s'instaurer entre la presse et le gouvernement. Alors que Marwan Muasher était ministre de l'Information, le nombre de poursuites engagées contre des journalistes a considérablement diminué et, en février 1997, le ministre annonçait la levée de la censure touchant les publications étrangères, ainsi que la révision de la Loi relative à la presse et aux publications afin de «réduire au minimum les contraintes pesant sur les publications». Cependant, à partir de mars1997, avec la nomination d'un nouveau gouvernement, dirigé par Abdel Salam Majali, on a assisté à une nouvelle offensive contre une presse jugée critique et à sensation. En application d'amendements à la Loi relative à la presse et aux publications, promulgués par décret royal en mai 1997, les journalistes se sont toutefois vus moins souvent jetés en prison, mais d'autres moyens plus subtils–comme l'imposition d'amendes écrasantes–ont été utilisés pour limiter la liberté d'expression. Les amendements de 1997 ont entraîné la fermeture de 13 hebdomadaires, incapables de réunir les importants capitaux exigés d'eux en dépôt. En outre, la peur de lourdes amendes a créé, à dessein semble-t-il, une atmosphère d'autocensure susceptible de restreindre le nombre d'articles publiés dans la presse pour rendre compte de violations des droits humains. Les périodiques suspendus ont attaqué le gouvernement en justice et, en janvier 1998, la Haute Cour de justice a déclaré inconstitutionnelle la Loi de 1997 relative à la presse et aux publications, au motif qu'elle n'avait jamais été soumise au Parlement. D'après la Cour, conformément à la Constitution, lorsque le Parlement est en vacances, des lois temporaires ne peuvent être promulguées que dans deux cas seulement: une urgence contraignante ou la nécessité de dépenses immédiates, ce qui n'était pas le cas pour les amendements de 1997 à la loi sur la presse. Par le même arrêt, la Cour a annulé la décision du gouvernement de suspendre 13 hebdomadaires.

Après la décision de la Haute Cour de justice, la Loi de 1993 relative à la presse a été de nouveau appliquée et, bien que les périodiques fermés en septembre aient pu reparaître, les arrestations et détentions de journalistes ont également repris. Yusef Gheishan, journaliste collaborant à Al Arab al Yawm, Al Bilad et Abed Rabbo et qui, au cours des années précédentes, avait été fréquemment arrêté et en butte à un harcèlement judiciaire, a été appréhendé vers minuit le 11avril, par 15 agents des services de sécurité qui auraient perquisitionné chez lui et emporté les dossiers et documents où figuraient son écriture manuscrite. Yusef Gheishan aurait été inculpé du crime de lèse-majesté et de distribution de tracts hostiles au gouvernement, mais les poursuites à son encontre ont été abandonnées et il a été remis en liberté six jours plus tard. Hussein al Umush, journaliste collaborant également à AbedRabbo, a souvent été détenu, lui aussi, en 1998, en vertu de la Loi relative à la presse et aux publications. Arrêté chez lui le jeudi 4 juin 1998, il a été remis en liberté le lendemain sans inculpation. De nouveau appréhendé le 9août1998, à une heure du matin, il a été maintenu en détention jusqu'au 19 août.

En août, le gouvernement jordanien a soumis au Parlement un projet de loi relatif à la presse et aux publications. La nouvelle loi, promulguée en septembre 1998 après avoir été adoptée par les deux chambres, limite elle aussi sérieusement la liberté d'expression et la liberté de la presse en Jordanie. Le capital exigé pour une publication demeure élevé, puisqu'il s'élève à 250000dinars ( environ 1900 000 francs français) pour un quotidien. En outre l'article 37 de la loi de 1998, semblable à celui de la loi de 1993, énumère une série de sujets interdits, ajoutant même d'autres interdictions: outrage à magistrat, incitation à des grèves, à des manifestations avec occupation des locaux ou à des rassemblements publics illicites. Les contrevenants sont passibles d'amendes de 5000 à 7000 dinars jordaniens (environ 38000 à 54000 francs français). Comme dans les lois précédentes, aucune distinction n'est faite entre vraies et fausses nouvelles. D'autres articles de la nouvelle loi prévoient que les publications étrangères doivent être présentées au Service de la presse et des publications du ministère de l'Information avant leur diffusion en Jordanie (article 31) et que les manuscrits doivent recevoir l'autorisation du même Service avant d'être imprimés en Jordanie (article 35). L'article 41 interdit aux instituts de recherche et de sondage d'opinion de recevoir une aide financière de donateurs privés, qu'ils soient jordaniens ou étrangers, sans avoir obtenu au préalable l'autorisation du ministre de l'Information. Quant à l'article50, il permet aux tribunaux de suspendre la publication de n'importe quel journal dès lors qu'une information judiciaire a été ouverte contre lui.

Après que le nouveau Premier ministre, Fayez Tarawneh, eut déclaré que le gouvernement n'avait pas l'intention d'appliquer la loi dans toute sa rigueur, le directeur du Service de la presse et des publications du ministère de l'Information, Iyad Qattan, a demandé le 17 octobre 1998 au procureur général d'abandonner toutes les poursuites engagées par son Service l'année précédente. En conséquence, 21 poursuites ont été abandonnées, et les avocats du gouvernement ont cessé de s'occuper de quelque huit autres affaires en instance. D'après des articles parus dans la presse, le directeur du Service aurait déclaré que la décision d'abandonner les poursuites faisait suite à la «volonté du gouvernement et du Service de la presse et des publications de tourner la page dans les relations entre la presse et l'Etat».

Amnesty International se félicite de l'engagement déclaré du gouvernement jordanien de ne pas appliquer les articles punitifs de la Loi de 1998 relative à la presse et aux publications. Cependant, tant que des articles de loi répressifs et énonçant des interdits de façon vague demeureront dans la législation, la liberté de la presse restera menacée.

III.         Torture et mauvais traitements

«Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants...»

PIDCP, article 7.

«Tout État partie assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire soumis à sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État qui procéderont immédiatement et impartialement à l'examen de sa cause. Des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite»

Convention des Nations unies contre la torture, article 13.

En vertu de la législation jordanienne, une personne peut faire l'objet d'une détention au secret prolongée, ce qui favorise la torture ou les mauvais traitements et permet d'attendre que les traces de ces actes aient disparu.

L'arrestation et la détention de suspects politiques et de droit commun sont régies par le Code de procédure pénale qui, comme indiqué plus haut, permet la détention au secret prolongée. De plus, la Loi relative à la prévention du crime (Qanum man al jaraim) de 1954 est invoquée pour justifier la détention administrative (al tawqif al idari) pendant une période d'un an, indéfiniment renouvelable, de toute personne suspectée d'avoir commis un crime, ou de «toute personne susceptible de représenter un danger pour la société».L'ordre en est donné par le gouverneur de la province (muhafez). Cette loi a été utilisée pour maintenir des personnes (en général des détenus de droit commun) en détention préventive pendant une durée illimitée, parfois pendant des années.

Les détenus politiques

En ce qui concerne les détenus politiques, des responsables du DRG, dont le directeur adjoint et le médecin chef, qui ont rencontré des délégués d'Amnesty International au cours des huit dernières années, ont affirmé qu'aucun de ces détenus n'était torturé et qu'un certain nombre de mesures étaient prises pour s'en assurer. Cependant, durant cette même période, Amnesty International a reçu certaines informations faisant état de tortures et de mauvais traitements perpétrés par des membres du DRG. La plupart de ces allégations émanent de membres de groupes islamistes accusés d'avoir commis ou préparé des actions violentes. En effet, ces personnes peuvent être maintenues au secret pendant des mois par le DRG avant d'être traduites en justice, et elles affirment souvent que leurs aveux leur ont été extorqués sous la torture. En 1996, des membres du Hamas arrêtés après les attentats-suicides commis en Israël au début de la même année se sont plaints d'avoir été torturés au cours des trois mois de leur détention au secret.

Seule une petite minorité des personnes arrêtées par le DRG et détenues dans ses nouveaux locaux de Wadi Sir, à Amman, déclarent avoir été torturées. Lorsque c'est le cas, la torture apparaît invariablement liée à la détention prolongée au secret, qui rend les allégations des suspects difficiles à prouver ou à infirmer. En effet, ce type de détention permet aux services de renseignements de priver les suspects de tout contact avec le monde extérieur pendant suffisamment de temps pour que les traces de torture aient disparu. Les délégués d'Amnesty International se sont souvent rendus dans les locaux du DRG; on leur a assuré que les détenus y étaient bien traités et qu'ils passaient une visite médicale à leur arrivée. De telles visites médicales à l'arrivée, et de manière régulière pendant toute la durée de la détention, devraient permettre de vérifier les allégations de torture. Cependant, le fait que ce soient des médecins militaires rattachés au DRG qui pratiquent les examens permet de mettre en question l'indépendance de ces médecins. En outre, ni les avocats des détenus ni les magistrats ne semblent pouvoir obtenir la communication des résultats de ces examens médicaux, même lorsque la demande émane du détenu lui-même.

Bien que l'Organisation reconnaisse que certains progrès ont été réalisés, il est urgent de réformer la réglementation régissant la détention préventive. Les tortures dont auraient été victimes des détenus en 1998 sont liées au manque de garanties relatives à la détention. Il est impératif de mettre un terme à la détention prolongée au secret. Outre le CICR, tenu par son mandat à la confidentialité, qui visite les lieux de détention, il conviendrait d'établir un organisme indépendant chargé d'inspecter ces lieux regulièrement et de procéder à des visites surprise.

À l'heure actuelle, les détenus politiques passant en jugement sont traduits devant la Cour de sûreté de l'Etat, qui applique le Code de procédure pénale ordinaire. La Cour est composée de trois juges nommés par le Premier ministre sur recommandation du chef d'état-major des forces armées pour les juges militaires et du ministre de la Justice pour les juges civils. Toutefois, la Cour a presque toujours été composée de juges militaires, et des juges civils n'auraient été désignés que pour une seule affaire. Le système judiciaire de droit commun, contrôlé par le ministère de la Justice, ne joue aucun rôle dans la détention, les poursuites ou le jugement des personnes accusées d'infractions politiques, jusqu'à ce que la Cour de sûreté de l'Etat ait prononcé son jugement et que l'affaire soit portée devant la Cour de cassation.

Lorsqu'elle a à connaître des affaires jugées par la Cour de sûreté de l'Etat, la Cour de cassation peut examiner l'affaire aussi bien sur le fond que sur la forme; sa fonction de contrôle est donc importante. Dans des affaires de violences à caractère politique, des accusés ont affirmé avoir été torturés (malgrés les dénégations du DRG), ce qui a conduit la Cour de cassation à annuler certains déclarations de culpabilité individuelles ou collectives. Par exemple, dans l'affaire Muta, les dix accusés, arrêtés au début de l'année 1993, avaient été détenus au secret jusqu'à trois mois durant à Amman, dans les locaux du DRG, où ils auraient été torturés pour être forcés d'avouer leur participation à un complot visant à assassiner le roi Hussein au cours d'une cérémonie universitaire. Devant le tribunal, tous ont rétracté ces déclarations. Finalement, en octobre 1993, à la suite de requêtes de la défense, quatre détenus ont été examinés par des médecins du ministère de la Santé, qui ont constaté chez chacun d'eux des blessures «vieilles de moins de six mois». Nonobstant la preuve de ces actes de torture, les accusés ont été reconnus coupables et l'un d'eux a été condamné à mort. Le 13 mars 1995, s'appuyant en partie sur le fait que dans cette affaire il y avait tout lieu de penser que les aveux avaient été obtenus sous la torture, la Cour de cassation a cassé les verdicts prononcés dans l'affaire Muta, ce qui a entraîné la libération immédiate des accusés.

En mars 1995, dans l'affaire dite des Afghans arabes, la Cour de cassation a renvoyé devant une juridiction de jugement un groupe d'hommes revenus d'Afghanistan et accusés de préparer des attentats terroristes en Jordanie. Les 16 accusés, reconnus coupables, avaient rétracté les aveux passés au cours de leurs six mois de détention au secret dans les locaux du DRG. Les condamnations ont été par la suite confirmées par la Cour de sûreté de l'Etat, mais Amnesty International craint toujours que certains accusés n'aient été condamnés sur la seule foi d'aveux extorqués sous la torture.

Autre affaire politique dans laquelle des détenus auraient été torturés au cours de leur détention préventive, celle d'un groupe de militants islamistes du Byatal Imam (Allégeance à l'Imam). Les accusés ont déclaré avoir été détenus au secret aussitôt après leur arrestation (survenue en 1994) et pendant six mois, période durant laquelle ils auraient fait des aveux sous la contrainte. L'un d'eux, MuhammadWasfi, a déclaré qu'il avait été roué de coups et suspendu à une corde pour être contraint d'avouer; sur le mandat d'arrêt, la date de son arrestation aurait été ensuite falsifiée pour faire croire qu'il avait été appréhendé plusieurs mois plus tard. L'avocat de Muhammad Wasfi ayant fait état devant la Cour de sûreté de l'Etat des tortures subies par son client, ce dernier a figuré au nombre des accusés acquittés.

Certaines allégations de torture émanent de détenus qui ont été libérés sans inculpation ni jugement. Six membres du Hamas, arrêtés en mars et en avril1996, après des attentats-suicides en Israël qui avaient fait 59 morts, dont des civils, ont affirmé avoir été torturés, passés à tabac et soumis à la falaqa (coups administrés sur la plante des pieds) aussitôt après leur arrestation. Détenus au secret sans inculpation jusqu'à quatre mois durant, ils ont finalement été remis en liberté en mai et juin 1996. Dès leur libération, quatre de ces anciens détenus ont fait établir des certificats médicaux, qui font état de blessures concordant avec leurs allégations. L'un d'eux, WalidAhmadTaylakh, a intenté une action au pénal contre le DRG, mais, lorsque cette instance (ou toute autre force de sécurité) est impliquée, ce sont les forces de sécurité elles-mêmes qui effectuent l'enquête. C'est ainsi que l'affaire contre la police a été portée devant le même procureur militaire qui avait renouvelé l'ordre de détention des six suspects. Craignant que l'action pénale n'aboutisse pas, Ahmad Taylak a également intenté une action au civil contre le DRG, mais les tribunaux ne cessent d'ajourner l'affaire.

Dans une autre affaire, encore en instance (en octobre 1998), la plupart des dix détenus passant en jugement pour plusieurs attentats à la bombe survenus dans le centre d'Amman au début de l'année 1998 ont affirmé avoir été torturés dans les locaux du DRG. Parmi eux, Samer Muhammad Ismaïl Amer, Abd al Nasser Shehadeh Salim, Ahmad Hussein Shehadeh, Samir Said Shebayeh, RaedAbd al Karim, Abd al Nasser Sayyed Hassanayn et Mahmud Abd TawfiqSabtiti auraient été arrêtés entre le 4 et le 7 mai 1998 par le DRG et mis en détention au secret durant deux à trois mois, sans contact avec leurs avocats ni leurs familles. Ces détenus auraient été roués de coups, soumis au shabeh (privation prolongée de sommeil dans des positions douloureuses) et à la falaqa (coups sur la plante des pieds), puis suspendus pendant de longues périodes avec le corps et les membres contorsionnés, au moyen de cordes en nylon. À la suite de leurs visites, des avocats et des membres des familles ont affirmé avoir vu des traces de torture sur des détenus, notamment de coups sur les pieds. L'un de ces derniers, Abd al Nasser Shehadeh Salim, aurait perdu quatre orteils à cause de ces tortures, tandis qu'un autre, Abd al NasserSayyedHassanayn, aurait eu une jambe cassée. Ces détenus ont également déclaré qu'on leur avait administré des drogues, apparemment pour obtenir des aveux. Déférés devant le procureur général, on les aurait menacés de nouvelles tortures s'ils portaient plainte ou ne réitéraient pas leurs aveux; à la suite de quoi, ils auraient répété ce qu'on leur avait dit, «comme le scénario d'un film». Lorsqu'en septembre les accusés ont été traduits devant la Cour de sûreté de l'Etat, leurs avocats ont dénoncé les tortures dont ils avaient fait l'objet et réclamé des examens médicaux, mais le juge a d'abord refusé de faire droit à leur requête. Par la suite, les détenus ont été examinés par des médecins experts, toutefois, lorsque, le 20 octobre, la Cour a suspendu ses audiences pour trois semaines, la défense n'avait pas encore reçu les résultats des expertises médicales. Avant et pendant le procès, les avocats de la défense se sont souvent vu refuser le droit de rendre visite à leurs clients.

En septembre 1998, Amnesty International a évoqué avec des membres du gouvernement jordanien, et directement avec le DRG, les accusations de torture portées par ces détenus. Le DRG a nié tout acte de torture, faisant valoir qu'interrogés en présence du procureur sur des tortures qu'ils auraient subies les détenus avaient répondu par la négative. Le DRG a en outre affirmé que les interrogatoires avaient été menés «de façon scientifique et civilisée» et que la prolongation de leur détention s'était effectuée «conformément à la procédure légale». L'Organisation n'a pu obtenir aucune précision sur le temps que chaque détenu avait passé au secret.

Les détenus de droit commun

Les détenus de droit commun sont moins souvent maintenus au secret pendant de longues périodes. Ils sont jugés par des tribunaux de droit commun, où les juges ont le plus souvent pour habitude de ne pas tenir compte des signes de torture ou de mauvais traitements que peuvent présenter les prévenus. Les arrestations de suspects de droit commun sont opérées par la police (al shurta), la Sûreté préventive (al amn al wiqai), la police judiciaire (al bahth al jinai) ou la police métropolitaine (shurtat al asima). Amnesty International a reçu des informations faisant état de tortures ou de mauvais traitements à l'encontre de suspects de droit commun, commis notamment par les trois dernières forces de police susmentionnées. Certaines personnes auraient été torturées puis détenues de manière prolongée au secret pour que les traces de torture aient le temps de disparaître, mais, la plupart du temps, les suspects sont passés à tabac aussitôt après leur arrestation. Fréquemment, les suspects de droit commun qui ont été victimes de tels agissements renoncent à porter plainte une fois libérés, car les avocats sont chers et les poursuites ont peu de chances d'aboutir. Dans trois affaires portées à la connaissance d'Amnesty International, les passages à tabac semblent avoir entraîné ou hâté la mort de détenus de droit commun (voir plus bas).

La torture semble être utilisée pour obtenir des aveux, mais elle comporte souvent aussi un élément de punition. La plupart du temps, les prisonniers affirment avoir été roués de coups, parfois à l'aide de tuyaux, de câbles ou de matraques, mais, dans trois affaires au moins, les détenus auraient été suspendus dans des positions contorsionnées (le farruj, ou «poulet», parce que la personne est attachée à un pieu comme un poulet troussé sur une broche). Au cours des trois dernières années, Amnesty International a reçu un certain nombre d'informations (concernant plus de vingt personnes) faisant état de tortures ou de mauvais traitements à l'encontre de détenus de droit commun. Elle a aussi eu connaissance de trois affaires dans lesquelles des détenus seraient morts à la suite des passages à tabac auxquels se seraient livrés les policiers. Ces chiffres sont très certainement bien en deçà de la réalité, car de nombreux détenus de droit commun victimes de tels agissements n'ont pas d'avocats et ne sont pas prêts à porter plainte. La torture, impliquant des passages à tabac accompagnés parfois de méthodes comme la falaqa ou la suspension dans des positions douloureuses, semble peu fréquente. Cependant, les membres des services de sécurité qui se livrent à de tels agissements semblent bénéficier d'une impunité quasi totale. Le risque existe donc, si le gouvernement jordanien ne prend pas des mesures contre la torture ou les mauvais traitements à l'encontre des détenus, de voir ces actes se généraliser en cas de crise, réelle ou supposée. C'est apparemment ce qui s'est produit dans deux villes au moins après les émeutes du pain d'août 1996. À l'époque, des émeutes avaient en effet éclaté à la suite de l'augmentation du prix du pain, et de nombreuses personnes arrêtées à Tafila et Kerak auraient été torturées par les services de sécurité, avant d'être conduites à la prison de Swaqa, où certaines auraient été à nouveau torturées ou maltraitées. Par exemple, un homme arrêté à Tafila a déclaré avoir été torturé à l'électricité par la Sûreté préventive, roué de coups et suspendu dans une position douloureuse. Après vingt-trois jours de détention au secret, il a été déféré devant le procureur militaire, auprès de qui il aurait porté plainte au sujet du traitement subi, mais il n'aurait pas été informé d'une quelconque enquête ouverte sur ses accusations.

Un certain nombre d'allégations de torture formulées par des détenus de droit commun émanent de ceux qui sont accusés d'infractions graves, comme des meurtres, car les services de sécurité sont alors placés dans des situations où ils sont susceptibles de subir une forte pression pour trouver un coupable et obtenir des aveux de toute personne arrêtée. Par exemple, MustafaAbuHamid, arrêté en avril 1995 sous l'accusation de meurtre, est resté un mois en détention dans les locaux de la police sans inculpation. Il a déclaré avoir avoué le crime après avoir été torturé, notamment en étant suspendu la tête en bas avec des clous enfoncés dans les chevilles; il aurait ensuite été envoyé dans un hôpital sous une fausse identité pour y être soigné. Au cours du procès, une plainte a été déposée pour torture, mais aucun certificat médical n'a été produit devant le tribunal et le juge n'a pas ordonné d'enquête. Reconnu coupable par le tribunal pénal, MustafaAbuHamid a été condamné à mort le 27février1996, sentence confirmée par la Cour de cassation en juin1996, mais commuée en réclusion criminelle à perpétuité par le roi Hussein en octobre 1996.

Autre affaire de torture présumée, celle de Muntasser Rajab Abu Zaid, qui a déclaré que sa femme et lui avaient été roués de coups et privés de sommeil au poste de police de Salt. Au cours de sa garde à vue, il aurait avoué avoir tué ses enfants. Sa femme, qui n'était pas soupçonnée dans cette affaire, a été relâchée. Le tribunal devant lequel MuntasserRajab Abu Zaid a ensuite comparu n'a pas ordonné d'enquête sur ses allégations de torture et, en novembre 1996, l'a condamné à mort, se fondant, semble-t-il, sur ses aveux. Suite à l'échec de ses recours, MuntasserRajabAbu Zaid a été exécuté en juin 1997.

En juillet 1997, cinq jeunes gens ont été arrêtés parce qu'ils étaient impliqués dans une bagarre survenue dans une rue d'Amman, au cours de laquelle un homme avait été blessé à coups de rasoir. Musbah Ibrahim Khatib, Suleiman Kamel Saed, Ahmad Baha al Din, Nidal Husni Rashed al Hazai et Rashad Abd al Muhsin al Abbasi ont été conduits au poste de police de Jebel Hussein, où ils auraient été passés à tabac à coups de tuyau et de câble électrique par des membres de la police judiciaire. Musbah Khatib et Ahmad Baha al Din auraient été suspendus dans des positions contorsionnées (le farruj) et roués de coups. Quant à Rashad al Abassi, il aurait été frappé à la tête à coups de câble électrique. Les détenus auraient dénoncé les tortures qu'ils avaient subies au procureur. Cependant, ce dernier n'aurait pas tenu compte de leurs déclarations ni ordonné d'enquête, et les cinq jeunes gens ont été inculpés de tentative de meurtre et de complot en vue de commettre un crime. Après quatre jours de détention au poste de police, ils ont été transférés dans la prison de Jweideh, où ils auraient continué à souffrir de nausées et de maux de tête des suites des coups reçus. Au cours de leur détention en prison, ils n'ont rencontré aucun représentant du CICR.

Dans une autre affaire, des actes de torture auraient été commis sur des jeunes gens qui n'étaient même pas inculpés de l'infraction sur laquelle portait l'enquête. Trois étudiants ont été arrêtés dans une ville des environs d'Amman, après qu'un de leurs amis eut été blessé par une arme non répertoriée. Dans la nuit suivant leur arrestation, deux de ces étudiants, d'origine palestinienne, auraient été roués de coups au poste de police local par des membres de la police judiciaire et de la Sûreté préventive, afin d'être contraints d'avouer ce qui s'était réellement passé. L'un d'eux aurait été torturé par la méthode du farruj. Les détenus ont tous été relâchés le lendemain matin; ils ont décidé de ne pas porter plainte contre les policiers, craignant notamment que cela ne les empêche de trouver du travail.

Il arrive que des juges tiennent compte des accusations portées par les victimes des agissements des membres des services de sécurité. Cependant, lorsque ces derniers sont impliqués, ils bénéficient presque toujours de l'impunité et les victimes ne sont pas indemnisées. Par exemple, un garçon de quatorze ans originaire de Ramtha, Khalaf Musa al Ziyabat, soupçonné d'avoir volé de l'or appartenant à son cousin, a été arrêté le 4 décembre 1997. Voici son récit: «Des gens de la police judiciaire sont venus chez moi vers 19h30. Quand ils ont commencé à m'interroger [...] pour me faire avouer, ils m'ont frappé sur tout le corps à coups de poing, de pied et de bâton. Les tortures ont duré toute la nuit. J'ai pensé "ils vont me torturer à mort", alors j'ai fait de faux aveux. Le lendemain, mon frère est venu me voir et il ne m'a pas reconnu tellement ma peau était devenue bleue [...] Ils m'ont alors demandé j'avais caché l'or, et j'ai inventé différents endroits: chaque fois qu'ils allaient vérifier, ils ne trouvaient rien».

Après quarante-huit heures de garde à vue, Khalaf Musa al Ziyabat a été traduit devant un juge, à qui il a montré les marques des coups qu'il avait reçus. Le juge a alors ordonné un examen médical, au cours duquel ont été constatées de nombreuses ecchymoses et tuméfactions sur le visage, les bras, les jambes et le corps de l'adolescent, notamment «une ecchymose de 15 cm de long derrière l'épaule gauche, provoquée par un coup de bâton». Finalement, les empreintes relevées sur le lieu du délit se sont avérées différentes de celles de Khalaf Musa al Ziyabat et, après cinq jours passés dans un centre pour jeunes délinquants, le garçon a été libéré sous caution. Cependant, aucune enquête ne semble avoir été ouverte sur les coups qu'il aurait subis.

Dans ses observations sur le premier rapport périodique de la Jordanie, en 1995, le Comité des Nations unies contre la torture s'inquiétait de ce que «ces allégations [sur la torture] [semblaient] faire rarement l'objet d'enquêtes indépendantes et impartiales». Il recommandait à l'Etat partie «de renforcer encore les mesures visant à protéger les droits des détenus, et tout particulièrement leur droit d'avoir accès à un avocat, ainsi qu'aux magistrats et aux médecins de leur choix». Le Comité recommandait en outre à l'Etat partie «d'entreprendre sans délai des enquêtes sur les cas de torture et de mauvais traitement rapportés, et de veiller à ce que des peines en rapport avec l'infraction soient appliquées, chaque fois que de tels actes sont commis...», ainsi que «de réduire la durée de la détention préventive, compte tenu du principe de la présomption d'innocence».

Morts en détention

Au cours des deux dernières années, deux détenus au moins, à la connaissance d'Amnesty International, sont morts dans des circonstances dans lesquelles les coups qui leur avaient été administrés par des membres des forces de sécurité semblent avoir causé ou tout au moins hâté leur décès. Dans une autre affaire, aucune enquête indépendante n'aurait été menée sur de tels décès et aucun membre des services de sécurité n'a été traduit en justice.

Yunus Abu Dawleh, trente-quatre ans, mécanicien, est mort le 24décembre1996, quelques heures après avoir été arrêté par la police, chez lui, à Zarqa. Apparemment, il était soupçonné d'un meurtre commis dans le quartier de Jebel al Amman, à Amman. Sa femme a déclaré qu'un grand nombre d'individus en civil et en uniforme étaient venus dans leur appartement de Zarqa, à 1h30 du matin. De la fenêtre du troisième étage, elle dit avoir vu son mari jeté à terre, tandis qu'un policier en civil, assis sur sa poitrine, le giflait au visage. Yunus Abu Dawleh avait ensuite été tiré par la barbe et les cheveux jusqu'aux voitures de police stationnées à 150mètres de là. Il semble qu'il ait été conduit avec son frère Ismaïl dans les locaux de la police métropolitaine d'Amman, où il est mort quelques heures plus tard. Le rapport d'autopsie fait état d'ecchymoses sur l'épaule, le cou et les parties génitales; pourtant, d'après le certificat médical, il serait mort d'une maladie de coeur.

Samer Muhammad Ziyad Khazer, qui avait eu au cours des mois précédents des altercations avec la police, a été battu à mort le 23 juin 1997, dans le village de Zebda al Wasatiya, près d'Irbid. D'après des témoins oculaires, la maison avait été encerclée par de nombreux agents de la police judiciaire en civil, alors que tous les membres de la famille étaient absents à l'exception de Samer, vingt-neuf ans, de son jeune frère Abdallah, étudiant, et de sa soeur Manar, dix-neuf ans. Lorsque Samer Khazer avait appris l'arrivée des policiers, il avait tenté de s'enfuir, mais, voyant que la route était bloquée, il était retourné vers la maison. Les policiers avaient alors donné l'assaut au bâtiment, sans chercher, semble-t-il, à procéder à l'arrestation de SamerKhazer de façon pacifique et sans présenter de mandat d'arrêt. Abdallah, qui tentait de s'interposer, a été frappé à la tête et aux épaules, puis s'est enfui pour demander de l'aide. Samer Khazer s'est alors réfugié à l'intérieur de la maison en fermant la porte derrière lui, mais des membres de la police judiciaire sont entrés par la fenêtre et l'ont roué de coups pendant dix minutes, le frappant à la tête et sur tout le corps et le laissant inanimé. Après quoi ils ont quitté les lieux. Peu de temps après, des policiers en uniforme ont fait leur apparition en compagnie de deux villageois, mais, au lieu d'emmener Samer Khazer, toujours sans connaissance, à l'hôpital, le chef de la police, d'après les personnes présentes, parlait plutôt de l'emmener hors du village et de l'abandonner sous un arbre (peut-être pour faire croire qu'il avait été frappé en tentant de s'échapper ou bien qu'il avait agressé les membres de la police judiciaire). Les policiers ont fini par arrêter AbdallahKhazer, qui était revenu, et l'ont retenu toute la nuit au poste de police. Après le départ des policiers, des villageois ont emmené Samer Khazer à l'hôpital, où l'on n'a pu que constater sa mort.

Le rapport de police contredit les déclarations des témoins oculaires. D'après ce rapport, pendant une demi-heure, Abdallah Khazer et des villageois avaient empêché les policiers de pénétrer dans la maison; lorsqu'ils avaient finalement pu entrer, en compagnie du mukhtar, ils avaient trouvé le corps de Samer, mort d'une crise cardiaque. Le mukhtar, qui d'après la loi aurait dû accompagner les policiers (quelle que soit leur unité) munis d'un mandat pour arrêter un villageois, a déclaré à un délégué d'Amnesty International que ni la police judiciaire ni par la suite la police en uniforme ne l'avaient appelé pour assister à l'arrestation.

Le procureur d'Irbid a ouvert une enquête sur le décès de Samer Muhammad Ziyad Khazer, mais ses résultats ne sont pas connus. Normalement, si l'enquête démontre que des membres de tout service de sécurité sont responsables des faits qui leur sont reprochés, le dossier est transmis à des tribunaux de police spéciaux. Or ni la famille ni son avocat n'ont reçu notification des résultats de l'enquête diligentée par le procureur, et aucune mesure n'a été prise contre les personnes qui ont tué Samer Khazer. En décembre 1997, aux délégués d'Amnesty International qui évoquaient cette affaire devant lui, le ministre de l'Intérieur a répondu qu'il acceptait la version des policiers, selon laquelle ils avaient trouvé SamerKhazer déjà mort.

Ismaïl Suleiman al Hamdan al Ajarmeh est décédé le 11février1998, après avoir passé plus de quatre mois en détention. Il avait été arrêté à la fin du mois de septembre1997– dans le cadre, semble-t-il, de l'affaire de l'agression contre des employés de l'ambassade d'Israël–, puis avait été détenu dans les locaux du DRG. Pendant toute cette période, il n'avait pu consulter un avocat. D'après les autorités jordaniennes, Ismaïl al Ajarmeh se serait suicidé en se jetant dans une cage d'escalier et aurait été tué sur le coup. Le ministre de l'Intérieur a déclaré que le prisonnier était mort «peu de temps après un interrogatoire et que l'autopsie confirmait la cause de la mort». Amnesty International a demandé qu'une enquête soit effectuée et a sollicité une copie du rapport d'autopsie. Le sous-directeur du DRG a répondu en confirmant la version donnée par le gouvernement sur la mort de ce détenu, mais, jusqu'à présent, l'Organisation n'a reçu aucun rapport d'autopsie.

Or les Principes des Nations unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions, disposent notamment:

Principe 9:

«Une enquête approfondie et impartiale sera promptement ouverte dans tous les cas où l'on soupçonnera des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires, y compris ceux où des plaintes déposées par la famille ou des informations dignes de foi donneront à penser qu'il s'agit d'un décès non naturel dans les circonstances données...»

Principe 17:

«Un rapport écrit sera établi dans un délai raisonnable sur les méthodes et les conclusions de l'enquête. Il sera rendu public immédiatement et comportera une description de l'enquête et des procédures et méthodes utilisées pour apprécier les éléments de preuve, ainsi que des conclusions et recommandations fondées sur des constatations et sur la loi applicable. Le rapport énumérera en détail les événements constatés et les éléments de preuve sur lesquels s'appuient ces constatations, ainsi que les noms des témoins ayant déposé, à l'exception de ceux dont l'identité n'a pas été révélée pour leur protection. Les pouvoirs publics devront, dans un délai raisonnable, soit répondre au rapport de l'enquête, soit indiquer quelles mesures seront prises pour y donner suite.»

Conclusion

La détention au secret sans que le détenu puisse avoir accès à sa famille ou à un avocat, souvent à la suite d'une arrestation arbitraire, contrevient aux dispositions des instruments internationaux auxquels la Jordanie est partie. Amnesty International s'inquiète en outre de l'existence de lois qui permettent la détention de prisonniers d'opinion, condamnés jusqu'à trois années d'incarcération pour avoir exprimé leurs opinions sans avoir usé de violence ni préconisé son usage.

Parmi les facteurs qui contribuent à la persistance de la torture ou des mauvais traitements, il faut relever la détention au secret et l'impunité des membres des services de sécurité qui commettent de tels agissements. L'une des mesures les plus importantes pour mettre fin à la torture ou aux mauvais traitements est de permettre aux détenus de recevoir rapidement la visite de leurs familles et de leurs avocats. Des examens médicaux, pratiqués immédiatement après l'arrestation et avant de quitter un lieu de détention, et dont les résultats devraient être, avec le consentement du détenu, accessibles à la défense, permettraient également de confirmer ou d'infirmer les allégations de torture. Des tribunaux jordaniens ont souvent libéré des détenus dont les aveux avaient été obtenus sous la torture. Cependant, dans d'autres affaires, bien que les aveux aient été suspects, les juges ont refusé de remettre en question les méthodes de la police et les accusés ont été condamnés à de longues peines d'emprisonnement, voire à la sentence capitale.

Lorsque des plaintes sont déposées contre la police, l'enquête préliminaire est menée sous la direction du niyaba (Parquet), qui dépend du ministère de la Justice, mais le dossier est ensuite transmis au procureur de la police. Presque chaque fois, l'enquête de police confirme la version initiale donnée par la police. Les six détenus qui avaient affirmé avoir été torturés par des membres du DRG après leur arrestation en mars et en avril 1996 ont vu leurs plaintes examinées par le même procureur militaire qui avait renouvelé leur ordre de détention. Les familles des personnes mortes après avoir été rouées de coups par la police finissent par s'apercevoir, après de nombreuses plaintes, que ce sont les services accusés d'avoir contribué à la mort de leurs proches qui sont chargés de l'enquête sur ces faits.

Recommandations au gouvernement du royaume hachémite de Jordanie

En cette année [1998] du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, Amnesty International appelle tout chef d'État, ministre, membre de gouvernement, homme et femme politique ou individu à réaffirmer son engage-ment à l'égard des valeurs de la Déclaration.

Amnesty International demande instamment aux autorités de mettre en oeuvre sans délai les mesures énumérées ci-après. Ces mesures rapprocheront les lois jordaniennes et leur application de la lettre et de l'esprit des traités internationaux relatifs aux droits humains auxquels la Jordanie est partie.

Voici ces mesures:

1)           Il devrait être mis un terme à la détention prolongée au secret, et tous les détenus devraient se voir accorder le droit de voir immédiatement leurs familles et leurs avocats.

2)           Les personnes appréhendées devraient être déférées peu de temps après leur arrestation devant une autorité judiciaire indépendante et distincte des forces de sécurité; au cas où aucune accusation pénale dûment reconnue par la loi ne serait retenue contre elles, ces personnes devraient être remises en liberté.

3)           Il conviendrait d'abroger l'article 195 du Code pénal, qui permet de condamner des prisonniers d'opinion à des peines allant jusqu'à trois années d'incarcération pour avoir critiqué de façon non diffamatoire le roi et la famille royale.

4)           Tous les prisonniers d'opinion devraient être immédiatement libérés.

5)           Toutes les allégations de torture et morts en détention devraient faire sans délai l'objet d'enquêtes approfondies de la part d'un organisme indépendant qui rendrait ensuite ses conclusions publiques.

6)           Les enquêtes sur la mort de Yunus Abu Dawleh et de Samer Khazer devraient être rouvertes et des experts indépendants désignés. Il conviendrait d'ouvrir une enquête indépendante, dont les méthodes de travail et les conclusions seraient rendues publiques, sur la mort en détention d'IsmaïlSulayman al Hamdan al Ajarmeh.

7)           Tous les membres des services de sécurité et autres responsables de l'application des lois ayant donné l'ordre de torturer ou de maltraiter des détenus, ou ayant utilisé eux-mêmes de telles méthodes, devraient être traduits en justice, et les victimes ou les familles des personnes mortes en détention devraient être indemnisées.

8)           Tous les centres de détention devraient être régulièrement inspectés par un organisme indépendant qui devrait rendre publiques ses conclusions.

9)           La Loi relative à la presse et aux publications devrait être amendée de façon à ga-rantir le droit à la liberté d'expression, tel qu'il est énoncé à l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Jordan: an Absence of Safeguards. Seule la version anglaise fait foi.

La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL -ÉFAI- décembre 1998.

Pour toute information complémentaire veuillez vous adresser à:



[1] Outre les Bulletins d'informations et les Actions urgentes, voir les documents intitulés Jordanie. Réformes relatives aux droits humains (op. cit.) et Jordanie. Augmentation des exécutions (index AI: MDE16/05/94, mars1994).

[2] Des actes de torture auraient été commis au cours de ces détentions prolongées au secret, voir chapitre 3 du présent document.

[3] CICR, Rapport annuel 1997.

[4] Groupe islamiste opposé au processus de paix avec Israël. Sa branche militaire a mené de nombreux attentats-suicides et autres attaques armées contre des cibles israéliennes.

[5] En outre, l'article 20 du PIDCP dispose:

1)Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi.
2)Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence est interdite par la loi.

[6] «Le parc de la paix brûle à Al Baqura». Ce gros titre faisait référence à un incendie qui avait éclaté à cet endroit, mais c'est également à AlBaqura qu'un soldat jordanien avait tué sept jeunes israéliennes en ouvrant le feu sur un groupe d'écolières.

Comments:
La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Jordan: an Absence of Safeguards. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL -ÉFAI- décembre 1998

This is not a UNHCR publication. UNHCR is not responsible for, nor does it necessarily endorse, its content. Any views expressed are solely those of the author or publisher and do not necessarily reflect those of UNHCR, the United Nations or its Member States.