Avant-propos

Les membres d'Amnesty International – un million de personnes réparties dans le monde entier – sont convaincus que les droits de l'homme sont les droits de tous les êtres humains. Ils font pression sur les gouvernements, dénoncent les violations par le biais des médias et s'organisent à tous les niveaux – local, national et international – pour faire avancer les choses. En collaboration avec les militants d'autres organisations, ils luttent pour bâtir un monde plus juste et plus sûr.

Le présent rapport, l'un des cinq rapports régionaux, s'inscrit dans le cadre de la campagne mondiale d'Amnesty International en faveur des droits fondamentaux des réfugiés et des personnes déplacées. Cette campagne, lancée en mars 1997, s'articule autour de trois questions clés, de plus en plus souvent remises en cause, contestées, voire ignorées par les gouvernements de la planète. Ces questions sont les suivantes :

la protection des droits de l'homme dans les pays d'origine (action visant à prévenir les atteintes, pour que les gens n'aient plus à fuir leur pays pour se mettre à l'abri),

la protection des droits de l'homme dans les pays d'asile (action visant à garantir que les personnes fuyant les atrocités pourront trouver un lieu d'accueil sûr, qu'elles seront efficacement protégées de toute tentative de refoulement et que leurs droits fondamentaux seront respectés dans le pays qui les héberge),

la protection des droits de l'homme au niveau international (action visant à ce que les questions liées aux droits de l'homme tiennent une place prépondérante lorsque des décisions sont prises en matière de protection des réfugiés, notamment en tenant compte de la nécessité de protéger les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, de l'évolution du droit international des réfugiés et des pratiques correspondantes, et en organisant les programmes de rapatriement).

Plus de 20 millions de personnes dans le monde ont fui devant la menace de subir des violations de leurs droits fondamentaux, sans pour autant traverser une frontière internationale. En effet, les efforts déployés par d'autres gouvernements pour limiter l'accès à leur pays ont empêché un grand nombre d'entre elles de quitter leur patrie. Si les personnes déplacées dans leur propre pays prennent souvent la fuite pour les mêmes raisons que les demandeurs d'asile qui se sont enfuis à l'étranger, seuls ceux qui ont quitté leur pays d'origine peuvent bénéficier d'une protection internationale en tant que réfugiés. Il convient d'accorder davantage d'attention et d'intérêt, sur le plan international, au problème de l'absence de protection des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. La question de la protection et de l'assistance nécessaires à ces personnes revêt un caractère extrêmement urgent, compte tenu de leur nombre croissant dans de nombreuses régions du monde et du fait qu'ils sont particulièrement vulnérables aux violations des droits de l'homme les plus flagrantes.

Le présent document décrit les causes des déplacements forcés en Colombie. Il met en évidence la priorité insuffisante accordée aux droits de l'homme dans le traitement de ce problème ainsi que la vulnérabilité particulière des personnes déplacées à l'intérieur de la Colombie.

Amnesty International invite tous ceux et toutes celles qui prennent à cœur les droits de l'homme à participer à cette nouvelle campagne, afin que, tous ensemble, nous rappelions aux gouvernements du monde que chaque réfugié est un être humain et qu'en tant que tel, il a des droits qu'il convient de respecter.

Introduction

« Nous sommes une communauté vivant de l'agriculture et de la pêche et nous n'avons pas une grande importance dans l'économie colombienne. Mais nous aimons notre vie et les bonnes personnes qui vivent autour de nous. Nos vies sont tout ce que nous possédons et elles représentent tout pour nous. Elles valent la peine d'être défendues. Mais comment pouvons-nous défendre un village de pêcheurs et de paysans contre le pouvoir et les ressources énormes des groupes armés qui entrent et sortent de nos maisons comme en pays conquis ?... À Gilgal et dans notre ville d'Unguía, la police et l'armée sont présentes. Mais il ne règne ni justice ni ordre. Ils sont là nuit et jour. En l'espace d'un seul mois, cinq personnes ont été enlevées à leur domicile par les paramilitaires. Nous ne sommes pas une communauté où l'absence de cinq personnes "disparues" passe inaperçue. Quinze familles ont dû s'enfuir parce que la guérilla et l'armée se battaient ici, juste à côté de chez nous. Et les guérilleros ont réagi en tuant trois jeunes de Gilgal et en menaçant tous ceux qu'elle pense proches des paramilitaires... Ils ne peuvent pas continuer à faire cette guerre aux dépens des paysans et des pêcheurs qui demandent uniquement qu'on leur accorde le droit de travailler. Les autorités ne fournissent aucune explication, tandis que l'armée et la police ne voient absolument rien. Où regardent-ils donc lorsque nos voisins et nos parents sont arrachés à leurs foyers ? Et qui défendent-ils donc à Unguía et à Gilgal ? Nous demandons aux guérilleros, aux paramilitaires et à tous ceux qui participent avec eux à la violence : que faut-il donc faire pour rester en vie ? »

Lettre reçue en juin 1996 de la communauté d'Unguía,
région de l'Urabá (département du Chocó)

Ces dernières années, des centaines de milliers de colombiens ont été contraints de fuir leurs foyers en quête de sécurité. Ils tentaient ainsi d'échapper aux atteintes aux droits de l'homme commises par toutes les parties engagées dans le conflit armé sans fin. Quelques milliers seulement de ceux qui fuyaient les persécutions ont réussi à traverser la frontière pour demander l'asile dans d'autres pays, même si, là encore, il n'ont aucune garantie de sécurité ; nombreux sont ceux qui ont été rapatriés de force en Colombie, où certains ont été tués, tandis que d'autres restent exposés à de graves dangers.

Cependant, la grande majorité des Colombiens qui risquent d'être victimes de violations des droits de l'homme ne sont pas en mesure de passer les frontières. Ils n'ont pas d'autre choix que de chercher refuge dans une région de leur pays moins directement exposée à l'escalade de la violence. Ce sont des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. Or, aucun traité ni aucune organisation spécifiques au niveau international ne prévoient de fournir assistance et protection à ces personnes ; selon le droit international, seuls ceux qui demandent l'asile dans un autre pays peuvent être reconnus comme des réfugiés. Du fait de cette absence de protection et d'assistance sur le plan international, les personnes déplacées dans leur propre pays sont particulièrement vulnérables et risquent d'être victimes d'autres exactions. Elles se trouvent souvent confrontées aux dangers mêmes qu'elles ont fuis, sans aucune autorité extérieure vers laquelle se tourner pour demander de l'aide[1]

Le phénomène des déplacements forcés n'est pas nouveau en Colombie. Durant la guerre civile connue sous le nom de La Violencia (La Violence), entre 1948 et 1958, on estime que deux millions de Colombiens ont été contraints d'abandonner leur foyer et leur pays. Depuis lors, les flambées périodiques de violence politique ont entraîné d'autres vagues de déplacements forcés.

Depuis 1987, une grave détérioration de la situation des droits de l'homme a donné progressivement lieu à de plus importantes vagues de déplacements. Une étude effectuée en septembre 1994 par la Sección de Movilidad Humana de la Conferencia Episcopal Colombiana (Service des mouvements de population de la Conférence épiscopale colombienne) estimait que la violence politique avait fait 600 000 déplacés entre 1985 et 1994. La majorité étaient des femmes et des enfants, ainsi que des paysans originaires de régions rurales touchées par le conflit armé. D'après cette étude, seulement un peu plus d'un pour cent d'entre eux avaient reçu une forme quelconque d'assistance.

Le rythme des déplacements internes s'est sensiblement accéléré durant le gouvernement du président Ernesto Samper Pizano, en raison de l'escalade permanente du conflit armé. Entre sa prise de fonctions, en août 1994, et la fin de l'année 1996, 300 000 personnes supplémentaires ont fui leur foyer. En mars 1997, le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) a estimé qu'un Colombien sur 40 avait été déplacé par la montée de la violence : « Il s'agit d'un événement socio-démographique de grande importance pour la situation des droits de l'homme. »

La violence politique

« Nous sommes venus à Barrancambermeja [dans la région centrale du Magdalena Medio de Colombie] en juin 1995. Nous sommes partis à cause de la violence entre les forces armées et la guérilla. Ils ont failli tuer deux de mes filles lors d'une confrontation armée. Elles étaient parties laver du linge à la rivière lorsque les guérilleros sont venus pour se baigner. Puis, une patrouille de l'armée est arrivée et a fait feu sur mes filles qui s'enfuyaient vers la maison. Ils sont venus à la maison, m'ont frappée et allaient emmener mon fils âgé de dix ans. Ils voulaient savoir où était mon mari et je leur ai dit qu'il était parti chercher du yuca, mais ils ont répondu que ce n'était pas vrai, qu'il était avec les guérilleros. C'est un grand mensonge. Ils m'ont frappée sous les yeux de mes enfants. C'est à cause de cela et de toute la violence qui règne dans la région que nous avons décidé de partir. »

Témoignage auprès d'Amnesty International, en juin 1996, d'une mère de 10 enfants, déplacée de sa ferme dans la région centrale du Magdalena Medio.

Les causes des déplacements sont très diverses : opérations anti-insurrectionnelles, représailles de la guérilla, conflits fonciers, intérêts économiques. Néanmoins, la plupart des personnes déplacées en Colombie fuient la violence politique résultant du conflit qui oppose les groupes armés d'opposition de gauche, les forces armées et les groupes paramilitaires de droite opérant avec le soutien actif ou tacite de l'armée. Si certaines de ces personnes sont des victimes dues au hasard, prises entre deux feux lors d'affrontements armés, le déplacement constitue bien souvent une stratégie courante et délibérée des forces paramilitaires soutenues par l'armée pour "nettoyer" la population civile vivant dans les régions sous l'influence de la guérilla.

Les régions les plus concernées par les déplacements de population varient constamment selon l'intensité du conflit armé. En fait, la seule constante que connaisse cette violence sont les victimes : il s'agit de paysans et d'ouvriers vivant dans les zones de conflit et dont les divers camps en présence ne reconnaissent pas la neutralité en tant que civils. Le principal flux de déplacés va des régions rurales touchées par le conflit armé vers les grandes villes, la majorité des personnes déplacées échouant dans des bidonvilles marginalisés où il leur est difficile de trouver un abri et du travail.

Les victimes réduites au silence

Pour ajouter à leurs problèmes économiques déjà accablants, les personnes déplacées sont souvent incriminées par les autorités locales ou régionales dans les zones d'accueil, qui les considèrent comme des « guérilleros » ou des « sympathisants de la guérilla », pour la simple raison qu'elles ont fui des régions où la guérilla est présente, et qui prétendent qu'elles vont amener le conflit avec elles. Nombreux sont ceux qui, par crainte d'être persécutés, ne reconnaissent pas qu'ils ont été déplacés contre leur gré. Par conséquent, ils n'ont pas accès au peu d'aide dont ils pourraient bénéficier.

Dans certains cas, les personnes déplacées contre leur gré - et en particulier celles qui exerçaient un rôle dirigeant dans leur communauté - ont été pourchassées dans les villes où elles avaient trouvé refuge puis assassinées. Un grand nombre d'autres personnes déplacées ont fait l'objet de menaces. L'un des paysans expulsés du domaine de Bellacruz (voir ci-après) a déclaré :

« Où devons-nous aller ? Les gens ont peur de nous parler. Avec toute la propagande qui a été faite contre nous pour nous faire passer pour des combattants de la guérilla, personne ne veut risquer sa vie en adressant la parole à des "combattants de la guérilla" ou en nous fournissant une aide quelconque. Nous avons tant perdu... Qui nous rendra notre stabilité perdue... notre santé perdue... toutes les vies perdues ? »

Dans son rapport sur la visite qu'il a effectuée en Colombie en 1994, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays a indiqué[2] :

« Le drame des personnes déplacées dans leur propre pays tient à ce qu'elles se sentent obligées le plus souvent de s'enfuir dans la plus grande discrétion, car on voit en elles des personnes au passé "problématique". Ce drame est d'autant plus grave que les personnes déplacées les plus "visibles" sont celles qui ont des liens avec une organisation politique. D'autres, comme beaucoup de personnes déplacées, en particulier à Bogotá, qui occupaient une place importante dans la société locale avant de partir, doivent cacher la vérité à leur arrivée de peur d'être à nouveau persécutées. »

Dans un tel climat, les personnes déplacées dans leur propre pays sont particulièrement exposées à d'autres violences. En mai 1997, des paramilitaires armés ont tué six membres d'une famille qui avait fui peu auparavant le conflit faisant rage dans la région de l'Urabá, dans le nord-est de la Colombie ; deux autres membres de cette même famille ont été grièvement blessés. Ces hommes, qui étaient lourdement armés, sont entrés dans la maison où vivait la famille et ont ouvert le feu sur les victimes pendant leur sommeil. Le massacre s'est déroulé dans la communauté de Morrocoy, près de la ville de San Pelayo, (département de Córdoba) ; cette région du pays est contrôlée par un groupe paramilitaire connu sous le nom d'Autodefensas Campesinas de Córdoba y Urabá (ACCU, Milices paysannes d'autodéfense de Córdoba et de l'Urabá). Deux enfants figuraient parmi les victimes. Un porte-parole de la police de la région a déclaré qu'apparemment, les paramilitaires avaient poursuivi la famille depuis l'Urabá jusqu'au département de Córdoba.

La crise des droits de l'homme

Le conflit armé qui déchire la Colombie depuis de nombreuses années s'est caractérisé par un mépris flagrant des libertés fondamentales comme du droit international humanitaire. Depuis 1987, année où la situation des droits de l'homme s'est gravement détériorée, plus de 25 000 personnes ont été victimes d'assassinats pour des motifs politiques. Chaque année, des centaines de civils non combattants sont tués au cours d'opérations anti-insurrectionnelles et un grand nombre de personnes "disparaissent" après avoir été arrêtées par l'armée, par les forces de sécurité ou par les groupes paramilitaires opérant avec leur soutien ou leur approbation. La torture est monnaie courante, en particulier dans les régions les plus touchées par le conflit armé. Si toutes les couches de la société colombienne ont subi de graves violations des droits de l'homme, les paysans pauvres constituent cependant la grande majorité des victimes de ces violences.

L'escalade du conflit armé

Sous le gouvernement du président Samper, le conflit armé s'est à la fois étendu et intensifié. L'escalade de la violence politique a été particulièrement marquée depuis juillet 1995, lorsque le gouvernement a suspendu ses propositions d'ouverture de négociations en faveur de la paix avec les principaux groupes armés d'opposition : les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC, Forces armées révolutionnaires colombiennes), l'Ejército Popular de Liberación (EPL, Armée populaire de libération), et l'Ejército de Liberación Nacional (ELN, Armée de libération nationale). Depuis lors, les FARC et l'ELN ont poursuivi et étendu leurs campagnes d'opposition armée dans tout le pays. Aujourd'hui, il existe une forte présence de la guérilla dans la moitié des municipalités de Colombie.

Les forces de guérilla se sont rendues responsables de nombreuses violations du droit international humanitaire, notamment d'homicides délibérés et arbitraires de civils et de centaines de prises d'otages. Parmi les victimes de ces homicides délibérés et arbitraires figurent des personnes tuées alors qu'elles résistaient à des tentatives d'enlèvement, des déserteurs d'organisations de guérilla, des représentants locaux du gouvernement soupçonnés de corruption, des personnes accusées de collaborer avec l'armée, ainsi que des petits délinquants et des trafiquants de drogue dans les zones urbaines. Les prises d'otage se sont de plus en plus répandues, les rançons étant devenues l'une des principales sources de revenus pour les mouvements de guérilla. D'autres victimes d'enlèvement sont retenues en otage dans le but de faire pression sur les autorités afin qu'elles acceptent les propositions de la guérilla ou pour imposer une diffusion publique de sa propagande. Enfin, certaines victimes d'enlèvement ont été tuées parce que l'argent réclamé n'avait pas été versé.

Les formations paramilitaires, pourtant illégales depuis 1989, ont sensiblement étendu leur présence sur le territoire en lançant des offensives militaires dans plusieurs régions étant sous l'influence de la guérilla. Au cours des deux dernières années, ces offensives ont affecté tout particulièrement le nord et le nord-ouest de la Colombie. Depuis leur création par les forces armées dans les années 80, les groupes paramilitaires se sont livrés à de nombreuses atrocités, notamment en exécutant des milliers de civils de manière extrajudiciaire, surtout dans les régions rurales. Au nombre des victimes figurent des dirigeants associatifs, des enseignants, des syndicalistes, des militants politiques, des chefs de communautés indigènes et des défenseurs des droits de l'homme. En dépit des promesses répétées des gouvernements successifs de Colombie en vue de démanteler les forces paramilitaires, les assassinats politiques et autres violations des droits de l'homme imputables à ces formations se sont multipliés de façon alarmante ces dernières années. Des enquêtes officielles et indépendantes ont fourni des éléments convaincants prouvant que les organisations paramilitaires continuent de bénéficier de l'appui des forces armées.

Les civils vivant dans les zones de combat ont été de plus en plus impliqués contre leur gré dans les hostilités, leur appui et leur collaboration étant exigés aussi bien des mouvements de guérilla que des forces gouvernementales et de leurs alliés paramilitaires. Or, ceux qui accordent leur soutien à l'une ou l'autre des parties belligérantes, même contre leur gré, font souvent l'objet de représailles de la part de l'autre partie. À mesure que les offensives des paramilitaires et de la guérilla s'étendent dans le pays, de plus en plus de civils – pour la plupart de modestes agriculteurs vivant dans des régions rurales retirées – sont contraints de fuir pour échapper à la montée de la violence.

Les déplacements de population : une stratégie délibérée

Dans la grande majorité des cas, le déplacement des populations civiles n'est pas une conséquence fortuite, isolée ou inévitable des opérations anti-insurrectionnelles : il s'agit au contraire d'un outil essentiel dans la stratégie des forces armées pour combattre les groupes d'insurrection. Les zones prises pour cible sont "nettoyées" de la base de soutien réelle ou potentielle des mouvements de guérilla, puis repeuplées avec des paysans favorables aux paramilitaires ou dont des parents sont membres de ces formations.

Dans son rapport annuel de 1992, le procureur général expliquait la stratégie anti-insurrectionnelle des forces armées en ces termes :

« Les organes chargés de la défense et de la sécurité de l'État sont formés pour persécuter un ennemi collectif et considèrent généralement que les victimes font partie intégrante de celui-ci. Dans de très nombreux cas, ils partent du principe qui a prévalu au Salvador, à savoir qu'il faut "enlever l'eau au poisson" – ce qui signifie qu'ils établissent un lien direct entre, par exemple, les syndicats ou les organisations paysannes et les forces de guérilla ; lorsqu'ils mènent des opérations anti-insurrectionnelles, ces sujets passifs ne sont pas identifiés comme des victimes "indépendantes", mais comme faisant partie de l'ennemi. En fait, les forces de sécurité et de défense de l'État violent les droits fondamentaux de sujets passifs et indépendants parce qu'elles commettent l'erreur de les considérer comme l'ennemi ou l'allié de celui-ci ».

Des agriculteurs de la région du Magdalena Medio ont fourni à Amnesty International une description circonstanciée de la collaboration entre les forces paramilitaires et l'armée dans les opérations anti-insurrectionnelles qui ont provoqué des déplacements forcés de population :

« Nous sommes arrivés ici il y a un an. Les paramilitaires faisaient pression sur moi pour que je collabore avec eux : « Travaille avec nous, quitte la région ou meurs ». Mais les rejoindre signifie travailler contre nos voisins. C'est pourquoi nous avons dû partir. Les paramilitaires travaillent avec les militaires. Le 28 décembre 1994, je devais décider si j'allais ou non travailler avec eux. Puis l'armée est arrivée pendant que je travaillais dans les champs. Ils m'ont arrêté et emmené. J'ai passé quatre jours à marcher avec eux, attaché en permanence. Ils m'ont beaucoup battu et m'ont placé une serviette détrempée d'eau salée sur le visage, avec un sac en plastique sur la tête. Mon corps était bleu de coups et j'en porte encore aujourd'hui les cicatrices. Finalement, le lieutenant leur a ordonné de me relâcher. »

De nombreuses personnes déplacées ont décrit un scénario similaire : les paramilitaires arrivent dans un village et convoquent la population locale à des réunions auxquelles assistent souvent des membres des forces armées. Les villageois sont informés qu'il serait dans leur intérêt de collaborer avec l'armée et les paramilitaires. On leur assure que, s'il coopèrent, ils seront protégés contre les représailles de la guérilla. On leur dit également que s'ils refusent de coopérer, ils ont le choix entre quitter le village ou mourir. Un témoin a déclaré à Amnesty International :

« Lorsque les villageois ont refusé de coopérer, ils ont commencé à les insulter, à les frapper et à les chasser... les paramilitaires ont tué une personne pour faire peur aux gens et les forcer à coopérer... si bien que les villageois sont partis parce qu'ils avaient peur, puis les paramilitaires ont amené leurs gens dans le village, tandis qu'ils allaient dans le village voisin. »

Dans son rapport de 1994, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays a indiqué :

« D'après les nombreux témoignages recueillis par le représentant et les discussions qu'il a eues avec de hauts fonctionnaires, ce sont les civils vivant dans les zones d'affrontement qui risquent le plus d'avoir à se déplacer : dans ces zones dites "rouges" (c'est-à-dire sous le contrôle ou l'influence des guérilleros), les forces armées ont souvent recours à des raids aériens, suivis de fouilles sur le terrain, qui obligent souvent la population à partir provisoirement ou définitivement. Souvent, on ne fait plus la distinction entre les guérilleros et les non-combattants. Les forces armées auraient même tué des paysans juste pour pouvoir faire état de victimes de la guérilla[3]. »

Les mouvements de guérilla ont, en certaines occasions, encouragé les communautés à quitter leurs foyers pour se rendre dans les villes de la région afin de protester contre les avancées paramilitaires ou militaires, ou organisé activement ces manifestations. Très souvent, les déplacements massifs organisés par la guérilla se traduisent, pour les manifestants, par des difficultés extrêmes et par de sérieux risques quant à la sécurité de leur retour éventuel. Dans un grand nombre de cas dont Amnesty International a eu connaissance, les responsables de mouvements de protestation de masse ont par la suite été tués ou ont "disparu". Cependant, dans de nombreuses autres occasions où les communautés avaient spontanément fui la persécution, des militaires de haut rang ont accusé les réfugiés de suivre les ordres de la guérilla afin de créer des « difficultés politiques » pour le gouvernement. Or, une telle accusation est souvent le signe avant-coureur d'une nouvelle vague de répression.

D'après le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays[4] :

« Dans ce climat de violations continuelles des droits de l'homme, où sont visés notamment ceux qui sont considérés comme des "rebuts" de la société, les personnes déplacées dans leur pays sont particulièrement exposées aux abus. Souvent, la fuite ne suffit pas à mettre un terme à la persécution. Il a été rapporté au représentant un certain nombre de cas où des personnes déplacées avaient été retrouvées dans leur refuge et tuées. De plus, le déplacement limite l'accès aux instances judiciaires ou autres ainsi que la participation à la vie politique, qui exigent normalement une interaction avec les pouvoirs publics dans la zone d'accueil. »

« Fuir devant la lutte anti-insurrectionnelle et devant la violence en général revient pour les paysans à tout abandonner. Le déplacement les met dans une situation économique et sociale encore pire : comme l'a déclaré un représentant de l'Église, « sur sa terre, le paysan est libre ; à la ville, il devient un mendiant et sa fille se prostitue ; la ville fait de lui un parasite et donc un rebut ».

L'Urabá : une région en guerre

La région la plus sévèrement touchée par l'escalade du conflit armé est l'Urabá, dans le nord-ouest de la Colombie[5], où un cycle complexe de violence a provoqué une crise des droits de l'homme aussi grave que persistante ces dernières années.

Centre du secteur lucratif de la banane en Colombie, l'Urabá est depuis longtemps la cible de combats acharnés qui ont fait des centaines de victimes. Les FARC et l'EPL ont établi une forte présence dans cette région au cours des années 70 et imposé une domination de fait à la fois militaire et politique pendant un certain nombre d'années. À la fin des années 80, la plupart des municipalités de l'Urabá étaient aux mains de maires et de conseils indépendants ou soutenus par les mouvements de gauche.

En 1994, pour réagir à ce qu'ils percevaient comme une menace de prise de pouvoir par les communistes dans cette région revêtant une importance stratégique, certains secteurs de l'économie et représentants des partis politiques traditionnels ayant des intérêts dans cette zone se sont alliés aux forces armées et de sécurité pour lancer l'Operación Retorno ("Opération retour"). Cette offensive conjointe des militaires et des paramilitaires, qui visait à recouvrer le pouvoir militaire et politique dans l'Urabá en combattant et en réprimant les organisations d'opposition aussi bien légales qu'illégales, a entraîné une escalade considérable de la violence politique dans la région. Le cycle de violence qui s'est ensuivi a provoqué un effondrement quasi total de l'ordre public en raison de l'incapacité du gouvernement à contrôler cette région ou à empêcher les organisations paramilitaires et les groupes de guérilla d'attaquer les civils.

La population civile, notamment les communautés indigènes de la région, a été prise entre deux feux durant les affrontements entre les groupes paramilitaires et les organisations de guérilla des FARC et de l'EPL pour contrôler le territoire. Les affrontements entre groupes armés sont rares. Dans la majorité des cas, les forces paramilitaires, les FARC et l'EPL ont dirigé leurs attaques contre les populations civiles qu'elles soupçonnaient de soutenir les groupes armés rivaux. La lutte pour le contrôle de la région s'est soldée chaque année par des centaines de morts parmi les civils ; des dizaines de milliers de personnes ont fui leur foyer pour tenter d'échapper aux attaques des paramilitaires et aux représailles de la guérilla.

Les forces militaires et paramilitaires : une stratégie anti-insurrectionnelle commune

Des informations cohérentes et dignes de foi, reçues de la zone de conflit de l'Urabá, font état des relations constantes entre les forces armées colombiennes et la principale formation paramilitaire opérant dans cette région, les ACCU. En 1996, la confirmation de la complicité entre les forces armées et les paramilitaires est venue d'un officier supérieur de l'armée. Le colonel Carlos Velásquez, commandant en second de la 17e brigade de l'armée basée dans l'Urabá – région de Colombie qui a connu le plus grand nombre de personnes déplacées au cours des dix dernières années –, a accusé le commandant de la brigade, le général Rito Alejo del Rio, d'ignorer délibérément les atteintes aux droits de l'homme commises par les ACCU : « Les paramilitaires ont assassiné des gens et l'armée n'a rien fait pour les protéger ». Comme le ministre de la Défense affirmait que l'armée combattait en fait les paramilitaires, le colonel Velásquez a commenté qu'il s'agissait là de la version officielle des faits, mais que la réalité était plutôt différente. À la suite d'une enquête interne conduite par de hauts responsables de l'armée, le colonel Velásquez a été rayé des cadres pour « insubordination et déloyauté ».

Au mois de décembre 1996, le gouvernement a offert une récompense d'un million de dollars pour toute information qui permettrait de capturer le chef des ACCU, Carlos Castaño, contre lequel ont été décernés plusieurs mandats d'arrêt pour homicide volontaire. Toutefois, rien n'a été fait pour s'assurer que les forces armées et de sécurité remplissaient leurs obligations quant à la capture de Carlos Castaño, qui est toujours en liberté et opère librement dans le nord-ouest de la Colombie.

Le soutien de l'armée aux forces paramilitaires qui opèrent dans le nord-ouest de la Colombie va plus loin que la simple tolérance de leurs exactions. Amnesty International continue de recevoir des informations faisant état d'opérations anti-insurrectionnelles menées conjointement par l'armée et les paramilitaires, au cours desquelles de graves atteintes aux droits fondamentaux ont été commises à l'encontre de civils non combattants.

En mars 1997, des opérations conjointes de l'armée et des paramilitaires dans le nord du département du Chocó et dans le sud de la région de l'Urabá (département d'Antioquia) ont fait plusieurs tués parmi les civils, tandis qu'un grand nombre d'autres non-combattants étaient menacés de mort s'ils ne quittaient pas la région. Le 27 mars, une patrouille militaire forte de 30 hommes est arrivée dans le village de San José de Apartadó (Urabá). Après avoir interrogé les villageois, les soldats sont repartis en menaçant de revenir pour « tuer les informateurs de la guérilla ». Plus tard dans la journée, cette même patrouille a arrêté José David dans la municipalité voisine de La Unión. Le lendemain, ce paysan a été tué et un hélicoptère de l'armée a emmené son corps. Le 28 mars, des soldats sont entrés dans le village de La Unión, pénétrant de force dans les maisons et menaçant les habitants en ces termes : « Nous vous avions dit de partir, mais vous n'en avez pas tenu compte. Juste après nous vont venir ceux qui découpent leurs victimes en petits morceaux ».

Le lendemain, dans la communauté avoisinante de Las Nieves, près de San José, sept personnes ont été abattues par une patrouille regroupant des soldats et des paramilitaires. Au nombre des victimes figuraient Elías Zapata et son frère, Eliodor ; Alberto Valle et Félix Antonio Valle, âgé de 14 ans, membres de la famille des deux frères Zapata qui étaient partis à leur recherche ; et Carlos Torres, qui cherchait Félix Antonio Valle. La mère des frères Zapata a également été prise pour cible alors qu'elle recherchait ses fils, mais elle est parvenue à s'échapper. Les sept corps ont ensuite été revêtus de tenues de camouflage, avec des armes déposées à leurs côtés, et emportés par un hélicoptère de l'armée. Puis, des paramilitaires armés ont menacé les habitants de la région, les prévenant qu'ils avaient cinq jours pour abandonner leurs domiciles, faute de quoi ils seraient tués. Durant les jours qui ont suivi, les patrouilles composées de soldats et de paramilitaires ont tué plusieurs autres personnes dans la région. Des milliers de civils ont pris la fuite en conséquence directe des opérations qui se sont poursuivies dans cette zone pendant plusieurs semaines. Le 10 avril 1997, un groupe paramilitaire a enlevé les frères Gilberto et Miguel Ramírez Giraldo du village d'Altas Arenas, dans la municipalité d'Apartadó. Selon les informations reçues, les paramilitaires se seraient servi des machettes des deux frères pour leur couper les doigts avant de les attacher à des poteaux. Ensuite, ils leur auraient ouvert le ventre et leur auraient assené des coups de machettes sur différentes parties du corps avant de les décapiter.

Le 13 avril, un groupe de paramilitaires armés s'est emparé de José et Jairo Graciano qui attendaient le bus à Apartadó. La semaine précédente, ces deux hommes avaient fui leurs foyers, dans la communauté de Las Nieves, à la suite de l'incursion des paramilitaires. On les a fait monter sur des motocyclettes sous la menace d'une arme ; leurs corps torturés ont été retrouvés un peu plus tard, abandonnés dans une autre partie de la ville. Les homicides ont fait suite aux menaces proférées par les paramilitaires contre les personnes déplacées : « Les personnes déplacées de San José de Apartadó seront traquées et tuées ». Le 21 avril, plusieurs autres villageois ont été assassinés par les forces paramilitaires. Jorge Dominico, dirigeant de la communauté indigène patadó de La Playa (municipalité d'Apartadó), a été appréhendé par des paramilitaires armés. Ils l'ont emmené dans une base paramilitaire située à proximité immédiate d'une base de l'armée colombienne, dans le quartier de Policarpa, à Apartadó. À l'annonce de la capture de leur chef, les membres de la communauté indigène se sont rendus en masse au poste de contrôle et sont parvenus à obtenir sa libération.

Un nouveau type de déplacements massifs – Ríosucio

Selon le scénario traditionnel, les déplacements de population en Colombie concernent de petits groupes de quelques familles ou d'individus. Peu de temps leur est laissé pour préparer un départ organisé dans la dignité. Les villageois rassemblent les possessions qu'ils peuvent porter sur leur dos et marchent souvent pendant des jours à travers des terres inhospitalières pour parvenir au centre urbain le plus proche, dans l'espoir d'y trouver de l'aide. Ils cherchent à rejoindre des parents ou des amis vivant dans des villes voisines ou à atteindre les villes les plus proches, dans lesquelles ils se mêlent à la population locale. Ils laissent derrière eux des villes fantômes ; leurs maisons sont souvent brûlées par l'armée ou par les paramilitaires.

Si les personnes déplacées dans leur propre pays fuient rarement en grand nombre, ces derniers mois ont toutefois été caractérisés par plusieurs exceptions notables. La ville de Ríosucio et les villages alentour, dans le nord du département du Chocó, près de la frontière panaméenne, ont été le centre de déplacements massifs de la population civile depuis le lancement d'une offensive paramilitaire majeure dans cette région, à la fin de l'année 1996.

Ríosucio est située dans une zone de jungle dense, accessible uniquement par voie fluviale, qui a longtemps été sous l'influence des FARC. Cette région est considérée comme étant stratégiquement importante, car ses accès aux deux côtes caraïbe et pacifique ainsi qu'au Panamá facilitent l'importation d'armes et l'exportation de drogues illégales. De plus, le gouvernement colombien a récemment annoncé qu'il avait choisi la région du nord du Chocó – qui était au cœur de l'offensive paramilitaire en 1996 et 1997 – pour la construction d'un canal interocéanique qui pourrait rivaliser en importance avec le canal de Panamá pour le commerce mondial.

Avant de marcher sur Ríosucio, la principale ville de la région, les forces paramilitaires qui ont pénétré dans cette zone ont établi des points de contrôle sur les rivières, confisquant les bateaux des résidants et limitant la quantité de nourriture et d'autres marchandises que ceux-ci étaient autorisés à y faire entrer. Les restrictions en matière d'approvisionnement et de transport ont créé un climat de crainte et de tension au sein de la population civile. Elles ont été rapidement suivies d'une série d'attaques contre des villages isolés, au cours desquelles les dirigeants locaux ont été encerclés puis tués. Les corps des victimes ont souvent été abandonnés sur la place publique pour susciter la terreur de la population. Les premiers massacres de civils par les forces paramilitaires dans cette région ont été bientôt suivis, en guise de représailles, de l'assassinat par les FARC de personnes accusées de collaborer avec les forces paramilitaires qui gagnaient du terrain.

À mesure que les affrontements entre l'armée, ses alliés paramilitaires et les FARC s'intensifiaient dans le nord du Chocó, en novembre 1996, les civils ont fui la région par centaines, en bateau ou à pied, à travers la jungle de Darién, pratiquement impénétrable, afin de chercher refuge au Panamá. Environ 200 réfugiés, dont la plupart étaient des femmes et des enfants, sont parvenus à se frayer un passage à travers la jungle et à traverser la frontière du Panamá uniquement pour être rapatriés contre leur gré par le gouvernement panaméen, en violation flagrante de ses obligations internationales.

Après leur expulsion du Panamá, les réfugiés ont été logés par les autorités colombiennes dans un foyer d'enfants à Apartadó, dans la région de l'Urabá, où ils étaient entassés dans des conditions sanitaires épouvantables. La ville d'Apartadó et les régions rurales environnantes étaient également le théâtre d'une importante violence politique, et au moins un des réfugiés refoulés aurait été tué.

Lors de la première vague de déplacements de population de Ríosucio, de nombreuses personnes se sont rendues dans la ville portuaire de Turbo, dans la région de l'Urabá (département d'Antioquia). Là, elles ont été logées dans des écoles, dans des conditions aussi précaires que déplorables du point de vue sanitaire. Les autorités régionales et nationales qui ont rendu visite aux personnes déplacées les ont invitées à retourner chez elles. Compte tenu du peu d'assistance qui leur était offert et de la menace permanente d'être persécutées par les forces paramilitaires de Turbo, les personnes déplacées de Ríosucio ont commencé à se disperser ; certaines ont même peut-être tenté de rentrer chez elles. Toutefois, leur retour a été de courte durée. En mars 1997, les forces paramilitaires, appuyées par le personnel de la police et de l'armée colombiennes, ont pris la ville de Ríosucio. Au moins huit dirigeants locaux, dont le trésorier du conseil municipal, ont été arrachés à leurs domiciles durant la première nuit de l'attaque et emmenés en bateau par les paramilitaires. On ignore ce qu'ils sont devenus. D'autres ont été tués sans autre forme de procès. La police nationale basée dans cette ville n'a rien fait pour protéger les résidents ni pour affronter les paramilitaires. De fait, des habitants ont relaté qu'après avoir consolidé leur présence en ville, ces derniers ont ouvertement négocié avec la police nationale. Quelques jours plus tard, les guérilleros des FARC ont lancé une contre-offensive sur la ville. Les affrontements, qui ont duré plusieurs heures, ont fait des morts dans les deux camps, y compris au sein de la police. À titre de représailles contre cette opération de la guérilla, l'armée a aussitôt organisé un bombardement aérien de la région.

Un habitant de Ríosucio a raconté :

« Là-bas, dans la jungle, nous avons entendu des coups de feu et vu des avions de petite taille lâcher des bombes qui faisaient des trous énormes dans le sol, tout à proximité des maisons ; des personnes ont été blessées par des éclats d'obus et se sont mises à courir. Voyant les autres courir, nous avons fait de même. Nous n'avons pas eu le temps d'emporter quoi que ce soit. Nous avons pris les bateaux à rames et nous sommes partis sur la rivière Atrato ; nous ne trouvions rien à manger, sauf sur les arbres des berges, et nous buvions l'eau des flaques. »

D'autres habitants ont déclaré que les paramilitaires leur avaient ordonné de quitter la région :

« Ceux d'entre nous qui se trouvaient le plus près de la rivière ont immédiatement commencé à partir, tandis qu'ils avançaient et encerclaient les communautés et forçaient tout le monde à prendre la fuite. »

Au moins 6 000 personnes se sont enfuies à cette occasion. Le périple à travers la jungle vers une sécurité toute relative leur a pris deux semaines, voire plus pour celles qui se dirigeaient vers la ville de Mutatá, dans la région de l'Urabá (département d'Antioquia). D'autres sont parties vers le sud pour Quibdó, capitale du département du Chocó. Au cours de la traversée de la jungle à pied, sept enfants sont mort d'épuisement, de faim ou se sont noyés lors du passage des rivières.

À l'approche de Muratá, les réfugiés ont trouvé des barrages établis par l'armée colombienne pour les empêcher de pénétrer dans la ville. Plusieurs villageaois ont été blessés alors qu'ils tentaient désespérément de se frayer un passage à travers le cordon de l'armée. Celle-ci leur a bloqué la route en prétextant qu'une migration aussi importante en provenance de Ríosucio aurait été programmée et organisée par les FARC pour créer des difficultés aux autorités nationales. Plus de 4 000 villageois ont été dirigés vers des camps improvisés dans la localité de Pavarandó Grande, dans la banlieue de Mutatá.

En dépit des efforts persistants du gouvernement pour les convaincre de retourner dans leurs villages où, leur promettait-on, ils bénéficieraient de la protection des forces armées, les villageois, las et terrifiés, ont refusé pendant plusieurs mois, craignant pour leur sécurité s'ils rentraient chez eux : « Nous ne savons même pas qui est qui parce qu'ils sont tous habillés pareil ». En juin, lors d'une réunion avec les autorités gouvernementales, des représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et le directeur du bureau du Haut Commissaire aux droits de l'homme de l'ONU en Colombie, les personnes déplacées à Pavarandó Grande ont accepté de réintégrer leurs foyers à Ríosucio, à condition que la région soit démilitarisée et que l'ONU les accompagne pour garantir leur sécurité à leur retour. Toutefois, le gouvernement a refusé la démilitarisation de la région.

Plusieurs centaines de personnes qui fuyaient Ríosucio en mars et en avril 1997, n'ayant pu emprunter la rivière, ont choisi de traverser la jungle de Darién pour se rendre au Panamá. Là, elles ont été renvoyés de force en Colombie par les autorités panaméennes agissant en accord avec le gouvernement colombien. Bien que les autorités du Panamá aient accepté, lors d'une rencontre avec des représentants du HCR, de ne pas prendre d'initiative précipitée pour expulser les réfugiés et de faciliter leurs contacts avec le HCR afin que celui-ci puisse juger de leur situation, elles n'ont pas tenu leurs engagements. Trois jours à peine après la réunion avec les représentants du HCR, les autorités panaméennes et colombiennes ont expulsé de force près de 300 réfugiés, dont environ 170 enfants. Les réfugiés refoulés ont été conduits dans un camp temporaire à Cupíca, près de Bahía Solano, sur la côte pacifique du Chocó. À la fin du mois d'avril, un groupe de quelque 200 réfugiés a été interrogé par l'organisation non gouvernementale colombienne Grupo de Apoyo a Organizaciones de Desplazados (GAD, Groupe de soutien aux organisations de personnes déplacées). Tous ont réfuté les affirmations des autorités panaméennes et colombiennes, selon lesquelles ils seraient revenus de leur plein gré dans leur pays, et ont exprimé leur préoccupation quant à leur sécurité future. À la suite de ce rapatriement forcé, le HCR a publié un communiqué de presse indiquant : « Le HCR regrette que les recommandations qu'il a soumises au gouvernement panaméen concernant les droits fondamentaux des réfugiés, lors d'une réunion tenue le 15 avril au ministère de l'Intérieur et de la Justice, n'aient pas été adoptées par celui-ci. Au cours de cette réunion, on nous avait pourtant assuré que le gouvernement s'abstiendrait d'agir avec précipitation. » (traduction non officielle)

En rapatriant de force des centaines de réfugiés colombiens depuis novembre 1996, le gouvernement du Panamá a enfreint la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. De fait, les autorités panaméennes ont expulsé contre leur gré des centaines de réfugiés vers la Colombie, où leur sécurité est gravement menacée, en violation de l'article 33 de cette Convention ; elles ont refusé aux réfugiés le droit de présenter leur cas à une juridiction compétente, en violation de l'article 34 de la Convention ; enfin, en refusant que le HCR puisse entrer en contact avec les réfugiés, le gouvernement du Panamá a violé l'article 35 de cette même Convention, qui dispose que les États contractants doivent faciliter les contacts du HCR avec ces derniers. En mai, le HCR a annoncé que le gouvernement panaméen avait fini par accepter son intervention dans la crise des réfugiés et que des représentants du HCR seraient autorisés à rendre visite aux derniers groupes de réfugiés dans la zone frontalière du département de Darién.

Entre décembre 1996 et février 1997, plus de 10 000 personnes auraient fui leurs foyers dans la région de Ríosucio. La tragédie de Ríosucio s'est reproduite dans une foule d'autres villages retirés, à travers le nord-ouest de la Colombie ainsi que dans d'autres régions du pays.

Les causes des déplacements de population

Il n'est pas possible de donner une description générique des causes des déplacements de population à l'intérieur de la Colombie. Les facteurs entraînant ces mouvements de population sont multiples et leurs raisons peuvent varier d'une région à l'autre. Toutefois, la principale cause de ce phénomène est sans aucun doute le conflit armé. Ce qui pousse les personnes déplacées à s'enfuir, ce sont les menaces, les attaques et les opérations militaires menées sans discrimination par toutes les parties au conflit ; la menace des recrutements forcés ; ou le fait d'être pris dans les feux croisés des forces armées, de leurs alliés paramilitaires et des groupes armés d'opposition. Selon plusieurs études indépendantes, la persécution de la population par les organisations paramilitaires illégales serait la première cause des déplacements : environ 35 p. cent des déplacements internes sont imputés à ces organisations, 17 p. cent aux forces armées et à la police, et 24 p. cent aux groupes armés d'opposition. Dans les autres cas, les personnes déplacées n'ont pas été en mesure d'identifier les responsables de leur fuite.

Les forces paramilitaires

Les organisations paramilitaires soutenues par l'armée ont semé la terreur dans les régions rurales de Colombie depuis plus de quinze ans. Leur stratégie consiste à recourir systématiquement à la terreur, à la violence et à l'intimidation à l'encontre des populations civiles dans les zones où la guérilla est présente, afin de s'assurer le contrôle militaire des territoires en éliminant les appuis réels ou supposés de leurs opposants. Outre l'Urabá, plusieurs autres régions du pays ont été particulièrement touchées par une offensive majeure des paramilitaires au cours des deux dernières années – notamment les départements du Meta, au sud, de Santander, au centre, et du Norte de Santander, de César, de Sucre, de Bolívar, d'Antioquia et du Chocó, au nord et à l'ouest.

À la fin des années 80 et au début des années 90, des organisations paramilitaires bénéficiant du soutien de l'armée ont utilisé une stratégie consistant à perpétrer des massacres généralisés et sans discrimination dans les communautés civiles qu'elles considéraient comme étant – réellement ou potentiellement – favorables à la guérilla. Ces dernières années, cette pratique a cédé la place à une tactique d'assassinats sélectifs, visant en particulier les dirigeants de communautés, et d'assujettissement ou de déplacement du reste de la population. Selon les propres termes d'un commandant de forces paramilitaires : « Il suffit d'éliminer le chef pour que les autres prennent la fuite[6] ». Dans les communautés occupées par les paramilitaires, trois options radicales sont offertes aux civils : coopérer, abandonner leur ferme et quitter la région ou mourir. La coopération n'implique pas seulement qu'ils acceptent le contrôle total de la vie de la communauté par les paramilitaires, mais aussi qu'ils paient des "impôts" destinés à l'équipement et à l'armement de ceux-ci. De nombreux paysans sont contraints de rejoindre les groupes paramilitaires et de les accompagner dans des patrouilles au cours desquelles ils risquent d'être obligés d'assister à des atteintes aux droits fondamentaux de civils non combattants, voire d'en commettre eux-mêmes. Selon les informations reçues, des enfants qui avaient à peine dix ans auraient été "recrutés" pour patrouiller avec des unités paramilitaires.

En novembre 1995, près de 300 familles ont fui les villages de Capitán, d'Astí et d'El Juancho pour Acandí, dans le département du Chocó, après l'attaque d'un groupe paramilitaire sur leurs communautés. Ce groupe était composé d'environ 70 hommes lourdement armés, dont certains portaient des uniformes militaires. Plusieurs d'entre eux ont été identifiés par les habitants de la région comme étant d'anciens guérilleros des FARC passés dans le camp des paramilitaires. Ils étaient chargés d'identifier les collaborateurs de la guérilla au sein de la population locale. Au cours de leur incursion dans cette région, qui a duré toute une journée, les paramilitaires ont capturé puis abattu par balle au moins six paysans qu'ils accusaient de collaborer avec les guérilleros. Plusieurs d'entre eux auraient été torturés avant d'être tués. Dans une lettre adressée au conseiller à la présidence pour les droits de l'homme, des dirigeants locaux ont indiqué :

« Ces personnes ont été tuées avec autant de violence et de barbarie que jadis, quand on torturait les gens pour leur faire avouer un acte de trahison contre le roi. À cause de ces événements, les paysans ont abandonné leurs terres par crainte de voir de tels actes se reproduire contre eux-mêmes ou leur famille. »

Trois jours plus tard, une patrouille de l'armée est arrivée dans les mêmes communautés ; plusieurs des soldats ont été reconnus comme faisant partie du groupe paramilitaire qui s'était rendu responsable des précédents homicides. « En les voyant revenir dans le village, habillés de surcroît avec l'uniforme officiel de l'armée, les habitants ont été pris d'une telle panique que certains ont quitté la commune. »

Les forces paramilitaires ont continué à déplacer des milliers de personnes dans l'Urabá en 1996, au fur et à mesure que la lutte pour le contrôle de la région s'intensifiait. Dans un document adressé aux autorités gouvernementales, les communautés de Puerto Rico (région de l'Urabá) ont expliqué les événements à l'origine du déplacement de nombreux habitants :

« Parfois, l'armée arrivait et nous ne recevions que des menaces... Les groupes paramilitaires ont été créés pour combattre la guérilla, mais ils combattent les paysans et ont menacé de nettoyer la zone de Río León et de ne laisser personne en réchapper, pas même les nourrissons et les enfants en bas âge... Nous répétons que nous sommes des gens sans défense et que les seules armes dont nous disposons sont les haches et les bêches que nous utilisons pour travailler la terre... »

En 1996, la guerre sanglante livrée par les ACCU aux opposants présumés d'extrême gauche s'est étendue bien au-delà de l'Urabá : les départements de Sucre, de Bolívar, du Chocó et de César figuraient parmi les plus durement frappés. Une vague de déplacements internes a fait suite à une offensive paramilitaire menée dans le département de César au cours de l'année. Des centaines de civils ont été tués et un grand nombre de personnes ont "disparu" après avoir été arrêtées par les forces paramilitaires.

Le 26 octobre 1996 à minuit, un groupe de 60 hommes lourdement armés et portant des uniformes militaires est entré dans la communauté de Media Luna, de la municipalité de San Diego, à proximité de la frontière avec le Vénézuéla. Lorsque ce groupe a quitté le village, plusieurs heures plus tard, il avait fait six morts, au nombre desquels figurait un petit garçon de 8 ans, et enlevé sept autres personnes, dont l'une a ensuite été retrouvée morte. Son corps, qui portait des traces de torture, a été découvert aux alentours de Media Luna. La victime avait été émasculée, et on lui avait arraché les yeux et les ongles. Deux autres personnes vivant normalement à Media Luna ont été enlevées la même nuit à Valledupar, chef-lieu du département de César. Lors d'une déclaration sous serment, une habitante du village a affirmé :

« À environ trois heures du matin, une dizaine ou une quinzaine d'hommes lourdement armés et portant des uniformes [militaires] sont arrivés devant ma maison et ont enfoncé la porte à coups de marteau. Alors que nous étions encore sous l'effet de la surprise, ils ont demandé où se trouvait mon fils. Je leur ai répondu qu'il n'était pas là, qu'il voyageait. Lorsque j'ai demandé une explication, ils m'ont dit de ne pas m'inquiéter, qu'il s'agissait d'un ordre de l'Urabá ; et comme ils n'avaient pas trouvé mon fils, ils ont emmené mon mari, en sous-vêtements, sans même lui laisser le temps de s'habiller. Ils ont laissé la maison dans le désordre le plus total ».

Les paramilitaires ont indiqué aux habitants de Media Luna qu'ils avaient une "liste noire" sur laquelle figuraient 200 personnes de la région qu'ils comptaient tuer. Pour empêcher les villageois d'appeler à l'aide, les paramilitaires ont détruit le central téléphonique et laissé des graffitis sur les murs des maisons les identifiant comme des membres des ACCU.

Les Associations communautaires de surveillance rurale (CONVIVIR)

L'expansion et le renforcement des groupes paramilitaires illégaux se sont notoirement accélérés durant l'administration du président Samper, en dépit de ses promesses en vue de démanteler ces formations. En effet, non seulement le gouvernement n'a pas tenu ses engagements quant à l'éradication des organisations paramilitaires, qui sont responsables de la majorité des violations des droits de l'homme, et notamment des déplacements forcés de population, mais certaines décisions politiques adoptées par les autorités ont indubitablement encouragé leur multiplication.

En décembre 1994, le gouvernement colombien a lancé un nouveau Plan Integral de Seguridad Rural (Programme intégré de sécurité rurale), qui prévoyait la création d'Asociaciones Comunitarias de Vigilencia Rural (CONVIVIR, Associations communautaires de surveillance rurale). Ces associations devaient être constituées de civils et opérer essentiellement au niveau local pour fournir des renseignements aux forces de sécurité dans le but, officiellement, de combattre à la fois la guérilla et les organisations paramilitaires. Dans les situations où les forces armées considéraient que c'était « absolument nécessaire », les CONVIVIR pouvaient recevoir des armes. À la fin de l'année 1996, environ 400 groupes CONVIVIR, dont un grand nombre étaient armés, opéraient dans le pays.

Amnesty International a exprimé à plusieurs reprises son inquiétude au gouvernement colombien à l'idée que ces groupes de surveillance civils pourraient être utilisés par des éléments des forces armées et de sécurité pour développer de nouvelles structures paramilitaires dans le but de perpétuer et d'étendre les pratiques anti-insurrectionnelles illégales. Il apparaît de plus en plus clairement que les CONVIVIR opérant dans certaines régions du pays ne sont plus confinées aux tâches de renseignement mais sont devenues des structures offensives qui participent à des opérations conjointes avec l'armée colombienne. De nombreux éléments tendent également à prouver que les CONVIVIR se sont rendues responsables de violations des droits de l'homme à l'encontre des populations civiles, notamment en les forçant à se déplacer.

Plus de 200 paysans originaires des régions rurales proches de Río Blanco, dans le sud du département du Tolima, ont abandonné leurs fermes en septembre 1996, après avoir été menacés et attaqués par le groupe CONVIVIR local, connu sous le nom d'ATSER. Selon les informations reçues, les membres de l'ATSER auraient tué deux petits agriculteurs de la région et diffusé un tract dans lequel ils menaçaient la vie de 60 autres paysans. Les agriculteurs se sont enfuis vers la ville de Río Blanco où, après avoir vécu pendant vingt-cinq jours dans des abris temporaires, ils ont conclu avec les autorités locales et les forces armées un accord leur permettant de retourner chez eux. Selon cet accord, le bataillon Caicedo de l'armée devait déployer des troupes dans la région de Maracaibo jusqu'en février 1997, afin de « garantir la sécurité des paysans et de contrôler les activités de CONVIVIR ». Les personnes impliquées dans les assassinats auraient été arrêtées par l'armée et remises à des auxiliaires de justice. Toutefois, aucune inculpation n'a été prononcée.

De très nombreuses familles originaires des régions rurales autour de Yondó, dans le département d'Antioquia, ont été déplacées lors d'une série d'attaques lancées contre la population locale par des hommes armés se présentant comme des membres d'un bataillon anti-insurrectionnel de l'armée opérant conjointement avec un groupe CONVIVIR. Entre le 29 janvier et le 3 février 1997, un groupe d'une centaine d'hommes lourdement armés et en tenue militaire ont attaqué les villages de San Franciso de Yondó, La Congoja, Puerto Nuevo Ité, El Tamar, El Vietnam, Caño Blanco, Patio Bonito, Sardinata Alta, Porvenir et Barbacoas, à proximité de Yondó, dans l'est du département d'Antioquia. Apparemment, certains de ces hommes portaient sur leur uniforme des insignes les identifiant comme étant des soldats attachés à un bataillon anti-insurrectionnel de l'armée, et d'autres comme des membres de CONVIVIR. Ils sont restés dans la communauté de San Francisco de Yondó pendant deux jours, au cours desquels ils ont arrêté et interrogé environ 25 adultes et 15 enfants, tout en terrorisant la population. Les détenus ont été libérés un peu plus tard et ont pris la fuite. Au moins l'un d'entre eux aurait été torturé.

Quelques jours seulement avant cette attaque, les habitants de Yondó avaient déposé une plainte auprès du ministre de l'Intérieur au sujet des activités des paramilitaires dans la commune. L'absence de mesures de la part des autorités pour protéger la population civile de cette région, en dépit du fait qu'elles avaient été averties de la présence des paramilitaires, constitue une négligence grave. Si elles avaient tenu compte des informations qu'on leur avait fournies, les homicides, les "disparitions" et le déplacement de civils innocents auraient pu être évités.

Les groupes armés d'opposition

« La guérilla vous donne cinq jours pour partir, tandis que les paramilitaires ordonnent "Partez, partez immédiatement !" Mais en fin de compte, cela revient au même, dans tous les cas, il faut partir... »

En mai 1996, des membres des FARC ont arrêté un autocar dans le village d'Osorio, près de Batatá, dans la région de l'Urabá. Après avoir tué le chauffeur et l'un des passagers, ils ont mis le feu au véhicule. Peu après, ils ont réuni les paysans de la région pour les avertir qu'ils s'apprêtaient à lancer une offensive contre l'armée et les forces paramilitaires et que, pour ce faire, ils devaient "vider" la région. La rumeur des menaces de la guérilla s'est répandue dans la région comme une traînée de poudre, provoquant la fuite d'environ 2 000 paysans vers la ville de Batatá. Ces personnes déplacées ont tout de même eu de la chance : elles ont pu réintégrer leurs foyers quelques semaines plus tard. Toutefois, elles continuent de vivre dans une incertitude permanente quant à leur avenir.

L'évacuation des civils de certaines zones pour préparer des attaques militaires n'est pas la seule cause des déplacements de population imputables aux forces de guérilla. Les civils accusés de collaborer avec l'armée ou avec ses alliés paramilitaires se voient souvent ordonner de quitter la région sous peine de mort. Dans de nombreux cas, ces menaces sont suivies de l'exécution de ceux qui n'ont pas voulu ou n'ont pas pu partir. Les familles abandonnent également leurs foyers pour éviter la conscription forcée de leurs enfants – des deux sexes – par les organisations de guérilla. Cette pratique est monnaie courante dans les zones contrôlées par les guérilleros, qui exigent de chaque famille de plus d'un enfant qu'elle fournisse un "volontaire", parfois âgé de treize ans à peine. Le recrutement des enfants de moins de quinze ans constitue une violation flagrante du droit international humanitaire. En effet, le Protocole II aux Conventions de Genève, auquel la Colombie est partie, interdit tant aux gouvernements qu'aux groupes armés d'opposition d'enrôler des enfants âgés de moins de quinze ans dans les forces armées ou de leur permettre de participer aux hostilités.

D'autres attaques de la guérilla ont apparemment été conduites à titre de représailles contre certaines communautés, en raison de leur soutien et de leur collaboration présumés avec les forces paramilitaires. En mai 1996, 16 personnes ont été tuées dans les villages de Pueblo Bello et d'Alto de Mulatos (municipalité de Turbo, région de l'Urabá), au cours d'une attaque des FARC. Les victimes ont été arrachées à leur lit, ligotées puis frappées à mort à l'aide de machettes ou abattues par balle ; ensuite, les guérilleros ont mis le feu à leurs maisons. Selon les informations reçues, il s'agissait de parents de membres des ACCU qui avaient été relogés à Pueblo Alto ou à Alto de Mulatos après le déplacement des habitants d'origine, à la suite d'attaques répétées des paramilitaires qui avaient fait de nombreux morts et "disparus" parmi les villageois. Beaucoup de survivants avaient pris la fuite après ces attaques. L'un d'entre eux, qui était resté sur place, a déclaré à un journaliste du quotidien El Colombiano[7] :

« Ils sont tous partis. Certains sont allés à Montería, d'autres à Apartadó. D'autres encore sont partis pour Cartagena, Dabeiba ou Medellín. Je suis le seul à être resté, avec ma famille... Les guérilleros sont venus au mois de mai et nous ont dit que nous devions partir. Ils n'ont pas expliqué pourquoi. Mais naturellement, on le comprend : une semaine auparavant, ils étaient venus dans le village et avaient ouvert le feu. Cela a été un véritable feu d'artifice. Ils ont tué sept personnes, presque tous des paramilitaires... J'ai aussi été blessé. Un fragment de balle qui avait touché le comptoir est resté dans mon corps. Mais je suis toujours là... C'était un village agréable. Tout le monde faisait la fête, buvait de l'eau de vie. Auparavant, nous produisions tout sur place : du maïs, du riz, en quantité ! Mais avec l'attaque de la guérilla et l'avertissement qui a suivi, tout le monde est parti en emportant ce qu'il avait... La ville était et est toujours contrôlée par les paramilitaires. C'est la raison pour laquelle la guérilla l'a attaquée ».

Les forces de guérilla ont également pris des mesures de représailles contre des civils qui avaient été contraints, par des menaces de mort, de collaborer avec les militaires dans des opérations anti-insurrectionnelles. Une colombienne a expliqué :

« La raison pour laquelle je suis partie, c'est que les guérilleros ont pris la maison de mon fils en novembre [1995] et y ont passé la journée. À 17 heures, l'armée est arrivée dans la maison et a emmené mon fils... Ils l'ont conduit dans la jungle et dans les montagnes. Ils sont revenus la nuit. Puis, les militaires nous ont dit de partir. Ils ont déclaré : « Vous devez partir parce que les guérilleros viendront vous chercher ». Tous les villageois sont partis, aucun n'est resté. Tout ce que nous avons pu emporter, ce sont quatre jeunes poulets. Nous avons laissé tout le reste. Nous avons abandonné un cheval et deux mules. »

Deux mois plus tard, son mari est revenu pour la moisson. Il a été tué par les FARC à titre de représailles, parce que son fils avait servi de guide à l'armée qui recherchait les guérilleros. « Il est mort pour mon fils, parce que comme ils n'arrivaient pas à trouver mon fils, c'est mon mari qui a payé ».

Les violences liées à la terre

La lutte pour la possession des terres ou des ressources naturelles compte également parmi les principales causes des déplacements de population. En Colombie, les richesses et les terres sont concentrées dans les mains d'une proportion extrêmement réduite de la population, dont les intérêts ont été protégés par les gouvernements successifs. Ainsi, l'évacuation des petits paysans pauvres – perçus comme constituant la base du soutien de la guérilla – est considérée comme un préalable à l'établissement des conditions de sécurité nécessaires pour permettre l'acquisition de terres ou l'exploitation de ressources naturelles. Par conséquent, il existe une convergence très claire entre la stratégie anti-insurrectionnelle des forces armées et les intérêts des secteurs puissants de l'économie. Cet intérêt commun à "nettoyer" certaines zones du pays a conduit les propriétaires terriens potentiels à apporter une aide économique aux organisations paramilitaires, qui sont ensuite employées à évacuer les terres pour eux.

De nombreux paysans, probablement la grande majorité d'entre eux, ne détiennent aucun titre de propriété légal sur les terres qu'ils occupent parfois depuis des années. À l'origine, les terres ont été acquises durant un processus de colonisation, et leur propriété définie par l'occupation. Lorsque les agriculteurs abandonnent leurs terres, ils perdent tout droit de propriété légal et ne peuvent donc pas y retourner. Les nouveaux propriétaires fonciers profitent alors des longues années de travaux de déforestation et de culture des terres.

Les rares agriculteurs qui détiennent des titres de propriété légaux n'ont pas recours aux procédures judiciaires qui leur permettraient de regagner leurs terres ou de réclamer une compensation de l'État. En 1992, avec l'aide de la Commission intercongrégations justice et paix colombienne, un groupe de 14 familles d'agriculteurs, déplacées de force par des formations paramilitaires vers la ville de Carmen de Chucurí, dans la région centrale du Magdalena Medio, a tenté de demander réparation à l'État via le système judiciaire. L'action intentée en justice détaillait la longue histoire des persécutions infligées à la communauté de paysans après que l'armée eut établit des groupes paramilitaires dans la région, au milieu des années 80. Elle décrivait notamment de nombreux cas de torture, de "disparition" et d'homicides. Les plaignants ont abandonné leur foyers en 1991, lorsque les paramilitaires ont établi des camps sur leurs propriétés et exigé qu'ils collaborent activement en payant des "impôts" et en participant à des opérations de "patrouillage". Toutes les plaintes ont été rejetées par les tribunaux au motif que les plaignants n'avaient pas démontré la responsabilité de l'État.

Très souvent, les causes précises des déplacements internes sont difficiles à déterminer. Des populations civiles présumées favorables à la guérilla peuvent servir de prétexte à l'évacuation de vastes zones de terres convoitées. Les forces paramilitaires renforcent alors leur contrôle sur ces terres, puis les vendent à des prix gonflés aux grands propriétaires terriens ou les conservent pour leur propre profit. Les civils qui sont autorisés à rester sur ces terres doivent coopérer pleinement avec les paramilitaires, et deviennent ainsi des cibles potentielles pour la guérilla.

La stratégie des déplacements forcés a provoqué une "réforme agraire" de fait, dont la principale caractéristique est la forte concentration des terres entre les mains de grands propriétaires fonciers qui, dans de nombreux cas, sont liés aux organisations de trafic de drogue.

Le drame prolongé de la persécution de centaines d'agriculteurs du domaine agricole de Bellacruz, dans le nord de la Colombie, illustre clairement la convergence d'intérêts entre la stratégie anti-insurrectionnelle et la propriété des terres, ainsi que le manquement abject du gouvernement à son engagement de mettre fin aux exactions des paramilitaires.

Entre février et mars 1996, plus de 280 familles (soit près de 2 000 personnes) ont été expulsées de force du domaine agricole de Bellacruz, dans le département de César (nord-est de la Colombie), par un groupe paramilitaire agissant pour le compte de la famille qui revendiquait la propriété de ces terres, avec la complicité des forces armées colombiennes. Les maisons des paysans ont été brûlées et des tortures ont été infligées à nombre d'entre eux lors de cette opération. Ni les policiers ni les militaires basés dans le domaine ou dans son voisinage ne sont intervenus pour s'opposer à ces exactions et arrêter les responsables. Un villageois a relaté les faits :

« Le 14 février à huit heures du soir, un groupe paramilitaire lourdement armé est venu dans chaque ferme, a enfoncé les portes à coups de pied et nous a forcés à sortir en nous brutalisant. Ils se sont emparés de notre argent, de nos appareils électriques et de nos ustensiles ménagers puis ont mis le feu à nos maisons. Ils ont frappé les adultes et les enfants à coups de bâton, de crosse de fusil et de rejos (fouet à nœuds) ; ils ont coupé les cheveux avec des machettes à tous ceux qui les avaient longs. Ils ont détruit les écoles en y mettant le feu, avec leur mobilier et le matériel pédagogique.

« Ils nous ont injuriés et nous ont contraints à leur montrer les personnes dont les noms figuraient sur une liste qu'ils possédaient, et qui étaient nos chefs et nos représentants. Ils nous ont donné cinq jours pour quitter les lieux en nous disant que nous devions nous éloigner à une distance d'au moins 100 kilomètres, faute de quoi ils ne répondraient pas de nos vies. »

Les opérations paramilitaires pour expulser les paysans des terres qu'ils occupaient depuis plus de dix ans se sont poursuivies pendant plusieurs semaines. D'après le témoignage de certains agriculteurs, des militaires auraient assisté aux attaques et certains soldats auraient ensuite été reconnus comme faisant partie du groupe paramilitaire. Même les familles qui détenaient un titre de propriété légal sur les terres d'une partie du domaine de Bellacruz ont été expulsées avec violence. Contraintes d'abandonner leurs terres et leurs foyers, les familles se sont enfuies vers les villes voisines.

Au moins 30 paysans ont été tués ou ont "disparu" dans les mois qui ont suivi leur expulsion, et les paramilitaires ont continué à menacer de mort les familles sans foyer qui tenteraient de revenir chez elles. Ils ont même menacé de pourchasser et de tuer les paysans expulsés partout où ils se trouveraient dans le pays, les accusant d'être des "collaborateurs de la guérilla", et de les punir pour avoir fait connaître cette affaire, tant au plan national qu'international. En dépit d'une série d'engagements formels, de la part du gouvernement, pour garantir le retour en toute sécurité des familles expulsées, aucune mesure n'a été prise par les autorités pour évacuer les paramilitaires de l'hacienda Bellacruz. Des mandats d'arrêt ont été décernés à l'encontre de 27 paramilitaires pour atteintes graves aux droits de l'homme, mais seulement deux d'entre eux ont été arrêtés. Les chefs militaires, tant au niveau régional que national, ont non seulement refusé ouvertement d'exécuter les instructions gouvernementales leur enjoignant d'affronter les paramilitaires, mais ils ont accusé les organisations sociales et des droits de l'homme du pays apportant leur soutien aux familles déplacées d'être des "collaborateurs de la guérilla".

Le domaine de Bellacruz est situé dans le sud du département de César, une région de terres fertiles, propres à l'élevage et aux cultures destinées à l'exportation, y compris aux cultures illicites comme la coca et la marijuana. Les grands propriétaires, les éleveurs et les trafiquants de drogue cherchent à étendre et à consolider leurs exploitations, d'où un processus de concentration des terres. Cette situation, à laquelle s'ajoute une forte présence et une intense activité de la guérilla, a entraîné une militarisation croissante de la région.

Le domaine de Bellacruz est non seulement situé dans une zone de terres agricoles de choix et riches en ressources, mais elle se trouve également au cœur d'une zone militaire révêtant une importance stratégique. La forte présence de la guérilla dans le département de César a contribué au déclin économique des grandes propriétés terriennes de la région. Ces dernières années, la menace des enlèvements et des extorsions de fonds par la guérilla a vivement découragé les gros investissements, et de puissants groupes économiques se sont retirés de la région. Depuis peu, cependant, la création de forces paramilitaires soutenues par l'armée a permis à de grands propriétaires terriens d'étendre et de consolider leurs propriétés et a contribué à réduire les risques d'enlèvement et d'extorsion de fonds par la guérilla.

Les activités paramilitaires ont ainsi fait monter en flèche les prix des terres et favorisé les investissements agricoles dans la région. Cette évolution, à son tour, a renforcé la tentation de certains propriétaires terriens potentiels de recourir aux forces paramilitaires pour expulser les petits paysans des terres, sous prétexte qu'il s'agirait de collaborateurs ou de partisans de la guérilla. En taxant d'éléments subversifs tous ceux qui osent défier les intérêts des puissants groupes économiques – militants politiques, défenseurs des droits de l'homme, petits agriculteurs des zones de conflit ou personnes contestant les droits de propriété – puis, en les prenant pour cibles et en leur faisant subir des atteintes à leurs droits fondamentaux, les grands propriétaires terriens peuvent protéger et renforcer leurs intérêts.

Compte tenu de l'absence de garanties pour leur sécurité si elles tentaient de retourner au domaine de Bellacruz, de nombreuses familles déplacées ont accepté d'être relogées, avec l'aide du gouvernement, dans une autre région du pays. Toutefois, le projet de reloger plus de 100 familles dans le département central de Cundinamarca a été contrecarré par le gouverneur, qui a refusé les familles déplacées pour le motif qu'elles étaient des "sympathisants de la guérilla" qui amèneraient le conflit avec elles. Finalement, environ 150 familles de Bellacruz ont été réinstallées en décembre 1996 sur des terres achetées par le gouvernement dans le département du Tolima, dans le centre de la Colombie.

En mai 1997, la Cour constitutionnelle colombienne a ordonné aux autorités de Cundinamarca, et notamment au gouverneur qui s'était opposé au projet du gouvernement de reloger les familles déplacées dans ce département ainsi qu'aux 115 maires de ce dernier, de suivre une formation intensive sur les droits de l'homme. Cette décision de la Cour se fondait sur une action en tutela[8] intentée contre le gouverneur par les familles déplacées, qui affirmaient que celui-ci avait violé leurs droits à la dignité et la liberté de mouvement. En outre, la Cour constitutionnelle a ordonné au gouverneur, à l'avenir, de « s'abstenir de faire des déclarations publiques de nature à compromettre la protection qui devrait être offerte aux personnes déplacées par la violence ».

En mai 1997, soit quinze mois après leur expulsion, 70 familles de Bellacruz restaient sans foyer, malgré les promesses répétées du gouvernement de résoudre leur situation.

Les victimes de déplacements internes

Les femmes

« Tout ce que je veux, c'est qu'ils me disent si mon mari est mort ou vivant, qu'ils me mènent auprès de lui. J'ai cinq enfants et je suis une femme seule. Je serais tellement reconnaissante s'ils pouvaient juste me dire s'il est mort ou vivant... »

Des dizaines de milliers de paysannes, dont un grand nombre ont récemment perdu leur mari, ont été contraintes de fuir leurs foyers avec leurs enfants, d'abandonner leurs moyens de subsistance et leurs possessions pour trouver un refuge précaire dans les bidonvilles à la périphérie des villes. Là, ces femmes, mais surtout leurs enfants, risquent d'être attaquées par les "escadrons de la mort" ou forcées de sombrer dans une vie de délinquance, voire de prostitution, pour survivre.

Bien que les femmes ne soient généralement pas impliquées directement dans les hostilités, elles sont les plus touchées par le traumatisme des déplacements. Le rapport de 1994 de la Conférence épiscopale colombienne a montré que 58 p. cent des personnes déplacées sont des femmes. La majorité d'entre elles sont le soutien de famille et ont fui les zones rurales touchées par le conflit armé.

« Le 28 mai 1995, à 4 heures du matin, nous avons été réveillés par de violents coups à la porte. Ils nous ont crié d'ouvrir, ce que j'ai fait. C'était un groupe d'hommes armés, comme des paramilitaires. Terrifiés, mes cinq enfants et moi-même nous sommes jetés au sol. Ils voulaient mon mari et, après l'avoir trouvé, ils l'ont ligoté et emmené. Je me suis jetée sur lui. Je voulais le protéger et j'ai supplié les hommes de ne pas le tuer. Pour toute réponse, il m'ont frappée devant mes enfants. Ils ont battu mon mari, puis l'ont emmené. Je suis allée à la police pour demander où il se trouvait, mais on m'a dit que c'étaient les paramilitaires. Je me suis rendue à la base militaire, où j'ai parlé à un capitaine de l'armée. Je lui ai demandé de m'aider à retrouver mon mari qui avait été enlevé. Il m'a dit qu'il ne savait rien, mais m'a demandé si je voulais qu'il arrange un entretien avec le commandant de la base paramilitaire voisine.

« Je leur ai parlé et leur ai dit que mon mari n'avait rien à voir avec les guérilleros, que nous étions mariés depuis vingt ans et que c'était un homme bon, qui n'était mêlé à rien. Un peu plus tard, un jeune paramilitaire, fils d'un ami de la famille, m'a confié qu'il avait vu mon mari : « Les paramilitaires ont pris ton mari pour se venger. Ils ont fait pression sur lui pour qu'il coopère ». J'ai déménagé avec mes cinq enfants à Montería, où nous vivons avec une autre famille de personnes déplacées de notre village. Après pratiquement quatre mois passés ici, je suis toujours sans nouvelles de mon mari. Est-il encore en vie ? »

Témoignage de l'une des milliers de femmes qui ont fui leur domicile ou leur ferme en quête de sécurité pour elles-mêmes et pour leurs familles.

D'après une étude du ministère de l'Agriculture et du Développement rural en date de 1996, environ 245 000 femmes ont été déplacées de leurs foyers à la campagne au cours des dix dernières années. Dans 39 000 cas, leur mari ou l'un de leurs fils avait été tué. Dans son rapport de 1994, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays a indiqué : « Les femmes, en tant que mères, souffrent particulièrement de la violence et de la situation socio-économique défavorable qui règne dans les zones d'accueil. Le représentant a jugé particulièrement préoccupant le cas d'un grand nombre de veuves[9] »

Une femme déplacée de son domicile de l'Urabá, dans le département d'Antioquia, a déclaré : « Je suis venue dans ce quartier parce que le 19 novembre [1994], des hommes portant un uniforme semblable à celui de l'armée sont venus dans notre petite propriété. Ils ont posé des questions à mon mari, puis l'ont frappé, ligoté et emmené. Ma fille pleurait désespérément et leur hurlait de ne pas tuer son père. C'est aussi bien que nous ayons été seules toutes les deux à la maison avec le bébé et que mes autres enfants n'aient pas assisté à cette scène... Le lendemain, je l'ai retrouvé mort, à environ 3 heures de marche de la maison. »

Une autre femme qui a été obligée d'abandonner son foyer a raconté :

« Ils m'ont dit que je ne pouvais pas rester dans la maison, que je devais quitter mon domicile. Ils m'ont dit : « Vous devez partir d'ici » et, croyant qu'ils allaient mettre le feu à la maison, j'ai dit : « Mes enfants sont dans la chambre ». Ils ont ajouté : « Non, vous ne pouvez pas rester ici. Vous n'habitez plus ici ». Si bien que j'ai dû rassembler mes affaires et aller dans la maison d'un voisin ».

Les personnes déplacées doivent repartir à zéro dans leur zone d'accueil, ayant perdu leur foyer, leurs possessions, leurs moyens d'existence et, bien souvent, le principal soutien de famille. Une femme déplacée se trouve confrontée à un vide social et culturel ; elle doit faire face non seulement à l'insécurité, mais aussi à la perte d'identité. Sa terre, sa maison, sa communauté, ses amis, sa famille et son rôle traditionnel au sein de la communauté et de la famille ont disparu. En termes d'identité personnelle et sociale, le déplacement vers les centres urbains peut être à l'origine d'un stress intense et de troubles psychiques. La pression que subissent les personnes déplacées entraîne souvent la rupture de leurs relations ; nombreux sont les hommes qui quittent leur famille, laissant aux femmes assumer un nouveau rôle de chef de famille.

« Le processus de déplacement débute avec la répression. Ils commencent par vous accuser et vous menacer... Il y avait constamment des incursions dans la région où nous vivions. Peu à peu, les familles se sont mises à partir, à mesure que la pression sur la population se faisait plus forte. Nous ne savons pas ce que sont devenus ceux qui sont restés... Nos vies sont très différentes... Au pays, nous n'avions pas de souci à nous faire pour le travail, nous travaillions tous à la ferme et avions tout le nécessaire. Les hommes travaillaient la terre et les femmes les aidaient. Nous faisions les travaux domestiques, nous occupions des enfants et aidions les hommes dans leur tâche ; nous nous occupions aussi des animaux. À la vérité, les choses n'allaient pas si mal. Si nous avions besoin de quoi que ce soit, nous pouvions vendre ou tuer un animal. Nous avions toujours assez pour survivre. Ici, c'est différent. Il faut de l'argent pour tout ; c'est très difficile d'obtenir un travail et les hommes n'en trouvent pas. Les femmes ne peuvent pas aller travailler à l'extérieur – il faut qu'elles s'occupent des enfants. Elles sont bloquées à la maison et si elles doivent parfois sortir pour travailler, il faut qu'elles laissent la maison et les enfants. [Mais] l'un des avantages à être ici, c'est que l'on se sent plus calme, on se sent moins persécuté[10]. »

Les enfants

Environ 75 p. cent des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays ont moins de 25 ans. Plusieurs milliers d'entre elles sont devenues le soutien de famille en raison du décès de l'un de leurs parents, voire des deux. Un jeune garçon a décrit l'attaque, en 1995, de son domicile dans l'Urabá par des hommes armés qui se sont identifiés comme étant des militaires, attaque qui l'a laissé orphelin et sans foyer :

« Ils m'ont attrapé et m'ont projeté au sol. Papa aussi. Puis, ils nous ont fait mettre debout et nous ont attachés. Je leur ai dit que c'était mon papa et qu'ils ne devaient pas lui faire de mal, ni à moi, car j'avais beaucoup de jeunes frères et sœurs et s'ils tuaient mon papa, je resterais tout seul pour m'en occuper. Ils m'ont dit de rentrer chez moi et je suis parti immédiatement à la maison. Ils ont tué mon papa peu après. »

En même temps que son impact du point de vue émotionnel, le déplacement brise souvent le noyau familial et rompt des liens importants avec la communauté sociale et culturelle. Non seulement il prive les personnes déplacées des moyens de faire vivre leurs familles, mais il restreint considérablement la possibilité des enfants d'être scolarisés et de bénéficier de soins de santé. En mai 1997, quatre enfants sont morts en l'espace de deux semaines dans le camp de Pavarandó Grande, dans la région de l'Urabá, où plus de 4 000 personnes étaient entassées dans des conditions d'hygiène désastreuses. Au cours d'une déclaration, le conseiller à la présidence pour les personnes déplacées a indiqué que, d'après les rapports médicaux, « dans tous les cas, les enfants sont arrivés de leur lieu d'origine dans un état de malnutrition chronique. Des soins immédiats étaient nécessaires, mais les familles ont décidé de soigner les enfants... selon leurs croyances, leurs traditions et leur culture... ce qui a empêché ceux-ci de recevoir rapidement les soins des équipes médicales présentes dans les camps ».

Les communautés indigènes prises entre deux feux

Une vague d'homicides visant les membres de la communauté indigène zenú d'El Volao, près de Necoclí, dans l'Urabá (département d'Antioquia), a culminé avec l'assassinat de leur dirigeant, José Elias Suárez, en mars 1995. Cette disparition a entraîné l'exode de la quasi-totalité de cette communauté de 700 personnes de leurs terres. José Elias Suárez avait été enlevé de son domicile par des guérilleros de l'EPL, puis attaché à un arbre non loin de là et frappé à mort à coups de machettes.

Le décès de José Elias Suárez a marqué la fin d'une longue série d'assassinats de membres de la communauté, depuis le lancement, en 1994, par les ACCU, d'une offensive paramilitaire visant à "reprendre" l'Urabá aux organisations de guérilla. L'une des caractéristiques du conflit dans l'Urabá, comme dans d'autres régions du pays, est que les affrontements entre groupes armés sont extrêmement rares. Dans la majorité des cas, les forces paramilitaires et les guérilleros ont dirigé leurs attaques contre des groupes de la population civile qu'ils considéraient comme favorables aux formations armées rivales. Accusant les Zenú d'El Volao de collaborer avec l'ennemi, les ACCU et l'EPL ont commencé à assassiner plusieurs membres de cette communauté. La communauté d'El Volao a protesté en disant qu'elle n'avait aucune préférence politique pour l'un ou l'autre des belligérants, mais qu'il lui était impossible de refuser de la nourriture et le droit de passage sur ses terres aux groupes armés qui les exigeaient.

« Les communautés zenú subissent une forte pression parce les forces armées, les paramilitaires et les guérilleros nous traitent d'informateurs... Ils ne connaissent pas la politique indigène ni nos coutumes, qui ne font aucune place à la violence ; ce que nous voulons, c'est tout simplement qu'ils nous permettent de vivre, de mourir de vieillesse... Ce sont les guérilleros qui nous harcèlent le plus. Nous sommes victimes de tous les groupes ».

Au lieu de se disperser calmement dans d'autres communautés indigènes, les Zenú d'El Volao se sont rendus à Necoclí pour demander aux autorités d'intervenir. C'est l'une des rares occasions où le retour en toute sécurité d'une communauté de personnes déplacées a été négocié avec succès. Après avoir campé des semaines durant dans un parc de Necoclí, les Zenú ont reçu l'assurance du gouvernement et des parties au conflit qu'ils pourraient rentrer en toute sécurité à El Volao et voir reconnaître leur neutralité. Dans une lettre adressée aux Zenú en août 1995, Francisco Caraballo, commandant de l'EPL, écrivait :

« L'Armée populaire de libération s'engage inconditionnellement à respecter et à aider la décision volontaire des personnes déracinées originaires de cette région de retourner sur les terres dont elles sont propriétaires ou qui constituent leur lieu de travail. Cette décision se fonde sur la position formelle de l'EPL de respecter la vie et la dignité des personnes ».

Pour sa part, le chef des ACCU a déclaré :

« Nous tenons à informer les membres de la communauté d'El Volao que nous sommes heureux qu'ils veuillent retourner sur leurs terres. Nous garantissons que nous les respecterons et que nous leur permettrons de vivre en paix. »

Toutefois, l'avenir à long terme de la communauté zenú dans l'Urabá est loin d'être assuré. Les ACCU établissent leur contrôle territorial dans toutes les zones environnantes, encerclant et isolant la communauté indigène dans une région contrôlée par les forces paramilitaires. Même si la région de l'Urabá est fortement militarisée (trois brigades sont stationnées dans cette zone), les forces armées et de sécurité prennent peu de mesures, voire aucune, pour protéger la population civile ou pour combattre les formations paramilitaires et les groupes armés d'opposition. Ainsi, selon des informations concordantes, l'armée régulière non seulement tolère les activités des paramilitaires dans la région mais les a, en de nombreuses occasions, directement soutenues et a participé à des opérations conjointes avec ces derniers.

En mai 1996, l'Organización Indigena de Antioquia (OIA, Organisation indigène d'Antioquia) a fait une déclaration au nom des communautés embera, zenú, tule et chami vivant dans le département d'Antioquia :

« Nous, les Embera, les Zenú, les Tule et les Chami, soit 16 000 indigènes vivant dans 25 municipalités, dont toutes celles de l'Urabá et certaines situées dans l'ouest du département, assaillis par une vague de violence et de mort comparable uniquement à celle vécue par nos ancêtres durant la conquête espagnole, et harcelés par les différents groupes armés qui traversent nos territoires, occupent nos foyers et exigent que nous participions en apportant notre soutien à l'une ou l'autre des parties au conflit, n'avons d'autre choix que de déclarer... la neutralité des communautés indigènes dans le conflit armé et par rapport aux différentes parties belligérantes. Cela signifie que nous n'acceptons le recrutement par aucune des forces armées – qu'il s'agisse de la guérilla, des groupes [paramilitaires] d'autodéfense ou de l'armée. Cela signifie que nous ne jouerons le rôle d'informateurs pour aucun des belligérants, pas plus que nous ne leur servirons de guides, de porteurs ou de gardes. »

Cette déclaration de neutralité visait à exhorter les parties belligérantes à décréter un cessez-le-feu et à ouvrir des négociations pour mettre fin au conflit. Toutefois, elle n'a pas permis d'épargner les communautés indigènes de l'Urabá, qui ont été victimes de nouvelles atteintes à leurs droits fondamentaux : au cours des trois derniers mois de 1996, au moins 15 indigènes ont été tués par les ACCU.

Dans toute la Colombie, des communautés indigènes ont été déplacées par le conflit armé. En mars 1996, le Consejo Regional Indigena del Tolima (CRIT, Conseil régional indigène du Tolima) a critiqué publiquement le déplacement de plusieurs familles indigènes à la suite du meurtre de leurs dirigeants, du harcèlement de l'armée, des opérations paramilitaires et des attaques de la guérilla. Selon le CRIT, une centaine de personnes ont abandonné la communauté de Vuelta del Rio, dans la municipalité d'Ortega, pour fuir vers la capitale de la région, Ibagué. En mai 1996, plus de 2 000 indigènes originaires de 20 communautés environnant les villes de Nutibara et de Murri, dans la municipalité de Frontino (département d'Antioquia), ont fui les assauts des paramilitaires dans cette région.

L'inaction du gouvernement

« Les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays restent sur leur territoire national, ce qui signifie que c'est à leur propre gouvernement qu'incombe essentiellement la responsabilité de répondre à leurs besoins de protection et d'assistance[11] » (traduction non officielle)

Au cours des années 80 et au début des années 90, les gouvernements qui se sont succédés en Colombie ont tenté d'ignorer la montée de la crise, voire de nier l'existence de vagues toujours plus importantes de personnes déplacées dans le pays. Néanmoins, en septembre 1994, un mois après son entrée en fonction, le président Ernesto Samper a commencé à reconnaître la gravité de ce problème et à admettre la responsabilité de l'État[12] :

« Le gouvernement national admet l'existence du phénomène des déplacements forcés de population à l'intérieur du pays résultant de la violence politique. Ce problème n'a pas été suffisamment étudié et nous manquons d'estimations fiables quant à son ampleur. Il existe divers facteurs de causalité, notamment les opérations de la guérilla. Toutefois, il est clair que la responsabilité de l'État est engagée face au phénomène des déplacements forcés. »

Dans le même document, le président Samper soulignait les mesures que son gouvernement comptait adopter pour résoudre ce problème ; il s'agissait, notamment, de mettre en place des programmes d'aide d'urgence, de promouvoir et de financer des projets productifs, de créer des emplois, de satisfaire aux besoins essentiels des populations déplacées et d'élaborer sans délai des normes légales permettant aux paysans déplacés de bénéficier de mesures de réforme agraire. Toutefois, près de trois ans plus tard, peu de progrès ont été accomplis en vue de satisfaire les besoins immédiats des personnes déplacées et encore moins de supprimer les causes des déplacements internes.

En septembre 1995, le gouvernement a annoncé un programme d'action pour les personnes déplacées à l'intérieur du pays. Ce programme, intitulé Programa Nacional de Atención a la Población Desplazada por la Violencia (Programme national d'assistance à la population déplacée par la violence)[13], se divisait en quatre principaux champs d'action :

prévention : établissement d'un système d'information et d'alerte précoce afin de détecter les situations à risque ;

assistance immédiate ;

consolidation et stabilisation de la situation socio-économique ;

communication, information et enquête.

Initialement, les autorités avaient annoncé que ce programme ne serait pas mis en œuvre avant la fin de l'année 1996, et ce pour des raisons financières. Mais depuis lors, peu d'efforts ont été accomplis pour l'appliquer efficacement et il apparaît de plus en plus clairement que ce programme ne constitue guère plus qu'une déclaration de bonnes intentions. En outre, il n'est pas sans défauts et, même s'il était pleinement mis en œuvre, il aurait pour effet de réduire considérablement le nombre de bénéficiaires parmi les personnes déplacées. En effet, les critères d'octroi de l'aide ne sont pas clairs, pas plus que les mécanismes et procédures permettant d'apprécier le droit à bénéficier d'une telle assistance. Ainsi, l'aide de l'État est subordonnée à la délivrance d'une attestation officielle par les autorités locales de la région d'origine des personnes déplacées. Mais pour satisfaire à cette exigence, les personnes déplacées devraient retourner dans la zone à risques qu'elles ont quittée.

En décembre 1996, le gouvernement a soumis au Congrès un projet de loi visant à établir un « programme spécial d'acquisition de terres au profit des populations paysannes déplacées de leurs terres en raison de la violence, de celles expulsées des pays voisins et de celles affectées par des catastrophes naturelles ». Cette loi a été adoptée par le Congrès en juin 1997.

En dépit de l'intention évidente de trouver des solutions à long terme aux problèmes rencontrés par les personnes déplacées qui a présidé à l'adoption de cette loi, des obstacles pratiques subsistent. Là encore, le programme exigerait la preuve que les bénéficiaires ont été contraints de s'enfuir, ce qui est souvent impossible à démontrer sans s'exposer à de nouveaux risques. En dépit des progrès manifestes qui ont été accomplis dans le développement de programmes d'assistance gouvernementaux, ces derniers ont été caractérisés par l'inefficacité ainsi que par un manque de coordination entre les différents départements au sein du gouvernement. Malgré la création, en janvier 1997, d'une commission inter-institutionnelle chargée de coordonner les mesures d'aide gouvernementale en faveur des personnes déplacées à l'intérieur du pays, la grande majorité de celles-ci ne reçoit toujours aucune aide de l'État.

L'absence de mesures gouvernementales pour résoudre les causes des déplacements internes et l'incapacité de l'État à fournir une aide adéquate aux personnes déplacées contre leur gré signifie que, pendant des années, ce sont les organismes paroissiaux colombiens et les organisations non gouvernementales, tant nationales qu'internationales, qui ont assumé en totalité la charge de l'assistance à ces personnes. La pauvreté et l'insécurité, qui sont le lot d'un nombre croissant de personnes déplacées, auxquelles s'ajoute l'absence quasi totale d'aide de l'État, ont conduit un certain nombre de ces organisations à mettre sur pied des programmes d'aide d'urgence et d'aide humanitaire destinées à ces personnes. Récemment, la communauté internationale, consciente de l'escalade de la crise en Colombie, a commencé à apporter son aide : ainsi, les gouvernements du Japon, de la Belgique, du Royaume-Uni, des Pays-Bas et de l'Espagne, de même que l'Union européenne, ont contribué à la mise en place de programmes d'aide d'urgence pour les personnes déplacées dans leur propre pays. Cependant, cette aide, quoique vitale, ne permet en aucun cas de répondre en totalité aux besoins toujours plus importants de ces personnes, sans parler d'apporter des solutions à long terme au problème. En juin 1997, le gouvernement colombien a demandé formellement au HCR d'ouvrir un bureau en Colombie, afin de fournir assistance et protection aux personnes déplacées dans ce pays.

Conclusions et recommandations

Le mépris généralisé et systématique des droits de l'homme qui a régné en Colombie pendant de nombreuses années a provoqué un phénomène de déplacements internes d'une ampleur alarmante, accompagné parfois de mouvements de réfugiés : près d'un million de personnes ont fui leurs foyers au cours des dix dernières années. Les principales zones de déplacement coïncident avec les régions les plus gravement touchées par le conflit armé. La grande majorité des personnes déplacées sont de petits agriculteurs qui ont été contraints de fuir leur domicile à cause des menaces, des mesures d'intimidation et d'autres atteintes à leurs droits fondamentaux imputables aux forces armées et de sécurité colombiennes, à leurs alliés paramilitaires et aux groupes armés d'opposition. On ignore combien de Colombiens ont dû quitter le pays en raison de l'escalade du conflit. La majorité d'entre eux ont cherché refuge dans les pays voisins, notamment en Équateur, au Vénézuela et au Panamá ; cependant, bien peu de réfugiés ont bénéficié d'une protection et ils ont été refoulés par centaines en Colombie, où ils risquent d'être victimes de nouvelles violations des droits de l'homme.

Les personnes déplacées et les réfugiés colombiens ne pourront pas rentrer chez eux en toute sécurité tant que les problèmes en matière de droits de l'homme qui sont à l'origine des déplacements de population n'auront pas été résolus. Pour mettre fin à la crise des déplacements internes en Colombie, le gouvernement colombien et la communauté internationale doivent immédiatement adopter des mesures concrètes.

Le gouvernement colombien

Il incombe au gouvernement colombien, en vertu de sa législation nationale comme du droit international, de garantir les droits fondamentaux de tous les Colombiens. Il doit, par conséquent, adopter de toute urgence des mesures propres à s'attaquer aux causes des déplacements internes et mettre en place des mécanismes efficaces pour protéger et aider les personnes concernées. Ainsi, le gouvernement colombien devrait :

1) S'attaquer aux causes des déplacements forcés :

mettre fin aux pratiques et techniques anti-insurrectionnelles des forces armées qui sont à l'origine des déplacements, et en particulier aux violations des droits de l'homme telles que la torture, les "disparitions" et les exécutions extrajudiciaires ;

tenir ses promesses répétées en vue de prendre des mesures pour démanteler les organisations paramilitaires illégales ;

mettre un terme à l'impunité dont bénéficient les responsables d'atteintes aux droits de l'homme, mesure essentielle pour restaurer le respect des libertés fondamentales. Les auteurs de violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire doivent être déferés à la justice ;

veiller à ce que les violations des droits de l'homme, telles que les exécutions extrajudiciaires, les "disparitions" et la torture, fassent l'objet d'une enquête et relèvent des tribunaux civils.

prendre des mesures permettant de mettre fin au harcèlement, aux menaces et à l'intimidation des défenseurs des droits de l'homme, notamment dans les déclarations publiques des commandants des forces armées qui discréditent leur travail ;

appliquer sans délai les recommandations formulées par les mécanismes thématiques des Nations unies qui se sont rendus en Colombie et par la Commission interaméricaine des droits de l'homme de l'Organisation des États américains.

2)       `Veiller à ce que les personnes déplacées soient protégées :

garantir pleinement les droits fondamentaux des personnes déplacées dans le pays, notamment leur droit à la liberté de mouvement au sein d'un État, à la liberté de choisir leur lieu de résidence et, surtout, le droit à ne pas être expulsées, réinstallées ou déplacées de force. Des mesures de protection spécifiques doivent être prévues pour les personnes les plus vulnérables, telles que les enfants et les personnes âgées ;

adopter des mesures pour empêcher que les personnes déplacées soient stigmatisées, ce qui est susceptible d'entraîner de nouvelles persécutions et violations des droits de l'homme ;

mettre en œuvre des programmes de retour acceptables pour les personnes déplacées, en veillant à y intégrer des composantes de développement et des garanties de sécurité adéquates ;

veiller à ce que les défenseurs des droits de l'homme et les membres des communautés et organisations sociales qui travaillent avec les populations déplacées bénéficient de la pleine protection de la législation, de sorte qu'ils puissent mener à bien leur tâche vitale. Tous les cas de violations des droits de l'homme dirigées contre de telles organisations ou contre leur personnel doivent faire l'objet d'une enquête exhaustive et leurs auteurs doivent être traduits en justice.

Les groupes armés d'opposition

Les groupes armés d'opposition doivent s'engager publiquement à respecter les normes humanitaires internationales et à empêcher leurs membres de commettre des exactions. Il leur incombe de veiller au respect des droits fondamentaux des civils non combattants, notamment du droit à ne pas être déplacés contre leur gré de leurs foyers.

La communauté internationale

Il est temps pour la communauté internationale de s'attaquer directement à l'enjeu que constitue la protection des personnes déplacées en Colombie. Il n'existe aucune organisation internationale disposant d'un mandat spécifique pour assurer la protection des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays ; par ailleurs, la communauté internationale s'est focalisée sur l'assistance à ces personnes, et non sur leur protection. Les personnes déplacées à l'intérieur de la Colombie prennent souvent la fuite pour les mêmes raisons que les demandeurs d'asile qui ont cherché refuge à l'étranger. Cependant, seules les personnes qui se trouvent en dehors de leur pays d'origine peuvent bénéficier d'une protection internationale en tant que réfugiés. L'écart qui existe entre la protection accordée aux personnes réfugiées à l'étranger et l'absence totale de protection des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays devrait susciter davantage d'attention et d'intérêt de la part de la communauté internationale. La question de la protection et de l'assistance des personnes déplacées dans leur pays est particulièrement urgente compte tenu de leur vulnérabilité accrue face aux atteintes aux droits de l'homme les plus graves.

La communauté internationale doit s'efforcer de faire en sorte que le gouvernement colombien et les groupes armés d'opposition respectent les droits de l'homme et les principes humanitaires les plus élémentaires dans leurs rapports avec les personnes déplacées à l'intérieur du pays.

Il incombe à la communauté internationale de prendre des mesures concrètes pour s'assurer que les personnes déplacées dans leur propre pays seront protégées. Le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays doit définir des lignes directrices pour la protection de ces personnes, en se fondant sur l'ensemble des normes existantes en matière de droits de l'homme et de droit humanitaire, afin de combler toutes les lacunes actuelles dans la protection des personnes déplacées.

Le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies devrait effectuer de toute urgence une visite de suivi en Colombie afin d'évaluer l'aggravation du phénomène des déplacements internes et de contrôler la mise en œuvre par les autorités colombiennes des recommandations qu'il a présentées dans le rapport sur sa visite de 1994.

Il appartient à tous les États de soutenir le travail du représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays. Son rôle doit être renforcé afin de lui permettre d'identifier les auteurs d'atteintes aux droits de l'homme dirigées contre des personnes déplacées et de veiller à ce qu'ils répondent de leurs actes.

Le HCR et d'autres instances internationales doivent veiller à ce que des ressources suffisantes soient affectées à la protection des personnes déplacées en Colombie.

Le bureau du Haut Commissaire aux droits de l'homme des Nations unies en Colombie doit superviser la protection des personnes déplacées, en étroite coordination avec le HCR ainsi qu'avec les autres instances intergouvernementales et non gouvernementales.

Il incombe aux gouvernements des pays dans lesquels les réfugiés colombiens demandent asile de leur accorder une réelle protection. Compte tenu du risque permanent de graves violations des droits de l'homme, telles que la torture, les "disparitions" et les exécutions, ces gouvernements ne doivent pas renvoyer les réfugiés contre leur gré.

Le conflit armé en Colombie a été attisé par des puissances extérieures qui fournissent des armes à des protagonistes connus pour ne pas respecter les droits de l'homme. Amnesty International exhorte tous les gouvernements à mettre fin aux transferts d'équipement et de formation destinés aux forces militaires, de sécurité ou de police qui commettent régulièrement des violations des droits de l'homme ou qui les encouragent.

La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Refuge! Colombia: 'Just what do we have to do to stay alive'. Seule la version anglaise fait foi.

La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - septembre 1997.



[1] La couverture par la communauté internationale des besoins des personnes déplacées dans leur propre pays comporte des lacunes. Le Comité international de la Croix-rouge (CICR) s'occupe des civils déplacés à l'intérieur de leur pays qui sont confrontés aux conséquences inhumaines des conflits armés. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) joue également un rôle dans l'assistance aux personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, dans le cadre de ses efforts pour prévenir et résoudre le problème des réfugiés. En général, le HCR intervient en faveur de ces personnes déplacées lorsqu'il existe un lien entre les déplacements à l'intérieur du pays et vers l'étranger et lorsque la résolution du problème des déplacements de population au sein même du pays contribuera à résoudre celui des réfugiés à l'étranger et des rapatriés. La résolution 48/116 de l'Assemblée générale définit clairement deux impératifs pour l'action du HCR : son intervention doit être explicitement requise par le secrétaire général des Nations unies et acceptée par l'État concerné. Actuellement, la situation en Colombie ne relève pas du mandat du CICR ni de celui du HCR.

Les normes légales existantes ne s'insèrent pas dans un ensemble unique de principes et de normes visant la protection des droits des personnes déplacées. Le représentant du secrétaire général des Nations unies, Francis Deng, a répertorié les règles et les normes existantes relatives aux personnes déplacées dans leur propre pays ; par ailleurs, le besoin se fait sentir de procéder dès à présent à une codification des garanties juridiques contre le déplacement et des voies de recours pour ceux qui ont été déplacés. Il est clair qu'une approche exhaustive de la situation des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays doit englober les causes des déplacements de population, la protection des personnes déplacées ainsi que les solutions préconisant leur retour. En tant que ressortissants de leur propre pays, les personnes déplacées doivent avant tout obtenir des autorités le respect et l'application de leurs droits en tant que citoyens à part entière, y compris le droit à la liberté de déplacement et de résidence, que ce soit sur leur lieu d'origine ou ailleurs.

[2] Modalités et conséquences des déplacements de populations. Colombie, E/CN.4/1995/50/Add.1, paragraphe 57.

[3]        Ibid., paragraphe 62.

[4]        Ibid., paragraphes 70 et 54.

[5]        La région de l'Urabá englobe en partie les départements d'Antioquia, du Chocó et de Córdoba.

[6] Interview accordée à Alternativa, n°10.

[7] El Colombiano, 2 décembre 1996.

[8]Tout citoyen peut intenter une action en tutela s'il estime que ses droits constitutionnels ont été violés ou risquent de l'être.

[9] Modalités et conséquences des déplacements de populations. Colombie. E/CN.4/1995/50/Add.1, paragraphe 56.

[10] Entretien avec Peace Brigades International, mars 1995

[11] HCR, Normes légales internationales applicables à la protection des personnes déplacées dans leur propre pays, 1996.

[12] Discours du président Samper à la nation lors de la Journée nationale des droits de l'homme.

[13] Connu sous le nom de document CONPES n°2804.

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La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X8DJ, Royaume-Uni. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI

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