Les droits de l'homme et les professionnels de la santé

Introduction

Les professionnels de la santé ont à affronter des problèmes pratiques, déontologiques et de sécurité considérables liés aux atteintes persistantes aux droits de l'homme en Turquie. Relevons notamment la participation présumée – volontaire ou, plus particulièrement, sous la contrainte – de médecins à des sévices, ainsi que les arrestations, les mauvais traitements et les homicides commis sur des médecins et d'autres membre du personnel de santé. Les organisations de défense des droits de l'homme sont par ailleurs harcelées, notamment celles qui constatent et soignent les lésions occasionnées par des actes de torture. Le présent document expose certains des problèmes auxquels sont confrontés les professionnels de la santé et qui sont liés aux atteintes aux droits de l'homme perpétrées en Turquie. Il contient également les réactions de ces personnes face à ces agissements et aux problèmes déontologiques qu'ils soulèvent.

Une crise persistante des droits de l'homme

Amnesty International est préoccupée de longue date par les atteintes aux droits de l'homme commises en Turquie. Le coup d'État militaire de septembre 1980 a été suivi d'un accroissement des violations imputables à la police et aux forces de sécurité pendant toute la période de loi martiale. Celle-ci a pris fin en décembre 1983 dans presque tout le pays et en juillet 1987 dans le Sud-Est, où elle a été immédiatement remplacée par l'état d'urgence, toujours en vigueur. Les atteintes aux droits de l'homme ont connu une forte recrudescence à partir du déclenchement du conflit opposant depuis 1984 l'armée aux combattants du Partiya Karkeren Kurdistan (PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan). Des atteintes flagrantes aux libertés fondamentales continuent d'être perpétrées à l'encontre des civils dans le sud-est du pays en proie au conflit. Ces pratiques perdurent également dans le reste du pays et la situation ne cesse de se dégrader. Un nombre sans précédent de "disparitions" ont été recensées en 1994. Le recours à la torture en Turquie est resté une préoccupation majeure pour la communauté internationale de 1994 à 1996 : un nombre aussi important de décès des suites de torture n'avait pas été signalé depuis le début des années 80. Après l'effondrement du gouvernement de coalition en juillet 1996, le Doru Yol Partisi (DYP, Parti de la juste voie), parti conservateur laïc, et le Refah Partisi (RP, Parti de la prospérité), qui s'identifie aux valeurs islamiques, ont formé une nouvelle coalition, qui a donné à la Turquie son premier Premier ministre islamiste de l'époque moderne.

Aucune réforme n'a été envisagée ni mise en œuvre par les autorités ces dernières années pour lutter sérieusement contre la torture. Le grand nombre de cas de mort en détention et de "disparitions" reste très préoccupant. Des éléments de preuve concluants indiquent que les forces de sécurité sont impliquées dans une partie au moins des centaines d'assassinats politiques commis principalement dans les villes du sud-est de la Turquie ces dernières années.

Les habitants des villages kurdes sont les principales victimes des atteintes aux droits de l'homme, qui sont commises à la fois par les forces gouvernementales et par les guérilleros du PKK dans les provinces du Sud-Est soumises à l'état d'urgence. Des gendarmes auraient, lors de raids dans des agglomérations rurales, torturé, enlevé et exécuté de manière extrajudiciaire des villageois. Pour sa part, le PKK, tout en prétendant respecter les Conventions de Genève – qui protègent les non-combattants tels que les prisonniers et les civils –, continue à « exécuter » des protecteurs de village (villageois kurdes armés et payés par le gouvernement pour combattre le PKK) capturés et à tuer leurs femmes et leurs enfants. Le PKK n'a pas renié sa politique déclarée consistant à « exécuter » les enseignants et autres fonctionnaires n'appartenant pas à l'armée.

Le conflit, ainsi que le recours constant aux mauvais traitements de la part des agents de la force publique en Turquie, portent un grand préjudice aux professionnels de la santé. Le rôle de ces derniers, qui est de prévenir et de soigner les maladies, a été entravé par le bouleversement causé par le conflit. Les professionnels de la santé font partie des nombreuses victimes d'actes de torture et d'assassinats politiques. Des pressions sont exercées sur eux pour les contraindre à délivrer des certificats médicaux mensongers afin de couvrir les atteintes aux droits de l'homme. Dans certains cas, des médecins ont participé activement à celles-ci.

La torture

Le recours à la torture est endémique en Turquie. Amnesty International recueille depuis des années des informations circonstanciées faisant état de torture et de mauvais traitements infligés aux détenus politiques et de droit commun. Hommes, femmes et enfants en sont victimes. La torture est utilisée pour extorquer des aveux, obtenir des informations ou punir des individus ou des groupes ; elle constitue également un élément essentiel de la stratégie « anti-terroriste ». Les méthodes le plus souvent dénoncées sont, entre autres, les coups assenés sur toutes les parties du corps – notamment la tête, les organes génitaux et la plante des pieds (falaka) –, les décharges électriques, l'exposition à un jet d'eau sous pression et la suspension par les poignets. Les médecins sont fréquemment en contact avec des victimes de torture, soit dans les cliniques et les hôpitaux, soit dans le cadre médico-légal. Un grand nombre d'entre eux rédigent des certificats corrects et accablants, mais beaucoup sont soumis à des pressions très fortes visant à les faire participer à la dissimulation d'actes de torture. Certains semblent toutefois collaborer volontairement avec la police et les forces de sécurité.

Les personnes arrêtées et interrogées pour des infractions relevant de la Loi antiterroriste peuvent être maintenues au secret pendant trente jours, ce qui permet aux forces de sécurité de les torturer. Aucun détenu n'est à l'abri de la torture, mais les personnes arrêtées en vertu de cette loi risquent plus que les autres d'être victimes de sévices : la majorité des 29 personnes mortes en détention en 1994, apparemment des suites de torture, étaient interrogées dans le cadre de cette loi.[1]

µükrü Ta¥, arrêté le 5 janvier 1995 à Istanbul en vertu de la Loi antiterroriste, a dit à Amnesty International qu'il avait été suspendu par les poignets sept ou huit fois. Voici son récit :

« Ils m'ont attaché les avant-bras dans le dos avec un tissu épais. Parfois, ils me suspendaient avec les pieds bien au-dessus du sol, parfois la pointe de mes orteils touchait terre. Ils me dépendaient quand je perdais connaissance et me ranimaient en m'aspergeant d'eau froide. Bien sûr, j'étais nu et j'avais les yeux bandés. Ils m'ont aussi fait allonger par terre et m'ont frappé sur la plante des pieds. Ils ont essayé de me violer au moyen d'une matraque qu'ils m'appuyaient contre l'anus. Ils m'ont tordu les testicules et tiré les cheveux. Les séances de torture se déroulaient surtout la nuit, mais aussi en début de soirée. À ma connaissance, tous les détenus étaient au moins battus. »

Le 14 janvier 1995, au lendemain de sa remise en liberté, µükrü Ta¥ a reçu un certificat médical délivré par l'Institut médico-légal et qui précisait :

« L'examen de µükrü Ta¥ a révélé un hématome violacé de 2 x 3 cm sur la cuisse droite et trois ou quatre marques d'hyperémie[2] en forme de zébrures à l'aisselle droite. L'intéressé se plaint de ne pouvoir lever le bras droit [...Nous lui accordons] une incapacité de travail de trois jours. »

Un rapport diagnostique établi le 18 janvier 1995 par le centre de soins d'Istanbul de la Türkiye °nsan Haklarõ Vakfõ (T°HV, Fondation turque des droits de l'homme) fait état d'éléments radiologiques et d'un électromyogramme démontrant « une atteinte du plexus brachial[3] ». Il ajoute que « les déclarations [du patient], les conclusions des investigations et le diagnostic correspondent à des tortures ».

Amnesty International a également reçu par le passé de nombreuses sérieuses accusations à propos d'actes de torture – dont certains ayant entraîné la mort des victimes – à l'encontre de personnes interrogées pour des infractions de droit commun. Un certain nombre de plaintes reçues récemment, parmi lesquelles plusieurs concernent des mineurs, montrent que cette pratique n'a pas cessé.

Abdullah Salman, détenu pour interrogatoire en novembre 1994 au commissariat de police de µi¥li, à Istanbul, a raconté qu'on l'avait battu, étouffé et soumis à des décharges électriques sur les orteils après lui avoir bandé les yeux. Ce garçon de treize ans était accusé à tort de vol. Le 9 novembre 1994, l'Institut médico-légal de µi¥li a délivré un certificat médical confirmant la présence de contusions sur les épaules, les bras et le cou de l'adolescent. En mai 1996, un tribunal d'Istanbul a condamné à une peine de trois mois d'emprisonnement un policier qui avait torturé Abdullah Salman.

Döne Talun, douze ans, a été arrêtée à Ankara, dans le quartier de Çubuk. Cette fillette, soupçonnée d'avoir volé du pain, s'est plainte d'avoir été battue et soumise à des décharges électriques pendant les cinq jours qu'elle avait passés au siège de la police d'Ankara pour interrogatoire. Les policiers niaient qu'elle ait été arrêtée. Les rapports rédigés par des médecins corroborent les accusations de torture formulées par Döne Talun. Sa famille a déposé une plainte, mais, un an plus tard, le procureur a décidé de ne pas engager de poursuites en se fondant sur une fausse déclaration d'un membre de la famille indiquant que Döne Talun avait été relâchée au bout de deux jours.

Sultan et Garip Aygün, mari et femme, auraient été arrêtés à Istanbul le 18 janvier 1995 à la suite d'un accident de la circulation[4] Garip Aygün a affirmé que les policiers lui avaient bandé les yeux et l'avaient soumis à la falaka pour tenter de lui faire avouer d'autres infractions au code de la route. Pour sa part, Sultan Aygün a déclaré qu'on l'avait frappée après l'avoir attachée avec des menottes à un radiateur et que les policiers avaient menacé de placer sa fille en détention et de la violer. Les déclarations du couple auraient été corroborées par des certificats délivrés par l'Institut médico-légal.

Deux ferrailleurs, Murat Yumaro¶lu et Turgay Adýgüzel (âgé de quinze ans), ont été mis en garde à vue le 20 décembre 1994. Quatre de leurs amis ont été interpellés le 23 du même mois. Tous soupçonnés de vol, ils ont été interrogés à la gendarmerie de Mordo¶an, à °zmir. Plusieurs d'entre eux se sont plaints d'avoir été sauvagement battus, notamment sur la plante des pieds (falaka), et d'avoir reçu des décharges électriques. Trois des détenus affirment avoir été attachés avec des menottes à une antenne de radio dans la cour de la gendarmerie et avoir été exposés à la pluie et au froid pendant trois jours. Une chaîne de télévision a filmé l'une des personnes attachées à l'antenne. Le 26 décembre 1994, les détenus ont été emmenés au centre de soins de Mordo¶an pour y subir un examen médical. Le médecin, qui semble avoir subi des pressions de la part du commandant de gendarmerie, n'a pas signalé de mauvais traitements. Toutefois, un autre examen pratiqué à l'Institut médico-légal de Karaburun a fait état de contusions étendues, de brûlures et de traumatismes.

Le ministre d'État aux Droits de l'homme alors en exercice, Azimet Köylüo¶lu, s'est efforcé d'attirer l'attention sur les actes de torture perpétrés à la gendarmerie de Mordo¶an et de condamner ces agissements. Les porte-parole de la police ont toutefois nié les faits, comme ils le font habituellement. Amnesty International a exprimé sa crainte que µükrü Ta¥ et un certain nombre d'autres personnes n'aient été torturés pendant leur détention au siège de la police d'Istanbul le 5 janvier 1995. Le chef de la police d'Istanbul a adressé le 16 janvier 1995 la réponse suivante à un membre de l'Organisation qui lui avait écrit dans le cadre du Réseau Actions urgentes :

« µükrü Ta¥ [et ses codétenus] ont été conduits à la section antiterroriste en raison de leurs activités au sein du Parti communiste révolutionnaire turc interdit. Ils n'ont été soumis à aucun mauvais traitement pendant leur détention. »

En janvier 1995, en réponse aux critiques persistantes à propos de la torture, Mehmet A¶ar[5], alors directeur général de la police, a déclaré à un quotidien turc :

« Un examen minutieux révèle que les personnes détenues pour des affaires de drogue ou des infractions de droit commun ne se plaignent pas d'avoir été torturées. En revanche, des plaintes pour torture sont formulées dans l'enquête antiterroriste la plus simple [...] Le but est de porter atteinte à la lutte menée par la police contre le terrorisme. »[6]

De tels démentis sont surprenants et peu crédibles devant les témoignages persistants et accablants, ainsi que les éléments médicaux probants dont on dispose. Les dénégations officielles se reflètent également dans l'impunité dont bénéficient les tortionnaires. En effet, ceux-ci ne sont que rarement traduits en justice et, lorsqu'ils le sont, les tribunaux les relaxent ou les condamnent à des peines très légères. C'est ainsi que quatre policiers qui avaient torturé un enfant de onze ans soupçonné de vol ont été condamnés à la mi-92 à des peines de trois mois d'emprisonnement, celles-ci étant plus tard commuées en peines d'amende, puis annulées.[7]

Autre cas, celui de Halil Ibrahim Okkalý, douze ans, apprenti dans une fabrique de meubles, qui a été hospitalisé dans un service de soins intensifs, avec un bras dans le plâtre, après avoir été interrogé par la police d'Izmir le 27 novembre 1995. Ce garçon, accusé de vol par son employeur, a fait le récit suivant du traitement qui lui avait été réservé au poste de police de Çýnarlý :

« [Deux policiers] m'ont demandé : « Où est l'argent ? » Je leur ai expliqué ce qui s'était passé, mais ils ne m'ont pas cru. Ils m'ont ensuite emmené dans les toilettes, où ils m'ont frappé si fort à coups de matraque sur les bras que je suis tombé. La poubelle s'est alors renversée sur moi. Ils continuaient de me frapper et de me donner des coups de pied. L'un d'entre eux a mis son pied dans ma bouche. »

L'examen médical pratiqué le jour même a révélé l'existence d'un important « traumatisme des tissus mous ». Le procès des tortionnaires présumés de Halil Ibrahim Okkalý s'est ouvert le 20 mars 1996 devant le tribunal pénal d'Izmir. Reconnus coupables le 30 octobre 1996, les prévenus ont été condamnés à une peine d'amende équivalant à environ 45 francs français.

Les constatations médicales d'actes de torture

Les médecins travaillant pour les autorités ne font le plus souvent pas correctement état dans leurs certificats médicaux des sévices dénoncés par les détenus. Certains médecins collaborent volontairement. Les autres, qui font l'objet de pressions très fortes, rédigent sous la contrainte des certificats médicaux mensongers, inexacts ou de nature à induire en erreur. Amnesty International a déjà attiré à plusieurs reprises l'attention sur ce problème. L'Organisation a notamment commenté en 1994 un rapport de l'Association médicale turque qui concluait, entre autres, que les médecins faisaient l'objet d'énormes pressions pour être amenés à rédiger des rapports acceptables pour la police mais non conformes à la réalité. Un médecin aurait dit devant une victime de torture : « Si j'indique [la présence de traces de torture], ils me le feront regretter. »[8]

La manière dont les examens médicaux sont pratiqués laisse à penser que les policiers sont tout à fait conscients de leur importance dans la mise en évidence des sévices. Un certain nombre de caractéristiques réduisent ou éliminent totalement toute possibilité de véritable recueil d'éléments médicaux :

– Les détenus sont maintenus au secret pendant des périodes prolongées, parfois pendant un mois, avant de pouvoir se faire examiner par un médecin. Les sévices leur sont infligés dès l'arrestation, si bien qu'au moment de leur remise en liberté, hormis quelques contusions éventuelles, les traces de torture ont disparu.

– Les détenus sont examinés avant leur comparution devant une cour de sûreté de l'État et les éléments médicaux recueillis à cette occasion servent éventuellement à réfuter toute plainte pour torture.

– Les examens médicaux sont le plus souvent succincts et des groupes de détenus sont parfois examinés en présence de policiers[9]

– Les médecins, y compris les médecins légistes, savent parfaitement que les autorités ne veulent pas de rapports impartiaux et exacts et que les médecins qui rédigeraient de tels documents prennent des risques importants.

L'organisation Médecins pour les droits de l'homme basée à Boston a récemment publié de nouveaux éléments relatifs aux pressions exercées sur les médecins pour qu'ils aident à dissimuler les tortures. Elle expose notamment trois cas de falsification de rapports d'autopsie dressés à la suite de morts en détention.[10]

Des entretiens avec des médecins de Diyarbakir laissent à penser que « ... les membres de la police et des forces de sécurité amènent régulièrement à des médecins des groupes importants de détenus présentant des lésions évidentes et qu'ils exigent des médecins qu'ils signent des certificats médicaux ne faisant état d'aucune marque de torture. »[11]

L'étude de Médecins pour les droits de l'homme expose aussi des éléments tendant à prouver qu'une large part des médecins sont conscients de l'existence de la torture : 60 p. cent des médecins légistes interrogés ont déclaré qu'ils pensaient que « presque tous les détenus » étaient torturés en Turquie.

La situation dans les prisons

Les soins médicaux dans les prisons sont généralement insuffisants : les infirmeries manquent de moyens et le personnel médical est trop peu nombreux. En outre, les médecins qui travaillent pour l'administration pénitentiaire viennent souvent d'obtenir leur diplôme et n'ont donc pas d'expérience. Par ailleurs, les détenus ne sont fréquemment pas autorisés à sortir de la prison pour recevoir des soins spécialisés dans les hôpitaux voisins, même lorsque le médecin de la prison le recommande. Les raisons invoquées sont le manque de gardiens et de services hospitaliers présentant les garanties de sécurité nécessaires, ainsi que la mauvaise volonté apparente de l'administration pénitentiaire.

Le refus persistant des autorités pénitentiaires d'accorder aux détenus des soins médicaux appropriés, dont la nécessité est parfois associée à la torture, a amené les prisonniers à observer de nombreuses grèves de la faim pour protester contre leur situation.[12] Amnesty International a demandé à maintes reprises aux autorités turques de permettre aux détenus de recevoir les soins médicaux nécessités par leur état. Elle a notamment lancé un appel en août 1996, après avoir eu connaissance du cas de 10 prisonniers qui, victimes des lenteurs administratives, se voyaient refuser des soins.[13]

Plus de 2 000 prisonniers ont entamé en mai 1996 une grève de la faim prolongée pour protester contre un projet de dispersion des prisonniers politiques et contre le recours à la torture, ainsi que pour réclamer le droit à des soins médicaux appropriés. Le premier décès est survenu le 21 juillet 1996, au 62ème jour de grève, d'autres ont eu lieu peu après. Selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé, à la date du 26 juillet, 2 174 prisonniers politiques avaient observé une grève de la faim et 355 faisaient un « jeûne jusqu'à la mort » dans 43 prisons réparties dans 38 villes. Certaines des revendications des détenus, notamment l'arrêt des mauvais traitements et le droit à des soins médicaux appropriés, correspondaient à des sujets de préoccupation soumis à maintes reprises aux autorités turques par Amnesty International. Durant la période de la grève, l'Organisation a réitéré ses appels aux autorités, en les priant d'accéder aux demandes des prisonniers de façon à ce qu'ils interrompent leur grève de la faim et évitent de nouvelles pertes en vies humaines. Les négociations entre les autorités et les représentants des prisonniers ont permis de mettre un terme au mouvement le 28 juillet 1996, au 69ème jour de grève, alors qu'un grand nombre de détenus étaient dans un état critique.[14]

Les cas de mort en détention

Les cas de détenus morts en garde à vue ou peu après leur transfert du commissariat constituent de longue date un problème en Turquie. Les détenus meurent, entre autres, des suites de torture et de mauvais traitements ou parce qu'ils n'ont pas promptement accès à des soins médicaux ; certains se suicident. En janvier 1991, Birtan Altunba¥, étudiant en médecine arrêté et emmené au siège de la police d'Ankara, est mort sept jours plus tard, après avoir été transféré à l'hôpital. Les résultats de l'autopsie n'ont jamais été rendus publics. Un de ses codétenus a affirmé qu'il avait entendu Birtan Altunba¥ crier pendant quatre jours et quatre nuits. Il a ajouté l'avoir vu, nu et encadré par deux policiers, contraint de faire des allers et retours en courant dans le couloir qui longeait les cellules. Les autorités ont affirmé que Birtan Altunba¥ était mort d'une « maladie cardiaque causée par la malnutrition.»[15] Au moins 29 décès apparemment survenus à la suite d'actes de torture ont été signalés en 1994, soit plus que n'importe quelle autre année depuis 1982. Selon un rapport de la T°HV, plus de 400 prisonniers ou détenus sont morts en détention pour des causes liées à la torture entre le coup d'État militaire de 1980 et le 12 septembre 1994, soit exactement quatorze ans[16] Les autorités ont affirmé que 70 de ces décès environ étaient des suicides ; quelques autres détenus se seraient suicidés pour protester contre le recours à la torture. Bien qu'on ne dispose que de très peu d'éléments pour contester ces chiffres, un tel nombre de « suicides » de jeunes détenus soulève de graves questions à propos des facteurs provoquant ces actes (si tant est qu'il s'agisse bien de suicides) et des mesures prises, notamment au niveau de la sécurité, pour protéger les détenus vulnérables. D'autres cas de mort en détention ont été attribués à la maladie, à des accidents ( « mort par surdose de médicaments »[17]) et à des grèves de la faim, entre autres. Les autorités auraient reconnu dans un petit nombre de cas que des détenus étaient morts à la suite de sévices.

Durant la première moitié des années 90, plus de 90 personnes sont mortes en détention, apparemment des suites de sévices infligés par des policiers ou des gendarmes. Dans la plupart des cas, aucune mesure n'a été prise à l'encontre des responsables. En janvier 1995, Çetin Karakoyun, quatorze ans, est mort après avoir reçu une balle dans la tête alors qu'il se trouvait en garde à vue au poste de police de Ma¶azalar, à Mersin. Les autorités ont affirmé qu'il avait été tué accidentellement. Le policier responsable a été arrêté par la suite.[18]

Les certificats médicaux et médico-légaux mensongers

La participation des médecins aux actes de torture, soit directement, soit le plus souvent par la rédaction de certificats médicaux incorrects ou manifestement mensongers, est un sujet de préoccupation de longue date en Turquie. C'est ainsi que le quotidien Cumhuriyet a rapporté en avril 1986 que l'ordre des médecins d'Istanbul avait ouvert une enquête sur 25 médecins travaillant dans le Département de médecine légale. L'ordre reprochait à ces derniers d'avoir « fermé les yeux sur les actes de torture et rédigé des rapports contraires à la déontologie professionnelle ». Des médecins de Kirsehir[19] et de Gaziantep ont également fait l'objet d'enquêtes pour des motifs similaires. Le président de l'ordre des médecins de Gaziantep a affirmé que le médecin dont le nom était cité n'était pas inscrit chez eux. Le professeur Nusret Fisek de l'Association médicale turque a répondu que ce nom figurait sur une liste de membres adressée plus tôt au conseil central de l'association et a demandé si « Gaziantep tentait de dissimuler cette affaire ».

En 1989, les présidents de l'ordre des avocats et des associations médicale et pharmaceutique d'Ankara ont écrit à Turgut Özal, alors Premier ministre, ainsi qu'à d'autres ministres, pour demander que soit établi un conseil de médecins chargé d'enquêter pour le compte des détenus sur les plaintes pour torture. Ce conseil, dont les membres devaient être nommés par l'Association médicale turque, devait pratiquer des examens à la demande des proches des détenus ou de leurs avocats. Cette proposition n'a pas été suivie d'effet.

Les certificats médicaux mensongers restent un sujet de préoccupation. Erdogan Kýzýlkaya a été arrêté à son domicile le 4 août 1991 en compagnie d'une femme. Le premier jour de sa garde à vue, il a été examiné par un médecin, qui a établi un certificat médical en date du 5 août 1991 déclarant qu'il ne présentait aucune trace de lésions. Erdogan Kýzýlkaya a ensuite été soumis à toute une série de sévices. Il a notamment été suspendu par les poignets, torturé à l'électricité et frappé sur les organes génitaux. On a aussi tenté de le violer à l'aide d'une matraque. Les policiers lui ont montré son amie à laquelle on administrait des décharges électriques et ils l'ont menacé en disant : « Parle ou ce sera pire. » Le 9 août 1991, peu avant de comparaître devant le procureur, Erdogan Kýzýlkaya a subi un examen médical au centre de soins d'Aydinlikevler, établissement habilité par le ministère de la Santé turc à effectuer des expertises médico-légales. Le rapport médical précisait : « L'examen n'a révélé aucune trace de lésions ou de coups. » Toutefois, à son arrivée à la prison, les autorités pénitentiaires se sont inquiétées de son état de santé. Un médecin de la prison qui a examiné Erdogan Kýzýlkaya le 9 août 1991 à vingt et une heures a constaté des lésions provoquées par un instrument contondant et par des cordes, ainsi que des brûlures « qui pourraient avoir été provoquées par du courant électrique ». Le médecin a alors recommandé le transfert de cet homme à l'hôpital public de Kayseri, où il a subi un nouvel examen deux heures plus tard. Le rapport de l'hôpital a confirmé les constatations du médecin, ajoutant que des traces de contusions étaient également visibles sur le pénis. Erdogan Kýzýlkaya a été remis en liberté en septembre 1991 dans l'attente de son jugement pour résistance passive à l'arrestation et appartenance à une organisation armée illégale. Aucun des tortionnaires de cet homme n'a été traduit en justice.[20]

Le 9 octobre 1994, des villageois ont signalé que les forces de sécurité turques avaient incendié 17 villages dans une région montagneuse à l'est du pays, au cours d'une offensive de trois semaines contre des guérilleros. Pendant ces opérations, Ali Karaca, meunier du village d'°bimahmut (arrondissement de Kom), aurait été arrêté. L'un de ses proches aurait déclaré à un journal appartenant à des Kurdes :

« Ce jour-là [apparemment au début d'octobre], Ali Karaca s'occupait de son bétail. Des soldats dépendant du poste de gendarmerie d'Ataçýnarý ont effectué une opération de sécurité dans l'arrondissement [...] Ils ont torturé Ali Karaca près de sa maison. Ensuite, ils l'ont fait monter dans l'hélicoptère qu'ils avaient appelé par radio et l'ont emmené au poste de gendarmerie d'Ataçýnarý, puis à Tunceli. Nous l'avons retrouvé à l'hôpital public de Tunceli. Là on nous a dit que des policiers l'avaient trouvé au bord de la route vêtu simplement d'un tricot de corps et d'un pantalon et qu'ils l'avaient emmené à l'hôpital. Vu la gravité de son état, nous l'avons transféré à l'hôpital public d'Elazi¶. Il y est décédé après trois jours dans le coma [...] À l'hôpital, ils nous ont d'abord dit que son corps portait des traces de coups et qu'il était mort parce qu'il avait été frappé à la tête. Après l'intervention des soldats, l'hôpital nous a dit qu'il était mort de méningite et d'hypertension artérielle, mais les radios ne nous ont pas été remises.»[21]

En janvier 1995, l'Association médicale turque aurait ouvert une enquête sur deux médecins qui avaient rédigé des certificats médicaux dans lesquels ils affirmaient qu'un dénommé Ahmet Özçil n'avait pas été torturé pendant sa garde à vue dans les locaux de la direction des services de sécurité d'Eskisehir le 25 décembre 1994. Quatre autres médecins auraient tenté de « falsifier » les rapports faisant état de torture. Parmi les personnes faisant l'objet d'une enquête figurait un doyen de la faculté de médecine. Des investigations ont été menées à propos des sévices qui auraient été infligés par sept membres des forces de sécurité.[22]

Un rapport publié en novembre 1993 par le Comité des Nations unies contre la torture met l'accent sur l'impunité dont bénéficient les tortionnaires en Turquie et souligne que ces derniers ne devraient pas avoir l'impression d'être pratiquement à l'abri des lois. Amnesty International a eu connaissance de centaines de cas d'accusations de tortures infligées pendant la garde à vue et dont beaucoup sont étayés par des certificats médicaux ; aucune information judiciaire n'a pourtant été ouverte et aucune poursuite n'a été engagée. Les victimes suffisamment obstinées pour engager une action en justice se heurtent à la lenteur de la procédure, qui dure généralement plusieurs années et ne débouche le plus souvent que sur des condamnations très légères. Mediha Curabaz, une infirmière détenue au siège de la police d'Adana en 1991, a été torturée et violée avec une matraque électrique. Elle a déposé une plainte corroborée par un certificat médical, mais les poursuites à l'encontre de ses tortionnaires ont été bloquées[23] par une décision du cabinet du préfet du département d'Adana (qui supervise également la police et la gendarmerie). Mediha Curabaz a été déboutée par la Cour d'appel. Elle a alors engagé une procédure civile pour les blessures subies pendant sa garde à vue. Elle a eu gain de cause et une petite somme lui a été allouée à titre d'indemnité.

La plupart du temps, aucune procédure judiciaire n'est ouverte. Amnesty International a soumis aux autorités turques le cas de Bi¥eng Anýk, dix-huit ans, morte en garde à vue à µõrnak en mars 1992. Le préfet a reconnu qu'elle avait été « quelque peu incommodée » au cours de son interrogatoire. Toutefois, dans leur réponse adressée à l'Organisation le 29 juin 1992, les autorités ont nié que la jeune fille ait été incommodée :

« Pendant sa garde à vue au poste de police de µõrnak, on lui a donné tout le confort nécessaire. Elle a même été logée le 28 mars [1992] dans une chambre normalement utilisée par un policier. »

Les autorités ajoutaient qu'il y avait malheureusement un fusil chargé sous le lit et que Bi¥eng Anýk s'en était servie pour se suicider. Elles confirmaient « l'absence de toute trace d'agression physique, de viol ou de torture sur le corps de la défunte ». Le grand-père de Bi¥eng Anýk a déclaré :

« Son corps était disloqué. Elle avait les mains déchirées entre les doigts. On lui avait éteint des cigarettes sur tout le corps. »

Les visites en Turquie des membres du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT)

Le 15 décembre 1992, le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) a publié une déclaration sur la Turquie dans laquelle il résume les conclusions de ses trois visites effectuées dans le pays – en 1990, 1991 et 1992. Les deux premières visites étaient ad hoc et la troisième s'inscrivait dans le cadre du programme de visites périodiques du CPT. Lors de sa première visite, le CPT a été frappé par le nombre considérable de plaintes pour torture et autres formes de mauvais traitements infligés par la police (paragr. 5) et il a dressé une liste de nombreuses méthodes de torture signalées. Le rapport du CPT soulignait les conclusions médicales du comité, qui corroboraient les plaintes pour torture reçues. Un an plus tard, le CPT a constaté qu'aucun progrès n'avait été accompli en vue d'éliminer la torture et les mauvais traitements infligés par les policiers (paragr. 10). Au cours de visites impromptues dans des postes de police d'Ankara et de Diyarbakir, la délégation du CPT a découvert du matériel apparemment utilisé dans le cadre de la torture. À Ankara, il y avait un lit correspondant parfaitement à la description faite par des personnes du meuble auquel elles auraient été attachées quand on leur infligeait des chocs électriques. À Diyarbakir, la délégation a trouvé, prêt à l'usage, du matériel destiné à la suspension par les poignets. Les découvertes de la délégation ont provoqué de la consternation parmi les policiers présents.[24]

Le CPT a notamment conclu que, pour faciliter une action efficace des procureurs, les examens médicaux des personnes détenues par la police et la gendarmerie, qui sont pratiqués dans les instituts médico-légaux, devraient avoir une portée élargie : il devraient faire état des plaintes, donner une description clinique [des lésions constatées] et indiquer les conclusions correspondantes. En outre, le CPT a souligné que des mesures appropriées devraient être prises pour garantir l'indépendance des médecins travaillant dans les instituts médico-légaux et pour leur assurer une formation spécialisée.[25]

Les médecins et la peine de mort en Turquie

Selon la législation actuellement en vigueur en Turquie, les exécutions, qui ont lieu par pendaison, doivent se dérouler en présence d'un médecin. Celui-ci doit examiner le prisonnier avant qu'il ne soit exécuté et, ultérieurement, constater son décès. L'Association médicale turque a vivement protesté par le passé contre ces dispositions. En 1985, les membres de son conseil central ont adressé une lettre au gouvernement dans laquelle ils réclamaient l'abolition de la peine capitale et l'annulation des dispositions qui prévoyaient la participation des médecins aux exécutions. À ce moment-là, l'Association médicale turque avait publié une déclaration dans laquelle elle précisait sa position :

« Aucun médecin ne devrait participer à une exécution et il ne devrait pas être mis dans une situation où il doit autoriser la mort ou attendre passivement qu'elle ait eu lieu. »

Cette initiative avait amené les autorités turques à faire inculper le président de l'association et cinq autres membres du conseil central qui avaient signé la lettre. Poursuivis en vertu d'une loi qui interdit aux organisations professionnelles d'avoir des activités en dehors du domaine de leur profession, ces six médecins ont été accusés d'« ingérence politique pour avoir adressé une lettre contre la peine capitale au président de la République, au Premier ministre et aux membres du Parlement ». Ils ont été relaxés à l'issue d'un long procès et après que les médecins eurent exprimé leur préoccupation au niveau international, notamment dans la presse médicale. Bien que le procureur ait recommandé le prononcé de peines de deux ans d'emprisonnement, le limogeage des médecins et la désignation d'un nouveau conseil central de l'association, le tribunal a considéré, en septembre 1986, que la lettre en question ne constituait pas une déclaration publique et que la démarche des médecins ne relevait pas de la loi aux termes de laquelle ils avaient été poursuivis. En 1986, l'Association médicale turque a rédigé un nouveau code national de déontologie des médecins, dont un article précise que la présence d'un médecin lors d'une exécution est contraire aux règles déontologiques.

L'Association médicale turque a continué d'exprimer régulièrement son opinion à ce sujet. En février 1991, selon le journal Gunes (Le Soleil), le président de l'association aurait affirmé que celle-ci avait décidé que les médecins ne devaient pas participer aux exécutions et que tout manquement à cette règle les rendrait passibles de sanctions disciplinaires. Il aurait déclaré : « Pour protéger notre dignité, nous exercerons la médecine selon nos valeurs déontologiques et non comme l'État le voudrait. »

La dernière exécution remonte à 1984. Depuis cette date, un moratoire de facto est observé, le Parlement refusant d'approuver les condamnations à mort. En avril 1991, plusieurs centaines de condamnés à mort ont vu leur sentence commuée en une peine d'emprisonnement, ce dont Amnesty International s'est félicitée. La peine de mort reste toutefois prévue dans la législation et les tribunaux militaires et civils ont continué de prononcer des condamnations à la peine capitale.

Après l'annonce par le gouvernement en 1993 du rétablissement de la peine capitale comme mesure antiterroriste et alors que la reprise des exécutions paraissait imminente, l'Association médicale turque a publié, en décembre 1993, une déclaration dont nous reproduisons ci-après un extrait :

« Le gouvernement vient de décréter un certain nombre de mesures dans le but de « combattre le terrorisme ». La plus importante consiste à réintroduire la peine de mort [...] Cette mesure revêt une importance toute particulière pour nous en tant que médecins. Nous devons, en notre qualité, promouvoir le principe selon lequel « l'être humain est l'essence de la vie » et, en conséquence, nous opposer à la peine de mort, qui signifie la destruction de la vie. Les dirigeants de notre association ont été jugés pour s'être opposés à la peine de mort – qui constitue l'atteinte la plus directe au droit à la vie – et ils ont été relaxés. Et revoilà à l'ordre du jour la peine capitale, qui est une violation flagrante des traités internationaux garantissant le droit à la vie et qui détruit non le crime ou la raison pour laquelle il a été commis mais l'humanité elle-même ; la peine capitale, dont il a été prouvé qu'elle n'a aucun effet dissuasif ; la peine capitale, qui est contraire à l'honneur, qui est un simple acte de vengeance, qui est irréversible et qui, au lieu d'atteindre son objectif – celui de préserver la justice –, ne fait que renforcer les sentiments apparus au sein de la société contre l'ordre existant. »

Selon le quotidien Özgür Gündem (Programme libre), l'Association médicale turque aurait déclaré :

« Il est inacceptable pour un médecin [...] d'examiner un prisonnier avant son exécution ou d'intervenir pour constater le décès. Nous exigeons un amendement de la législation qui prévoit la présence d'un médecin pendant les exécutions, afin qu'elle soit mise en conformité avec les directives de l'Association médicale mondiale et des assemblées de l'Association médicale turque. Nous estimons qu'il faut mettre un terme à cette situation paradoxale dans laquelle ceux qui ont le devoir de sauver la vie humaine participent à un homicide. En qualité de membres du conseil central de l'Association médicale turque, nous déclarons que si nous sommes sollicités pour participer à une exécution, nous n'accepterons en aucun cas de déférer à une telle demande. »

L'Association médicale turque a réaffirmé à maintes reprises cette position déontologique.

Les enquêtes de l'Association médicale turque sur les atteintes aux droits de l'homme

En avril 1992, une délégation de l'Association médicale turque s'est rendue dans le sud-est de la Turquie pour y étudier la situation des médecins et s'enquérir des problèmes qu'ils rencontrent du fait de la législation d'exception en vigueur dans la région. Dix départements du Sud-Est dans lesquels les forces de sécurité se livrent à des opérations anti-insurrectionnelles contre les guérilleros kurdes sécessionnistes sont placés sous état d'urgence. Les forces de sécurité y perpétreraient de fréquentes violations des droits de l'homme et les guérilleros des exactions.

La délégation de l'Association médicale turque a signalé que le principal problème auquel les médecins sont confrontés dans cette région est celui des examens médico-légaux. Beaucoup de médecins interrogés par l'association ont déclaré qu'ils étaient soumis à des pressions très fortes visant à les obliger à rédiger des certificats correspondant à ce qu'attendent les autorités. Ils ont ajouté que les membres des forces de sécurité qui amènent des détenus pour un examen restent généralement dans le cabinet médical. Les médecins ont souligné qu'ils avaient souvent trop peur pour leur demander de sortir et pour rédiger un certificat faisant objectivement état de leurs constatations. L'association poursuit :

« L'incertitude résultant des pressions dans les centres de médecine légale est si forte qu'un médecin est capable de rédiger d'un jour à l'autre des certificats différents pour le même patient ou que des médecins différents ayant examiné le même patient peuvent délivrer des rapports tout à fait contradictoires. »

La délégation a observé qu'outre les pressions exercées par les forces de sécurité, les médecins de la région déplorent l'absence de spécialistes compétents pour pratiquer les autopsies, ainsi que l'ingérence des autorités. Ces docteurs ont expliqué que les autopsies se déroulent en présence du procureur local, et sous ses ordres, et qu'elles sont généralement pratiquées par des médecins peu expérimentés en ce domaine. Le rapport de l'Association médicale turque précise : « La plupart des médecins ont reconnu qu'ils n'ont pas une expérience suffisante des autopsies et qu'en conséquence celles-ci se déroulent sous les ordres des procureurs. » L'ingérence dans les autopsies semble être à la fois le fait des membres des forces de sécurité et des procureurs locaux qui, tout en étant officiellement tenus de participer aux autopsies, semblent parfois les entraver.

Le rapport de l'association indique que les forces de sécurité occupent souvent les hôpitaux et autres centres médicaux. Lors de la visite de la délégation en 1992, l'hôpital public de Nusaybin servait fréquemment de base et d'abri aux forces de sécurité dans les périodes d'affrontements armés.

Lorsque dans le sud-est de la Turquie les médecins ne signalent pas qu'ils ont soigné des blessures par balle, ils risquent d'être interrogés et poursuivis aux termes de l'article 169 du Code pénal turc. Celui-ci interdit d'héberger, de guider et d'aider les membres d'organisations armées et prévoit une peine maximale de sept ans et demi d'emprisonnement en vertu de la Loi antiterroriste pour les contrevenants. L'association poursuit donc dans son rapport :

« S'ils ne signalent pas les blessures par balle, ils risquent trois ans d'emprisonnement ; s'ils le font, ils craignent pour leur sécurité [...] [En outre] la charge de travail est très lourde en raison du manque de médecins, d'infirmières et d'autres membres du personnel soignant, ainsi que du grand nombre de patients. Il faut beaucoup d'abnégation, surtout pendant les incidents [les fusillades]. »

Les pressions exercées sur le personnel médical et l'absence de sécurité semblent avoir provoqué un exode des professionnels de la santé et un manque de médecins dans le Sud-Est. C'est ainsi que les membres de la délégation de l'Association médicale turque ont appris qu'à µõrnak 49 professionnels de la santé, dont sept médecins, étaient partis pendant le Nevroz (Nouvel an kurde) 1992 sans préavis ou sans avoir démissionné officiellement.[26] Selon le rapport, il ne reste qu'un petit nombre de médecins, voire aucun, dans certaines villes.

En 1994, l'Association médicale turque a mené une nouvelle enquête sur la situation dans le Sud-Est. Le rapport décrit de manière générale la situation sanitaire dans la région, mais près de la moitié du texte est consacrée aux conséquences du conflit dans le Sud-Est sur les professionnels de la santé et la population locale. Il résume de la manière suivante les effets du conflit sur les médecins :

« Les professionnels de la santé qui travaillent dans des régions en proie à la guerre civile [sont contraints] de prendre parti. Ils sont arrêtés, mis en prison et maltraités par les forces de sécurité, qui les accusent d'avoir soigné les membres du camp adverse. Par ailleurs, les forces d'opposition exercent des pressions sur les professionnels de la santé, les obligent à partir pour d'autres régions et les maltraitent au motif qu'ils soutiennent le gouvernement ou qu'ils refusent de les aider. »

Les attaques visant les professionnels de la santé

Amnesty International a eu connaissance ces dernières années de nombreux cas de médecins et d'infirmières victimes de menaces, de torture, voire d'homicides, imputables à la police, aux forces de sécurité ou aux groupes d'opposition. C'est ainsi que le Dr Ata Soyer,[27] membre éminent de l'Association médicale turque, figurait au début de 1992 sur une liste de personnes à abattre. Le point commun entre toutes les personnes dont le nom était mentionné sur cette liste semblait être leur action en vue d'améliorer la situation de la population kurde du sud-est de la Turquie. Les menaces n'étaient pas de pure forme : l'écrivain kurde Musa Anter a été abattu lors d'une visite à Diyarbakir, peu après la publication de cette liste.

Le rapport de l'Association médicale turque pour 1994 faisait état de la mort de huit membres du personnel de santé tués par des inconnus depuis 1991. Le cas de l'un d'entre eux a été exposé par Amnesty International. Le Dr Hasan Kaya, accompagné d'un avocat, Metin Can, avait disparu à Elazi¶ dans le sud-est du pays. Les corps des deux hommes avaient été retrouvés une semaine plus tard, le 27 février 1993, à quelque 120 kilomètres de cette ville. Hasan Kaya et Metin Can étaient sans chaussures, avaient les mains attachées dans le dos avec du fil de fer et portaient des traces de brûlures de cigarettes. Ils avaient tous deux reçu une balle dans la tête et le Dr Hasan Kaya avait subi une énucléation. Les éléments disponibles donnaient à penser qu'ils avaient été tués ailleurs et que leurs corps avaient ensuite été abandonnés au bord de la rivière.

Les deux hommes avaient apparemment été enlevés après un appel téléphonique au domicile de Metin Can, qui les avait amenés à sortir. Leurs familles avaient reçu des appels inquiétants par la suite. Le premier leur annonçait : « Nous avons tué Metin et Hasan. Toutes nos condoléances ! » Les appels avaient cessé après que le téléphone de Metin Can eut été placé sur écoute. La voiture de Metin Can, à bord de laquelle les deux hommes étaient partis, avait été retrouvée abandonnée le jour de leur disparition. Metin Can était président de la section d'Elazi¶ de l'°nsan Haklarõ Derne¶õ (°HD, Association pour la défense des droits de l'homme) depuis sa création et il aurait déjà été menacé de mort. Le Dr Kaya était l'un des amis de Metin Can ; il semble que sa mort soit due à ses relations avec ce dernier.

Des autopsies ont été pratiquées à Tunceli et à Elazi¶, mais les conclusions n'en ont pas été rendues publiques. Les deux hommes ont cependant été torturés et maltraités avant de mourir. L'autopsie de Metin Can aurait révélé qu'il avait été étranglé et qu'il avait une côte cassée. Quant au Dr Hasan Kaya, il avait une dent cassée et avait des marques de corde autour du cou.

L'homicide commis sur Metin Can et le Dr Hasan Kaya ressemble beaucoup à l'enlèvement, la torture et le meurtre de Vedat Aydin, membre du conseil de la section de Diyarbakir de l'°HD, dont le corps a été retrouvé sous un pont à une soixantaine de kilomètres de cette ville. De l'avis général, la mort de cet homme était le fait des forces de sécurité.

Autre cas, celui du Dr Edvard Tanriverdi, chrétien orthodoxe d'origine syrienne et père de quatre enfants, qui a été tué le 18 décembre 1994, par des fondamentalistes musulmans semble-t-il. Cet homme de cinquante-six ans avait dîné avec d'autres personnes au domicile du procureur de Midyat, dans le village d'Estel. En rentrant chez lui, il avait été abattu par deux tueurs, qui n'avaient jamais été identifiés.

Les membres du personnel de santé n'échappent pas à la mise en détention et aux tortures systématiques. En 1991 et en 1992, des policiers ont infligé des sévices sexuels à deux infirmières qu'ils avaient arrêtées. Elles semblent avoir été prises pour cible en raison de leurs activités politiques présumées.

Le cas de Mediha Curabaz, infirmière de vingt-cinq ans membre du conseil de l'Association des infirmières d'Adana, est exposé plus haut. Elle a été torturée pendant sa détention au siège de la police d'Adana en août 1991. Quant à la deuxième infirmière, Nazli Top, vingt-trois ans, elle a été arrêtée en avril 1992 dans une rue d'Istanbul. Bien qu'enceinte de trois mois, elle a été torturée et notamment soumise à des sévices sexuels.[28] La jeune femme a été remise en liberté dix jours plus tard, sans inculpation, par la cour de sûreté de l'État d'Istanbul. Les conclusions de l'examen médical pratiqué le lendemain au bureau d'Istanbul de la T°HV corroboraient ses déclarations. Nazli Top a déposé une plainte pour torture contre les policiers, mais celle-ci a été classée sans suite par le procureur ; la jeune femme a également été déboutée de son appel par un tribunal pénal local. Son bébé est né ultérieurement, apparemment en bonne santé.

Le Dr Sabri Soysal, trente-cinq ans, aurait été torturé pendant onze jours après son arrestation en juillet 1993 pour avoir soigné des militants du PKK. Le Dr Soysal, qui travaillait à l'hôpital public de Mersin, aurait affirmé qu'il avait eu trois côtes cassées et qu'il avait vomi du sang des suites de la torture. Les policiers tentaient de lui arracher une déclaration [contraire].[29] De nouveau placé en garde à vue en décembre 1994, il a été retenu pendant treize jours pour avoir « soigné un militant blessé du PKK interdit.»[30] Il a été remis en liberté sans avoir été inculpé.

D'autres médecins auxquels on reprochait d'avoir soigné des blessés ont été arrêtés. Ils ont le plus souvent été relâchés quelques jours plus tard. C'est ainsi que le Dr Ilhan Diken a été appréhendé en octobre 1992 et poursuivi pour avoir aidé des militants du PKK après qu'un membre de ce mouvement eut déclaré sous la torture que ce médecin l'avait soigné. Le Dr Diken a été arrêté, interrogé et torturé. Il a affirmé qu'on lui avait demandé de soigner un individu dont il ignorait qu'il appartenait au PKK. Il n'avait pas revu ce patient, auquel il avait recommandé de consulter des spécialistes. Reconnu coupable par la cour de sûreté de l'État de Diyarbakir, le Dr Diken a été condamné à une peine de trois ans et neuf mois d'emprisonnement.[31]

Citons parmi les autres professionnels de la santé qui ont été torturés le Dr Hüseyin Gazi Yaman, membre du Syndicat turc des personnels de santé. Ce médecin généraliste a déclaré à l'organisation Médecins pour les droits de l'homme qu'il avait été arrêté en janvier 1992 après l'annonce de la constitution du syndicat. Il avait protesté en affirmant avoir le droit d'appartenir à un syndicat et avait été battu et jeté par terre. On l'avait ensuite emmené dans une gare, où il avait été interrogé dans une pièce obscure. Voici un petit extrait de son récit :

« Je leur ai dit que j'étais médecin et l'un d'entre eux a répondu : « On va montrer au docteur notre sens de l'hospitalité. » Ils m'ont battu pendant deux heures [...] à coups de poing et de pied. J'avais les mains attachées. Ils m'ont frappé avec une telle violence que l'une des matraques s'est brisée.»[32]

Le Dr Yaman a été grièvement blessé. Quand il a ensuite été transféré à l'hôpital, les médecins ont constaté plusieurs lésions graves, notamment une blessure à la nuque, des fractures de la mâchoire, du nez, du bassin et de plusieurs doigts. Ils ont cependant refusé de lui remettre un certificat faisant état de ses blessures et il a dû faire appel au directeur pour l'obtenir. Le Dr Yaman a déclaré par la suite :

« J'étais très affligé de voir à quel point les médecins avaient peur de me soigner. Si j'ai été traité de la sorte alors que je suis moi-même médecin, je pense que cela doit être bien pire pour les autres. Si un individu ordinaire est amené à l'hôpital par des policiers, je crains qu'il ne soit pas soigné.»[33]

Le Dr Rifat Yüksekkaya, accusé d'appartenance à une organisation interdite, aurait été suspendu par les poignets et aurait reçu des décharges électriques sur différentes parties du corps, notamment les organes génitaux, pendant sa garde à vue au siège de la police d'Istanbul, en juin 1995. Les accusations portées à son encontre semblaient liées à ses activités politiques lorsqu'il était étudiant et participait, entre autres, à la célébration du Nevroz, le nouvel an kurde. Libéré en novembre 1995, il a déposé une plainte auprès du procureur d'Istanbul. L'institut médico-légal lui a délivré un certificat médical faisant état de plusieurs écorchures et de « quatre lésions de couleur sombre d'environ 0,2 cm de diamètre à l'extrémité du pénis », mais le Dr Yüksekkaya n'avait pas reçu de réponse à sa plainte au moment de la rédaction du présent rapport.

Les médecins qui font état de tortures sont eux-mêmes en danger. Mehmet Sýddýk Do¶ru a été arrêté par la police le 13 février 1996, à Tekirda¶, dans le nord-ouest de la Turquie, et torturé. Il a ensuite été emmené au centre de soins de Cýnarlý, à Tekirda¶, où un certificat médical attestant qu'« il ne présentait aucune trace de coups sur le corps » lui a été délivré. Après sa libération, cet homme a déposé une plainte pour torture auprès du procureur de Çorlu. Il a été examiné par un autre médecin, habilité par l'institut médico-légal, qui a rédigé un certificat faisant état d'une incapacité de travail de dix jours.[34] Mehmet Sýddýk Do¶ru a de nouveau été arrêté le soir même et emmené à l'hôpital public de la localité, où un certificat médical « net » a été délivré. Le responsable de la police de Tekirda¶ aurait déclaré à la presse locale :

« Les médecins qui ont rédigé le certificat [faisant état de lésions] ont manqué aux devoirs de leur charge. Ils ont voulu donner l'impression que des tortures étaient systématiquement infligées afin d'entraver le cours de la justice et porter atteinte aux forces de sécurité[35]

Le procureur a ouvert une enquête contre les médecins qui avaient rédigé le certificat décrivant les lésions, au motif qu'ils avaient « humilié l'État en délivrant un certificat mensonger ».

Le ministère turc des Affaires étrangères semble avoir lancé récemment une campagne coordonnée contre la T°HV et son personnel. Un document publié par ce ministère le 29 janvier 1996 cite une enquête menée par le ministère de la Santé et ayant établi qu'« il n'existe pas de « Centres de soins et de réadaptation » [pour les victimes de torture] fonctionnant [à Ankara, Istanbul et Izmir] et qu'une unité au sein du bureau de la T°HV à Adana ne prodigue pas de soins, mais donne des conseils et, en cas de besoin, adresse les gens aux hôpitaux, où un diagnostic et des soins leur sont fournis ». Le ministère des Affaires étrangères conclut que des procédures judiciaires et administratives doivent être engagées pour l'un ou l'autre des motifs suivants : soit les centres ne soignent pas les gens et se contentent de les adresser à des hôpitaux ou à des cliniques (contrairement aux déclarations de la T°HV qui affirme que des soins sont donnés dans les centres), soit ils prodiguent des soins en dehors de tout contrôle du ministère de la Santé. Le ministère des Affaires étrangères affirme que la T°HV fait de la propagande politique en utilisant des fonds en provenance de l'étranger.

Un inspecteur en chef du ministère de la Santé a écrit le 18 mars 1996 au bureau national de la T°HV à Ankara pour demander si les centres de soins de l'organisation assuraient « véritablement un service de santé ». Il réclamait en outre des détails sur les victimes de torture, notamment leur identité, leurs antécédents médicaux, leur dossier médical et les certificats éventuellement rédigés par les médecins. Une lettre (la copie remise à Amnesty International n'est pas datée) a été adressée par le procureur d'Ankara au bureau de la T°HV dans cette ville pour demander si les plaintes formulées par des victimes présumées de torture avaient été signalées au bureau du procureur et pour réclamer le nom et l'adresse des personnes concernées.

Les premières mises en accusation résultant de cette campagne des autorités ont été prononcées le 21 mars 1996 par le procureur d'Adana. Tufan Köse, médecin de trente-quatre ans travaillant au centre de soins de Ceyhan Muradiye à Adana, et Mustafa Çinkiliç, avocat de trente-sept ans travaillant avec la T°HV à Adana, ont été respectivement inculpés de non-dénonciation de crime aux autorités compétentes et de désobéissance aux ordres émis par celles-ci. L'audience préliminaire s'est tenue à Adana le 10 mai 1996, d'autres ont eu lieu au cours de l'année jusqu'au 8 novembre 1996. Une cinquième audience était prévue le 17 janvier 1997.

Un médecin en vue a été pris pour cible à Diyarbakir en mai 1996. Le Dr Seyfettin Kýzýlkan, président de l'Association des médecins pour Diyarbakir et quatre autres départements du Sud-Est (Mardin, Siirt, Batman et µýrnak), a été arrêté à la suite d'une descente de 17 policiers à son domicile dans la soirée du 5 mai 1996. Les policiers ont affirmé par la suite avoir trouvé chez lui de la documentation politique et des explosifs. Le Dr Kýzýlkan et ses proches avaient été enfermés dans l'une des pièces de la maison pendant la première demi-heure de la perquisition ; ils n'ont donc pas été témoins des agissements des policiers pendant ce laps de temps.

Le Dr Kýzýlkan a comparu devant la cour de sûreté de l'État de Diyarbakir le 17 juin 1996. Accusé d'avoir aidé le PKK et d'avoir détenu une bombe à son domicile, il a été condamné à une peine de trois ans d'emprisonnement à l'issue de la première journée d'audience, mais a été remis en liberté en attendant la confirmation de sa peine par la Cour suprême.[36] Il a en outre été suspendu de ses fonctions pour une durée de trois ans. Le Dr Kýzýlkan, qui dirigeait auparavant l'hôpital public de la sécurité sociale de Diyarbakir, a été libéré le 18 juin.

Des poursuites ont été engagées à Istanbul le 1er novembre 1996 contre le Dr Sukran Akin, médecin et directrice du centre de soins de la T°HV à Istanbul, accusée d'avoir « géré un centre de soins non autorisé ». Le procès du Dr Akin reproduit le schéma des attaques contre les efforts de la T°HV pour recueillir des informations sur les atteintes aux droits de l'homme et prodiguer des soins aux victimes de torture et de mauvais traitements infligés par des policiers. Elle a été acquittée.

Amnesty International estime que les initiatives du gouvernement turc, prises six ans après la création de la T°HV, constituent une tentative tout à fait injustifiable visant à appliquer des règlements techniques dans le but de porter atteinte à l'action de la fondation et mettre les victimes de tortures en danger. Les médecins ont l'obligation déontologique de respecter le secret professionnel en toutes circonstances hormis dans des cas exceptionnels. Lorsque des personnes ont été torturées par des agents de l'Etat, il est totalement inacceptable que les autorités exigent du personnel médical la divulgation d'informations délicates à propos des victimes. Outre le respect nécessaire du secret professionnel par les médecins, reconnu au niveau international, la fondation opère au grand jour en Turquie depuis sa création en 1990. Elle publie des rapports qu'elle distribue largement, y compris au gouvernement turc. La préoccupation exprimée maintenant par les autorités quant à l'action de la fondation semble reposer sur des motifs politiques plutôt que sur une véritable inquiétude à propos des victimes de torture et des soins à leur prodiguer. L'Organisation a appelé le gouvernement turc à mettre un terme à sa campagne contre la T°HV et le personnel de celle-ci et à diriger son attention vers les problèmes de la torture et des autres violations des droits fondamentaux.

Les organisations turques de défense des droits de l'homme

Les organisations de défense des droits de l'homme et leurs militants mènent une campagne énergique contre les atteintes à ces droits en Turquie. L'°nsan Haklarõ Derne¶õ (°HD, Association pour la défense des droits de l'homme), créée en 1986, a 56 sections dans tout le pays et compte 15 000 membres. Elle n'est liée à aucun parti politique ni mouvement. L'°HD surveille la situation des droits de l'homme dans le pays et condamne non seulement les violations commises par le gouvernement, mais aussi les exactions imputables aux groupes armés d'opposition. La Türkiye °nsan Haklarõ Vakfõ (T°HV, Fondation turque des droits de l'homme), fondée en mars 1990 sous les auspices de l'°HD, mène des campagnes en faveur des droits fondamentaux, recueille des informations et participe à l'éducation aux droits de l'homme. Le centre de documentation de la T°HV à Ankara publie un bulletin quotidien depuis avril 1990 ; ce dernier reprend les articles parus dans la presse à propos de cas d'atteintes aux droits fondamentaux.

En 1990, la T°HV a établi à Ankara[37], puis à Istanbul, Izmir et Adana, des centres pour les victimes d'atteintes aux droits de l'homme. Un nouveau centre, indépendant de la T°HV, a été créé à Istanbul en 1994.[38] Comme nous l'avons indiqué plus haut, des médecins travaillant pour les centres de la T°HV ont été poursuivis. De tels agissements semblent s'inscrire dans une stratégie délibérée du gouvernement visant à rendre difficile, voire impossible, l'action de ces centres.

L'Association médicale turque a également pris des initiatives pour défendre les droits de l'homme et promouvoir la déontologie médicale. Elle a organisé du 5 au 8 janvier 1995, à Ankara, en collaboration avec la Fondation turque des droits de l'homme, un séminaire sur la torture et les conditions de détention ; l'organisation américaine Médecins pour les droits de l'homme y a participé. Parmi les intervenants figuraient des professionnels de la santé, des militants des droits de l'homme, des avocats, des universitaires et des représentants de groupes professionnels. L'Association médicale turque a de nouveau collaboré avec Médecins pour les droits de l'homme à la mi-95 et en 1996, à l'occasion de nouveaux séminaires.

En mars 1996, l'Association médicale turque a tenu le premier d'une série de séminaires organisés dans différentes régions de Turquie pour sensibiliser les professionnels de la santé à l'importance des certificats médicaux en cas de plainte pour torture. La réunion, qui a eu lieu dans la ville d'Adana au sud du pays, a été organisée en coopération avec l'ordre des médecins d'Adana ; les orateurs provenaient de diverses villes turques et de l'étranger.

L'Association médicale turque a également tenté d'intervenir à propos des prisonniers nécessitant des soins médicaux à la suite d'un certain nombre de décès survenus dans les prisons en raison de l'insuffisance de ces soins. Une commission de l'association est chargée d'étudier cette question. Les grèves de la faim étant fréquentes (presque chaque mois) chez les prisonniers, l'association a diffusé auprès des médecins la Déclaration de Tokyo adoptée par l'Association médicale internationale, ainsi que la Déclaration de Malte sur les grèves de la faim.

Conclusion

La crise persistante des droits de l'homme en Turquie a des conséquences importantes pour les professionnels de la santé. Amnesty International reste profondément préoccupée par le recours à la torture, les cas de mort en détention, les conditions carcérales et l'insuffisance des soins médicaux pour les détenus, ainsi que par les assassinats politiques et les "disparitions". Les associations professionnelles et les organisations de défense des droits de l'homme en Turquie agissent avec courage et efficacité pour préserver les droits des citoyens turcs. Elles devraient bénéficier du soutien et de l'aide de la communauté internationale, notamment de leurs homologues à l'échelle internationale.

De façon à établir une base pour que soient respectés les droits fondamentaux en Turquie, le gouvernement turc devrait mettre en application aussi rapidement que possible les recommandations suivantes :

Tous les prisonniers actuellement incarcérés pour avoir exprimé leurs opinions sans user de violence devraient être libérés sans condition. Tous les détenus devraient être autorisés à consulter un avocat. Les familles et les avocats des détenus devraient avoir la possibilité de solliciter des tribunaux une ordonnance de référé enjoignant à la police de leur permettre de rencontrer les détenus si ce droit leur est refusé.

La date, l'heure et la durée de chaque séance d'interrogatoire devraient être clairement enregistrées pour chaque détenu, de même que le nom de toutes les personnes présentes. Ce registre devrait pouvoir être consulté par les autorités judiciaires, ainsi que par les détenus et leurs avocats. La pratique consistant à bander les yeux des détenus devrait être interdite. Les plaintes concernant cette pratique devraient faire l'objet d'enquêtes et des poursuites pénales devraient être engagées contre ceux qui continuent à y recourir.

Les détenus risquant tout particulièrement d'être torturés pendant leur garde à vue en Turquie, le gouvernement devrait amender la législation de façon à ce que tous les détenus, dans toutes les régions du pays, soient présentés à un tribunal dans les vingt-quatre heures suivant leur interpellation et qu'ils ne puissent être maintenus en détention que sous le contrôle d'une autorité judiciaire.

La loi devrait accorder à tous les détenus le droit d'être examinés par un médecin de leur choix. Les professionnels de la santé devraient pouvoir remplir leur rôle médical déontologique sans ingérence de la police ni du personnel pénitentiaire ; ils ne devraient, en aucun cas, faire l'objet de poursuites, être persécutés ou attaqués pour avoir exercé leurs fonctions professionnelles conformément aux principes de la déontologie médicale.

Les magistrats qui voient des prisonniers présentant des lésions ou se plaignant d'avoir été torturés devraient s'enquérir de l'identité des responsables de l'arrestation et du placement en détention, ainsi que de l'état physique du détenu. Pour ce faire, ils devraient solliciter un examen médical sur les accusations de torture selon les procédures énoncées dans les principes joints en annexe au présent document. Les auteurs d'actes de torture identifiés à l'issue d'une enquête appropriée devraient être sanctionnés et les victimes devraient recevoir une indemnité.

Des commissions d'enquête devraient être mises en place conformément aux Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions adoptés par les Nations unies. Les membres de ces commissions devraient être connus pour leur impartialité, leur compétence et leur indépendance. Les plaignants et les victimes devraient être protégés contre la violence ou les menaces de violence et autres manœuvres d'intimidation. La famille et les avocats des victimes devraient avoir accès à toutes les informations pertinentes relatives à l'enquête.

Les commissions d'enquête devraient, dans un délai raisonnable, rendre publiques leurs conclusions écrites, auxquelles le gouvernement devrait être tenu de répondre. Les autorités devraient traduire en justice toutes les personnes identifiées par l'enquête comme ayant participé aux homicides.

Les autorités turques devraient effectuer une enquête sur les besoins du système pénitentiaire, de manière à identifier les domaines où les insuffisances contribuent aux violations des droits de l'homme. Les autorités devraient solliciter l'aide des professionnels turcs de la santé, ainsi que celle d'experts internationaux, pour effectuer cette enquête, dont les conclusions devraient être rendues publiques.

Les associations turques des professionnels de la santé devraient être autorisées à remplir librement leur rôle de défense des intérêts de leurs membres et de promotion des normes sanitaires.



[1] Les dispositions de la Loi antiterroriste s'appliquent à de nombreuses infractions non violentes (manifestations, propagande séparatiste, entre autres), ainsi qu'aux activités politiques armées.

[2] Présence accrue de sang dans un tissu.

[3] Réseau de nerfs entre le cou et l'aisselle.

[4] izgtr  lke (Pays libre), 23 janvier 1995.

[5] Mehmet Agar a été nommé ministre de l'Intérieur en mars 1996. Il a démissionné en novembre 1996, quatre jours après un accident de la circulation ayant entraîné la mort de trois personnes. Parmi les victimes figuraient un policier de haut rang et un délinquant notoire. Plusieurs armes ont été trouvées dans la voiture. Un membre du Parlement a été blessé lors de l'accident.

[6] Cumhuriyet (République), 13 décembre 1994.

[7] "Dossier torture: les cas de mort en garde à vue ou en prison (12 septembre 1980 - 12 septembre 1994)", Ankara, TIHV, 1994, p. 29.

[8] Cf. le document publié par Amnesty International en décembre 1994 et intitulé Southeast Turkey: The health professions in the emergency zone (index AI : 44/146/94) [Sud-est de la Turquie. Les professionnels de la santé> dans la zone sous état d'urgence].

[9] Un exemple en est donné dans un rapport médical officiel qui indique que 40 d>tenus, hommes et femmes, dont certains avaient été torturés, ont été examinés en une heure par un seul médecin. Cf. Médecins pour les droits de l'homme. Torture in Turkey and its Unwilling Accomplices [La torture en Turquie et ses complices malgré eux], Boston, PHR, 1996, pp. 244-246.

[10] Médecins pour les droits de l'homme. Torture in Turkey and its Unwilling Accomplices, Boston, PHR, 1996 (op. cit.).

[11] Ibid., p. 129.

[12] Les grèves de la faim sont fréquentes en Turquie. Elles sont observées sous diverses formes et pour toutes sortes de motifs. On signale des grèves collectives et individuelles, des grèves courtes liées à certaines revendications politiques et des grèves menées en raison de griefs personnels. Des grèves plus longues ont parfois entraîné la mort de prisonniers, notamment celle qui a duré de mai à juillet 1996. Des réfugiés et demandeurs d'asile turcs et kurdes à l'étranger ont également observé des grèves de la faim en signe de solidarité avec les détenus en Turquie ou pour obtenir le droit de séjour dans les pays où ils s'étaient exilés.

[13] Cf. le document publié par Amnesty International le 27 août 1996 et intitulé Medical concern: The recent hunger strike, provision of medical care and ill-treatment of prisoners, Turkey (index AI : EUR 44/111/96) [Préoccupations médicales : la récente grève de la faim, les soins médicaux et les mauvais traitements infligés aux prisonniers en Turquie].

[14] Ibid.

[15] Cf. le livre publié par Amnesty International en octobre 1996 et intitulé Turquie. Quelle sécurité ? (index AI : EUR 44/84/96), p. 79.

[16] "Dossier torture: les cas de mort en garde u vue ou en prison (12 septembre 1980 - 12 septembre 1994)", TIHV, Ankara, 1994 (op. cit.).

[17] Ibid., p. 41.

[18] Cf. Turquie. Quelle sécurité ? (op.cit.), p. 50.

[19] L'hebdomadaire Nokta (Le Point) a signalé le 20 avril 1986 que le médecin-chef de l'hôpital de Kirsehir et deux membres du personnel faisaient l'objet de poursuites pénales pour avoir rédigé des rapports mensongers sur des détenus victimes de torture. Ce procès était apparemment le premier pour de tels faits depuis le coup d'État militaire de 1980. Deux médecins indépendants ont vérifié que les prisonniers qui se plaignaient d'avoir été torturés présentaient bien des marques correspondant à des sévices, puis ont soumis des rapports officiels.

[20] Cf. le document publié par Amnesty International le 29 novembre 1991 et intitulé Turkey: Erdogan Kýzýlkaya – Misleading medical report after torture (index AI : EUR 44/157/91) [Turquie. Erdogan Kýzýlkaya : un certificat médical trompeur rédigé à la suite de tortures].

[21] Özgür Ülke (Pays libre), 25 octobre 1994.

[22] Droits de l'homme, hier et aujourd'hui..., Bulletin quotidien de la Fondation turque des droits de l'homme, 26 janvier 1995, citant le journal Cumhuriyet (La République).

[23] La plainte a été bloquée aux termes de la Loi relative aux poursuites à l'encontre des fonctionnaires qui était en vigueur à Adana à l'époque. Bien que cette loi ne protège plus la police dans le reste de la Turquie, toute plainte pour vol, mauvais traitements, torture, viol, homicide – en fait tout crime, hormis l'homicide volontaire – formulée à l'encontre d'un policier ou d'un gendarme dans les départements placés sous état d'urgence doit d'abord être approuvée par le cabinet du préfet concerné. Dans bien des villes du Sud-Est, l'adjoint du préfet est le chef de la gendarmerie

[24] Comité européen pour la prévention de la torture (CPT). Déclaration publique sur la Turquie. CPT/inf (93) 1, 15 décembre 1992. Extraits des paragraphes 5, 10, 20.

[25] Ibid., paragr. 26.

[26] Le Nevroz est le nouvel an kurde, traditionnellement célébré le 21 mars. Un grand nombre de personnes ont été arrêtées   cette occasion en 1992, soit avant le Nevroz soit juste après.

[27] Au moment de la rédaction du présent document, le Dr Soyer venait de quitter ses fonctions de secrétaire général de l'Association médicale turque. Il était aussi menacé de poursuites pénales pour avoir fait des commentaires à propos de la politique gouvernementale de rotation forcée des médecins dans la zone sous état d'urgence en 1994 ; les poursuites ont été abandonnées par la suite.

[28] Cf. le document publié par Amnesty International le 18 juin 1992 et intitulé Alleged torture and rape of a nurse: Nazli Top, Turkey (index AI : EUR 44/53/92) [Turquie. Nazli Top, infirmiLre, aurait été torturée et violée].

[29] Droits de l'homme, hier et aujourd'hui... (op. cit.), Bulletin quotidien de la Fondation turque des droits de l'homme, 9 août 1993, p. 1.

[30] Turkish Daily News, 5 janvier 1995.

[31] Médecins pour les droits de l'homme. Torture in Turkey and its Unwilling Accomplices (op. cit.), Boston, PHR, 1996, p. 175.

[32] Ibid., p. 66.

[33] Ibid., p. 67.

[34]. Il est courant en Turquie de délivrer aux victimes de coups et blessures un certificat précisant le nombre de jours d'incapacité de travail résultant des lésions constatées. Cela constitue maintenant un élément d'évaluation de la gravité des tortures infligées.

[35] Cf. le livre publié par Amnesty International en 1996 et intitulé Turquie. Quelle sécurité ? (op. cit.).

[36] La condamnation du Dr Kozolkan e l'issue de la première audience de son procés est très inhabituelle. En Turquie, les procés politiques durent généralement des mois, voire des années, avant que les accusés ne soient déclarés coupables ou acquittés.

[37] Fidaner H. Turkey. Treatment Center for torture victims. Lancet, 1991, 338: 1324-5.

[38] Cf. le document publié par Amnesty International en juillet 1995 et intitulé Medical and psychosocial services for victims of human rights violations (index AI : ACT 75/02/95) [Services médicaux et psychosociaux pour les victimes de violations des droits de l'homme].

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La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X8DJ, Royaume-Uni. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI

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