Élections de mai 1996: Des Opposants Sont Arrêtés et Maltraités
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Date:
1 September 1996
Résumé
Des cas d'arrestation et de mauvais traitements de militants et de sympathisants de l'opposition ont été à maintes reprises signalés en Albanie dans le cadre des élections nationales de mai 1996. Celles-ci ont donné une majorité écrasante au parti au pouvoir, le Parti démocratique, mais les principaux partis d'opposition ont déclaré qu'il y avait eu d'importantes fraudes électorales et des observateurs internationaux ont critiqué la façon dont le scrutin s'était déroulé. Le 28 mai, deux jours après les élections, les partis de l'opposition ont tenté d'organiser une manifestation de protestation sur la grand-place de Tirana. Cependant, les autorités ont interdit ce rassemblement, qui a été violemment dispersé par les forces de police : beaucoup de manifestants ont été frappés, notamment des dirigeants de l'opposition, des femmes et des personnes âgées, ainsi que des badauds et des journalistes locaux et étrangers. Un très grand nombre de personnes ont été arrêtées et certaines ont été à nouveau maltraitées pendant leur garde à vue.
Dans le présent document, Amnesty International souligne que la violence avec laquelle la manifestation du 28 mai a été dispersée constitue un exemple extrême de la politique de persécution menée par les autorités à l'encontre des dirigeants et des partisans de l'opposition, ainsi que de la presse indépendante ou d'opposition. Cette politique, qui était manifeste en Albanie ces dernières années, s'est accentuée au cours de la période précédant les élections de mai 1996 et dans les jours qui ont suivi. Le présent document illustre ce phénomène en décrivant plusieurs cas de personnes arrêtées et maltraitées pour avoir tenté d'exercer, en général pacifiquement, leurs droits à la liberté de réunion et d'expression contre le parti au pouvoir. Certaines personnes étaient soupçonnées d'avoir distribué des tracts antigouvernementaux ou écrit des slogans en faveur de partis d'opposition. D'autres ont été appréhendées et maltraitées pour avoir participé à des meetings électoraux de l'opposition ou, simplement, parce qu'elles étaient connues comme des partisans de celle-ci.
Jusqu'ici, les assurances données par les autorités selon lesquelles des mesures appropriées seraient prises à l'encontre des membres de la police ayant commis des violations des droits de l'homme n'ont guère été suivies d'effet : excepté la révocation de sept policiers pour « incompétence », les enquêtes sur les brutalités policières, menées par le Parquet et par une commission parlementaire, sont toujours en cours. En revanche, la procédure judiciaire engagée contre dix hommes accusés d'avoir pris part à la manifestation interdite s'est conclue dès juillet. Amnesty International, préoccupée par le fait que, par le passé, les investigations sur les violences policières ont souvent traîné en longueur et n'ont pas abouti, a demandé aux autorités de s'assurer, enfin, que les enquêtes soient menées dans les meilleurs délais et de façon impartiale. L'Organisation a aussi exhorté le gouvernement à rendre publics les méthodes et les résultats de ces enquêtes et à traduire en justice les auteurs de violations des droits de l'homme.
Comme des élections locales doivent avoir lieu en Albanie le 20 octobre 1996, Amnesty International a instamment demandé aux autorités de veiller à ce que tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions politiques, religieuses ou autres, jouissent des droits de l'homme garantis tant par la Constitution albanaise que par les traités internationaux ratifiés par ce pays.
Introduction
Des élections nationales se sont tenues en Albanie le 26 mai 1996. Selon les résultats officiels, le Parti démocratique (PD), déjà au pouvoir, a remporté une victoire écrasante. Le Parti socialiste (PS), principale formation de l'opposition, ainsi que plusieurs autres partis de l'opposition, se sont retirés de la compétition avant la clôture du scrutin, dénonçant des fraudes électorales, des manÏuvres d'intimidation à l'encontre des électeurs et le harcèlement des partisans de l'opposition. Les médias régis par l'État ont riposté en accusant le PS d'avoir créé une force paramilitaire, fabriqué de fausses cartes d'électeurs et volé des urnes.
Le lendemain, les principaux partis de l'opposition ont annoncé qu'ils ne reconnaîtraient pas les résultats de ces élections et qu'ils boycotteraient le nouveau Parlement. Ils ont ensuite appelé leurs partisans à participer à un meeting de protestation, le 28 mai à midi, sur la grand-place Skanderbeg, à Tirana. Cependant, la police n'a pas autorisé ce rassemblement et a tenté de bloquer les accès à la place. De nombreux partisans de l'opposition s'y sont néanmoins rassemblés. La manifestation a été rapidement et violemment dispersée par les forces de sécurité : police régulière, unités antiémeutes portant casques et boucliers, agents en civil du Service national de renseignements (ShIK). Les policiers ont frappé de nombreux manifestants, notamment des dirigeants de l'opposition, des femmes et des personnes âgées, ainsi que des badauds et des journalistes albanais et étrangers. Un très grand nombre de manifestants ont été arrêtés, mais la plupart ont été relâchés le jour même.
Une fois le rassemblement dispersé, la police a cerné le siège du PS, où de nombreux partisans avaient trouvé refuge. Les lignes d'électricité et de téléphone desservant l'immeuble auraient été coupées peu après. Finalement, le blocus a été levé à l'issue de négociations avec des observateurs internationaux et des diplomates.
Prokop Gjika, sympathisant du Parti socialiste, figurait parmi les manifestants. Arben Imami, dirigeant d'un parti d'opposition, participait aussi au rassemblement et Bardhok Lala était sur les lieux en tant que journaliste de la presse indépendante. Tous trois ont été arrêtés et maltraités par la police et les forces de sécurité, expérience qu'ils ont partagée par beaucoup d'autres personnes.
Un sympathisant du Parti socialiste
Prokop Gjika, soixante-deux ans, de Tirana, qui a participé à la manifestation du 28 mai sur la place Skanderbeg, en a fait le récit suivant :
« Je me trouvais devant le palais de la Culture [sur la place], scandant avec tous les autres : « Nous voulons nos votes ! À bas les fraudeurs ! Vive le PS ! » À ce moment-là, j'ai reçu un terrible coup de poing sur le nez et le sang s'est mis à couler abondamment. Puis j'ai été frappé à l'arcade sourcilière et je suis tombé sans connaissance.
« Après quelques minutes, j'ai rouvert les yeux et j'ai vu, étendu à côté de moi, un homme de mon âge, qui lui aussi avait été battu. Comme je lui tendais la main pour l'aider à se relever, trois ou quatre policiers se sont de nouveau jetés sur moi et m'ont assené une volée de coups de matraque, sur les dents, le nez et les côtes [...] Beaucoup d'entre nous se sont dirigés vers l'hôtel Tirana, où plusieurs journalistes étrangers observaient ce qui se passait. Mais 10 à 15 soldats casqués et armés de matraques m'ont terrassé [...] Je ne me sentais plus capable de marcher. Cependant, j'ai reçu encore un coup de matraque dans le dos. Je titubais dans la rue. Une voiture de police était stationnée là, avec deux agents en civil à l'intérieur. « Qu'est-ce qu'il y a ? », m'ont-ils demandé. « On m'a battu comme un chien. » « Pourquoi avoir manifesté ? » « Parce qu'on a volé nos votes », ai-je répondu. « Venez avec nous », m'ont-ils dit. À dire vrai, je pensais qu'ils allaient me [tuer], mais non, ils m'ont emmené à l'hôpital. »
Prokop Gjika a été admis à l'hôpital militaire de Tirana, où on lui a fait des points de suture sur le front. Sa fille Valbona, qui l'accompagnait à la manifestation, aurait été elle aussi frappée par la police.
Un dirigeant de l'opposition
Arben Imami, dirigeant de l'Alliance démocratique (AD), figure parmi les quelque 20 personnalités de l'opposition qui ont été interpellées lors de la manifestation du 28 mai. Selon son récit des événements, il a été arrêté et violemment battu par des agents en civil du ShIK :
« D'abord ils m'ont fait monter dans une voiture de police, puis ils m'en ont fait sortir et m'ont poussé dans un véhicule rouge, sans plaque d'immatriculation. Un agent en civil m'a coincé la tête entre ses jambes, tandis que deux autres me frappaient par derrière. Ils m'ont conduit à un immeuble [le commissariat de police no 2] et m'ont fait monter aux étages, sans me permettre de voir où il m'emmenaient. Ils m'ont conduit au troisième étage : je n'ai compris que par la suite que c'était le siège du ShIK à Tirana. Là, ils m'ont jeté par terre et m'ont bourré de coups de pied pendant cinq minutes en m'injuriant [...] Puis ils m'ont ramené au premier étage [le commissariat de police no 2], où ils m'ont laissé dans une cellule sans lumière, au fond du couloir, pendant plus de dix minutes. Après quoi ils ont consigné mon nom, mon adresse et d'autres renseignements personnels. Ils m'ont ensuite conduit me laver le visage, qui était en sang, et m'ont annoncé que j'étais libre. J'ai exigé de leur part une déclaration écrite, attestant que j'avais été détenu dans ces locaux, mais ils ont refusé en déclarant que j'avais été inscrit sur leurs registres et que cela suffisait. J'ai alors dit aux policiers que je voulais déposer une plainte. J'étais couvert de sang, ma chemise et ma veste avaient été déchirées, mais je n'ai pu les convaincre d'enregistrer ma plainte. « La police ne vous a pas arrêté, elle ne vous a pas battu non plus », a déclaré un des policiers. (Il avait raison : pas un seul policier en uniforme ne m'a frappé.) Pendant cette discussion avec les policiers, l'homme qui m'avait le plus violemment battu est passé calmement à côté de nous [...] J'ai des points de suture sur les deux lèvres, une dent cassée et deux autres qui se sont déchaussées. »
Le 30 mai 1996, sur demande d'un juge du tribunal de district de Tirana, Arben Imami a été examiné par un médecin expert du Centre hospitalier universitaire de la ville. Dans son rapport, ce spécialiste constatait les lésions suivantes : « Trois ecchymoses sur le front, une ecchymose sur l'angle droit de la mâchoire inférieure, tuméfaction des lèvres et plaie à l'intérieur de la lèvre inférieure ; une dent cassée, deux autres complètement déchaussées [...] quatre ecchymoses sur la nuque et une sur la gorge. Quatre longues ecchymoses sur le dos. Deux ecchymoses sur la hanche gauche, une à l'épaule gauche et six sur les bras » Ce rapport concluait également : « Les quatre ecchymoses sur le dos ont été provoquées par un instrument long et contondant matraque de caoutchouc, bâton, etc. Les autres ont été causées par un instrument tranchant et dur. »
Un journaliste
C'est un journaliste, Bardhok Lala, reporter du quotidien indépendant Dita Informacion qui, peut-être, a le plus enduré de la part des forces de sécurité le 28 mai. Il a déclaré avoir été arrêté par des agents du ShIk qui, après l'avoir battu, l'ont conduit au bord d'un lac situé à la périphérie de Tirana, contraint à se déshabiller et soumis à un simulacre d'exécution.
Selon son récit des événements notamment lors d'interviews qu'il a accordées le 29 mai , Bardhok Lala a été arrêté sur la place [Skanderbeg] juste après la dispersion de la manifestation, par des agents qui l'ont d'abord conduit dans un bar voisin, où ils l'ont battu, puis qui l'ont emmené au commissariat de police no 2.
« Là, ils ont vérifié mon identité », a-t-il raconté. « Ils se comportaient correctement, m'ont prié de m'asseoir et m'ont offert une cigarette [...] Après une heure et demie environ, ils m'ont relâché et m'ont rendu ma carte d'identité. J'ai demandé aussi mon magnétophone, mais ils ne me l'ont pas rendu. Comme je quittais le commissariat pour retourner au bureau du journal, j'ai remarqué une fourgonnette le long du trottoir, avec, à l'avant, un homme au volant et un autre assis à côté de lui. J'ai aussi aperçu plusieurs agents en civil. Je les ai reconnus : l'un d'eux, un homme aux cheveux gris, avait repoussé le journaliste anglais avec qui je me trouvais au moment de mon interpellation. Deux autres avaient conduit [Arben] Imami au commissariat. Je ne pensais pas être inquiété par eux, puisque la police venait de me relâcher.
« Comme j'approchais de la fourgonnette, deux des agents se sont emparés de moi et m'ont tiré à l'intérieur du véhicule. Ils m'ont alors fait une prise à la tête [...] et m'ont forcé à me coucher face contre terre. Ils m'ont enlevé mes chaussures et se sont mis à me frapper. Au carrefour, près du Palais de justice, l'un d'eux à dit : « Au lac ! » J'ai cru que les agents plaisantaient, mais ils continuaient de me battre. Imaginez cela : cinq hommes maniant leurs matraques de caoutchouc (sauf celui qui était au volant mais il s'est rattrapé après !). Tous me rouaient de coups, n'importe où, à l'aveuglette. À deux reprises, ils se sont même tapés dessus au lieu de me frapper moi, tant l'espace était réduit ! C'était le chaos. Ils me tenaient fermement. Celui qui était sur le siège avant me bloquait les pieds. Les autres me frappaient. Après qu'ils se furent tapés dessus par erreur, l'un d'eux a sorti son pistolet et m'a assené un coup au visage. D'où cette blessure (à la pommette).
« Ils m'ont demandé ce que j'étais censé faire là, pourquoi j'avais emmené le journaliste anglais, qui était notre rédacteur en chef [...] Puis ils ont arrêté la fourgonnette. Nous étions à un bout du lac. Ils ont ouvert les portes, m'ont tiré dehors par les cheveux et m'ont traîné dans les buissons sur une vingtaine de mètres.
« [Ensuite] tous les cinq m'ont entouré et se sont déchaînés sur moi avec leurs matraques de caoutchouc. Ils m'ont traité comme un animal ou pire. Ils me frappaient en rythme, on aurait dit une armée en marche [...] Cela me semble absurde, toutes les questions qu'ils m'ont posées là-bas. Des choses que je n'aurais jamais imaginées : sous quel numéro de code je recevais mes informations ? Combien j'étais payé par la police secrète ? Par qui j'obtenais des informations ? Je ne pouvais plus parler, j'étais presque mort. À dire vrai, je ne comprends rien du tout. Je n'ai jamais reçu d'informations de la sûreté d'État, je ne lui en ai jamais fournies. Ils m'ont demandé qui collaborait au journal, qui fournissait des renseignements à mes collègues. Ils m'ont déshabillé, ne me laissant que mon caleçon. Ils ont continué à me battre en me disant que je devais parler. Des dizaines de fois ils m'ont menacé de mort. J'étais dans la confusion la plus totale. [PuisÉ] l'un d'eux a sorti son pistolet [...] Il m'a dit : « Tu vas parler maintenant », en pointant l'arme sur ma tête. J'avais l'esprit vide, je pensais alors seulement à mon neveu qui a un an et que je n'ai pas vu depuis six mois. Je croyais être mort. Alors le coup est parti, sans m'atteindre, mais je l'ai senti passer : une question de quelques centimètres. L'agent a fait feu de nouveau, une fois à gauche, une fois à droite. Voyant qu'il n'y avait vraiment plus rien à tirer de moi, ils m'ont poussé dans le lac. Il fallait plonger dans l'eau. J'ai demandé la vie sauve. Ils ont armé leurs pistolets. Quand j'ai imploré grâce, ils m'ont dit que je devais me présenter tous les quinze jours au rapport devant la police de sûreté de l'État, faute de quoi ils me tueraient. Je ne pensais pas qu'ils me laisseraient en vie. Ils m'ont expliqué où je devais me présenter et m'ont dit qu'ils m'attendraient. Puis ils sont partis, m'abandonnant gisant par terre ; ils m'ont laissé trois cigarettes et un briquet. »
Bardhok Lala a réussi à gagner un village des alentours ; de là il a put revenir à Tirana, où il s'est fait soigner dans un endroit qu'il n'a pas révélé. Le médecin qui l'a soigné aurait déclaré qu'outre ses blessures visibles Bardhok Lala avait une fracture du crâne et de graves lésions dans la région génitale.
Le 31 mai, un porte-parole du Service national de renseignements a nié que Bardhok Lala ait été maltraité par des agents du ShIK et a déclaré : « Le ShIK agira toujours en conformité avec la loi, comme il l'a fait jusqu'ici. »
Beaucoup d'autres personnes présentes à la manifestation de la place Skanderbeg le 28 mai ont été elles aussi arrêtées et maltraitées par la police (cf. plus bas).
Les enquêtes ouvertes par les autorités sur les violences commises lors des élections
Au début de juin, les autorités ont annoncé que sept fonctionnnaires de police avaient été révoqués pour « incompétence » en relation avec les événements du 28 mai à Tirana. Cette information a été confirmée par le président Berisha dans une interview parue dans Die Presse (Vienne, Autriche) : « Les policiers ont commis des fautes inacceptables, bien qu'il n'y ait pas eu de graves dommages corporels. Ils ont frappé deux ou trois personnalités de l'opposition. En conséquence, nous avons licencié sept policiers. » Selon des informations parvenues ultérieurement, six de ces fonctionnnaires auraient, en fait, été mutés, et non pas révoqués.
Une enquête sur les brutalités policières commises le 28 mai à Tirana a été ouverte en juin par le Parquet de Tirana, après que le PS eut intenté une action en justice contre les chefs du ShIK et de la police nationale. En juillet, les dirigeants de partis d'opposition interpellés ou passés à tabac le 28 mai ont été sommés de comparaître devant le Parquet, pour être entendus en leurs déclarations. Plusieurs ont semble-t-il refusé de s'y rendre, affirmant qu'ils n'avaient pas confiance dans le déroulement régulier de l'enquête. Certains ont également exprimé leur crainte que le Parquet ne cherche en fait à recueillir des éléments de preuve afin que les dirigeants de l'opposition puissent être inculpés d'organisation d'une réunion illégale. À la fin d'août, aucun policier ou membre du ShIK n'avait été inculpé en relation avec les événements du 28 mai.
De même, l'enquête sur la torture et les mauvais traitements dont aurait été victime le journaliste Bardhok Lala ne semble guère avoir progressé. Selon les informations reçues, le journaliste n'aurait été convoqué par le procureur qu'à la fin de juillet à un moment où il faisait déjà l'objet d'une action en diffamation intentée par le ShIK.
Le 24 juillet, le Parlement a institué une commission d'enquête sur les accusations faisant état de fraude et de brutalités durant la période des élections et le 28 mai. Toutefois, l'arrivée des grandes vacances a vite interrompu son travail. Le PS, qui conteste la légitimité du Parlement actuel, a exprimé ses doutes quant à l'impartialité d'une enquête menée par cette commission.
En revanche, la procédure judiciaire engagée contre 10 hommes accusés d'avoir pris part à la manifestation du 28 mai a abouti assez rapidement. En effet, le 16 juillet, un tribunal de Tirana a déclaré quatre d'entre eux Pjetër Lleshi, Rasim Dushku, Liman Dobi et Bujar Dushku coupables (aux termes de l'article 262, paragraphe 2, du Code pénal) de participation à un rassemblement illégal (la manifestation du 28 mai) et les a condamnés à une amende. Les six autres Astrit Hajdini, Muharrem Sinani, Bujar Hitaj, Petraq Peposhina, Faik Aliaj et Mahmut Laza ont été relaxés. Il est difficile de dire pourquoi ces manifestants, plutôt que d'autres, ont été jugés. Selon la presse d'opposition, neuf d'entre eux seraient d'anciens policiers, révoqués lors de l'épuration des forces de police à la fin du régime communiste : cette particularité aurait attiré sur eux le choix des autorités judiciaires.
Dans une lettre adressée en juin au président Berisha, Amnesty International, préoccupée par le fait que souvent, dans le passé, les investigations sur les violences policières ont traîné en longueur et n'ont pas abouti, a demandé instamment que les enquêtes soient enfin menées dans les meilleurs délais et de façon impartiale, que leurs résultats soient rendus publics et que les auteurs de violations des droits de l'homme soient déférés à la justice.
Le contexte
Amnesty International fait remarquer que la violence avec laquelle la manifestation du 28 mai a été dispersée constitue un exemple extrême d'une politique de persécution menée par les autorités à l'encontre des dirigeants et des partisans de l'opposition, ainsi que de la presse indépendante ou d'opposition. Cette politique, qui était manifeste en Albanie ces dernières années, s'est accentuée au cours de la période précédant les élections de mai 1996 et dans les jours qui ont suivi. C'est ainsi que des opposants ont été régulièrement arrêtés et détenus (en général moins de quarante-huit heures) et qu'ils ont souvent été maltraités pendant leur garde à vue. Parmi les victimes de ces sévices figuraient d'anciens prisonniers politiques, des personnes protestant contre la politique du gouvernement en matière de législation sur le logement ou la propriété, ainsi que des militants et des sympathisants de l'opposition.
L'emprisonnement de personnes en raison de leurs opinions, les procès inéquitables de détenus politiques, les arrestations arbitraires, la torture ou d'autres traitements cruels, inhumains ou dégradants à l'encontre des détenus font partie des préoccupations d'Amnesty International ces dernières années. L'Organisation a rendu compte de ses inquiétudes, notamment lorsqu'elles concernent les mauvais traitements et la torture infligés par la police, dans deux documents intitulés Albania: Human Rights Abuses by police (index AI : EUR 11/05/93) [Albanie. Violations des droits de l'homme imputables à la police] et Albanie. Persistance des mauvais traitements infligés par la police et décès en détention (index AI : EUR 11/04/95).
Depuis la fin du régime communiste à parti unique en 1991, l'Albanie a connu des transformations radicales et de nombreuses réformes, y compris dans le domaine des droits de l'homme. Pour n'en citer que quelques-unes : en octobre 1991, l'Albanie a adhéré au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), en mai 1994 à la Convention des Nations unies contre la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture), en août 1996 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l'homme CEDH) et à la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En 1995, un nouveau Code pénal et un nouveau Code de procédure pénal sont entrés en vigueur. En juin de la même année, l'Albanie, lors de son adhésion au Conseil de l'Europe, s'est engagée à instaurer immédiatement un moratoire sur les exécutions capitales et à abolir la peine de mort en temps de paix dans un délai de trois ans.
Toutefois, la mise en Ïuvre de ces réformes a été très inégale. Cela est en partie dû à de graves problèmes économiques, ainsi qu'à la pénurie de personnel possédant la formation et l'expérience nécessaires dans de nombreux domaines, notamment dans ceux de la justice et de la police. Autre raison : le fait que la vie politique albanaise soit profondément marquée par le vif antagonisme opposant le PD qui a accédé au pouvoir en mars 1992 et le PS, nouveau nom pris par l'ex-parti communiste (à noter cependant que de nombreux anciens adhérents de ce parti sont aujourd'hui membres ou sympathisants d'autres formations, dont le PD). Cette hostilité a conduit le parti au pouvoir à entraver les activités du PS et, dans une moindre mesure, celles des autres partis d'opposition, par des procédés contraires à ses engagements en matière de droits de l'homme. Le PD a par exemple restreint leur droit à la liberté de réunion pacifique, arrêté arbitrairement et/ou maltraité leurs partisans. Cette situation s'est exacerbée avec l'arrestation en juillet 1993 du dirigeant du PS, Fatos Nano. Déclaré coupable en 1994 de détournement de biens publics et de falsification de documents, cet homme se trouve toujours en prison. Amnesty International le considère comme un prisonnier d'opinion : elle estime que les éléments de preuve produits lors du procès ne corroboraient pas les charges retenues contre lui et que celles-ci étaient motivées par des considérations politiques. L'Organisation a demandé la libération de Fatos Nano à maintes reprises.
Le troisième facteur qui rend la mise en oeuvre des réformes très inégale est le fait que les organes responsables de l'application des lois ont tendance, pour diverses raisons, à fortement s'identifier avec le parti au pouvoir. En contrepartie et bien que leurs brutalités et autres atteintes aux droits fondamentaux soient dénoncées publiquement , ces organes jouissent, dans une large mesure, de l'immunité.
En tant que parti dirigeant, le PD ne s'est guère employé à promouvoir un esprit de tolérance à l'égard des opinions divergentes. Certes, ses dirigeants, dont le président Berisha lui-même, ont à maintes reprises, et à juste titre, dénoncé les violations flagrantes des droits de l'homme commises dans le passé sous le régime communiste. Il n'en demeure pas moins que les autorités albanaises se montrent toujours peu enclines à accepter que le respect des droits de l'homme implique une tolérance authentique et large du pluralisme, qui assure aux personnes ayant des points de vue opposés les mêmes garanties et la même protection qu'à celles partageant les convictions du parti au pouvoir.
Cette attitude se traduit par exemple par de fréquentes mesures restrictives à l'encontre de l'opposition quant au droit à la liberté de réunion pacifique droit de toute évidence primordial en période d'élections. La Constitution albanaise et d'autres textes de loi prévoient la liberté de réunion. Cependant, alors que les partisans du gouvernement peuvent exercer pleinement ce droit, les opposants voient fréquemment leurs réunions ou leurs rassemblements interdits ou soumis à diverses restrictions. Ces mesures discriminatoires ont à leur tour entraîné d'autres atteintes aux droits de l'homme lorsque les partis d'opposition, passant outre aux restrictions, ont tenu des rassemblements que la police avait reçu l'ordre de disperser par la force. Ces interventions, s'accompagnant fréquemment d'un recours disproportionné à la violence de la part des policiers, ont provoqué entre ces derniers et les manifestants des heurts qui ont souvent fait des blessés de part et d'autre. À maintes reprises, les manifestants interpellés dans ce genre d'occasion ont affirmé avoir été roués de coups par la police durant leur garde à vue.
Amnesty International reconnaît qu'il est du devoir des autorités de maintenir l'ordre public. Elle estime néanmoins qu'en restreignant de façon répétée le droit de l'opposition à se réunir et à manifester les autorités ont créé sans nécessité des situations susceptibles d'entraîner de graves troubles à l'ordre public, ainsi que des violations des droits de l'homme de la part des agents de la force publique.
Ces dernières années, l'Organisation a demandé instamment que les textes de lois régissant le droit de réunion publique et de manifestation (notamment le décret no 7408 relatif aux « réunions, rassemblements et manifestations de citoyens dans des lieux publics ») fassent l'objet d'une révision garantissant une plus grande souplesse et établissant clairement la distinction entre exercice pacifique et exercice violent de ce droit. Aussi Amnesty International se réjouit-elle de la récente décision d'abroger ce décret (cf. ci-dessous) et de le remplacer par une nouvelle loi.
Les irrégularités relevées par les observateurs internationaux lors des élections de mai 1996
Les résultats des élections de mai dernier ont été contestés par la plupart des partis d'opposition. La façon dont le scrutin s'est déroulé a suscité également de très nombreuses critiques au niveau international. Les reproches les plus précis se trouvent dans un rapport publié le 12 juin 1996 par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)[1] Ce rapport se fonde sur les comptes rendus de trois observateurs de longue durée, envoyés sur place dès fin avril 1996 par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) et qui ont suivi à la fois la période pré-électorale et l'élection elle-même le 26 mai. Il s'appuie aussi sur les remarques d'une cinquantaine d'observateurs ponctuels, représentant 11 États membres de l'OSCE, qui ont couvert les derniers jours précédant les élections et le jour du scrutin.
Le rapport de l'OSCE conclut que, dans de nombreux cas, les dispositions de la loi électorale n'ont pas été correctement appliquées, à savoir que 32 des 79 articles régissant la période pré-électorale et le jour du scrutin ont été violés. Il fait état, entre autres, de manoeuvres d'intimidation à l'encontre des électeurs, ainsi que d'irrégularités dans les votes par procuration et dans le dépouillement des votes.
Le scrutin de ballottage du 2 juin, intéressant neuf circonscriptions électorales, se serait déroulé, dans l'ensemble, de façon bien plus satisfaisante. Cependant, les auteurs du rapport font remarquer que ce deuxième tour (boycotté par la plupart des partis d'opposition) s'inscrivait dans le cadre d'un processus électoral déjà compromis.
Les conclusions de la mission d'observation de l'OSCE ont été contestées par les observateurs du British Helsinki Human Rights Group (Groupe britannique d'Helsinki pour les droits de l'homme) et par plusieurs hommes politiques allemands et autrichiens, selon lesquels les élections du 26 mai ont été fondamentalement loyales.
Le 16 juin, les élections ont de nouveau été organisées dans 17 circonscriptions où, de l'aveu même des autorités, des irrégularités s'étaient produites. La plupart des partis d'opposition les ont boycottées et le PD est arrivé en tête dans toutes les circonscriptions. Les observateurs internationaux ont déclaré que ce "troisième tour" avait été loyal.
Le 20 juin, le Parlement européen a exhorté l'Albanie à organiser de nouvelles élections. Le 24 juin, l'OSCE a conseillé aux divers partis albanais d'examiner si de nouvelles élections, après une période de temps raisonnable mais limitée, dans de meilleures conditions et en présence d'observateurs internationaux, ne serviraient pas les intérêts de l'Albanie. Le 25 juin, le Conseil de l'Europe a engagé l'Albanie à rédiger un nouveau code électoral, conforme aux recommandations de l'OSCE, et à organiser de nouvelles élections. Dès le 22 juin, cependant, le président Berisha affirmait que les élections avaient été libres et loyales et qu'il n'y aurait plus d'élections législatives « jusqu'à l'an 2 000, selon les règles établies par le droit constitutionnel ».
Le nouveau Parlement s'est réuni le 1er juillet. Le Parti démocratique au pouvoir y occupe 122 sièges sur 140, et trois petits partis s'en partagent huit. Le PS, qui a remporté 10 sièges, continue de boycotter l'Assemblée populaire.
Des élections locales doivent avoir lieu le 20 octobre. Le 12 août, une commission électorale permanente de 17 membres a été créée, sa composition politique étant fixée au prorata des résultats obtenus par les partis aux dernières élections locales de 1992. La commission est chargée d'organiser les futurs scrutins et, pour commencer, les élections locales d'octobre. Dès le 13 août, les partis d'opposition ont déclaré qu'ils étaient sous-représentés au sein de cette commission et ont menacé de boycotter les élections locales.
Le 30 août, le Conseil de l'Europe a déclaré qu'il suspendrait l'appartenance de l'Albanie à son Assemblée parlementaire s'il n'y avait pas d'amélioration du dialogue politique entre le parti au pouvoir et l'opposition. La menace d'un boycottage des élections locales semble avoir été écartée depuis que le PS et les autres partis d'opposition se sont entretenus avec le président Berisha, le 4 septembre. L'entretien a abouti à un accord sur les amendements à apporter à la loi électorale, qui comporte notamment l'engagement d'abroger le décret no 7408 relatif aux « réunions, rassemblements et manifestations de citoyens dans les lieux publics » et de le remplacer par une nouvelle loi.
La période pré-électorale
Concernant la période pré-électorale [printemps 1996], les critiques formulées par le rapport de l'OSCE visaient notamment la Commission de contrôle : cet organisme a examiné les fiches de police (remontant à l'ère communiste) de tous les candidats désignés et a écarté, comme inéligibles, environ 200 personnes (membres du PS dans leur grande majorité), en général au motif qu'elles auraient été des informateurs de la Sigurimi, l'ancienne police secrète. Le rapport de l'OSCE mettait en doute l'impartialité de la Commission de contrôle, en faisant remarquer que six de ses membres, sur sept, avaient été nommés par le gouvernement et qu'elle se réunissait à huis clos. Parmi les autres vices relevés figuraient des listes électorales inexactes, une information insuffisante des électeurs et un modèle de bulletin de vote prêtant à confusion.
Les observateurs concluaient que les autorités n'avaient pas tenu leur engagement de veiller à ce que la campagne électorale se déroule dans une atmosphère d'équité et de liberté. Ils ont dit qu'il semblait que l'on interdisait systématiquement aux partis de l'opposition d'organiser des rassemblements en plein air, notamment dans les grandes villes. À Tirana, ces partis avaient demandé, et s'étaient vu refuser, l'autorisation d'appeler à un meeting place Skanderbeg (la place centrale), mais le parti au pouvoir avait pu tenir le sien, le 24 mai, sur cette même place. Les autorités avaient donné diverses explications : les partis d'opposition ne réuniraient, probablement, pas assez de sympathisants pour justifier une fermeture de la place centrale ; le rassemblement du parti au pouvoir n'était pas à proprement parler un meeting, mais un concert ; ce n'était pas un rassemblement politique, mais un discours présidentiel.
Le rapport relevait également qu'à de rares exceptions près seules des affiches et des banderoles du parti au pouvoir avaient été placardées ou déployées dans les rues durant la campagne et il critiquait les manÏuvres d'intimidation de la police lors des rassemblements de l'opposition. À Rrëshen et Lezhë, selon le rapport, les lieux accordés au PS pour tenir ses meetings étaient trop exigus pour contenir tous ses partisans ce qui avait servi de prétexte à une présence policière massive pour maintenir l'ordre. Les observateurs ont également signalé qu'aux abords de Shkodër et de Vlorë la police n'était pas intervenue lorsque des partisans du PD avaient bloqué la route pour empêcher les partisans du PS de participer à un meeting. De tels faits avaient renforcé l'impression d'une étroite association entre l'État, son appareil de sécurité et le parti au pouvoir.
Amnesty International est préoccupée par les arrestations et les mauvais traitements à l'encontre des militants et des sympathisants réels ou présumés de l'opposition
Les cas, exposés ci-dessous, de militants et de sympathisants réels ou présumés de l'opposition arrêtés et maltraités par la police, ne constituent qu'un échantillon de toutes les affaires de ce genre signalées durant la période précédant les élections. Bien souvent, ces personnes avaient, ou étaient soupçonnées d'avoir, des activités politiques, telles que celles de participer à des meetings, d'écrire des slogans ou de placarder des affiches électorales. Comme l'ont rapporté des observateurs internationaux (cf. ci-dessus), les sympathisants du parti au pouvoir menaient les mêmes activités sans aucune entrave. Amnesty International remarque aussi que le comportement des forces de police semble avoir beaucoup varié selon les situations locales : dans certains endroits, les violations des droits de l'homme par la police auraient été relativement rares, alors qu'ailleurs, par exemple dans les régions de Berat, Burrel, Vlorë, Sarandë et Tirana, de telles dénonciations auraient été plus fréquentes. Le seul PS a affirmé que, dans la période du 5 au 26 mai, plus de 200 de ses membres et sympathisants avaient été menacés, arrêtés ou passés à tabac. Même compte tenu d'une certaine exagération, il ne fait guère de doute que dans le dernier mois de la campagne électorale, les violations des droits de l'homme à l'encontre des partisans de l'opposition sont devenues une pratique de plus en plus courante.
Les informations reçues ont aussi fait état de cas où des sympathisants du parti au pouvoir ont empêché des militants de l'opposition de tenir leurs meetings, et cela sous les yeux des forces de l'ordre quasiment imperturbables. L'opposition a parfois affirmé que les auteurs de tels incidents étaient en fait des policiers en civil ce que les autorités ont nié. L'exemple qui suit est typique à cet égard. Le 3 mai, un convoi de voitures conduisant des dirigeants du PS à Burrel pour un meeting a été attaqué par des hommes qui ont lancé des pierres sur les véhicules, fracassant des vitres et blessant un chauffeur. Selon le PS, les assaillants étaient des policiers en civil. Cependant, l'explication donnée officiellement par la police est la suivante : « Accompagnés de leurs gardes du corps illégaux, [les socialistes] ont enfreint les règles de la circulation routière et ont traité les passants de « fascistes » et de « chiens », ce qui a conduit un groupe d'enfants, perplexes devant de tels agissements, à jeter des pierres contre les véhicules des rebelles. »
Sarandë, septembre 1995
Xhemal Hysi est gardien d'entrepôt. Selon le récit qu'il a fait à la presse, il était au travail le soir du 11 septembre 1995, vers 21 h 30, quand des policiers sont venus l'arrêter. Ils ont fouillé l'endroit et ont trouvé des journaux et un tract que Xhemal Hysi a déclaré avoir ramassé dans la rue (ce tract qualifiait le président Berisha d'« espion » et boutait « L'Amérique hors de l'Albanie ! »).
« Ils m'ont gardé au poste pendant seize heures », a raconté Xhemal Hysi. « Ils m'ont battu cruellement [...] J'ai été passé à tabac en présence du commissaire, d'un autre gradé et d'un agent en civil. Ils ont menacé de me soumettre à des chocs électriques. Ils me soupçonnaient d'avoir distribué les tracts antiaméricains. Pendant qu'ils me battaient, ils ont essayé de me faire signer une fausse déclaration contre le président de la société où je travaille. Comme je refusais, ils ont continué de me rouer de coups de poing et de pied et de me frapper avec une matraque de caoutchouc. J'ai été relâché, en sang, au bout de seize heures. »
Le fonctionnaire de police de service aurait demandé à Xhemal Hysi s'il désirait consigner des remarques sur la façon dont on l'avait traité, mais, trop effrayé, ce dernier n'a pas osé se plaindre. (En mars 1996, quatre autres hommes ont été déclarés coupables d'avoir distribué ces tracts, considérés comme des « documents anticonstitutionnels », et ont été condamnés à des peines allant jusqu'à quatre ans d'emprisonnement. Deux d'entre eux purgent actuellement des peines d'emprisonnement. Amnesty International les considère comme des prisonniers d'opinion et demande leur libération immédiate et sans condition[2])
Vlorë, septembre 1995
Hamit Arshia, de Lepenicë, district de Vlorë, a été passé à tabac par la police les 19 et 20 septembre 1995. Dans une interview accordée, sur son lit d'hôpital, au quotidien indépendant Koha Jonë, il a déclaré :
« Le 19 septembre, vers dix heures du matin, je me trouvais devant le Palais de justice ; j'étais allé assister au procès d'un de mes cousins. Soudain, une voiture de police est arrivée, avec six ou sept agents qui m'ont ordonné de monter. Ils m'ont emmené au commissariat, dans une cellule où trois agents en civil m'ont menacé avec une matraque de caoutchouc. Je leur ai demandé : « Qu'est-ce que j'ai fait ? Quelle loi ai-je enfreinte ? » Ils ont répondu : « Ton bar est un repaire de [partisans de] Nano, Dokle, Ruçi [dirigeants PS]É » Pendant vingt-quatre heures, ils n'ont pas cessé de me battre, comme vous pouvez le voir, puis ils m'ont jeté dehors comme si j'étais un cadavre en m'avertissant : « Ferme-la et te fais pas remarquer ». Je me suis traîné dans la rue, où je suis resté longtemps sans connaissance. Quelques heures plus tard, le médecin de [notre] village est passé par là, par hasard, et m'a aussitôt emmené à l'hôpital. »
Selon Koha Jonë, voici ce qu'un médecin de l'hôpital a déclaré au journal au sujet de Hamit Arisha :
« Le patient est dans un état grave, car tout son corps est meurtri, surtout les mains et les pieds. Ces énormes ecchymoses sont non seulement extrêmement douloureuses, mais elles obligent le patient à rester couché dans une position inhabituelle. Le patient a plusieurs fois vomi du sang, ce qui, à notre avis, est l'effet de coups administrés avec un instrument contondant. Nous le soignons, mais il lui faudra plus d'un mois pour se remettreÉ »
Des proches de Hamit Arshia qui étaient à son chevet ont déclaré, selon le journal, que la police avait déjà à plusieurs reprises arrêté et passé à tabac les hommes de la famille, connus pour leurs sympathies de gauche.
Berat, septembre 1995
En septembre 1995, le président Berisha a effectué une visite à Berat. Il semble qu'à cette occasion des slogans antigouvernementaux aient fleuri sur les murs de la ville, notamment l'inscription « Enver » (Enver Hoxha, l'ancien dirigeant communiste de l'Albanie], tracée sur les remparts de la forteresse de la ville. La police aurait porté ses soupçons sur deux militants locaux du PS, Enver Jaho et Bashkim (Shasho) Meta, et les a arrêtés le 20 septembre. Enver Jaho aurait été appréhendé alors qu'il se promenait avec sa fille, âgée de trois ans, qu'il a dû abandonner dans la rue. Il a été emmené au commissariat où, dit-il, « des policiers de Tirana m'ont roué de coups de poing et de pied, sans aucune raison, de quatre heures de l'après-midi à une heure du matin ». Ces policiers lui ont aussi demandé où il se trouvait la veille au soir. Ils n'ont pas été convaincus quand il leur a répondu qu'il était chez lui, à cause de la mort de sa mère, pour recevoir les condoléances : « Bien au contraire, ils m'ont frappé en me disant : « Vous les socialistes, vous voulez prendre le pouvoir, vous voulez nous tuer. » Ils m'ont relâché à une heure du matin. Mes amis m'ont conduit à l'hôpital, où j'ai été examiné [...] trois heures après, je suis rentré chez moi. J'ai obtenu un rapport d'un médecin expert et je vais saisir les tribunaux ... »
Shasho Meta était en train de jouer au billard quand il a été arrêté par la police vers dix heures du matin. « Ils m'ont dit de les suivre au poste dans ma voiture. Je n'ai pas protesté. Tout le monde sait que ce n'est pas la première fois qu'on me convoque à la police [...] J'ai demandé des explications et le fonctionnaire de service m'a dit qu'il avait l'ordre de me faire entrerÉ » Shasho Meta avait été détenu jusque vers vingt et une heures, lorsque, selon ses déclarations, des hommes en uniforme militaire sont arrivés dans une voiture de la police :
« Ils ont battu violemment deux [autres] personnes, puis sont venus dans ma cellule. Ils m'ont demandé pourquoi j'étais là. J'ai répondu que je n'en savais rien. L'un d'eux m'a demandé : « Où étais-tu hier soir ? » et il s'est jeté sur moi en me bourrant de coups de pied et de poing, comme si j'avais commis un horrible crime. Je suis resté étourdi pendant un moment. Ils me battaient. J'étais en sang. J'appelais au secours, mais le fonctionnnaire de service m'a répondu que ce n'était pas son affaire. Au moment où les soldats repartaient, l'un d'eux m'a lancé : « Écris, si tu en as envie. » J'ai compris alors qu'ils m'avaient battu à cause d'un slogan dont je ne savais rien [...] Une demi-heure après, le nouveau commissaire est entré dans ma cellule. Avant même que j'aie pu me plaindre, il m'a dit : « Tu es celui que nous recherchons ? Tu devrais être fusillé [...] On devrait vous éliminer tous, vous semez la discorde », et il m'a gifflé. « Écrase ou on te reprendra », a-t-il dit en ressortant. »
Shasho Meta a été relâché vers une heure du matin. Le jour suivant, il se serait fait examiner par un médecin expert et aurait déposé une plainte pour mauvais traitements auprès du procureur du district. Shasho Meta, selon ses déclarations, avait été déjà détenu brièvement au moins quatre fois par la police, lors de passages de dirigeants du PS à Berat.
Tirana, février 1996
Behar Toska, trente-deux ans, ancien policier originaire de Berat actuellement au chômage, a déclaré qu'il avait été arrêté à Tirana en février 1996 et accusé d'être payé par le PS pour écrire des slogans hostiles au gouvernement sur les murs de la capitale. Behar Toska a affirmé qu'il n'appartenait à aucun parti politique et qu'il avait voté à trois reprises pour le PD, le parti au pouvoir.
D'après une interview parue le 10 février 1996 dans Zëri i Popullit, l'organe du PS, Behar Toska a été arrêté la nuit du 5 février et conduit au commissariat de police no 1 de Tirana pour y être interrogé. Une fois sur place, on lui a donné l'ordre de se déshabiller. Six policiers ont alors commencé à l'interroger. Pendant cet interrogatoire, des questions lui ont été posées sur les sommes qu'on l'accusait d'avoir reçues de dirigeants du PS pour écrire sur les murs des slogans antigouvernementaux. On lui a également demandé s'il possédait des armes ou des stupéfiants, et où il les cachait. Comme il affirmait ne rien savoir de tout cela, les policiers se mirent à le frapper à coup de matraque de caoutchouc, ainsi qu'avec un tuyau de métal. Ils l'auraient aussi menacé d'arrêter son épouse et de l'obliger à regarder pendant qu'ils la déshabilleraient. « Ils m'ont réduit en bouillie. Ils m'ont cassé les dents. Je continue encore à uriner du sang », a déclaré Behar Toska au journaliste qui l'interviewait, en ajoutant que, malgré ces sévices, il n'avait pas cédé aux tentatives visant à l'obliger à faire de faux aveux et à les signer. Il a été libéré quarante-huit heures plus tard, apparemment sans avoir été inculpé.
Behar Toska s'est aussitôt rendu dans un hôpital, où il a reçu des soins. Selon son témoignage, les médecins et les infirmières, en apprenant qu'il avait été frappé par la police, l'ont supplié de ne dire à personne dans quel hôpital il avait été soigné et ont refusé de lui délivrer un certificat médical attestant les blessures dont il souffrait. Behar Toska s'est par la suite plaint auprès d'un haut fonctionnaire de police des mauvais traitements qu'il avait subis. Il a déclaré qu'il avait l'intention d'intenter un procès contre les policiers qui l'avaient battu.
Sarandë, février 1996
Le 14 février 1996 est paru dans le quotidien indépendant Koha Jonë un article intitulé "Quatre braquages en deux nuits". L'auteur, le journaliste Fatos Veliu, y dénonçait, paraît-il, la corruption au sein de la police de Sarandë.
Le surlendemain 16 février, vers quatorze heures, Fatos Veliu a été arrêté et emmené au poste de police de Sarandë, où le commissaire l'aurait roué de coups de poing et de pied en l'accusant de chercher à « dénigrer » la police et de n'avoir jamais rien écrit sur le bon travail qu'elle fait. Fatos Veliu a été relâché environ deux heures plus tard sans inculpation, mais avec de graves contusions. La police lui aurait aussi confisqué son carnet de notes.
Le certificat médical rédigé par le médecin expert de Sarandë qui a examiné Fatos Veliu le 20 février 1966 décrit de graves contusions dans la région des deux yeux (« ecchymoses de six centimètres sur quatre, couleur cerise noire ») et des meurtrissures sur le bas de la jambe droite. Il relève que Fatos Veliu se plaignait de douleurs dans ces régions, ainsi que de vertiges. Le certificat déclare que les lésions ont été provoquées par des coups assenés avec un instrument contondant.
Le 23 février 1996, l'Association des journalistes professionnels d'Albanie a publié une déclaration dénonçant le passage à tabac de Fatos Veliu qui, selon elle, reflète « l'arrogance effrénée du pouvoir envers la presse indépendante et d'opposition ».
L'association demandait aux autorités de prendre « des mesures légales rigoureuses à l'encontre de ceux qui avaient ordonné et pratiqué ces sévices. L'État albanais », a-t-elle dit, « dispose aujourd'hui du cadre juridique nécessaire à la fois pour réfuter les fausses nouvelles et pour instituer des sanctions pénales en cas de diffamation de la part de la presse. Le recours à la loi du gourdin est la mort de l'État de droitÉ »
Kurbin, mai 1996
Au moins sept militants du PS ont été arrêtés à Kurbin, où se tenait, le 6 mai, un rassemblement de ce parti. Leur garde à vue a duré treize heures, pour certains. Plusieurs d'entre eux, dont Gjokë Lulashi, Petraq Kumaraku et Marash Marashi, auraient été violemment battus par les policiers. Marash Marashi a affirmé que les policiers l'avaient frappé à la tête, aux épaules et aux jambes avec leurs matraques de caoutchouc et qu'ils lui avaient dit, en le relâchant : « Qu'on ne te voie plus jamais aux meetings du PS. »
Durrës, mai 1996
Iliaz Labi, Alfred Dhuli et Aliosha Qamaj, animateurs dans la région du Forum eurosocialiste albanais, ont été interpellés le 9 mai à Durrës pour avoir écrit des slogans sur les murs. Aliosha Qamaj aurait été maltraité par la police ; il a déposé une plainte, certificat médical à l'appui, contre deux policiers.
Tirana, mai 1996
Le 16 mai devait se tenir, au ciné-club universitaire de Tirana, un meeting de l'Alliance démocratique (AD). Les organisateurs avaient demandé et obtenu l'autorisation de la police. Malgré cela, la direction du club a refusé d'accueillir les membres de l'AD et ses sympathisants, si bien que le parti a tenu son meeting sur la place devant le cinéma. Lorsque les participants sont retournés à leurs voitures à la fin de la rencontre, ils les ont trouvées cernées par des policiers. Ceux-ci ont affirmé avoir reçu une plainte selon laquelle des partisans de l'AD avaient frappé quelqu'un. Les agents se sont mis à fouiller les véhicules et ont interpellé cinq hommes : trois journalistes (Blendi Fevziu, Arben Hasani et Skënder Minxhozi), un candidat de l'AD aux élections (Blendi Gonxhe) et un député AD (Ridvan Peshkëpia). Lorsque Ridvan Peshkëpia a demandé des explications et a rappelé aux agents qu'il jouissait de l'immunité parlementaire, le commissaire de police lui a assené un coup de poing. Les cinq hommes ont ensuite été emmenés au poste de police, où Ridvan Peshkëpia aurait été de nouveau battu par le commissaire et par plusieurs autres policiers. Ils ont été retenus pendant plus d'une heure avant d'être relâchés.
Berat, mai 1996
Selon un article paru dans Dita Informacion, le PS devait tenir le 18 mai un meeting, pour lequel il avait obtenu l'autorisation de la police, dans un cinéma de la ville d'Ura Vajgurore (circonscription de Berat). Alors que les partisans commençaient à se rassembler dans l'après-midi, des forces de police, dont des unités antiémeutes, ont occupé la place [où se trouve le cinéma] et ont ordonné aux gens de se disperser, en déclarant qu'il n'y aurait pas de meeting. Les policiers ont également ordonné aux militants du PS qui apprêtaient la salle pour la réunion de sortir du bâtiment, puis l'ont fermé à clé. Un membre local du PS, Maksim Parangoni, qui protestait, déclarant que la réunion avait été autorisée, aurait été jeté à terre et battu par les policiers. Fadil Nasufi, candidat du PS qui devait parler au meeting, et Edi Spahiu, dirigeant de la section de district du Forum de la jeunesse eurosocialiste, approchaient de la ville quand leur véhicule a été arrêté par une patrouille de police qui a perquisitionné, à la recherche d'armes. Sur cette même route, d'autres policiers ont interpellé un partisan local des eurosocialistes, Shkëlqim Selfo ; ils l'auraient traîné, tout en le rouant de coups, jusqu'au barrage établi par la police. (Cet homme a dû se rendre ultérieurement dans un hôpital pour faire soigner ses blessures.) Le préfet serait passé en voiture sur les lieux alors que se produisait ces événements, mais ne serait pas intervenu. Les policiers ont ensuite mis Edi Spahiu en état d'arrestation et l'ont conduit à un poste de police, où il a été roué de coups de pied et matraqué, semble-t-il parce qu'un des agents l'accusait d'avoir chez lui un fusil automatique. Edi Spahiu a été relâché vers vingt et une heures, et des amis l'ont emmené à l'hôpital. Il a déclaré que c'était la septième fois qu'il était battu par la police.
Tirana, 20 mai 1996
Le 20 mai, une vingtaine de partisans du PS ont été interpellés aux abords de l'École de ballet de Tirana, où devait se tenir une réunion électorale de ce parti. Certains d'entre eux (Saimir Xhuglini, chauffeur et garde du corps du candidat PS Luan Hajdaraga ; Skënder Lame, membre de la présidence du Forum de la jeunesse eurosocialiste ; et Lame Lamaj) auraient été passés à tabac et même blessés par la police.
Dans une déclaration à la presse, Saimir Xhuglini a affirmé :
« Ils m'ont arrêté vers dix-neuf heures. J'accompagnais Luan Hajdaraga à un meeting pour le candidat Anastas Angjeli, à l'École de ballet. Six ou sept policiers sont sortis de leur véhicule et l'un d'eux m'a ordonné de le suivre parce qu'il avait quelque chose à me dire. Je suis monté dans leur voiture et j'ai reçu le premier coup [...] Sans rien me dire, ils m'ont conduit au commissariat no 1. Là, j'ai vu que je n'étais pas seul. Dans l'entrée, une vingtaine d'agents nous ont bourré de coups de poing et de pied j'ai cru que j'allais mourir. »
Saimir Xhuglini a été relâché vers 22 h 30 et a été emmené à l'hôpital militaire, où on lui a fait des points de suture au nez.
La police aurait par la suite déclaré, pour justifier l'arrestation de Saimir Xhuglini, qu'il conduisait un véhicule non immatriculé. Les médias officiels ont expliqué, à propos de cette affaire, que les personnes interpellées étaient « des membres de la défunte Sigurimi, des gens déjà arrêtés par la police pour des infractions de droit commun », et que Saimir Xhuglini était un cousin de Nexhmije Hoxha [l'épouse d'Enver Hoxha]. Inutile de dire que, vrais ou faux, ces commentaires ne justifient pas les brutalités de la police à l'encontre de ces hommes.
Le 26 mai 1996, jour des élections
Dans ses remarques concernant le jour des élections, le rapport de l'OSCE soulignait qu'en violation de la loi électorale les commissions des bureaux de votes étaient dirigées par des présidents et des secrétaires nommés par l'État. Il relevait également des irrégularités concernant la fourniture de papier ministre pour la publication des résultats définitifs, la tenue des registres des votants (dans de nombreux cas le nombre des bulletins déposés dépassait le nombre de signatures sur le registre) et les votes par procuration.
Le rapport signalait une lourde présence policière, y compris d'agents en civil, à l'intérieur et aux abords des bureaux de vote, notamment à Berat et à Lushnjë, où, apparemment, la police jouait un rôle actif dans l'administration des bureaux de vote. Dans certains cas, les policiers avaient même pris part au dépouillement. Dans plusieurs bureaux de vote, notamment à Tirana, Berat et Kukës, les observateurs avaient vu des personnes non identifiées et des civils armés, qui souvent participaient activement au déroulement du scrutin ; les gens du lieu disaient que c'étaient des hommes de la police secrète. Parmi les irrégularités concernant le dépouillement du scrutin, on a signalé en beaucoup d'endroits l'altération de bulletins déposés en faveur des partis d'opposition, afin de les rendre nuls.
Amnesty International relève que, selon un article paru dans Dita Informacion concernant le jour des élections à Berat, le journaliste Erion Braçe, candidat local du PS, a été arrêté alors qu'il se rendait en voiture à Poliçan, emmené dans un poste de police et passé à tabac pendant deux heures. Vers treize heures, selon la même source, huit policiers en civil ont pénétré dans les locaux du PS à Berat, où ils ont menacé les militants de ce parti avec leurs pistolets et ont frappés plusieurs d'entre eux, dont le candidat Flamur Mulova. Les agents auraient fait feu de leurs armes avant de repartir.
Le PS a dénoncé d'autres cas d'arrestation et de mauvais traitements de ses militants, notamment à Vlorë, où Krenar akërri, membre d'une commission de scrutin, aurait été battu par la police, de même que deux autres partisans du PS, Ilirjan Kuçi et Tartar Ademi. À Tirana, Dritan Belinjeri, membre AD de la commission du bureau de vote de Vurri e Bamit, a été arrêté et, semble-t-il, battu par la police pour avoir protesté contre les violations de la procédure électorale par le président de cette commission de scrutin.
Les arrestations et les mauvais traitements à l'encontre des sympathisants de l'opposition manifestant après les élections
La manifestation de la place Skanderbeg, à Tirana, le 28 mai 1996
Les principaux partis d'opposition avaient appelé à une manifestation pour appuyer leurs accusations de fraude électorale. Peu avant midi, un cortège d'environ cent personnes, comprenant des dirigeants du PS, de l'AD et du Parti social-démocrate (PSD), s'est dirigé du siège du PS vers la place Skanderbeg, à Tirana. Comme le cortège arrivait sur les lieux, la police se serait mise à le disperser et à frapper et interpeller de nombreux membres du groupe. Parmi les personnes battues figuraient Sërvet Pëllumbi, Namik Dokle, Arta Deda, Ndre Legisi, Ermelinda Meksi, Pandeli Majko, Halil Lalaj, Mojko Zeqo, Musa Ulqini, Luan Hajdaraga, Neritan eka, Blendi Gonxhe, Arben Imami, Gramoz Pashko, Skënder Gjinushi, Gaqo Apostolli et Paskal Milo. Les forces de police ont également interpellé et frappé de nombreux sympathisants qui s'étaient rassemblés sur la place ou aux abords, ainsi que des journalistes et des badauds.
Amnesty International a reçu presque cent déclarations écrites de manifestants qui affirment avoir été arrêtés et maltraités le 28 mai par les forces de police. Parmi ces personnes se trouvait Genc Beqiraj, qui a dû demander à un médecin de soigner ses blessures. Voici ce qu'il écrit :
« J'ai pris part au rassemblement du PS le 28 mai et j'ai été cruellement battu à coups de matraque de caoutchouc par la police. Je suis tombé sans connaissance sur la place, près du monument de Skanderbeg. Un groupe d'eurosocialistes m'a emmené aux urgences de l'hôpital no 2. J'en suis ressorti aussitôt après avoir été examiné par le docteur, car aux portes du service des urgences il y avait cinq policiers qui prenaient des informations sur les blessés. »
Parmi les autres personnes qui, selon les informations reçues, ont été blessées par les forces de sécurité et ont dû se faire soigner figurent : Namik Dokle, Ndre Legisi, Ermelinda Meksi, Gramoz Pashko, Musa Ulqini, Haziz Ferati, Ilmi Habibasi, Shpetim Maloku, Shpresa Sula, Faik ukarizi et Andrea Jano.
Trois femmes, Anila Imami, Delina Fico et Sonila Qirjako, ont décrit ainsi ce qui leur était arrivé :
« Il était 11 h 30. Nous étions quatre femmes, en haut des marches du Palais de la culture. Une horde de policiers est arrivée tout à coup et nous a traînées vers leur car, en nous gifflant et nous bourrant de coups de poing. Ils nous ont conduites au commissariat no 1, près du ministère des Affaires étrangères. Ils nous ont mises dans une pièce où il y avait environ 17 personnes. [Nous avons également vu] des députés et des journalistes qui étaient amenés et conduits dans d'autres pièces. De tous côtés, on entendait des coups et des cris de douleur. Ils nous ont aussi frappées au commissariat, bien que nous soyons manifestement des femmes. Nous avons vu de nos yeux, juste après midi, amener, l'un après l'autre, Gramoz Pashko, Namik Dokle, Pandeli Majko, Ndre Legisi, Blendi Gonxhe, etc. [...] Ils avaient le visage complètement en sang. Dans notre pièce, il y avait Halit Kullolli, Kastriot Lleshi, Gëzim Karanxha, Artan Imami et d'autres. Ils ont aussi amené Sulejman Buda [...] Il nous a dit qu'il avait vu, près de l'hôtel Tirana, le vice-ministre de l'Intérieur frapper une vieille femme. Il lui avait dit : « C'est honteux pour un homme de battre une femme âgée. » En réponse, il avait reçu un coup de poing à la figure et avait fini entre les mains de la police, qui l'avait conduit au poste. À partir d'une heure de l'après-midi, ils nous ont sortis des cellules et nous ont conduits dans des cars de police au commissariat du quartier Ali Demi. Ils ne nous ont relâchés qu'à 15 h 30. »
Gëzim Karanxha, autre manifestant interpellé et amené au commissariat no 1, a vu plusieurs policiers en civil frapper un reporter étranger et lui confisquer sa caméra :
« Nous sommes intervenus, deux autres jeunes hommes et moi-même, quand deux cars de police sont arrivés. Ils nous ont poussés dans un de leurs véhicules, où ils se sont mis à nous frapper, puis ils nous ont conduits au commissariat no 1. Après, ils ont amené quatre femmes ; ce que voyant, nous avons protesté, mais ils les ont frappées elles aussi. Puis ils ont amené plusieurs autres jeunes hommes. Tous nous voyions les cars arriver pleins de monde. Nous avons remarqué plusieurs députés : par exemple Ndre Legisi, qui avait le visage couvert de sang à cause d'une coupure à l'arcade sourcilière, et Gramoz Pashko, qu'ils ont battu devant nous tous, qui étions à la réception du commissariat. Blendi Gonxhe a été amené lui aussi, il avait des coupures aux mains et au visage. Nous avons aussi vu Namik Dokle ... »
Viktor uko, autre manifestant qui a été battu et qui a vu la police frapper les femmes, a raconté :
« Durant la manifestation, au moment où je cherchais à protéger une jeune fille, la police m'a attrapé et un agent des unités antiémeutes m'a frappé à la tête et aux côtes. Je l'ai reconnu [et] je lui ai dit : « Vous êtes nos frères, n'utilisez pas la violence contre nous et contre les femmes. » À ce moment, deux autres femmes, à côté de moi, ont été frappées, et trois autres policiers se sont jetés sur moi et m'ont terrassé. Puis ils m'ont traîné, de force, vers leur car [...] Il y avait là un agent des unités antiémeutes qui est une connaissance de la famille ; il m'a arraché des mains de ses collègues [...] et m'a rendu la liberté, tout en lançant cette menace : « Je tuerai Fatos Nano et vous tous qui le suivez. »
Fatbardha Isufi est l'une des manifestantes qui ont été frappées par la police. Voici sa description des événements :
« J'ai participé au meeting organisé par l'opposition le 28 mai 1996. Nous nous sommes rassemblés à onze heures au siège du PS. À 11 h 45, nous avons quitté l'édifice et nous nous sommes dirigés, députés en tête, vers la place Skanderbeg. Les forces de police nous ont laissé passer jusqu'au moment où nous avons atteint la place, mais là elles sont intervenues avec une extrême violence. Leurs coups n'épargnaient même pas les députés, les femmes et les personnes âgées. J'ai dit à un policier de ne pas frapper un vieillard : pour toute réponse, il m'a assené un coup terrible sur le bras. J'ai maintenant le bras tuméfié, couvert de bleus. »
Une femme âgée, qui se trouvait sur les lieux, a déclaré :
« Le 28 mai, comme je passais devant le Musée national pour aller rendre visite à mon fils (il venait de perdre sa jeune épouse), je me suis trouvée prise sous une grêle de coups de poing administrésÉ par la police. J'ai reçu un fort coup à la tête et à l'épaule, qui sont maintenant tuméfiées et couvertes d'ecchymoses. J'ai perdu connaissance, une femme m'a aidée à me relever » (Ilvo Haxhiu, soixante-quatorze ans).
Un autre vieillard qui se trouvait sur les lieux a écrit :
« Hier [28 mai], je prenais un café au club. Des personnes s'y étaient rassemblées et disaient qu'elles allaient manifester sur la place, pacifiquement, contre la fraude électorale. Dès que nous sommes sortis dans la rue, la police nous a affronté et a dispersé la foule. Puis, un policier m'a sauvagement frappé et m'a jeté à terre. Mais un autre policier, qui était plus raisonnable, s'est approché et m'a ôté des mains de cette bête. Je me suis relevé, toutefois je ne me sentais plus la force de suivre mes amis, et je suis parti » (Orhan Hoxha, soixante-dix-sept ans).
Après avoir évacué les manifestants de la place, la police a cerné le siège du PS pendant un certain temps. Sokol Lulja, vingt-six ans, qui était dans les locaux du parti à ce moment-là, a finalement pu quitter l'immeuble, mais il a été très vite arrêté. Dans une déclaration datée du 29 mai, il écrivait :
« À ma sortie de l'édifice, près de la Cour de cassation, ils m'ont arrêté et torturé. Puis, ils m'ont expédié au poste de police du quartier, où j'ai été de nouveau torturé ; ils m'ont cassé trois dents, et m'ont blessé au visage et aux jambes. »
Les accrochages entre manifestants de l'opposition et policiers dans le reste du pays
À la suite des élections du 26 mai, des heurts entre manifestants de l'opposition et policiers ont été signalés dans plusieurs autres villes, notamment à Përmet, Tepelenë, Patos et Fier. Ces accrochages ont fait des blessés de part et d'autre et, selon le ministère de l'Ordre public, une cinquantaine de personnes ont été interpellées. À Fier, le 29 mai, la police aurait pris d'assaut le siège du PS ; des affrontements entre partisans du PS et policiers s'en sont suivis sur la place de la ville. Des heurts semblables ont eu lieu à Patos. De sources policières, à Fier, des partisans du PS auraient tiré des coups de feu contre les forces de l'ordre et, à Patos, auraient désarmé un policier ; ces personnes feraient l'objet de poursuites. Les responsables locaux du PS ont démenti ces informations et demandé que les policiers ayant commis des atteintes aux droits de l'homme soient déférés à la justice.
C'est, semble-t-il, à Përmet, le 30 mai, qu'ont eu lieu les affrontements les plus graves. Selon le quotidien indépendant Gazeta Shqiptare, la police avait refusé d'autoriser un meeting de protestation que six partis d'opposition voulaient tenir sur la grand-place. Néanmoins, vers onze heures du matin, des groupes de manifestants sont arrivés sur les lieux. « Des forces spéciales [de la police] sont alors intervenues. Elles étaient arrivées la veille de Tepelenë, où avait eu lieu un rassemblement de l'opposition [...] Les forces spéciales ont d'abord intimé l'ordre aux manifestants d'évacuer la place. Cet ordre a eu pour seul effet d'accroître la fureur des manifestants [...] L'attaque a été lancée vers 11 h 20. Les femmes et les enfants ont été les premiers à tomber sous les coups de matraque de caoutchouc. Leurs cris n'ont fait qu'enrager encore davantage les manifestants [...] Les forces spéciales ont chargé frontalement, pour diviser la foule en deux groupes et cerner ceux-ci. Mais les manifestants se sont mis à riposter, d'abord avec leurs poings puis avec des objets solides. Un policier a assené un coup tranchant à un jeune homme, dont le visage s'est couvert de sang ; aussitôt, une femme a frappé ce policier avec une bouteille, qui a volé en éclats sur son casque [...] Les affrontements se sont poursuivis avec la même intensité pendant près de deux heures. Il y a eu des dizaines de blessés parmi les manifestants, et deux parmi les forces de l'ordre, selon le ministère de l'Intérieur. Un hélicoptère a survolé la place durant toute la manifestation, tandis que le secteur était cerné par des véhicules militaires et des cars de police qui emmenaient les personnes arrêtées au commissariat. Selon des informations provenant de ce poste de police, 35 personnes auraient été placées en garde à vue. »
Les recommandations d'Amnesty International
Amnesty International estime qu'il est du devoir des autorités de mettre un terme aux arrestations, aux mises en garde à vue et aux mauvais traitements dont font l'objet les dirigeants et les partisans de l'opposition, afin que de telles atteintes aux droits de l'homme ne se reproduisent pas pendant la campagne pour les élections locales (fixées pour le 20 octobre 1996) ni après.
Le Code pénal albanais interdit formellement la torture et les mauvais traitements. L'article 86 sanctionne « la torture et tout autre acte inhumain ou dégradant » d'une peine de cinq à dix ans d'emprisonnement ; quand cette infraction rend la personne infirme, la laisse défigurée, cause un préjudice permanent à sa santé ou provoque sa mort, la peine est de dix à vingt ans d'emprisonnement (article 87). L'article 314 prévoit que l'usage de la force par une personne chargée de mener une enquête dans le but de contraindre un citoyen à faire des déclarations, à témoigner ou à reconnaître sa culpabilité ou celle d'un tiers sera puni d'une peine d'emprisonnement comprise entre trois et dix ans.
De plus, l'Albanie a ratifié la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et, plus récemment, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Ce dernier traité non seulement interdit le recours à la torture et à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, mais institue un système de visites régulières des lieux de détention par le Comité européen pour la prévention de la torture.
Amnesty International se réjouit de voir que les autorités ont décidé d'ouvrir des enquêtes sur les plaintes pour torture et mauvais traitements formulées contre la police lors des élections de mai 1996. Toutefois, elle exhorte le gouvernement albanais à mettre en oeuvre les engagements qu'il a souscrits aux termes des traités internationaux relatifs aux droits de l'homme, et ce en :
· veillant à ce que ces enquêtes, et toute enquête similaire future, soient menées de façon impartiale et exhaustive dans les meilleurs délais, tout en s'assurant que les méthodes et les résultats de ces investigations soient rendus publics ;
· déférant à la justice les responsables d'actes de torture ou de mauvais traitements ;
· faisant en sorte que les procureurs usent de leur compétence légale pour ouvrir une enquête (a) chaque fois qu'une personne comparaissant devant eux fait état de torture ou de mauvais traitements et (b) dans tous les cas où il existe des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture ou des mauvais traitements ont été perpétrés, quand bien même aucune plainte n'aurait été officiellement déposée ;
· garantissant que les plaignants et les témoins soient protégés contre toute forme de mauvais traitements et d'intimidation pouvant résulter de leur plainte ou de leur déposition ;
· indemnisant les victimes de torture et autres mauvais traitements ou leurs familles ;
· établissant à l'intention des forces de l'ordre des directives claires, fondées sur les normes internationales, notamment celles énoncées dans deux instruments des Nations unies, le Code de conduite pour les responsables de l'application des lois et les Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois.
· organisant, pour tous les fonctionnaires de police, des programmes de formation efficaces, qui leur permettent de véritablement comprendre les normes nationales et internationales relatives aux droits de l'homme.
Enfin, Amnesty International demande instamment aux autorités albanaises, à tous les niveaux, de veiller à ce que tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions politiques, religieuses ou autres, jouissent des droits de l'homme garantis par la Constitution albanaise et par le droit international relatif à ces droits. Amnesty International estime que si ce principe n'est pas admis et mis en Ïuvre, les violations des droits de l'homme commises par le passé se reproduiront inévitablement.
Septembre 1996
[1] Observation of the parliamentary elections held in the Republic of Albania (May 26 and June 2, 1996) [Surveillance des élections législatives qui se sont tenues dans la république d'Albanie le 26 mai et le 2 juin 1996].
[2] Cf. Albania: Sulejman Mekollari and Lirim Veliu, prisoners of conscience (index AI : EUR 11/16/96) [Albanie. Sulejman Mekollari et Lirim Veliu, prisonniers d'opinion].
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