Violations des Droits Fondamentaux des Membres des Minorités Ethniques

Introduction

En janvier et en février 1996, les représentants d'Amnesty International se sont entretenus avec plusieurs dizaines de membres des minorités ethniques.[1] L'Organisation a recueilli des preuves flagrantes du fait que la tatmadaw (nom officiel de l'armée myanmar) s'était livrée à des exécutions extrajudiciaires, à des actes de torture et de mauvais traitements au cours d'incarcérations arbitraires sur des membres des minorités ethniques dans les États chan et mon, ainsi que dans la Division de Tanintharyi [2] La plupart des réfugiés avec lesquels les délégués d'Amnesty International se sont entretenus au début de 1996 en Thaïlande sont des agriculteurs ou des villageois qui ont fui leur domicile parce que l'armée leur avait rendu la vie impossible. Les informations contenues dans le présent rapport concernent des événements qui ont eu lieu en 1995 ; toutefois, des renseignements parvenus récemment indiquent que des violations ont également été commises au cours des sept derniers mois. Depuis mars 1996, les militaires ont déplacé de force des dizaines de milliers d'habitants de l'État chan ; ils auraient menacé d'abattre à vue ceux qui refusaient de partir. Depuis février 1996, des centaines d'habitants de l'État mon et de la Division de Tanintharyi fuyant les violations persistantes perpétrées par l'armée se sont réfugiés dans les zones de l'État mon contrôlées par le New Mon State Party (NMSP, Parti pour un nouvel État mon), groupe d'opposition armée actif dans cet État.

Depuis que le pays a accédé à l'indépendance après le départ des Britanniques en 1948, les membres des minorités ethniques qui revendiquent une plus grande autonomie, voire l'indépendance complète, mènent une insurrection contre le gouvernement central. Lorsque les militaires ont rétabli leur pouvoir en septembre 1988 après avoir réprimé le mouvement en faveur de la démocratie, ils ont lancé des offensives contre les groupes armés d'opposition composés de membres de minorités. Le gouvernement militaire du Myanmar a adopté une politique consistant à négocier des cessez-le-feu avec chacun de ces groupes plutôt que de traiter avec l'organisation qui les regroupait. Quinze de ces accords étaient toujours en vigueur au moment de la rédaction du présent rapport. Les cessez-le- feu semblent être conclus sur une base individuelle et militaire, et être assortis d'une promesse d'aide au développement émise par le gouvernement militaire du State Law and Order Restoration Council (SLORC, Conseil national pour le rétablissement de l'ordre public).

Amnesty International recueille depuis 1987 des informations sur les homicides et les mauvais traitements infligés aux membres des minorités ethniques qui sont contraints de travailler comme porteurs pour la tatmadaw. L'Organisation a égale ment eu connaissance de cas d'homicides et de mauvais traitements de membres des minorités ethniques au cours d'opérations militaires dans les villages, les soldats accusant souvent les habitants de liens avec les groupes armés d'opposition.

Des civils ont été capturés arbitrairement dans leurs villages par les militaires pour servir de porteurs et retenus pendant des périodes allant de quelques jours à un mois, voire davantage. La plupart des civils pourraient échapper au portage forcé en versant régulièrement une somme d'argent à la tatmadaw, mais bon nombre d'entre eux n'ont pas les moyens de le faire et sont donc obligés de travailler comme porteurs. Ceux qui sont capturés ignorent généralement combien de temps ils seront retenus, ils ont exprimé la crainte des conséquences encourues s'ils refusent d'obéir ou s'ils protestent parce qu'ils sont retenus contre leur gré. De nombreux civils obligés de travailler comme porteurs ont été victimes de tortures et de mauvais traitements lorsqu'ils se révélaient incapables de porter leur charge de ravitaillement ou de munitions. Citons parmi les formes de sévices décrites les coups de crosse de fusil ou de baguette de bambou et la privation de nourriture, d'eau, de sommeil et de soins médicaux. L'article 5 de la Déclaration universelle des droits de l'homme dispose : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Des porteurs qui avaient tenté de s'échapper ou étaient incapables de porter leur charge ont été sommairement exécutés. Les exécutions extrajudiciaires constituent une violation du droit le plus fondamental, à savoir le droit à la vie qui est garanti par l'article 3 de la Déclaration universelle des droits de l'homme : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. »

Depuis cinq ans au moins, le SLORC a de plus en plus recours au travail forcé de civils pour construire des voies ferrées, des aéroports, des carrières et des routes dans tout le pays. L'armée a contraint des centaines de milliers de Birmans de souche [3] et de membres des minorités ethniques à travailler sans rémunération sur ces chantiers. Comme pour le portage, les civils peuvent souvent échapper au travail forcé en versant une somme d'argent, mais nombre d'entre eux n'ont pas les moyens de le faire et sont donc obligés de travailler sur les chantiers de construction. Les conditions de vie sont la plupart du temps éprouvantes et constituent souvent un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Des ouvriers sont victimes de mauvais traitements : certains sont notamment enchaînés, ils reçoivent également une nourriture insuffisante et sont privés de soins médicaux.

C'est ainsi qu'au début du mois d'avril 1996, U Pa Pa Lay et U Lu Zaw, prisonniers d'opinion, ont été contraints de travailler, des fers aux pieds, dans un camp de travail de l'État kachin. Ils ont tous deux été transférés par la suite dans un établissement pénitentiaire, mais U Pa Pa Lay est gravement malade des suites des mauvais traitements qui lui ont été infligés.

Amnesty International est profondément préoccupée par la pratique du travail forcé et du portage au Myanmar. Elle dénonce depuis de nombreuses années les violations des droits de l'homme liées à ces pratiques auxquelles le SLORC n'a manifesté aucune véritable volonté de mettre un terme. Par ailleurs, le portage forcé est une pratique arbitraire en soi car elle permet aux responsables de l'armée de détenir des personnes, appartenant le plus souvent aux minorités ethniques, pendant une durée illimitée. Cette pratique devrait être abolie. Quant au travail forcé, il devrait également être supprimé tant que le SLORC n'aura pas pris de mesures pour veiller à ce que les personnes qui effectuent les périodes de travail requises soient traitées équitablement et protégées contre mauvais traitements et sévices.

En juin 1996, la 83e Conférence internationale du travail, qui s'est tenue à Genève, Suisse, sous l'égide de l'Organisation internationale du travail (OIT), a approuvé les décisions de la Commission de l'application des normes. Celle-ci déplorait « la grave situation qui sévit au Myanmar depuis de très nombreuses années, où l'on recourt systématiquement au travail forcé », en violation de la convention n° 29 sur le travail forcé adoptée en 1930 et ratifiée par le Myanmar en 1955. L'OIT a diffusé un communiqué de presse dans lequel elle faisait observer :

« Par ailleurs, les délégués à la conférence ont approuvé une requête des délégués des travailleurs demandant qu'une procédure de plainte spéciale soit engagée en vertu de l'article 16 de la Constitution de l'OIT contre le Myanmar. L'article 26 dispose qu'une commission spéciale d'enquête peut être instituée en cas de non-respect des normes internationales du travail et d'allégations faisant état de violations des droits de l'homme dans les États membres de l'OIT. Le Myanmar fait de longue date l'objet de très sérieuses plaintes ayant trait au travail forcé et à d'autres violations graves des droits de l'homme. L'article 26 n'est généralement invoqué qu'en cas de violations persistantes et d'inobservation des décisions des organes de contrôle de l'OIT. » [4]

Le présent rapport ne concerne que les violations des droits de l'homme imputables à la tatmadaw. Amnesty International est également préoccupée par des exactions qui auraient été commises par des groupes armés d'opposition dans la Division de Tanintharyi et dans les États chan et mon. Elle a dénoncé par le passé les atteintes aux droits de l'homme perpétrées par ces groupes. [5]

L'État mon et la Division de Tanintharyi

Rappel des faits

Le SLORC et le NMSP ont conclu, le 29 juin 1995, un accord de cessez-le-feu mettant fin à près de quarante années de conflit. Le rapatriement de quelque 10 000 réfugiés vivant dans des camps en Thaïlande, qui avait commencé en décembre 95, s'est terminé le 31 mai 1996. Toutefois, 65 p. 100 des réfugiés mon en Thaïlande avaient été rapatriés au Myanmar contre leur gré, avant cette récente opération.

Le 5 septembre 1995, le Mon National Relief Committee (MNRC, Comité national mon de secours), branche du MNSP chargée des réfugiés mon, a écrit au bureau de Bangkok du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Il demandait à cet organisme de surveiller le rapatriement de part et d'autre de la frontière afin d'empêcher les violations des droits fondamentaux. Aucune organisation internationale humanitaire ou de défense des droits de l'homme, y compris le HCR, n'a contrôlé l'opération de rapatriement. Les réfugiés qui sont rentrés au Myanmar n'ont pas regagné leurs villages, ils sont installés dans des camps situés à proximité de la frontière et qui sont gérés par le NMSP.

En avril et en mai 1996, plus de 1 000 villageois fuyant les violations des droits de l'homme ont rejoint ces rapatriés dans les nouveaux camps situés dans les zones de l'État mon administrées par le NMSP. D'autres sont partis directement en Thaïlande. Ces réfugiés voulaient échapper au travail forcé sur le chantier de la ligne de chemin de fer d'une longueur de 160 kilomètres qui doit relier Ye, dans l'État mon, à Dawei, dans la Division de Tanintharyi. Des dizaines de milliers de villageois auraient été contraints de travailler sur ce chantier qui a démarré en décembre 1993. Des témoins oculaires ont signalé à Amnesty International que depuis une période récente, de nombreux enfants travaillaient sur le chantier.

En février 1996, les représentants de l'Organisation se sont entretenus avec des réfugiés mon et karen originaires de la Division de Tanintharyi récemment arrivés en Thaïlande. Ceux-ci ont affirmé qu'ils avaient été victimes de toute une série de violations de leurs droits fondamentaux, notamment des exécutions extrajudi ciaires, des incarcérations arbitraires, des actes de torture.[6] L'opération de rapatriement avait déjà commencé. Toutefois, en janvier 1996, des personnes continuaient de quitter leur domicile pour échapper au travail forcé et au portage, et parce qu'elles ne pouvaient pas payer les sommes exigées par les militaires pour être exemptées de ces obligations. Elles se réfugiaient en Thaïlande dans le camp de Pa Yaw placé sous administration mon.

Témoignages de réfugiés

Bien que le cessez-le-feu conclu entre le NMSP et la tatmadaw n'ait pas été violé, des accrochages continuent d'opposer la Karen National Union (KNU, Union nationale karen), groupe armé qui n'a pas encore conclu d'accord de cessez-le-feu avec le SLORC, et la tatmadaw dans la Division de Tanintharyi où opèrent des troupes de la KNU. Le 2 décembre 1995, des affrontements ont eu lieu non loin de Loh Thaing, village karen situé dans le district de Yebyu (Division de Tanintharyi).

Des villageois karen qui avaient fui Loh Thaing ont fourni les renseignements suivants à Amnesty International à propos des accrochages. Selon leurs dires, le 18 décembre 1995, des soldats du 104e bataillon d'infanterie, qui recherchaient les proches du commandant de la KNU ayant participé aux combats, ont fouillé toutes les maisons de Loh Thaing. Vingt-trois personnes, dont deux nourrissons, ont été arrêtées. Les hommes ont été séparés des femmes et tous ont été emmenés au village de Kyauk Ka Din où se trouvait la garnison militaire. Les villageois auraient été ligotés et exposés en plein soleil puis interrogés à propos de l'endroit où se trouvaient le commandant de la KNU et sa famille. La plupart ont été relâchés au bout de quatre jours de détention. Saw Htoo Kai, un agriculteur karen de quarante-deux ans, père de six enfants, a toutefois été maintenu en détention. Il est parvenu à s'évader, mais il est tombé sur des pointes très acérées plantées autour de la base militaire. Bien que grièvement blessé, il a réussi à regagner son village où il est mort le 31 décembre 1995 des suites de ses blessures. Les frères de cet homme étaient membres de la KNU et, bien que n'appartenant pas lui- même à ce mouvement, il aurait pu leur transmettre des informations. Les villageois de Loh Thaing ont ensuite été contraints de travailler sur le chantier de la voie ferrée Ye-Dawei ; certains se sont enfuis en Thaïlande. Amnesty International prie le SLORC de veiller à ce qu'une enquête indépendante et approfondie soit effectuée sur les plaintes pour torture et mauvais traitements qui ont été formulées.

L'Organisation a eu connaissance d'un autre cas de torture et de mauvais traitements survenu au cours des accrochages ayant opposé la tatmadaw et la KNU, le 2 décembre 1995. Une Mon de religion chrétienne âgée de cinquante-quatre ans a fait le récit suivant des sévices qui lui ont été infligés ainsi qu'à sa petite-fille de dix-sept ans et à son neveu, au début de décembre 1995. Ces trois personnes qui vivaient dans le camp de Pa Yaw en Thaïlande étaient rentrées dans leur village du district de Ye Pyu pour y chercher deux porcs à l'occasion de la fête de Noël. Alors qu'elles repartaient vers le camp avec les deux animaux, elles ont été arrêtées par un groupe de 40 soldats qui les ont ligotées et ont pris les porcs. La femme et son neveu ont été interrogés à propos des heurts ayant opposé la tatmadaw et la KNU, et ils ont été menacés par le capitaine d'être abattus s'ils ne disaient pas la vérité.

L'adolescente de dix-sept ans a été emmenée et interrogée par le capitaine après que celui-ci eut dit à la grand-mère qu'il poignarderait sa petite-fille si elle ne pouvait parler avec lui en birman. La grand-mère a décrit dans les termes suivants ce qui s'était passé :

« Il était environ 22 heures. Cinq minutes plus tard, j'ai entendu la voix d'un soldat puis ma petite-fille a crié très fort pendant un court instant avant de se mettre à pleurer. Elle est revenue à peine un quart d'heure plus tard. Ses vêtements étaient déchirés et elle tenait son longyi [sarong] qui était dénoué [...] Je lui ai demandé pourquoi elle avait crié de la sorte et elle m'a expliqué que le capitaine lui avait dit : « Tu ne veux pas coucher avec moi ce soir ? Si tu acceptes, tu seras libérée demain matin. » Il l'avait ensuite attirée vers lui et violée. Puis il lui avait montré son arme en lui disant : « Personne ne doit savoir ce qui s'est passé. Si tu en parles à quiconque, je te tuerai. » Nous sommes simplement restés là toute la nuit.»

Le lendemain matin, les détenus ont négocié avec les soldats pour récupérer les porcs mais ils n'ont pas revu le capitaine. L'un des porcs a été rendu et les trois personnes ont immédiatement regagné le camp de Pa Yaw.

Des réfugiés ont également raconté leur expérience de travail forcé et de portage. C'est ainsi qu'un homme de soixante-sept ans, originaire du district de Ye Pyu, a affirmé qu'il avait été contraint de travailler comme porteur à plusieurs reprises en 1995. Il a décrit le travail forcé en janvier 1996 sur la route Ye-Dawei :

« Plus de 100 villageois travaillaient sous la surveillance constante d'au moins 10 soldats armés [...]. Ceux qui ne parvenaient pas à faire le travail étaient battus. Par exemple, si quelqu'un était malade ou ne pouvait pas transporter les pierres ou creuser le sol, les soldats le frappaient. Je n'ai jamais été battu parce que je suis vieux. Il y avait beaucoup d'autres septuagénaires ; les plus jeunes avaient entre treize et quinze ans. »

Une adolescente mon de quatorze ans originaire du district de Ye Pyu, contrainte à trois reprises depuis septembre 1995 de travailler sur le chantier de la voie ferrée Ye-Dawei, a déclaré :

« Le travail était dur mais si cela ne me plaisait pas, qu'est-ce que je pouvais faire ? [...] Une fois que nous avions terminé [la tâche impartie], nous pouvions nous arrêter et retourner dans notre hutte au bord de la route [...] Il nous était interdit d'aller ailleurs. Nous apportions notre nourriture. Il y avait des jeunes de mon âge qui travaillaient et je pense qu'un ou deux étaient plus jeunes que moi, ils devaient avoir douze ou treize ans. »

Une femme mon de cinquante ans, qui a quitté à la fin de janvier 1996 son domi cile dans le district de Ye Pyu, a expliqué aux délégués d'Amnesty International pourquoi elle s'était enfuie en Thaïlande :

« Je suis partie parce que j'ai été soumise plusieurs fois au travail forcé et que je ne pouvais plus le faire. J'ai été contrainte de travailler sur le chantier de la voie ferrée, [nous devions] creuser le sol et déblayer la terre pour percer un tunnel dans la montagne. Je devais me servir d'une pioche, c'était très dur pour une femme. Un civil dépendant du SLORC surveillait les travaux [...] Tous les villageois de dix-huit à soixante ans étaient obligés de travailler et pas seulement une personne par maison. »

Un Mon-Birman d'un autre village du district de Ye Pyu (Division de Tanintharyi), a décrit dans les termes suivants le travail forcé sur la même ligne de chemin de fer :

« Toutes les personnes âgées de seize à soixante ans étaient obligées de travailler ou de payer l'indemnité [à l'armée] [...] Nous devions travailler quinze jours sur le chantier puis nous avions quinze jours de repos et on recommençait. Pour se faire [7] Entre novembre 1995 et janvier 1996, j'ai dû payer trois fois. Outre le fait que je devais m'occuper de ma ferme, la raison principale pour laquelle je ne voulais pas travailler était que je craignais d'être réquisitionné comme porteur pendant que j'étais sur le chantier de la voie ferrée. C'est arrivé à d'autres villageois. »

Cet homme a également signalé que deux femmes mon de son village avaient été arrêtées en octobre 1995 et retenues pendant une journée parce qu'elles ne pouvaient pas payer l'indemnité permettant d'échapper au portage et au travail forcé ; elles avaient été relâchées après avoir trouvé la somme exigée. L'une d'entre elles, âgée de seize ans, avait été arrêtée parce que son mari, malade, n'était pas en état de travailler ni d'être porteur. Un autre habitant du même village a déclaré aux représentants d'Amnesty Interna tional qu'il s'était enfui en Thaïlande en janvier 1996 parce que tout l'argent que lui avait rapporté sa ferme avait servi à payer l'indemnité de travail forcé et la taxe sur le riz exigées par le SLORC. Il a déclaré à propos de son travail de porteur :

« Un homme par famille doit travailler comme porteur à tour de rôle. J'ai toujours travaillé comme porteur sans jamais payer l'indemnité. On doit travailler pendant sept jours au moins et parfois pendant plus d'un mois, puis on a environ un mois de repos avant de recommencer. Ce qui est le plus pénible dans ce travail, c'est de transporter des caisses de munitions sur des pentes abruptes, il m'est très difficile de grimper et je suis tombé une fois. Cette fois-là, le soldat m'a frappé à maintes reprises à coups de bâton dans le dos pendant que je grimpais comme s'il faisait avancer un bœuf. »

Un Mon de soixante ans originaire du district de Ye Pyu a déclaré aux représen tants de l'Organisation qu'il s'était enfui en Thaïlande à la fin de janvier 1996 parce qu'il ne pouvait pas payer l'indemnité de portage et qu'il était trop âgé pour effectuer cette tâche. Il a décrit comme suit son expérience de porteur :

« J'ai travaillé comme porteur cinq ou six fois en 1995, de sept jours à un mois, avant d'être libéré ; la durée [de la réquisition] dépendait de l'armée. Je n'ai été battu qu'une fois parce que je n'arrivais pas à suivre les autres porteurs. » Amnesty International appelle le SLORC à ordonner sans délai une enquête indépendante et approfondie sur ces accusations de torture et de mauvais traitements.

L'État chan

Rappel des faits

Les informations fournies ci-après à propos d'homicides et d'actes de torture et de mauvais traitements perpétrés par la tatmadaw dans l'État chan, dans l'est du Myanmar, et dont ont été victimes des civils concernent des faits qui se seraient produits en 1995. L'Organisation est toutefois préoccupée par le fait que de telles violations n'ont apparemment pas cessé, notamment dans le cadre des déplace ments forcés et massifs de population qui ont eu lieu depuis le mois de mars 1996. Les délégués d'Amnesty International se sont entretenus en janvier 1996 avec plu sieurs dizaines de membres des minorités ethniques originaires de l'État chan.[8] Ces personnes ont raconté qu'en 1995, alors que la tatmadaw les avait contraintes à travailler comme porteurs, elles avaient été témoins d'homicides d'autres civils également réquisitionnés pour ce travail dans le cadre du conflit armé opposant la tatmadaw à la Mong Tai Army (MTA, Armée Mong Tai).

Les réfugiés ont également décrit le travail forcé et les privations qui leur étaient imposés par la tatmadaw. Des agriculteurs auraient été obligés de vendre à l'armée une partie de leur récolte de riz, à un prix très inférieur à celui du marché. Des soldats en manœuvres auraient volé du bétail, entre autres, dans les villages. Un chef de village akha du district de Mong Hsat a déclaré qu'en avril 1995, 700 soldats de la tatmadaw étaient venus dans son village après des affrontements avec la MTA. Il a fait le récit suivant:

« Ils ont tout emporté : 10 vaches, huit buffles et tous nos biens jusqu'aux pinces que nous utilisons pour faire la cuisine. Ils ont aussi incendié sept maisons, dont la mienne, parce que nous nous étions enfuis. Après le passage de l'armée, nous sommes restés un mois au village puis nous sommes rentrés chez nous et nous avons reconstruit nos maisons. Un mois plus tard, les soldats sont revenus, cette fois ils étaient 100. Ils ont battu quatre villageois [...] Trois d'entre eux ont été frappés pendant leur réquisition comme porteurs et le dernier alors qu'il était au village. L'un a eu les dents de devant cassées ; un autre homme a été frappé à trois reprises sur la tête et une fois dans le dos à coups de bâton. »

Les villageois ne pouvant ou ne voulant pas effectuer les périodes de travail forcé ou de portage devaient verser régulièrement des sommes d'argent à la tatmadaw. Le travail forcé consistait souvent à construire des routes et des voies ferrées, ainsi que des casernes pour l'armée, et à cultiver les jardins potagers de celle-ci. Win Sein, le ministre des Transports, a déclaré que la main d'œuvre civile ne serait plus utilisée pour la construction de voies ferrées à compter du 31 mai 1996 et qu'elle serait remplacée par des militaires. Cette déclaration a été faite lors de l'inauguration de la ligne de chemin de fer Banyin-Phamon dans l'État chan [9] Amnesty International ignorait au moment de la rédaction du présent rapport si cette politique avait été mise en application et si elle concernait l'ensemble du Myanmar.

Témoignages de réfugiés

Un villageois akha de soixante ans, qui a fui en février 1995 son village du district de Tachilek, a expliqué les raisons pour lesquelles il avait quitté son domicile. Après la venue dans le village d'un civil membre de la MTA, quelque 800 soldats du SLORC étaient arrivés et avaient arrêté cet homme ainsi que 10 autres villageois qui tentaient de s'enfuir. Employés au portage, ils étaient parvenus à s'évader l'un après l'autre dans les semaines qui avaient suivi. Ana, un Akha de vingt-cinq ans père de deux enfants, a été battu à mort quinze jours après avoir été capturé. Le villageois a fait le récit suivant :

« Les Birmans lui ont attaché les mains et lui ont dit de porter un mortier mais il n'y est pas arrivé. Les soldats ont alors commencé à le frapper à coups de pied sur les bras et dans le dos ; ils étaient plusieurs au début puis un seul a continué. Il est mort et ils ont jeté son corps dans la montagne. »

Le frère d'Ana, quarante-cinq ans, a également été réquisitionné comme porteur pendant neuf jours avant de parvenir à s'enfuir. Il a raconté aux représentants d'Amnesty International :

« L'homme qui est mort était mon frère. Nous marchions ensemble. Ana était déjà malade avant d'être capturé, il avait la malaria et il ne pouvait pas porter les deux obus de mortier. Les soldats l'ont frappé à coups de bâton dans le dos et ils lui ont donné des coups de pied jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les autres soldats n'ont rien dit et nous avons dû continuer à marcher. Je n'ai pas été autorisé à m'arrêter et je n'ai rien pu dire. »

Un troisième akha, âgé de vingt ans, qui a également été témoin de la mort d'Ana, a lui-même été maltraité par les soldats. Il a réussi à s'évader au bout de vingt-cinq jours et a fait le récit suivant :

« J'ai été frappé un nombre incalculable de fois dans le dos et sur la nuque et ma bouche saignait. J'ai de la chance d'être encore en vie. De nombreux soldats m'ont frappé à coups de bâton et l'un d'entre eux disait : « Je hais ce type » parce que je n'arrivais pas à porter les obus de mortier. Il m'était difficile de les porter parce qu'ils étaient trop lourds pour moi et qu'on ne nous donnait pas suffisamment à manger. »

Un Lahu de trente-huit ans originaire d'un autre village du district de Tachilek a déclaré aux délégués de l'Organisation avoir quitté son domicile en avril 1995 parce qu'il était contraint de travailler fréquemment comme porteur. Il avait été réquisitionné pour la dernière fois au début de 1995. Il a précisé qu'il avait dû travailler pendant des périodes allant de deux à quinze jours, deux à trois fois par mois, et que la durée du travail dépendait du moment où il parvenait à s'enfuir. Il a décrit dans les termes suivants les mauvais traitements que les membres de la tatmadaw lui avaient fait subir :

« Le plus pénible dans le portage est le poids de la charge et l'insuffisance de la nourriture. La dernière fois, nous devions porter chacun deux obus de mortier du matin au soir. Les militaires nous donnaient seulement des morceaux de bananiers à manger et comme nous étions attachés nous ne pouvions pas chercher de la nourriture nous-mêmes. Même lorsqu'il y avait de l'eau juste devant nous, les [hommes du] SLORC ne nous laissaient pas boire. Ils traitent les porteurs comme des chiens et des porcs. »

Cet homme n'a jamais été battu parce qu'il parvenait à porter sa charge. Il a toutefois affirmé que lorsqu'il avait été réquisitionné au début de 1995, il avait été témoin de la mort de quatre porteurs. Il ne se souvenait pas de leurs noms parce que ces hommes appartenaient à la minorité ethnique chan et étaient originaires d'une autre région. Il a déclaré :

« Ils ont tous les quatre été tués de la même façon et pour la même raison : ils ne parvenaient pas à marcher et la charge était trop lourde. Ils ont été frappés à coups de pied sur les fesses puis sur la tête à coups de crosse de fusil. Ils avaient à peu près mon âge. Personne n'a rien dit quand ils sont morts sauf un soldat qui a déclaré : « Vous êtes morts, vous êtes libres maintenant. »

Un agriculteur akha de trente-quatre ans originaire d'un village du district de Mong Hsat a affirmé qu'il avait été ligoté et emmené comme porteur en avril 1995, mais qu'il était parvenu à s'enfuir deux jours plus tard, profitant de ce que le soldat qui le gardait s'était endormi. Il a fait le récit suivant aux délégués d'Amnesty International :

« Après m'avoir ligoté, les trois soldats m'ont interrogé. Ils m'ont dit : « Tu es de la MTA, tu n'es pas akha. » J'ai protesté mais ils ne m'ont pas cru. Ils m'ont frappé à trois reprises sur la tête et une fois dans le dos avec un gros bâton [...] Je pense qu'ils voulaient se venger parce qu'ils ont dit que beaucoup de soldats birmans avaient été tués par la MTA [...]. Ils m'ont aussi demandé où étaient les membres de la MTA en me disant : « Ne mens pas » et ils m'ont de nouveau battu. »

Cet homme a affirmé qu'après son interrogatoire, il avait été contraint de porter du ravitaillement pour l'armée. Il a ajouté qu'il avait été frappé neuf fois à coups de bâton et de crosse de fusil parce qu'il ne pouvait pas porter sa charge. Il a en outre déclaré avoir vu les soldats battre une femme en fin de grossesse qui faisait partie d'un groupe de sept femmes réquisitionnées comme porteurs dans un village qu'ils avaient traversé. Il a fait le récit suivant :

« Elle ne pouvait pas porter de lourdes charges alors ils l'ont frappée à coups de bâton dans le dos et sur la tête puis avec le plat d'un couteau sur la tête. Elle a dû marcher pendant deux heures en portant le sac à dos d'un soldat. Quand ils sont arrivés dans un village vers 17 heures, elle s'est mise à hurler car elle commençait à ressentir les douleurs de l'accouchement. Les soldats ont dit : « Tu mens, tu veux rentrer chez toi. » Ils l'ont frappée au visage et lui ont donné des coups de pied dans le dos. Comme elle continuait à crier et que les douleurs se prolongeaient, les soldats ont dit : « Bon, entre dans la maison et on va voir. Si tu essayes de t'enfuir, on te tue. » Ils l'ont fait entrer dans la maison avec une autre femme porteur, ont fermé la porte et ont attendu à l'extérieur. Elle a accouché dans la maison. »

Le témoin a indiqué que la femme avait été relâchée et qu'elle était restée dans le village où elle avait accouché d'une fille. D'autres femmes réquisitionnées comme porteurs n'ont pas eu autant de chance. Selon le même témoin, deux jeunes filles – Mi Aul, quinze ans, et Mi She, seize ans – sont mortes après que le chef de leur village eut payé pour qu'elles soient libérées. Elles auraient été violées par les soldats à plusieurs reprises. Un chef de village akha âgé de soixante et un ans a raconté aux représentants de l'Organisation ce qui, selon lui, s'était passé :

« Ces deux filles étaient des parentes de ma femme et leur village était très proche du nôtre, je les connaissais donc bien. Je les ai interrogées après leur libération. Quand elles sont revenues, elles avaient le visage et la peau jaunes. Elles ont dit que les femmes avaient été séparées les unes des autres et qu'elles avaient toutes les deux été violées sans répit pendant six nuits, par deux ou trois hommes chaque fois, y compris par le commandant. Elles avaient également dû travailler comme porteurs. Après leur libération, elles ont cessé de manger et de dormir et elles sont mortes. Avant, elles étaient heureuses et en bonne santé. »

Une Chan de quarante-deux ans, agricultrice dans le district de Mon Lein, a quitté son village à la fin de 1995 avec sa famille. Elle a déclaré à Amnesty International que la tatmadaw avait pris la moitié de leur récolte de riz et qu'ils n'arrivaient plus à s'en sortir. Son mari, âgé de trente-neuf ans, avait été réquisitionné comme

porteur sept fois pour des durées de quarante-cinq jours. Elle a ajouté qu'il avait été témoin du passage à tabac de son neveu, en avril 1995, lorsque tous les deux avaient été réquisitionnés comme porteurs. Elle a fait le récit suivant :

« Il [le neveu] était déjà atteint de paludisme et il ne pouvait pas porter sa charge. Plusieurs soldats l'ont entouré et ils l'ont frappé à coups de pied jusqu'à ce qu'il perde connaissance [...] Mon mari a vu tout cela et il s'est enfui parce qu'il avait peur. Nous pensions qu'il [le neveu] était probablement mort mais, environ trois mois plus tard, il est revenu, très maigre. Tout le monde a pleuré de joie quand il est arrivé. Il a expliqué ce qui s'était passé : quand il a perdu connaissance, les [hommes du] SLORC l'ont cru mort et ils l'ont abandonné. Quand il a repris ses esprits, il était tout seul. Il a passé sept jours à errer dans la forêt avant de rejoindre Mae Sai [ville située sur la frontière thaïlandaise] où il avait de la famille. »

Amnesty International est profondément préoccupée par ces informations faisant état d'exécutions extrajudiciaires ainsi que d'actes de torture et de mauvais traite ments. Elle exhorte le SLORC à ordonner sans délai une enquête indépendante et approfondie sur les faits décrits plus haut.

Événements récents

En janvier 1996, le SLORC a accepté de conclure un cessez-le-feu avec la Shan Muang Tai Army (MTA, Armée Mong Tai), dirigée par Khun Sa. Des milliers de membres de la MTA ont remis leurs armes à la tatmadaw, mais d'autres, qui n'ont pas accepté le cessez-le-feu, ont conservé leurs armes à l'instar d'autres groupes armés d'opposition chan. Le SLORC a réagi en déplaçant par la force des dizaines de milliers de villageois pour tenter, semble-t-il, de couper tout lien ou d'empêcher tout soutien des civils à ces groupes. Selon des informations dignes de foi et circonstanciées, la tatmadaw a déplacé depuis le début de mars 1996 au moins 450 villages du centre et du sud de l'État chan regroupant quelque 50 000 personnes. Les villageois auraient apparemment été contraints de partir dans un délai de trois jours vers des villes plus importantes ou vers des régions proches des routes principales. S'ils refusaient d'obéir aux ordres du SLORC, les soldats les menaçaient apparemment de les abattre lorsqu'ils reviendraient incendier les villages. Il ne semble pas que des soldats aient effectivement participé au déplacement forcé de villageois, mais des dizaines de milliers de personnes ont fui car elles craignaient d'être tuées et de voir leurs maisons incendiées. Des milliers de réfugiés en provenance de l'État chan sont entrés en Thaïlande à la suite de ces déplacements massifs de population.

Conclusion et recommandations

Les minorités ethniques sont depuis longtemps prises pour cible par la tatmadaw et elles sont victimes d'une répression de grande ampleur. Amnesty International est profondément préoccupée par la persistance des violations systématiques des droits de l'homme à l'encontre des membres des minorités ethniques. De tels agissements sont si répandus que l'Organisation estime que tous les membres des minorités ethniques vivant dans les régions frontalières risquent d'être arrêtés arbitrairement et contraints au travail forcé ou au portage et d'être victimes de mauvais traitements systématiques.

Recommandations

Amnesty International adresse les recommandations suivantes au SLORC et lui demande :

1.         D'ordonner sans délai l'ouverture d'enquêtes exhaustives sur les cas d'exécutions extrajudiciaires, de torture et de mauvais traitements exposés dans le présent rapport.

2.         De traduire en justice les responsables de ces violations des droits fonda mentaux.

3.         D'abolir le portage forcé car cette pratique, arbitraire en soi, permet à l'armée de détenir des individus pour une durée illimitée.

4.         Quant au travail forcé, il devrait également être supprimé tant que le SLORC n'aura pas pris de mesures pour veiller à ce que les personnes qui effectuent les périodes de travail requises soient traitées équitablement et protégées contre les mauvais traitements et les sévices.



[1] Pour des informations sur les violations des droits de l'homme à l'encontre des membres de la minorité karen, consulter le document publié par Amnesty International en avril 1996 et intitulé Myanmar. Les massacres continuent dans l'État kayin (index AI : ASA 16/10/96).

[2] Le gouvernement du Myanmar a changé l'orthographe des noms de lieux en juin 1989. L'État chan est situé au nord-est du Myanmar, l'État mon au sud-est du pays et la Division de Tanintharyi au sud de l'État mon ; tous trois sont voisins de la Thaïlande.

[3] Les Birmans de souche, qui habitent principalement les régions centrales du Myanmar, sont le groupe ethnique le plus important.

[4] Communiqué de presse du BIT, 20 juin 1996, ILO/96/23c.

[5] Cf. les documents intitulés Myanmar. « L'absence de loi » (index AI : ASA 16/11/92) et Myanmar. Persistance d'un climat de terreur (index AI : ASA 16/06/93) publiés respectivement en octobre 1992 et en octobre 1993.

[6] Le nom des personnes avec lesquelles les délégués d'Amnesty International se sont entretenus ainsi que le nom de la plupart des villages sont tenus secrets de façon à protéger les réfugiés susceptibles de rentrer au Myanmar.

[7] Six kyat sont à peu près équivalents à un dollar US au taux officiel ; le cours du marché noir est de plus de 100 kyat pour un dollar.

[8] À la différence des minorités ethniques mon et karen, les membres des minorités de l'État chan ne vivent généralement pas dans des camps de réfugiés en Thaïlande mais sont dispersés le long de la frontière et à l'intérieur de ce pays.

[9] Bangkok Post, quotidien de langue anglaise publié en Thaïlande, 5 juin 1996.

Comments:
La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Myanmar: Human rights violations against ethnic minorities. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat inter-national par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - août 1996.

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