Nouvelles Accusations de Mauvais Traitements en Détention
- Document source:
-
Date:
1 October 1996
Introduction
L'an dernier, Amnesty International a publié deux documents exposant ses préoccupations concernant les accusations de mauvais traitements et de passages à tabac infligés aux détenus en Arménie. Ces documents faisaient aussi état de plaintes selon lesquelles des journalistes de l'opposition, des avocats et des membres de minorités religieuses avaient subi des agressions physiques aux mains de personnes qui, d'après eux, étaient fort probablement liées à des organes officiels. Selon les victimes, la police n'a pas enquêté de manière suffisamment rigoureuse sur ces faits.[1]
Depuis lors, Amnesty International n'a pas reçu de réponse concrète concernant ses préoccupations, exprimées à plusieurs reprises, et déplore beaucoup que de nouvelles plaintes pour mauvais traitements aient été formulées. Le présent document examine l'évolution de la situation depuis les deux précédentes publications de l'Organisation.
Le Comité des Nations unies contre la torture
La Constitution arménienne interdit le recours à la torture et l'Arménie est partie à plusieurs traités internationaux relatifs aux droits de l'homme qui proscrivent de telles pratiques. Parmi ceux-ci figure la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (dite Convention contre la torture), à laquelle l'Arménie a adhéré le 13 septembre 1993. Cette convention interdit le recours à la torture quelles que soient les circonstances. Elle oblige les États parties à faire de la torture une infraction punie par la loi et prévoit une juridiction universelle pour les personnes soupçonnées de torture. La convention défend à tout État de renvoyer quelqu'un dans un pays où il risque d'être soumis à la torture et insiste sur le droit des victimes de torture d'obtenir une indemnité et de bénéficier d'une réadaptation. Enfin, elle interdit l'utilisation comme élément de preuve, dans une procédure, de tout aveu ou déclaration obtenu sous la contrainte.
L'application de la Convention contre la torture est surveillée par un groupe d'experts indépendants, le Comité des Nations unies contre la torture. Celui-ci est chargé d'examiner les rapports périodiques que les États parties lui font parvenir sur les mesures qu'ils ont prises pour mettre en uvre les dispositions de la convention.
En avril 1996, le comité a examiné le rapport initial soumis par l'Arménie.[2] Il a relevé des points positifs, tels que l'introduction de l'interdiction de la torture dans la nouvelle Constitution adoptée en 1995. Cependant, le comité a, entre autres, fait les recommandations suivantes : la torture devrait figurer dans le Code pénal en tant qu'infraction à part entière et y être clairement définie ; des mesures devraient être prises pour empêcher l'expulsion ou l'extradition d'individus vers des pays où ils risquent d'être soumis à la torture ; les autorités devraient enquêter et faire un rapport sur les accusations de mauvais traitements en détention. Au cours de sa session, le comité a évoqué les documents d'Amnesty International faisant état de telles accusations et, en dépit des dénégations de la délégation arménienne, a recommandé aux autorités arméniennes de lui fournir un rapport après avoir mené une enquête approfondie à ce sujet.[3]
Amnesty International espère que les autorités arméniennes suivront minutieusement toutes les recommandations du comité et a demandé une copie de tout rapport qui pourrait être remis à celui-ci sur les procédures engagées pour enquêter sur les accusations de mauvais traitements évoquées au cours de la session.
Manque d'empressement des autorités à enquêter de manière approfondie sur les accusations de mauvais traitements
Malgré les recommandations du Comité des Nations unies contre la torture, il semble que les autorités arméniennes soient toujours aussi peu enclines à mener des enquêtes impartiales et exhaustives dans les meilleurs délais sur les accusations de torture ou de mauvais traitements en détention (alors que, par exemple, les articles 12 et 13 de la Convention contre la torture l'exigent).[4] De plus, il apparaît que des déclarations obtenues, semble-t-il, sous la contrainte continuent d'être invoquées comme éléments de preuve dans les tribunaux (en violation du Code de procédure pénale arménien et de l'article 15 de la Convention des Nations unies contre la torture).[5]
Accusations de mauvais traitements dans le cadre de procès politiques[6]
L'Organisation a déjà fait part à plusieurs reprises de ses préoccupations concernant, par exemple, les accusations de passages à tabac visant à extorquer des aveux dans l'affaire dite "Dro" (officiellement connue comme le dossier n° 62200395). Dans le cadre de cette affaire, 11 hommes sont actuellement en instance de jugement pour leur appartenance présumée à un groupe terroriste clandestin lié à la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), parti d'opposition plus connu sous le nom de parti Dachnak.[7] Le 9 avril 1996, l'accusation a conclu en requérant la peine de mort contre quatre des accusés Arsen Artsruni, Armenak Mnjoyan, Armenak Zakarian et Armen Grigorian , mais la procédure de jugement n'était pas encore achevée au moment de la rédaction du présent document.
Des plaintes similaires pour mauvais traitements ont aussi été formulées depuis l'ouverture, le 5 mars 1996, du procès d'un membre haut placé de la FRA, Vahan Hovanessian, et de 30 autres personnes accusées d'avoir tenté de fomenter un coup d'État. Les chefs d'accusation dans ce procès vont de la détention illégale d'armes à feu à la trahison (infraction pouvant être sanctionnée par la peine capitale). Comme dans l'affaire "Dro", les accusés ont affirmé avoir été frappés ou soumis à d'autres contraintes physiques et mentales visant à leur faire signer des aveux ; on leur aurait également refusé le droit de consulter un avocat de leur choix sans restrictions, notamment durant leur détention provisoire. Manvel Yeghiazarian affirme, par exemple, avoir été victime de brutalités lors de son arrestation dans la nuit du 29 au 30 juillet 1995. De plus, il aurait été interrogé juste après son transfert dans un hôpital pénitentiaire, alors qu'il souffrait d'une commotion cérébrale, de contusions et de côtes cassées. Il a aussi déclaré que sa femme et ses enfants avaient été agressés par des responsables de l'application des lois.[8] Quant à Ashot Avetisian, il est revenu sur toutes les déclarations qu'il avait faites au cours de l'instruction, affirmant qu'elles lui avaient été extorquées sous une contrainte physique et psychique extrêmes. Il aurait été battu avec des tringles métalliques et soumis à des décharges électriques, et six de ses proches auraient été placés en détention pour le pousser à avouer.[9] D'autres accusés, tel Gagik Karapetian, affirment avoir été victimes de pressions exercées par le biais de menaces contre leurs familles ; ils sont aussi revenus sur leurs déclarations antérieures.[10] L'avocate de Vahan Hovanessian a déclaré qu'entre les mois d'août et d'octobre 1995, elle n'avait pu rencontrer son client que trois fois, et jamais en tête-à-tête.[11]
Amnesty International n'a été informée d'aucune enquête exhaustive et impartiale qui aurait été menée dans les meilleurs délais sur ces plaintes et informations relatives à des mauvais traitements. En outre, à la connaissance de l'Organisation, aucune des déclarations signées par les accusés, selon eux sous la contrainte, n'a été déclarée irrecevable dans le procès de l'une ou l'autre affaire. Amnesty International continue à exhorter les autorités à s'assurer que les accusés soient jugés de manière équitable, conformément aux normes internationales. Elle leur demande aussi instamment que les accusations de mauvais traitements fassent l'objet, dans les meilleurs délais, d'une enquête exhaustive et impartiale, comprenant l'examen des victimes présumées par un médecin. Il est particulièrement important de mener ce type d'enquête lorsque l'accusé risque la peine de mort s'il est reconnu coupable.
Accusations de mauvais traitements dans l'armée
Parmi les informations qu'Amnesty International continue de recevoir, certaines font état de violences infligées à des conscrits par leurs supérieurs, à leur instigation ou avec leur connivence. Habituellement ces accusations sont très générales, y compris celles affirmant que des appelés auraient été battus à mort ou seraient décédés des suites de mauvais traitements faute d'avoir reçu les soins médicaux de base. Beaucoup de victimes présumées craignent apparemment des représailles, ou ne croient pas en la volonté des autorités de mener une enquête, et encore moins une enquête impartiale.
Une affaire précise concernant un jeune homme du nom d'Amayak Oganessian, appelé sous les drapeaux le 1er mai 1995, a cependant été révélée en détail en mars 1996.[12] D'après le père d'Amayak, Vardazdat Oganessian, les mauvais traitements ont commencé une fois que les nouvelles recrues eurent prêté serment (après 45 jours de formation initiale) et qu'elles eurent été affectées à une unité. C'est à ce moment-là qu'un sergent, dont Vardazdat Oganessian a donné le nom, aurait injurié son fils, l'aurait blessé d'un coup de couteau dans la région des côtes et l'aurait frappé à la tête avec une pelle. D'après Vardazdat Oganessian, son fils n'a pas été transféré à l'infirmerie, mais a, en revanche, reçu des menaces selon lesquelles « s'[il] se plaignait, on [le] ferait sauter sur une mine ». Les jours suivants, un groupe de soldats aurait battu Amayak Oganessian à l'instigation du sergent à au moins deux reprises, jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Amayak Oganessian a finalement été emmené et transféré dans un hôpital militaire lorsque le commandant de la compagnie, un ancien voisin, a eu connaissance de l'affaire.
À l'hôpital, le jeune homme aurait été frappé par un aide-soignant, car il était trop faible pour exécuter les corvées de nettoyage de la salle qui lui avaient été attribuées. Deux jours plus tard, Amayak Oganessian a été battu avec des bâtons et un fer pour avoir refusé de donner ses vêtements à un autre soldat. Il a finalement été transféré dans un hôpital civil de la capitale, Erevan, où les médecins ont diagnostiqué un lymphosarcome. Amayak Oganessian a alors été réformé.
Son père, Vardazdat Oganessian, indique qu'il a déposé sa première plainte relative aux mauvais traitements subis par son fils auprès du procureur militaire principal d'Arménie, le 18 août 1995. Vardazdat Oganessian a ensuite été informé que sa plainte avait été transmise au procureur militaire du district de Zangezur. Cependant, aucune réponse ne lui étant parvenue, le père de la victime s'est adressé aux autorités centrales, qui lui ont affirmé n'avoir aucun contact avec Zangezur et lui ont dit de se rendre sur place pour obtenir une réponse. Le 30 octobre 1995, Vardazdat Oganessian s'est adressé au ministre de la Défense, mais n'a alors reçu qu'une réponse orale du directeur du service médical du ministère, selon lequel il n'existait aucune information disponible sur cette affaire. Le 4 mars 1996, n'ayant toujours pas reçu de réponse concrète, le père de la victime a demandé au procureur général d'intervenir, mais aucune nouvelle avancée significative n'avait été signalée au moment de la rédaction du présent document.
Amnesty International a écrit aux autorités pour les exhorter à mener dans les meilleurs délais une enquête sérieuse et exhaustive sur ces accusations, à en publier les résultats et à s'assurer que tout responsable présumé soit traduit en justice.
Décès en détention de Rudik Vartanian
Dans une affaire, celle de Rudik Vartanian, jeune homme de vingt et un an décédé en garde à vue le 21 janvier 1993, des mesures ont été prises pour traduire en justice les personnes qui lui auraient infligé des mauvais traitements.[13] En mars 1996, deux policiers ont finalement été condamnés à chacun six ans d'emprisonnement dans le cadre de cette affaire. De source non officielle, les autorités auraient fait traîner la procédure et ce serait en grande partie grâce à la ténacité des proches de Rudik Vartanian qu'elle aurait continué. Les parents du jeune homme auraient reçu des menaces téléphoniques et des offres financières destinées à les persuader d'abandonner leurs poursuites.[14]
Rudik Vartanian avait été arrêté tôt le matin du 21 janvier 1993 par la police qui enquêtait sur un vol, puis emmené au commissariat du district de Spandaryansky. Il y aurait été frappé par sept policiers à coups de chaise, de matraque et d'autres objets. Il est mort des suites de ses blessures, dont trois fractures du crâne infligées, semble-t-il, avec un instrument contondant.
Deux agents du commissariat de police, Samvel Dzhaginian et Artur Atabekian, ont d'abord été inculpés de meurtre avec préméditation, mais, lors de leur procès fin 1993, le juge a demandé un supplément d'information pour insuffisance de preuves. Un nouveau chef d'accusation a alors été établi, la négligence : les policiers n'auraient pas fait le nécessaire pour s'assurer que Rudik Vartanian était bien gardé, et ce dernier s'était blessé en tombant alors qu'il tentait de s'évader. Le tribunal a aussi demandé un supplément d'information concernant ce chef d'accusation.
Après une série de rebondissements, le procès a finalement débuté le 30 janvier 1996, les deux policiers étant à nouveau inculpés de meurtre (article 99-6 du Code pénal arménien), ainsi que d'abus de pouvoir (article 183-2). Le 29 mars, le tribunal a, encore une fois, demandé un supplément d'information concernant l'inculpation de meurtre, mais a condamné les deux accusés pour le second chef d'accusation.
Plaintes pour de nombreuses violences à la suite des élections présidentielles de septembre 1996
La vague la plus récente d'accusations de mauvais traitements est celle qui a suivi les événements de la fin septembre 1996, lorsque les manifestations de l'opposition contestant les élections présidentielles arméniennes ont dégénéré dans la violence et que de nombreuses personnes ont été arrêtées.
Les principaux candidats à l'élection, qui s'est tenue le 22 septembre, étaient le président sortant, Levon Ter Petrossian, et Vazguen Manoukian, de l'Union nationale démocratique. Les sympathisants de ce dernier ont affirmé que des irrégularités avaient été commises, aussi bien dans la procédure électorale que dans le décompte des voix. Ils ont contesté les résultats officiels, qui donnaient quelque 52 p. cent des voix au président sortant suffisamment pour être réélu directement sans second tour , contre 41 p. cent à Vazguen Manoukian (des observateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe [OSCE] ont aussi signalé des irrégularités qui pouvaient avoir influé sur les résultats.[15])
Dans les jours qui ont suivi les élections, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Erevan pour protester contre les résultats. Le 25 septembre, les événements ont dégénéré dans la violence lorsqu'une partie de la foule rassemblée devant l'Assemblée nationale (Parlement), qui abrite également la Commission électorale centrale, a, semble-t-il, spontanément tenté de prendre d'assaut le bâtiment quand le bruit a couru, par erreur, que Vazguen Manoukian avait été arrêté. La police antiémeutes a riposté avec des canons à eau et a tiré en l'air au-dessus de la foule. D'après les chiffres officiels, 59 personnes auraient été blessées au cours des affrontements, parmi lesquelles le président de l'Assemblée nationale, Babken Araktsian, et le vice-président, Ara Sahakian, qui ont été frappés par des manifestants et ont dû être hospitalisés en raison d'une commotion cérébrale.
Un grand nombre de personnes ont été placées en détention, la plupart pendant de courtes périodes, à la suite de ces violences. De source non officielle, plus d'une centaine d'individus auraient été arrêtés, souvent, semble-t-il, plus pour leurs opinions politiques connues ou supposées que pour leur participation directe aux événements survenus devant l'Assemblée nationale.[16] Des dizaines de personnes auraient été frappées ou maltraitées au cours de leur détention, ou lorsqu'elles étaient aux mains des responsables de l'application des lois.
Ainsi, plusieurs personnes auraient été frappées et certaines d'entre elles arrêtées, le 26 septembre, lors de l'incursion d'hommes en uniforme dans un immeuble d'Erevan abritant les locaux d'un parti d'opposition, l'Union pour l'indépendance nationale. Une réalisatrice de télévision travaillant pour l'agence Reuter a raconté avoir vu des hommes armés en tenue de camouflage forcer l'entrée du bâtiment et traîner ses occupants à l'extérieur tout en leur donnant des coups de poing et de pied ; au moins sept hommes auraient été emmenés dans un fourgon de police après avoir été passés à tabac.[17] Il semble qu'à l'intérieur du bâtiment quatre femmes aient fait partie des personnes attaquées par les hommes en uniforme. Garine Stepanian, président du Fonds ASDA pour les enfants[18], dont les bureaux sont voisins du siège de l'Union pour l'indépendance nationale, a décrit les événements de la manière suivante :
« des soldats en uniforme ont soudain pénétré dans nos locaux sans avertissement et sans provocation de notre part [ ] ils ont saccagé les lieux, confisqué l'ensemble des véhicules, du matériel, des dossiers et des fournitures, et fracturé le coffre-fort qui contenait les fonds destinés à nos "enfants sans parents".
« Le président Garine Stepanian, ainsi que les permanents Ina Konstanian, Sophia Neshanian et Anahid Garabedian, ont été frappés à coups de crosse de fusil et de botte par les soldats lorsqu'ils ont essayé de protester contre l'attaque. Nous étions couverts d'ecchymoses et terrorisés, mais notre état n'a pas nécessité d'hospitalisation. Nous étions en état de choc [ ] Des hommes du voisinage et des membres de l'Union pour l'indépendance nationale, venus à notre secours, ont été sauvagement frappés et emmenés en prison par les soldats.»[19]
Parmi les personnes qui auraient été frappées dans les locaux de l'Union pour l'indépendance nationale ce jour-là figure également le député Aramazd Zakanian. Il a expliqué comment, peu après être entré dans le bâtiment le 26 septembre, il avait été attaqué par un groupe d'hommes armés qui avaient commencé à lui donner des coups de poing et à le frapper avec des matraques. Après avoir été arrêté, le député aurait été de nouveau frappé pendant sa garde à vue. Aramazd Zakarian a été détenu pendant deux jours avant d'être transféré à l'hôpital pour plusieurs lésions, dont, semble-t-il, une fracture du crâne, une côte cassée et des lacérations au visage.[20]
D'autres députés de l'opposition auraient aussi été victimes de mauvais traitements. Ainsi, David Vardanian, membre de l'Union nationale démocratique arrêté le 26 septembre à quatre heures du matin, aurait été roué de coups dans les locaux du 6e département du ministère arménien des Affaires intérieures, avant d'être transféré le lendemain au ministère de la Sécurité nationale. Ruben Akopian, député de la FRA, actuellement suspendue, a été arrêté le 25 septembre dans le bâtiment de l'Assemblée nationale. Il aurait été frappé à coups de pied et de crosse de fusil, au point de perdre connaissance, par des fonctionnaires qui l'ont maintenu en détention jusqu'à la séance du Parlement du lendemain ; au cours de celle-ci, l'immunité parlementaire de Ruben Akopian, ainsi que celle de sept autres députés de l'opposition, a été levée. L'avocat de Ruben Akopian a, par la suite, rapporté avoir observé de nombreuses contusions, coupures et autres blessures sur le corps de son client. Lors de la séance du Parlement du 26 septembre, qui était transmise à la télévision, on a pu voir des députés agresser un de leurs collègues, Shavarsh Kocharian, membre de l'Union nationale démocratique. Le 9 octobre, l'Assemblée nationale a publié une déclaration condamnant ce type de comportement (ainsi que la prise d'assaut du Parlement et le passage à tabac de son président et de son vice-président)[21], mais, un mois après la séance du Parlement du 26 septembre, le procureur général d'Arménie aurait confirmé qu'aucune poursuite pénale n'avait encore été engagée dans cette affaire[22] Ruben Akopian et Shavarsh Kocharian ont ensuite été détenus au ministère de la Sécurité nationale avant d'être libérés respectivement après 17 et 15 jours.[23]
En plus des députés de l'opposition, d'autres militants politiques ont été arrêtés et auraient subi des mauvais traitements à la suite des événements de septembre. Ainsi, Gagik Mkrtchyan, reporter du journal d'opposition en langue russe Golos Armenii (La Voix de l'Arménie) et membre éminent de la FRA, actuellement suspendue, aurait été passé à tabac le premier de ses dix jours de détention. Il avait été arrêté vers quatre heures du matin le 26 septembre et emmené dans les locaux du 6e département du ministère des Affaires intérieures. Interviewé le 15 octobre par Reporters sans frontières (organisation non gouvernementale faisant campagne contre les violations des droits de l'homme dont sont victimes les journalistes), Gagik Mkrtchian a déclaré qu'il n'avait opposé aucune résistance aux employés du ministère de l'Intérieur lorsqu'ils l'avaient arrêté sans produire de mandat. Il a décrit de la manière suivante le traitement qui lui avait été infligé dans les locaux du 6e département :
« Au début, les quatre du ministère ne m'ont pas reconnu, mais, quand ils ont appris qui j'étais, il sont devenus extrêmement furieux et agressifs. « Ah ! », ont-ils dit, « tu es le fameux Gagik Mkrtchian de Golos. Nous en avons plus qu'assez de toi. Enfin nous te tenons. » Ensuite, ils m'ont agressé et ont commencé à me frapper très violemment. Je ne tiens pas à vous donner les détails horrifiants de ce passage à tabac. Je soulignerai seulement que, d'après leurs propos, ils me battaient parce que j'étais journaliste, pour mes articles [ ] J'étais frappé en ma qualité de journaliste [ ] et ils ont insisté sur ce point à plusieurs reprises. Sur la gravité des violences que j'ai subies, je dirai simplement ceci : lorsque j'ai, par la suite, été emmené dans une cellule du ministère de la Sécurité nationale, je n'ai pu, pendant les cinq premiers jours, ni m'allonger, ni bouger, ni même m'asseoir correctement. Je suis resté dans une position mi-assise, mi-couchée, appuyé contre une table. »
Après avoir été passé à tabac par les employés du ministère de l'Intérieur, Gagik Mkrtchian a en effet été transféré au ministère de la Sécurité nationale. Il dit y avoir été traité correctement.[24]
Dans certains cas, il semble que des membres haut placés d'organes responsables de l'application des lois aient assisté à des passages à tabac, quand ils n'y ont pas participé personnellement.
Le 26 septembre, Amnesty International a contacté les autorités arméniennes pour leur faire part de ses préoccupations concernant ces accusations de passages à tabac et de mauvais traitements. Toutefois, au moment de la rédaction du présent document, l'Organisation n'avait reçu aucune réponse quant à d'éventuelles enquêtes menées sur ces plaintes ou d'autres. Amnesty International a souligné qu'elle ne contestait pas le droit des organes responsables de l'application des lois de prendre toutes les mesures légitimes pour maintenir et rétablir l'ordre public. Elle ne s'oppose pas non plus, bien entendu, à tous les efforts faits légalement pour traduire en justice les personnes soupçonnées d'avoir commis une infraction pénale dûment reconnue. Toutefois, l'Organisation a exprimé son inquiétude face aux nombreuses informations faisant état de mauvais traitements en détention et a demandé que des enquêtes impartiales et approfondies soit menées dans les meilleurs délais sur les accusations de violences imputables aux responsables de l'application des lois. Dans le cadre de ses préoccupations permanentes relatives aux mauvais traitements, Amnesty International invite également les autorités arméniennes à :
informer tous les détenus de leurs droits, y compris le droit de se plaindre aux autorités en cas de mauvais traitements ;
faire en sorte que tous les détenus interrogés soient promptement informés des charges pesant sur eux et s'assurer qu'ils puissent rapidement et régulièrement consulter un avocat de leur choix et voir leur famille et un médecin ;
mener des enquêtes impartiales dans les meilleurs délais sur toutes les plaintes pour torture ou mauvais traitements en détention, mais aussi en l'absence de plainte, lorsqu'il existe des motifs raisonnables de penser qu'un détenu a subi des violences ;
s'assurer, dans le cadre de ces enquêtes, que les personnes se plaignant d'avoir été torturées, ou susceptibles de l'avoir été, soient examinées rapidement et avec impartialité par un médecin ;
traduire en justice les responsables de torture ou de mauvais traitements à l'encontre de détenus ;
faire en sorte que toute victime de torture ait la possibilité de former un recours pour obtenir réparation, notamment sous la forme d'une indemnité équitable et appropriée lui permettant de bénéficier d'une réadaptation aussi complète que possible[25];
veiller à ce que l'information relative à l'interdiction absolue du recours à la torture et aux mauvais traitements soit partie intégrante de la formation du personnel chargé de faire respecter la loi et des autres personnes pouvant intervenir dans la détention, l'interrogatoire et le traitement de tout individu soumis à une forme quelconque d'arrestation, de détention ou d'emprisonnement[26];
mettre en place un système efficace d'inspection indépendante de tous les lieux de détention.
Inculpations prononcées à la suite des événements du 25 septembre 1996
Comme il a été dit plus haut, Amnesty International ne conteste pas le droit des organes responsables de l'application des lois de prendre toutes les mesures légitimes pour traduire en justice les personnes soupçonnées d'avoir commis une infraction pénale dûment reconnue. Toutefois, elle s'inquiète des accusations selon lesquelles les poursuites pénales engagées contre certaines personnes arrêtées, puis inculpées, pourraient l'avoir été pour des motifs purement politiques et non pour le maintien de l'ordre public. Certains détenus auraient été sanctionnés par une arrestation administrative allant jusqu'à 15 jours d'emprisonnement (l'arrestation administrative est une sanction qui s'applique aux infractions mineures ; elle est prononcée par un juge unique sur la base des éléments fournis par la police et sans intervention d'un avocat de la défense). D'autres, dont beaucoup ont, par la suite, été libérés sous caution, ont été inculpés d'infractions pénales plus graves, telles que la trahison d'État (article 59 du Code pénal arménien), la tentative d'action terroriste (article 61), l'appel au renversement violent ou à la modification de l'ordre étatique et social (article 65) et le désordre généralisé (article 74). Les deux premières de ces infractions peuvent entraîner la peine de mort.
Amnesty International craint par ailleurs, en particulier au vu des accusations évoquées plus haut concernant les procès du groupe "Dro" et de Vahan Hovanessian, que les détenus récemment arrêtés ne bénéficient pas de procès équitables conformes aux normes internationales. Dans ses deux précédents documents, l'Organisation avait souligné son inquiétude face à l'impossibilité pour les accusés de pouvoir consulter promptement un avocat de leur choix. Ce droit est garanti par les normes internationales[27] et le fait de refuser à un détenu le droit d'entrer rapidement en contact avec sa famille, un avocat ou un médecin indépendant est considéré comme l'un des facteurs pouvant conduire à la torture ou aux mauvais traitements.[28] Il semble qu'au moins deux des personnes arrêtées après le 25 septembre se soient vu imposer des restrictions à leur droit de consulter un avocat. L'avocat de David Vardanian aurait été présent lors du premier interrogatoire de son client, mais n'aurait ensuite plus eu le droit de le rencontrer entre le 30 septembre et sa libération le 13 octobre. De même, l'avocat de Ruben Akopian a affirmé le 8 octobre qu'il n'avait pas pu voir son client depuis le 30 septembre (Ruben Akopian a été libéré le 12 octobre). Le fait de pouvoir consulter un avocat est particulièrement important dans des affaires comme celles-ci, où les accusés sont inculpés d'infractions pouvant entraîner la peine capitale.[29]
Amnesty International recherche des informations complémentaires sur les inculpations dont font l'objet un certain nombre de personnes arrêtées à la suite des événements du 25 septembre, ainsi que sur les raisons de leur détention. L'Organisation considérera comme prisonnier d'opinion toute personne incarcérée uniquement pour l'exercice non violent de ses droits fondamentaux. Elle exhorte les autorités à s'assurer que tous les détenus puissent rapidement, et selon leurs besoins, consulter un avocat de leur choix. Les autorités doivent aussi veiller à ce que toute personne traduite en justice bénéficie d'un procès équitable conforme aux normes internationales.
La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Armenia: Further allegations of ill-treatment in detention. Seule la version anglaise fait foi.
La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - décembre 1996.
[1] Cf. Arménie. Observations concernant le rapport initial soumis au Comité contre la torture (ONU) (index AI : EUR 54/04/95, octobre 1995) et Arménie. Allégations de mauvais traitements mise à jour (index AI : EUR 54/05/95, novembre 1995).
[2] L'examen de ce rapport devait normalement avoir lieu en novembre 1995, mais il avait été reporté à la session suivante.
[3] Communiqués de presse des Nations unies HR/CAT/96/04 et HR/CAT/96/05 du 30 avril 1996.
[4] L'article 12 de la Convention contre la torture dispose : « Tout État partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction. » L'article 13 prévoit : « Tout État partie assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État qui procéderont immédiatement et impartialement à l'examen de sa cause. Des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite. » L'article 16, qui interdit tout recours à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dit clairement que les dispositions des articles 12 et 13 s'appliquent aussi à ce type de peines ou traitements.
[5] L'article 15 de la Convention contre la torture dispose : « Tout État partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu'elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n'est contre la personne accusée de torture pour établir qu'une déclaration a été faite. »
[6] Amnesty International emploie les termes "procès politique" de manière assez large. Ils désignent toute affaire présentant un aspect politique non négligeable (par exemple, lorsqu'il s'agit d'une infraction pénale commise avec un mobile politique ou dans un contexte manifestement politique). L'Organisation ne réclame pas la libération de tous les détenus politiques impliqués dans ce genre d'affaires. Elle ne demande pas non plus aux gouvernements que ces personnes soient traitées différemment des autres prisonniers. Les gouvernements sont toutefois tenus de veiller à ce que ces détenus soient jugés de façon équitable, conformément aux normes internationales. Amnesty International est en outre opposée au recours à la torture et à la peine de mort dans tous les cas (qu'il s'agisse d'affaires politiques ou de droit commun), sans aucune réserve.
[7] Cf. par exemple Arménie. Allégations de mauvais traitements mise à jour (op.cit.).
[8] Asbarez-on-line, 7 mai 1996.
[9] Asbarez-on-line, 28 mai et 5 juin 1996.
[10] Asbarez-on-line, 8 juillet 1996.
[11] Entretien avec des délégués d'Amnesty International, octobre 1995.
[12] Article de Mikael Danielyan paru dans Express Khronika, le 15 mars 1996.
[13] Cf. Arménie. Allégations de mauvais traitements mise à jour (op. cit).
[14] Murder or exceeding one's authority ? [Meurtre ou abus de pouvoir ?], article de Mikael Danielyan paru dans Express Khronika, n° 14, 1996.
[15] Le rapport final de l'OSCE sur les élections concluait que les divergences entre le nombre d'électeurs ayant signé le registre et reçu les bulletins de vote et le nombre de votants dans les résultats officiels, ainsi que les infractions à la loi citées dans le rapport, ne pouvaient que contribuer à un manque de confiance en l'intégrité du processus électoral dans son ensemble. Selon l'OSCE, les résultats du premier tour des élections pouvaient même être contestés jusqu'à ce qu'un examen approfondi et une évaluation des irrégularités et des contradictions soient effectués.
[16] Le 18 octobre 1996, le Conseil arménien pour la défense des prisonniers politiques, organisation non gouvernementale, a publié une liste, dressée à partir de ses propres recherches, de 108 personnes ayant été arrêtées à un moment ou un autre après les événements du 25 septembre. Dans 20 cas pour lesquels des détails étaient connus, les détenus avaient, semble-t-il, été battus.
[17] Reuter, 26 et 30 septembre 1996.
[18] Le Fonds ASDA pour les enfants est une association caritative fondée par des membres de l'Union pour l'indépendance nationale.
[19] Déclaration de l'ASDA, 10 octobre 1996.
[20] Reuter, 30 septembre 1996.
[21] « Dans le même temps, l'Assemblée nationale condamne les agissements de certains députés envers certains membres de l'opposition, au cours de la séance extraordinaire du Parlement du 26 septembre, agissements indignes de leur statut de député et causant du tort à la réputation du Parlement. » (Propos rapportés dans Noyan Tapan, n° 135, en date du 17 octobre 1996.)
[22] Asbarez-on-line, 25 octobre 1996.
[23] Sources diverses, parmi lesquelles le Conseil arménien pour la défense des prisonniers politiques.
[24] Un an plus tôt, Gagik Mkrtchian avait été agressé par des personnes non identifiées dans le hall de son immeuble. Rien ne lui avait été dérobé et la police s'était montrée peu disposée à mener une enquête sur cette affaire (cf. Arménie. Allégations de mauvais traitements mise à jour (op. cit.).
[25] L'article 14-1 de la Convention contre la torture dispose : « Tout État partie garantit, dans son système juridique, à la victime d'un acte de torture commis sur un territoire relevant de sa juridiction, le droit d'obtenir réparation et d'être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible... »
[26] L'article 10-1 de la Convention contre la torture dispose : « Tout État partie veille à ce que l'enseignement et l'information concernant l'interdiction de la torture fassent partie intégrante de la formation du personnel civil ou militaire chargé de l'application des lois, des agents de la fonction publique, du personnel médical ou des autres personnes qui peuvent intervenir dans la garde, l'interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que ce soit. »
[27] Cf. par exemple l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel l'Arménie est partie.
[28] Cf. le document d'Amnesty International intitulé Torture in the Eighties [La torture dans les années 80], index AI : ACT 04/01/84.
[29] Tous deux auraient été inculpés en vertu des articles 59, 61 et 74 du Code pénal arménien.
Disclaimer: © Copyright Amnesty International
This is not a UNHCR publication. UNHCR is not responsible for, nor does it necessarily endorse, its content. Any views expressed are solely those of the author or publisher and do not necessarily reflect those of UNHCR, the United Nations or its Member States.