La plupart des détenus seraient des prisonniers d'opinion

Près de 150 personnes ont été arrêtées en février 1994 et inculpées d'atteinte à la sûreté de l'Etat à la suite d'une manifestation violente à Dakar, la capitale, qui a causé la mort de huit personnes dont six policiers. La plupart des arrestations ont eu lieu plusieurs jours après ces violents événements et, pour certaines, dans d'autres villes que la capitale sénégalaise. Amnesty International estime que certaines personnes, sinon toutes, sont des prisonniers d'opinion détenus uniquement en raison de leur appartenance à un mouvement politique ou religieux, en l'absence de toute preuve qu'elles aient usé de violence ou préconisé son usage.

Amnesty International est vivement préoccupée aussi par les allégations de torture et de mauvais traitements dont auraient été victimes certains prisonniers en garde à vue, période pendant laquelle ils n'ont accès ni à leurs familles ni à leurs avocats. L'un d'eux, Lamine Samb, serait mort des suites de la torture qu'il a subie en garde à vue.

Tout en reconnaissant que les gouvernements ont le droit de poursuivre en justice les responsables d'actes criminels, Amnesty International craint que les autorités sénégalaises n'aient exploité ces violences graves afin de discréditer l'opposition légale, en procédant à des arrestations massives et en accusant les responsables des deux principaux partis d'opposition d'atteinte à la sûreté de l'Etat, sans preuve apparente de leur responsabilité individuelle, ce qui constitue une violation du droit, internationalement reconnu, à la liberté d'expression et d'association.

Amnesty International rappelle aux autorités sénégalaises leurs engagements aux termes de l'article 12 de la Convention contre la torture, que le Sénégal a ratifiée en 1986, et demande que des enquêtes indépendantes soient ouvertes sans délai sur toutes les allégations de torture et notamment sur les causes de la mort de Lamine Samb. L'organisation demande aussi la libération immédiate et inconditionnelle de tous les prisonniers d'opinion détenus uniquement du fait de leur participation à une réunion autorisée ou de leur appartenance à un mouvement politique ou religieux sans qu'aucun élément ne prouve qu'ils aient usé de violence ou préconisé son usage.

La manifestation du 16 février 1994

Le 16 février 1994, la Coordination des forces démocratiques (CFD), qui regroupe cinq partis d'opposition, a tenu une réunion autorisée, à Dakar, afin de protester contre la politique économique du gouvernement, à la suite notamment de la dévaluation du franc CFA en janvier 1994. Cette réunion s'inscrivait dans le cadre d'un vaste mouvement de protestation qui devait culminer par une marche prévue pour le 18 février. La réunion a dégénéré après que quelques participants eurent interrompu les discours des leaders et appelé à marcher immédiatement sur le palais présidentiel. Alors que certaines personnes, dont les responsables de l'opposition, ont quitté les lieux, des manifestants en cagoule ont attaqué les forces de sécurité avec des couteaux, des machettes, des gourdins et des pistolets. Des magasins ont été pillés et des voitures incendiées, dont un véhicule de la police. Six policiers ont été tués et une vingtaine d'autres blessés et hospitalisés.

Deux heures au moins avant le début de cette réunion, des incidents avaient éclaté à Thiaroye et à Pikine, deux banlieues de la capitale sénégalaise. Le gouvernement y a vu la preuve d'une préméditation visant à profiter de la tenue d'une réunion autorisée, pour créer des troubles et lancer une marche non déclarée. Les leaders des partis d'opposition ont quant à eux nié toute intention de recourir à la violence et ont indiqué que les incidents de Thiaroye et de Pikine avaient été provoqués par la volonté des forces de l'ordre d'empêcher la population des banlieues de se joindre à la réunion de la CFD.

Arrestation de parlementaires – Violation de procédures judiciaires relatives à l'immunité parlementaire

Le 18 février 1994, les responsables des deux principaux partis d'opposition, Me Abdoulaye Wade et Landing Savané – respectivement secrétaires généraux du Parti démocratique sénégalais (PDS) et du Parti africain pour la démocratie et le socialisme (PADS) – ont été arrêtés à leur domicile par la police. Au cours des jours suivants, un troisième député du PDS, Pape Oumar Kane, et deux autres militants du même parti ont également été incarcérés à la prison centrale de Dakar. Les cinq détenus ont été inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat.

Malgré le fait que les trois députés aient été arrêtés plus de 48 heures après les événements du 16 février, la procédure de flagrant délit a été appliquée. La procédure de flagrant délit permet à la police d'arrêter sans mandat les suspects qui sont pris sur le fait. La Constitution sénégalaise prévoit qu'un député ne peut être arrêté sans l'autorisation de l'Assemblée nationale sauf dans le cas de flagrant délit. Le 23 mars 1994, le président de l'Assemblée nationale sénégalaise a essayé de justifier, devant une commission de l'Union interparlementaire réunie à Paris, l'arrestation des trois députés en invoquant la procédure de flagrant délit au motif que Me Wade aurait dit aux manifestants qu'ils pouvaient entamer une marche de protestation s'ils le désiraient. La déclaration du président ne fournissait aucun élément prouvant que Me Wade ou les deux autres députés aient commis un délit ni qu'ils aient été pris en flagrant délit. Amnesty International estime que les autorités sénégalaises ont abusivement invoqué la procédure de flagrant délit et contourné les dispositions de la Constitution sénégalaise afin d'emprisonner les responsables des deux principaux partis d'opposition. Me Wade avait déjà été victime de tels agissements en 1988, lorsqu'il avait été arrêté en vertu de la procédure de flagrant délit et détenu plusieurs mois avant d'être condamné à une peine d'un an de prison avec sursis.

Les députés et quelques autres détenus ont dû entamer une grève de la faim pour être entendus par les trois juges d'instruction chargés de l'affaire et à l'issue de cette première audition, qui a eu lieu le 17 mars, il semble bien qu'aucun fait matériel ne puisse leur être reproché. Dans une déclaration faite le 25 février 1994, le procureur de la République près le tribunal régional hors classe de Dakar parle à propos des trois députés arrêtés de "co-auteurs, instigateurs ou complices" de violences. Cette notion de co-responsabilité équivaut à reprocher à des personnes des actes commis par des tiers non identifiés sans avoir besoin de fournir la preuve de leur responsabilité individuelle et peut donc être utilisée pour discréditer l'opposition. En cela elle constitue une atteinte à la liberté d'association et d'expression. Amnesty International estime donc que les trois députés et les deux autres membres détenus du PDS – qui n'ont pas usé de violence ni préconisé son usage – sont des prisonniers d'opinion, détenus uniquement parce qu'ils appartiennent à des partis politiques d'opposition.

Arrestation d'islamistes – Mort sous la torture

Dans les jours qui ont suivi les incidents du 16 février, près de 150 membres d'un mouvement de jeunesse islamique Moustarchidina wal Moustarchidati, Hommes et femmes de la vérité (les Moustarchidines), ont été arrêtés dans la capitale et dans d'autres villes du pays comme Saint-Louis et Thiès. Parmi eux se trouve Pape Malick Sy, l'oncle du leader de ce mouvement islamique, Moustapha Sy, lui-même condamné le 14 janvier 1994 à un an de prison pour troubles de nature à discréditer l'Etat. Ils sont détenus à la prison centrale de Dakar et auraient tous été inculpés de participation à une marche non autorisée, d'attroupements armés, d'actes de vandalisme et de violence, d'atteinte à la sûreté de l'Etat et d'assassinats. Allié de la CFD, ce mouvement islamique a été accusé par les autorités sénégalaises d'être parmi les instigateurs des violences du 16 février et a été interdit.

La responsabilité individuelle des Moustarchidines arrêtés semble difficile à établir mais Amnesty International estime que certains détenus seraient des prisonniers d'opinion arrêtés uniquement du fait de leur appartenance à ce mouvement islamique. La plupart d'entre eux n'ont été arrêtés que les 24 et 25 février 1994, soit près de 10 jours après la marche violente. De plus Amnesty International a eu connaissance de nombreuses allégations de torture qui aurait causé des blessures graves telles que des oreilles et des bouches déchirées. Dans un communiqué publié le 27 février 1994, l'organisation non gouvernementale sénégalaise, Rencontre africaine pour la défense des droits de l'homme (RADDHO), a dénoncé "le recours systématique à la torture pour l'extorsion d'aveux".

La torture est vraisemblablement à l'origine de la mort d'un des détenus, Lamine Samb, un professeur d'arabe âgé de 32 ans, membre présumé du mouvement des Moustar chidines. Arrêté à son domicile le 17 février 1994, apparemment à la suite de renseignements fournis par un autre détenu, selon lesquels il était un membre dirigeant de ce mouvement islamique, Lamine Samb a été conduit à la Direction des investigations criminelles (DIC), à Dakar. Deux jours plus tard, il était emmené dans le coma à l'hôpital principal de Dakar, où il est décédé peu après. Selon certaines informations, Lamine Samb aurait été privé de nourriture et accroché par les chevilles, la tête en bas. Les causes de sa mort n'ont jamais été éclaircies par les autorités. Une autopsie aurait été effectuée mais ses résultats n'ont pas été rendus publics malgré les demandes de nombreuses organisations des droits de l'homme, dont Amnesty International. Lamine Samb a été enterré le 25 février, apparemment à la suite de pressions exercées sur sa famille qui ne voulait pas inhumer le corps tant que les circonstances de sa mort n'étaient pas élucidées.

Torture et "disparitions" en 1992 et 1993

En 1993, Amnesty International avait déjà relevé au Sénégal plusieurs cas d'allégations de torture fondées. Mody Sy, un député du PDS arrêté en mai 1993 et toujours détenu à l'heure actuelle, aurait notamment subi durant la période de garde à vue des décharges électriques aux doigts et aux organes génitaux. En juillet 1993, Ramata Guèye, une jeune marchande de mangues âgée de 20 ans, a été détenue durant deux jours et sévèrement battue. Un certificat médical établi au moment de sa libération fait état d'importantes ecchymoses aux fesses et à la main droite, une entorse au pouce et une partie de la chevelure arrachée. Ces deux personnes ont été arrêtées dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat, en mai 1993, de Me Babacar Sèye, vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal. Bien que la responsabilité de l'assassinat de Me Sèye n'ait pu encore être clairement établie, d'autres membres du PDS, dont Me Abdoulaye Wade, ont été inculpés de complicité d'assassinat, sans toutefois être incarcérés dans le cadre de cette affaire. A l'inverse, des accusations concernant l'implication de membres proches du Premier Ministre sénégalais ne semblent pas avoir fait l'objet d'une enquête.

Malgré les demandes réitérées d'Amnesty International de faire une enquête sur ces allégations de torture, d'en publier les résultats et de traduire en justice les responsables, la lumière n'a toujours pas été faite. L'avocat de Mody Sy attend toujours les résultats de l'examen médical que son client a subi en prison en juin 1993 et il semble bien qu'aucune enquête officielle n'ait été ouverte. Concernant le cas de Ramata Guèye, les policiers accusés de mauvais traitements ont bien été entendus mais les résultats de l'enquête n'ont pas été communiqués à l'avocat de la victime.

Amnesty International enquête aussi depuis plusieurs années sur les allégations de torture et de "disparition" dans le cadre de la flambée de violence qui a embrasé, en 1992 et 1993, la Casamance, région située dans le sud du Sénégal. A la suite d'une mission d'enquête effectuée sur place en juin 1993, Amnesty International a remis un mémorandum aux autorités sénégalaises dans lequel elle mentionnait plusieurs cas de torture et de "disparition", notamment ceux de 24 personnes arrêtées par l'armée en 1992 et 1993, dont on est sans nouvelles et au sujet desquelles aucune enquête ne semble avoir été ouverte (texte ci-joint). Jusqu'à présent l'organisation n'a reçu aucune réponse de la part du Gouvernement sénégalais.

L'organisation rappelle aux autorités sénégalaises les engagements internationaux qu'elles ont pris notamment dans le cadre de la Convention contre la torture et leur demande de s'engager à procéder à des enquêtes complètes et indépendantes chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis ou que des "dispa ritions" ou des exécutions extrajudiciaires ont eu lieu, afin que les responsables soient traduits en justice et que ces violations ne se reproduisent plus.

 

Senegal : Mass Arrests and Torture. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - avril 1996.

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La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Senegal : Mass Arrests and Torture. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - avril 1996.

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