Avis consultatif concernant la licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé (Requête pour avis consultatif présentée par l'Organisation mondiale de la Santé)
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Date:
8 July 1996
Avis consultatif
La Haye, 8 juillet 1996. Ce jour, la Cour internationale de Justice a dit, par onze voix contre trois, qu'elle ne pouvait donner l'avis consultatif qui lui a été demandé par l'Assemblée mondiale de la Santé sur la question de la Licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé.
La Cour a estimé que trois conditions sont requises pour fonder sa compétence lorsqu'une requête pour avis consultatif lui est soumise par une institution spécialisée: l'institution dont émane la requête doit être dûment autorisée, conformément à la Charte, à demander des avis à la Cour; l'avis sollicité doit porter sur une question juridique; et cette question doit se poser dans le cadre de l'activité de l'institution requérante.
Les deux premières conditions étaient remplies. En ce qui concerne la troisième, toutefois, la Cour dit qu'aux termes de la Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé, celle-ci est habilitée à traiter des effets sur la santé de l'utilisation d'armes nucléaires, ou de toute autre activité dangereuse, et à prendre des mesures préventives destinées à protéger la santé des populations au cas où de telles armes seraient utilisées ou de telles activités menées; la question posée en l'espèce à la Cour porte toutefois, non sur les effets de l'utilisation d'armes nucléaires sur la santé, mais sur la licéité de l'utilisation de telles armes compte tenu de leurs effets sur la santé et l'environnement. La Cour rappelle que les organisations internationales ne jouissent pas, à l'instar des Etats, de compétences générales, mais sont régies par le «principe de spécialité», c'est-à-dire dotées par les Etats qui les créent de compétences d'attribution dont les limites sont fonction des intérêts communs que ceux-ci leur donnent pour mission de promouvoir. L'OMS est au surplus une organisation internationale d'une nature particulière - une «institution spécialisée» qui fait partie d'un système basé sur la Charte des Nations Unies tendant à organiser la coopération internationale de façon cohérente par le rattachement à l'Organisation des Nations Unies, dotée de compétences de portée générale, de diverses organisations autonomes et complémentaires, dotées de compétences sectorielles. La Cour conclut en conséquence que les attributions de l'OMS sont nécessairement limitées au domaine «de la santé publique» et ne sauraient empiéter sur celles d'autres composantes du système des Nations Unies. Or il ne fait pas de doute que les questions touchant au recours à la force, à la réglementation des armements et au désarmement sont du ressort de l'Organisation des Nations Unies et échappent à la compétence des institutions spécialisées. La Cour estime donc que la question sur laquelle porte la demande d'avis consultatif que l'OMS lui a soumise ne se pose pas «dans le cadre [de l']activité» de cette organisation.
La Cour était composée comme suit: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Mme Higgins, juges; M. Valencia-Ospina, Greffier.
MM. Ranjeva et Ferrari Bravo, juges, ont joint une déclaration à l'avis consultatif de la Cour; M. Oda, juge, a joint à l'avis l'exposé de son opinion individuelle; MM. Shahabuddeen, Weeramantry et Koroma, juges, ont joint à l'avis les exposés de leur opinion dissidente.
(Un bref résumé des déclarations et des opinions est joint en annexe au présent communiqué de presse.)
Le texte imprimé de l'avis consultatif, ainsi que des déclarations et des opinions qui y sont jointes, sera disponible en temps utile (pour les renseignements et commandes, prière de s'adresser à la Section de la distribution et des ventes, Office des Nations Unies, 1211 Genève 10; à la Section de la distribution et des ventes, Nations Unies, New York, NY 10017 ou à toute librairie spécialisée).
On trouvera ci-après un résumé de l'avis consultatif. Il a été établi par le Greffe à l'usage de la presse et n'engage en aucune façon la Cour. Il ne saurait être cité à l'encontre du texte de l'avis, dont il ne constitue pas une interprétation.
Résumé de l'avis consultatif
Présentation de la requête et suite de la procédure (par. 1-9)
La Cour rappelle d'abord que, par une lettre en date du 27 août 1993, enregistrée au Greffe le 3 septembre 1993, le Directeur général de l'Organisation mondiale de la Santé (ci-après dénommée l'«OMS») a officiellement communiqué au Greffier une décision de l'Assemblée mondiale de la Santé tendant à soumettre une question à la Cour pour avis consultatif. La question, énoncée dans la résolution WHA46.40, adoptée par l'Assemblée le 14 mai 1993, se lit comme suit:
«Compte tenu des effets des armes nucléaires sur la santé et l'environnement, leur utilisation par un Etat au cours d'une guerre ou d'un autre conflit armé constituerait-elle une violation de ses obligations au regard du droit international, y compris la Constitution de l'OMS ?»
La Cour récapitule ensuite les différentes étapes de la procédure.
Compétence de la Cour (par. 10-31)
La Cour commence par relever qu'en vertu du paragraphe 1 de l'article 65 de son Statut, et du paragraphe 2 de l'article 96 de la Charte des Nations Unies, trois conditions sont requises pour fonder la compétence de la Cour lorsqu'une requête pour avis consultatif lui est soumise par une institution spécialisée: l'institution dont émane la requête doit être dûment autorisée, conformément à la Charte, à demander des avis à la Cour; l'avis sollicité doit porter sur une question juridique; et cette question doit se poser dans le cadre de l'activité de l'institution requérante.
Autorisation, pour l'OMS, de demander des avis consultatifs (par. 11 et 12)
En ce qui concerne l'OMS, les textes précités trouvent leur prolongement dans l'article 76 de la Constitution de cette organisation et dans le paragraphe 2 de l'article X de l'accord du 10 juillet 1948 entre l'Organisation des Nations Unies et l'OMS en vertu desquels, selon la Cour, il ne fait aucun doute que l'OMS a été dûment autorisée, conformément au paragraphe 2 de l'article 96 de la Charte, à demander des avis consultatifs à la Cour.
«Question juridique» (par. 13-17)
La Cour rappelle qu'elle a déjà eu l'occasion d'indiquer que les questions
«libellées en termes juridiques et soul[evant] des problèmes de droit international... sont, par leur nature même, susceptibles de recevoir une réponse fondée en droit... [et] ont en principe un caractère juridique» (Sahara occidental. avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 18, par. 15).
La Cour dit que la question que l'Assemblée mondiale de la Santé lui a posée constitue effectivement une question juridique, car pour se prononcer sur la question qui lui est posée, la Cour doit déterminer les obligations des Etats au regard des règles de droit invoquées et apprécier la conformité auxdites obligations du comportement envisagé, apportant ainsi à la question posée une réponse fondée en droit.
Que cette question revête par ailleurs des aspects politiques, comme c'est, par la nature des choses, le cas de bon nombre de questions qui viennent à se poser dans la vie internationale, ne suffit pas à la priver de son caractère de «question juridique» et à «enlever à la Cour une compétence qui lui est expressément conférée par son Statut». La nature politique des mobiles qui auraient inspiré la requête et les implications politiques que pourrait avoir l'avis donné sont sans pertinence au regard de l'établissement de sa compétence pour donner un tel avis.
Question qui se pose «dans le cadre de [l']activité» de l'OMS (par. 18-31)
La Cour relève qu'à l'effet de circonscrire le domaine d'activité ou le champ de compétence d'une organisation internationale, il convient de se reporter aux règles pertinentes de l'organisation et, en premier lieu, à son acte constitutif D'un point de vue formel, les actes constitutifs d'organisations internationales sont des traités multilatéraux, auxquels s'appliquent les règles bien établies d'interprétation des traités. Mais ce sont aussi des traités d'un type particulier; ils ont pour objet de créer des sujets de droit nouveaux, dotés d'une certaine autonomie, auxquels les parties confient pour tâche la réalisation de buts communs. De tels traités peuvent poser des problèmes d'interprétation spécifiques en raison, notamment, de leur caractère à la fois conventionnel et institutionnel; la nature même de l'organisation créée, les objectifs qui lui ont été assignés par ses fondateurs, les impératifs liés à l'exercice effectif de ses fonctions ainsi que sa pratique propre, constituent autant d'éléments qui peuvent mériter, le cas échéant, une attention spéciale au moment d'interpréter ces traités constitutifs.
Conformément à la règle coutumière d'interprétation qui a trouvé son expression à l'article 31 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, les termes d'un traité doivent être interprétés «dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but» et il doit être
«tenu compte, en même temps que du contexte:
b) [d]e toute pratique ultérieurement suivie dans l'application du traité par laquelle est établi l'accord des parties à l'égard de l'interprétation du traité».
La Cour a eu l'occasion d'appliquer cette règle d'interprétation à plusieurs reprises et elle en fait également application en la présente espèce.
Interprétation de la Constitution de l'OMS (par. 20-26)
La Cour relève que les fonctions attribuées à l'OMS sont énumérées en vingt-deux points (points a) à v)) à l'article 2 de sa Constitution. Aucun de ces points ne vise expressément la licéité d'une quelconque activité dangereuse pour la santé; et aucune des fonctions de l'OMS n'y est rendue tributaire de la licéité des situations qui lui imposent d'agir. Il est par ailleurs précisé dans la phrase introductive de l'article 2 que l'Organisation exerce ses fonctions «pour atteindre son but». Le but de l'Organisation est défini à l'article 1 comme étant «d'amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible». Se référant toujours au préambule de la Constitution de l'OMS, la Cour conclut que, interprétées suivant leur sens ordinaire, dans leur contexte et à la lumière de l'objet et du but de la Constitution de l'OMS, ainsi que de la pratique suivie par l'Organisation, les dispositions de l'article 2 peuvent être lues comme habilitant l'Organisation à traiter des effets sur la santé de l'utilisation d'armes nucléaires, ou de toute autre activité dangereuse, et à prendre des mesures préventives destinées à protéger la santé des populations au cas où de telles armes seraient utilisées ou de telles activités menées.
La Cour poursuit en relevant que la question qui lui a été posée en l'espèce porte toutefois, non sur les effets de l'utilisation d'armes nucléaires sur la santé, mais sur la licéité de l'utilisation de telles armes compte tenu de leurs effets sur la santé et l'environnement. Or, quels que soient ces effets, la compétence de l'OMS pour en traiter n'est pas tributaire de la licéité des actes qui les produisent. En conséquence, il n'apparaît pas à la Cour que les dispositions de l'article 2 de la Constitution de l'OMS, interprétées suivant les critères sus-indiqués, puissent être comprises comme conférant compétence à l'Organisation pour traiter de la licéité de l'utilisation des armes nucléaires, et, dès lors, pour poser à la Cour une question à ce sujet.
De l'avis de la Cour, aucune des fonctions mentionnées dans la résolution par laquelle la Cour a été saisie de cette requête pour avis consultatif n'entretient, avec la question qui lui a été soumise, de rapport de connexité suffisant pour que cette question puisse être considérée comme se posant «dans le cadre de [l']activité» de l'OMS. Les causes de dégradation de la santé humaine sont nombreuses et variées; or le caractère licite ou illicite de ces causes est par essence indifférent aux mesures que l'OMS doit en toute hypothèse prendre pour tenter de pallier leurs effets. En particulier, la licéité ou l'illicéité de l'utilisation d'armes nucléaires ne conditionne en rien les mesures spécifiques, de nature sanitaire ou autre (études, plans, procédures, etc.), qui pourraient s'imposer pour tenter de prévenir ou de guérir certains de leurs effets. La mention, dans la question posée à la Cour, des effets sur la santé et l'environnement que, selon l'OMS, l'utilisation d'une arme nucléaire aura toujours, ne fait pas pour autant de ladite question une question relevant des fonctions de l'OMS.
La Cour poursuit en précisant qu'elle a à peine besoin de rappeler que les organisations internationales sont des sujets de droit international qui ne jouissent pas, à l'instar des Etats, de compétences générales. Les organisations internationales sont régies par le «principe de spécialité», c'est-à-dire dotées par les Etats qui les créent de compétences d'attribution dont les limites sont fonction des intérêts communs que ceux-ci leur donnent pour mission de promouvoir.
Les compétences conférées aux organisations internationales font normalement l'objet d'une formulation expresse dans leur acte constitutif. Néanmoins, les exigences de la vie internationale peuvent mettre en lumière la nécessité pour les organisations de disposer, aux fins d'atteindre leurs buts, de compétences subsidiaires non expressément prévues dans les textes fondamentaux qui gouvernent leur activité. Il est généralement admis que les organisations internationales peuvent exercer de tels pouvoirs dits «implicites».
La Cour est d'avis cependant que reconnaître à l'OMS la compétence de traiter de la licéité de l'utilisation des armes nucléaires - même compte tenu de l'effet de ces armes sur la santé et l'environnement - équivaudrait à ignorer le principe de spécialité; une telle compétence ne saurait en effet être considérée comme nécessairement impliquée par la Constitution de l'Organisation au vu des buts qui ont été assignés à cette dernière par ses Etats membres.
L'OMS est au surplus une organisation internationale d'une nature particulière. Ainsi que l'annonce le préambule et que le confirme l'article 69 de sa Constitution, l'«Organisation est rattachée aux Nations Unies comme une des institutions spécialisées prévues à l'article 57 de la Charte des Nations Unies». Comme le montrent ses articles 57, 58 et 63, la Charte des Nations Unies a jeté les bases d'un «système» tendant à organiser la coopération internationale de façon cohérente par le rattachement à l'Organisation des Nations Unies, dotée de compétences de portée générale, de diverses organisations autonomes et complémentaires, dotées de compétences sectorielles.
Si, conformément aux règles qui sous-tendent ce système, l'OMS est pourvue, en vertu de l'article 57 de la Charte, «d'attributions internationales étendues», celles-ci sont nécessairement limitées au domaine «de la santé publique» et ne sauraient empiéter sur celles d'autres composantes du système des Nations Unies. Or il ne fait pas de doute que les questions touchant au recours à la force, à la réglementation des armements et au désarmement sont du ressort de l'Organisation des Nations Unies et échappent à la compétence des institutions spécialisées.
Pour l'ensemble de ces motifs, la Cour estime que la question sur laquelle porte la demande d'avis consultatif que l'OMS lui a soumise ne se pose pas «dans le cadre de [l']activité» de cette organisation tel que défini par sa Constitution.
La pratique de l'OMS (par. 27)
L'examen de la pratique de l'OMS confirme ces conclusions. Aucun des rapports et résolutions visés dans le préambule de la résolution WHA46.40 de l'Assemblée mondiale de la Santé ni la résolution WHA46.40 elle-même ne sauraient être considérés comme exprimant ou constituant à eux seuls une pratique qui établirait un accord entre les Etats membres de l'Organisation pour interpréter sa Constitution comme l'habilitant à traiter de la question de la licéité de l'utilisation des armes nucléaires; de l'avis de la Cour, semblable pratique ne saurait être déduite de passages isolés de certaines résolutions de l'Assemblée mondiale de la Santé évoquées au cours de la présente procédure.
La Cour estime en outre que l'insertion des mots «y compris la Constitution de l'OMS» dans la question soumise à la Cour ne change rien au fait que l'OMS n'est pas habilitée à demander un avis portant sur l'interprétation de sa Constitution à l'égard de questions qui se situent en dehors du cadre de ses fonctions.
Autres arguments (par. 29 et 30)
Enfin, la Cour a estimé que d'autres arguments avancés dans la procédure pour fonder la compétence de la Cour - concernant la manière dont la résolution WHA46.40 de l'Assemblée mondiale de la Santé avait été adoptée et concernant la mention faite de cette résolution dans la résolution 49/75 K de l'Assemblée générale - n'affectait pas les conclusions auxquelles la Cour était parvenue concernant la compétence de l'OMS pour demander un avis sur la question posée.
Etant parvenue à la conclusion que la demande d'avis consultatif présentée par l'OMS ne porte pas sur une question qui se pose «dans le cadre de [I']activité» de cette organisation conformément au paragraphe 2 de l'article 96 de la Charte, la Cour constate qu'une condition essentielle pour fonder sa compétence en l'espèce fait défaut et qu'elle ne peut, par suite, donner l'avis sollicité.
Le texte du paragraphe final de l'avis se lit comme suit:
«32. Par ces motifs,
LA COUR,
Par onze voix contre trois,
Dit qu'elle ne peut donner l'avis consultatif qui lui a été demandé aux termes de la résolution WHA46.40 de l'Assemblée mondiale de la Santé en date du 14 mai 1993.
POUR: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Mme Higgins, juges;
CONTRE: MM. Shahabuddeen, Weeramantry, Koroma, juges.»
Annexe au communiqué de presse n° 96/22
Déclaration de M. Ranjeva
M. Ranjeva a voté en faveur de la décision de la Cour car il estime qu'elle est conforme au droit pertinent. M. Ranjeva aurait néanmoins souhaité que la Cour fût plus explicite en ce qui concerne le problème de sa compétence judiciaire consultative, en insistant sur le fait que la structure de la question de l'Assemblée mondiale de la Santé ne lui avait pas permis d'exercer la compétence qu'elle avait de toutes les façons.
Déclaration de M. Ferrari Bravo
M. Ferrari Bravo regrette que la Cour ait arbitrairement réparti en deux catégories la longue ligne des résolutions de l'Assemblée générale qui traitent de l'arme nucléaire. Ces résolutions sont fondamentales. Tel est le cas de la résolution l (I) du 24 janvier 1946, qui démontre clairement l'existence d'un véritable engagement solennel d'éliminer toute arme atomique, dont la présence dans les arsenaux militaires était jugée illicite. La guerre froide, intervenue peu après, a empêché le développement de cette notion d'illicéité, en suscitant l'apparition du concept de dissuasion nucléaire qui n'a aucune valeur juridique, La théorie de la dissuasion, si elle a créé une pratique des Etats nucléaires et de leurs alliés, n'a pas été en mesure de créer une pratique juridique sur laquelle fonder le début de création d'une coutume internationale. Elle a, par ailleurs, concouru à élargir le fossé qui sépare l'article 2, paragraphe 4, de l'article 51 de la Charte.
La Cour aurait dû procéder à une analyse constructive du rôle des résolutions de l'Assemblée générale. Celles-ci, dès l'origine, ont contribué à la formation d'une règle interdisant l'arme nucléaire. La théorie de la dissuasion a enrayé le développement de cette règle. Si elle a empêché la mise en oeuvre de l'interdiction de l'arme nucléaire, il n'en subsiste pas moins que cette interdiction, «toute nue», est demeurée en l'état et continue de produire ses effets, au moins au niveau du fardeau de la preuve, en rendant plus difficile aux puissances nucléaires de se justifier dans le cadre de la théorie de la dissuasion.
Opinion individuelle de M. Oda
Tout en souscrivant à la décision de la Cour de rejeter la demande d'avis et au raisonnement qui y a conduit, M. Oda tient néanmoins à dire clairement que, selon lui, la Cour aurait dû attacher plus d'importance au fait que la demande posait non seulement la question de savoir si l'emploi d'armes nucléaires constituait une violation des obligations des Etats au regard du droit international, mais aussi de savoir s'il y aurait là en outre une violation des obligations des Etats au regard de la Constitution de l'OMS.
M. Oda est très préoccupé de ce que la Cour pourrait être saisie de nouvelles demandes d'avis consultatif qui seraient, par essence, inutiles ou par trop simplistes. Il souligne qu'il ne faut recourir à la fonction consultative de la Cour qu'en cas de conflit ou de différend et non uniquement pour débattre de questions générales de droit international.
Il fait aussi remarquer que, dans toute son histoire, la Cour a été saisie de trois demandes d'avis consultatif émanant d'institutions spécialisées des Nations Unies, et ce uniquement pour résoudre une ou plusieurs questions juridiques qui se posaient dans le cadre des activités de ces institutions. Ce précédent n'a pas été suivi en l'occurrence.
M. Oda fait observer que la demande d'avis consultatif de l'OMS a été rédigée sans qu'il y ait de véritable accord parmi les délégués à l'Assemblée mondiale de la Santé et il relève, en particulier, que l'OMS a adressé sa demande à la Cour en dépit des mises en garde répétées du conseiller juridique de l'Organisation qui soutenait qu'elle n'avait pas compétence pour ce faire aux termes du paragraphe 2 de l'article 96 de la Charte des Nations Unies.
Opinion dissidente de M. Shahabuddeen
M. Shahabuddeen a été amené à émettre une opinion dissidente en raison principalement du fait que, selon lui, la Cour n'a pas bien compris le sens de la question de l'OMS. Contrairement à ce qu'a cru comprendre la Cour, l'OMS n'a pas en effet demandé si l'emploi d'armes nucléaires par un de ses membres serait licite en vertu du droit international d'une manière générale; d'après une interprétation plus raisonnable de la question, l'OMS demande en fait si cet emploi irait à l'encontre des obligations d'un membre en vertu du droit international mais seulement dans la mesure où il irait également à l'encontre de ses obligations au titre de la Constitution de l'OMS. L'OMS doit connaître des effets sur la santé et l'environnement des actes d'un membre, même si ces actes sont contraires aux obligations de ce membre en vertu de la Constitution; elle n'en demeure pas moins compétente en ce qui concerne la question de savoir si, en provoquant une situation appelant l'attention de l'OMS, un membre peut avoir violé ses obligations au titre de la Constitution.
Opinion dissidente de M. Weeramantry
Dans son opinion dissidente, M. Weeramantry affirme que la question posée par l'Organisation mondiale de la Santé a trait à des obligations relatives à trois domaines particuliers
a)les obligations des Etats en matière de santé;
b)les obligations des Etats en matière d'environnement; et
c)les obligations des Etats au regard de la Constitution de l'OMS.
La question de l'OMS diffère substantiellement de celle posée par l'Assemblée générale des Nations Unies quant à la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires. Toutefois, la Cour la traite comme une question relative à l'illicéité en général, et n'examine pas les obligations des Etats dans les trois domaines mentionnés.
Si la Cour avait exploré ces trois domaines, elle aurait constaté que chacun d'entre eux est intimement lié aux préoccupations légitimes de l'OMS et que, dans chacun de ces trois domaines, les armes nucléaires sont incompatibles avec les obligations des Etats. Dans son opinion, M. Weeramantry examine les effets des armes nucléaires sur la santé et sur l'environnement pour établir qu'ils sont diamétralement opposés aux obligations des Etats, à la fois en tant que membres de la communauté internationale, en général, et en tant que parties à la Constitution de l'OMS.
M. Weeramantry est en profond désaccord avec la majorité de la Cour, qui considère que la question de l'OMS n'entre pas dans le cadre des compétences légitimes de l'Organisation. A son avis, au contraire, la question entre pleinement dans ce cadre, tel que consacré par l'acte constitutif de l'OMS. En fait, il conviendrait de féliciter cette dernière de s'être penchée sur la question de la licéité de l'arme nucléaire, laquelle constitue la plus grande menace pour la santé que l'homme ait conçue jusqu'ici.
L'OMS est la seule autorité sanitaire vers laquelle le monde pourrait se tourner pour obtenir une aide internationale si un pays était frappé par une attaque nucléaire, car les services sanitaires de ce pays seraient anéantis. En outre, dans une telle éventualité, les pays neutres, non-parties au conflit, qui seraient touchés par les rayonnements et autres effets des armes nucléaires, devraient eux aussi s'adresser à l'OMS pour recevoir une aide. La santé au niveau mondial est au coeur de la question, tout comme elle est au coeur des préoccupations de l'OMS.
La planification et la prévention sont des aspects essentiels des activités de toutes les autorités sanitaires, et ce principe général s'applique incontestablement à l'OMS, qui a besoin des informations juridiques demandées, précisément dans cette perspective.
La décision de la Cour se fonde sur des principes restrictifs d'interprétation des traités alors qu'elle aurait dû interpréter la Constitution de l'OMS à la lumière de son objet et son but: «améliorer et protéger la santé de tous les peuples». M. Weeramantry n'est pas d'accord avec le point de vue selon lequel les institutions spécialisées des Nations Unies exercent leurs activités selon un système de division des tâches strictement compartimenté. Il désapprouve la rigidité avec laquelle la Cour applique à l'OMS le «principe de spécialité», ce qui la conduit à considérer que la question de la licéité n'entre pas dans le cadre des préoccupations de l'Organisation, au seul motif que les questions relatives à la paix et à la sécurité sont de la compétence du Conseil de sécurité.
Etant donné les effets des armes nucléaires sur la santé, il serait absurde pour l'OMS d'attendre une catastrophe nucléaire pour entreprendre de fournir des services médicaux. L'arme nucléaire est notamment la plus grande cause de cancer jamais conçue. L'OMS est tout autant autorisée à se préoccuper de la licéité de ce facteur pathogène qu'elle l'est à rechercher s'il est licite d'utiliser un produit pharmaceutique cancérigène. En fonction de la réponse donnée à sa question, elle aurait adopté des stratégies différentes pour traiter ce problème.
De surcroît, c'est la première fois que la Cour refuse de donner un avis qui lui est demandé par une institution spécialisée des Nations Unies. Un tel refus ne devrait être motivé que par des raisons décisives. Or il n'est pas établi que de telles raisons existent en l'espèce. Du point de vue de M. Weeramantry, le droit international, joint aux impératifs en matière de santé au niveau mondial, fait obligation à la Cour de répondre à la demande d'avis de l'OMS.
Opinion dissidente de M. Koroma
Dans son opinion dissidente, M. Koroma affirme que la conclusion de la Cour selon laquelle elle n'a pas compétence pour répondre à la demande d'avis de l'OMS est non seulement sans précédent, mais qu'elle n'est pas non plus en accord avec sa jurisprudence.
Il conteste aussi la conclusion de la Cour selon laquelle la question posée n'entre pas dans les compétences et le cadre d'activité de l'OMS. Pour parvenir à cette conclusion, M. Koroma soutient que la Cour a mal interprété la question posée par l'OMS en la considérant comme ayant trait à la licéité de l'emploi par un Etat des armes nucléaires dans un conflit armé. Selon lui, la question posée par l'OMS portait sur les effets des armes nucléaires sur la santé et sur l'environnement et sur le point de savoir si ces effets seraient contraires aux obligations des Etats, une question qui entre pleinement dans les compétences et le cadre d'activité de l'institution.
M. Koroma rappelle que l'OMS est l'institution spécialisée chargée au niveau international de la protection et de la sauvegarde de la santé de tous les peuples et que ses responsabilités l'amènent notamment à prendre des mesures pour prévenir les problèmes de santé du genre de ceux qui suivraient inévitablement l'emploi d'armes nucléaires. A cet égard, il souligne que l'Organisation s'occupe essentiellement de médecine préventive.
En conséquence, M. Koroma considère que la demande adressée à la Cour en vue d'obtenir des éclaircissements sur les effets de l'emploi des armes nucléaires sur la santé et sur l'environnement relève bien des compétences de l'Organisation et que la Cour aurait dû y donner suite en rendant un avis consultatif.
M. Koroma a rappelé que la Cour a déclaré que
«la fonction de la Cour est de donner un avis fondé en droit, dès lors qu'elle a abouti à la conclusion que les questions qui lui sont posées sont pertinentes, qu'elles ont un effet pratique à l'heure actuelle et que par conséquent elles ne sont pas dépourvues d'objet ou de but».
M. Koroma maintient que la requête pour avis consultatif de l'OMS avait trait à une question qui non seulement intéresse directement l'institution, mais a aussi un effet pratique à l'heure actuelle et n'est pas dépourvue d'objet et de but.
Ayant analysé les éléments de preuve présentés par les délégations, dont celle du Japon et des Iles Marshall, ainsi que l'étude réalisée sous les auspices de l'OMS sur les Effets de la guerre nucléaire sur la santé et les services de santé, M. Koroma est parvenu à la conclusion que l'emploi d'une arme nucléaire dans un conflit armé ferait entre un million et un milliard de morts, auxquels il faudrait ajouter le même nombre de blessés. Si un plus grand nombre d'armes nucléaires étaient utilisées, il y aurait des effets catastrophiques, comme la destruction des systèmes de transport, de distribution de vivres, d'approvisionnement de combustibles et de produits médicaux de base, ce qui provoquerait une pénurie de vivres et une famine généralisée à l'échelon mondial. M. Koroma conclut que l'emploi d'armes nucléaires ne permet pas de distinguer entre civils et non civils et que ces armes n'épargneraient pas les hôpitaux ni les réservoirs d'eau potable nécessaires à la survie en cas d'attaque nucléaire. Il est donc convaincu que les armes nucléaires causent des blessures et des souffrances superflues aux victimes, et empêchent même l'abcès aux blessés pour leur apporter des soins.
De tels effets seraient, selon M. Koroma manifestement contraires au droit international applicable dans les conflits armés, et en particulier au droit humanitaire international, et violerait les obligations revenant aux Etats en matière de santé et d'environnement conformément au droit international, y compris la Constitution de l'OMS. Les conclusions de la Cour selon lesquelles ces questions ne relèvent pas de la compétence ni du cadre d'activité de l'institution sont donc incohérentes et incompréhensibles.
M. Koroma regrette qu'avant de parvenir à ces conclusions, la Cour n'a pas non seulement mal compris la question - ce qui a conduit à mal interpréter l'intention de la question et s'est avéré fatal pour la requête - mais s'est aussi écartée de sa jurisprudence selon laquelle elle ne refuse de donner un avis consultatif que pour des «motifs déterminants». Selon M. Koroma, aucun motif déterminant n'existe ni n'a été établi en l'occurrence. Il se demande donc si la conclusion de la Cour selon laquelle elle n'est pas compétente n'est pas une solution commode dans une affaire où le prononcé d'un avis sur le fond se heurtait à des difficultés inhabituelles ou mettait la Cour dans l'embarras. D'autre part, la Cour a toujours répondu positivement aux demandes d'avis consultatif et a considéré son rôle dans le cadre de la participation aux activités de l'Organisation tout en lui conservant son caractère judiciaire. En refusant de donner un avis consultatif en l'occurrence, la Cour a choisi d'aller à l'encontre de son bilan positif en la matière, notamment en ce qui concerne une question d'une importance si vitale qu'elle a des dimensions non seulement juridiques mais également morales et humanitaires. M. Koroma conclut en rappelant que la médecine est l'un des piliers de la paix, mais qu'on peut également dire que la santé est un pilier de la paix ou, comme il est énoncé dans la Constitution de l'OMS, «la santé de tous les peuples est une condition fondamentale de la paix du monde et de la sécurité».
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