Avis consultatif concernant la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires (Requête pour avis consultatif présentée par l'Assemblée générale)

Avis consultatif

La Haye, 8 juillet 1996. La Cour internationale de Justice a donné ce jour son avis consultatif sur la requête présentée par l'Assemblée générale des Nations Unies dans l'affaire susmentionnée. Le paragraphe final de l'avis est ainsi libellé:

«Par ces motifs,
LA COUR,

1)Par treize voix contre une,

Décide de donner suite à la demande d'avis consultatif;

POUR: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Mme Higgins, juges;

CONTRE: M. Oda, juge.

2)Répond de la manière suivante à la question posée par l'Assemblée générale:

A.A l'unanimité,

Ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel n'autorisent spécifiquement la menace ou l'emploi d'armes nucléaires;

B.Par onze voix contre trois,

Ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel ne comportent d'interdiction complète et universelle de la menace ou de l'emploi des armes nucléaires en tant que telles;

POUR: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Mme Higgins, juges;

CONTRE: MM. Shahabuddeen, Weeramantry, Koroma, juges.

C.A l'unanimité,

Est illicite la menace ou l'emploi de la force au moyen d'armes nucléaires qui serait contraire à l'article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies et qui ne satisferait pas à toutes les prescriptions de son article 51;

D.A l'unanimité,

La menace ou l'emploi d'armes nucléaires devrait aussi être compatible avec les exigence du droit international applicable dand les conflits armés, spécialement celles des principes et règles du droit international humanitaire, ainsi qu'avec les obligations particulières en vertu des traités et autres engagements qui ont expressément trait aux armes nucléaires;

E.Par sept voix contre sept,

Il ressort des exigences susmentionnées que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait généralement contraire aux règle du droit international applicable dans le conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire;

Au vu de l'état du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d'un Etat serait en cause;

POUR: M. Bedjaoui, Président; MM. Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Vereshchetin, Ferrari Bravo, juges;

CONTRE: M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Koroma, Mme Higgins, juges.

F.A l'unanimité,

Il existe une obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace.

La Cour était composée comme suit: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Mme Higgins, juges; M. Valencia-Ospina, Greffier.

M. Bedjaoui, Président; MM. Herczegh, Shi, Vereshchetin et Ferrari Bravo, juges, ont joint des déclarations à l'avis consultatif de la Cour. MM. Guillaume, Ranjeva et Fleischhauer ont joint à l'avis les exposés de leur opinion individuelle; M. Schwebel, Vice-Président, MM. Oda, Shahabuddeen, Weeramantry, Koroma et Mm. Higgins, juges ont joint à l'avis les exposés de leur opinion dissidente.

(Un bref un résumé des déclarations et des opinions est joint en annexe au présent communiqué de presse.)

Le texte imprimé de l'avis consultatif, ainsi que des déclarations et des opinions qui y sont jointes sera disponible en temps utile (s'adresser à la Section de la distribution et des ventes, Office des Nations Unies, 1211 Genève 10; à la Section des ventes, Nations Unies, New York, NY 10017; ou à toute librairie spécialisée).

On trouvera ci-après un résumé de l'avis consultatif. Il a été établi par le Greffe à l'usage de la presse et n'engage en aucune façon la Cour. Il ni saurait être cité à l'encontre du texte de l'avis, dont il ne constitue pas une interprétation.

Résumé de l'avis consultatif

Présentation de la requête et suite procédure (par. 1-9)

La Cour rappelle d'abord que, par une lettre en date du 19 décembre 1994, enregistré au Greffe le 6 janvier 1995, le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies a officiellement communiqué au Greffier la décision prise par l'Assemblée générale de soumettre cette question à la Cour pour avis consultatif. Le dernier paragraphe de la résolution 49/75 K, adoptée par l'Assemblée générale le 15 décembre 1994, qui énonce la question, dispose que l'Assemblée générale

«Décide, conformément au paragraphe 1 de l'article 96 de la Charte des Nations Unies, de demander à la Cour internationale de Justice de rendre dans les meilleurs délais un avis consultatif sur la question suivante: «Est-il permis en droit international de recourir à la menace ou à l'emploi d'armes nucléaires en toute circonstance?»»

La Cour récapitule ensuite les différentes étapes de la procédure.

Compétence de la Cour (par. 10-18)

La Cour examine en premier lieu la question de savoir si elle a compétence pour donner une réponse à la demande d'avis consultatif dont l'a saisie l'Assemblée générale et, dans l'affirmative, s'il existerait des raisons pour elle de refuser d'exercer une telle compétence.

La Cour relève qu'elle tire sa compétence pour donner avis consultatifs du paragraphe 1 de l'article 65 de son Statut, et que la Charte des Nations Unies, au paragraphe 1 de son article 96,

«L'Assemblée générale ou le Conseil de sécurité peut demander à la Cour internationale de Justice un avis consultatif sur toute question juridique.«

Certains Etats qui se sont opposés à ce que la Cour rende un avis en l'espèce ont soutenu que l'Assemblée générale et le Conseil de sécurité ne peuvent demander d'avis consultatif sur une question juridique que si celle-ci se pose dans le cadre de leur activité. De l'avis de la Cour, peu importe que cette interprétation du paragraphe 1 de l'article 96 soit ou non correcte; en l'espèce, l'Assemblée générale a compétence en tout état de cause pour saisir la Cour. Se référant aux articles 10. 11 et 13 de la Charte, la Cour constate que la question qui lui est posée est pertinente au regard de maints aspects des activités et préoccupations de l'Assemblée générale, notamment en ce qui concerne la menace ou l'emploi de la force dans les relations internationales, le processus de désarmement et le développement progressif du droit international.

«Question juridique« (par. 13)

La Cour rappelle qu'elle a déjà eu l'occasion d'indiquer que les questions

«libellées en termes juridiques et soul[evant] des problèmes de droit international… sont, par leur nature même, susceptibles de recevoir une réponse fondée en droit …[et] ont en principe un caractère juridique« (Sahara occidental, avis consultatif, C. I. J. Recueil 1975, p.18, par. 15)

La Cour dit que la question que l'Assemblée générale lui a posée constitue effectivement une question juridique, car la Cour est priée de se prononcer sur le point de savoir si la menace ou l'emploi d'armes nucléaires est compatible avec les principes et règles pertinents du droit international. Pour de faire, la Cour doit déterminer les principes et règles existants, les interpréter et les appliquer à la menace ou à l'emploi d'armes nucléaires, apportant ainsi à la question posée une réponse fondée en droit.

Le fait que cette question revête par ailleurs des aspects politiques, comme c'est, par la nature des choses, la cas de bon nombre de questions qui viennent à se poser dans la vie internationale, ne suffit pas à la priver de son caractère de «question juridique« et à «enlever à la Cour une compétence qui lui est expressément conférée par son Statut». En outre, la Cour considère que la nature politique des mobiles qui auraient inspiré la requête et les implications politiques que pourrait avoir l'avis donné sont sans pertinence au regard de d'établissement de sa compétence pour donner un tel avis.

Pouvoir discrétionnaire de la Cour de donner un avis consultatif (par.14-19)

Le paragraphe 1 de l'article 65 du Statut dispose: «La Cour peut donner un avis consultatif…« (C'est la Cour qui souligne.) il ne s'agit là seulement d'une disposition présentant le caractère d'une habilitation. Comme la Cour l'a souligné à mainte reprises, son Statut lui laisse aussi le pouvoir discrétionnaire de décider si elle doit ou non donner l'avis consultatif qui lui a été demandé, une fois qu'elle a établi sa compétence pour ce faire. Dans ce contexte, la Cour a déjà eu l'occasion de noter ce qui suit:

«L'avis est donné par la Cour non aux Etats, mais à l'organe habilité pour le lui demander; la réponse constitue une participation de la Cour, elle-même «organe des Nations Unies», à l'action de Organisation et, en principe, elle ne devrait pas être refusée.» (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C. I. J. Recueil 1950, p. 71;…

Dans l'histoire de la présente Cour, aucune refus, fondé sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour, de donner suite à une demande d'avis consultatif n'a été enregistré; dans l'affaire de la Licéité de utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé, le refus de donner à l'Organisation mondiale de la Santé l'avis consultatif sollicité par elle a été justifié par le défaut de compétence de la Cour en l'espèce

Plusieurs motifs ont été invoqués en l'espèce pour convaincre la Cour qu'elle devrait, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser de donner l'avis demandé par l'Assemblé générale. Certains Etat, en soutenant que la question posée à la Cour serait floue et abstraite, ont semblé entendre qu'il n'existerait aucun différend précis portant sur l'objet de la question. En que de répondre à cet argument, il convient d'opérer une distinction entre le condition que régissent la procédure contentieuse et celles qui s'appliquent aux avis consultatifs. La finalité de la fonction consultative n'est pas de régler - du moins pas directement - des différends entre Etats, mais de donner des conseils d'ordres juridique aux organes et institutions qui en font la demande. Le fait que la question posée à la Cour n'ait pas trait à un différend précis ne saurait par suit amener la Cour à refuser de donner l'avis sollicité. D'autres arguments concernaient la crainte que le caractère abstrait de la question ne puisse conduire la Cour à se prononcer sur des hypothèses ou à enter dans des conjectures sortant du cadre de sa fonction judiciaire: le fait que l'Assemblée générale n'a pas expliqué à la Cour à quelles fins précises elle sollicitait l'avis consultatif; qu'une réponse de la Cour en l'espèce pourrait être préjudiciable aux négociations sur le désarmement et serait, en conséquence, contraire à l'intérêt de l'Organisation des Nation Unies; et qu'en répondant à la question posée, la Cour dépasserait sa fonction judiciaire pour s'arroger une fonction législative.

La Cour ne retient pas ces arguments et elle conclut qu'elle a compétence pour donner un avis sur la question qui lui a été posée par l'Assemblée générale et qu'il n'existe aucune «raison décisive» pour qu'elle use de son pouvoir discrétionnaire de ne pas donner cet avis. Toutefois, elle fait remarquer qu'un tout autre point est celui de savoir si la Cour, compte tenu des exigences qui pèsent sur elle en tant qu'organe judiciaire, sera en mesure de donner une réponse complète à la question qui lui a été posée; ce qui, en tout état de cause, est différent d'un refus de répondre.

Formulation de la question posée (par.20 et 22)

La Cour n'estime pas nécessaire de se prononcer sur les divergences possibles entre versions française et anglaise de la question posée. Celle-ci l'a été avec un objectif clair: déterminer ce qu'il en est de la licéité ou de l'illicéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires. Dès lors, la Cour constate que ni l'argument visant les conclusions juridiques à tirer de l'emploi du mot «permis» ni les questions de charge de la preuve qui en découleraient ne présentent d'importance particulière aux fins de trancher les problèmes dont la cour est saisie.

Le droit applicable (par.23-24)

Pour répondre à la question que lui posée l'Assemblée générale, la Cour doit déterminer, après examen du large ensemble de normes de droit international qui s'offre à elle, quel pourrait être le droit pertinent applicable.

La Cour considère que c'est uniquement au regard du droit applicable dans les conflits armés, et non au regard du pacte international relatif aux droits civils et politiques que l'on pourra dire, comme l'ont allégué plusieurs tenants de l'illicéité de l'emploi d'armes nucléaires, si tel cas de décès provoqué par l'emploi d'un certain type d'armes au cours d'un conflit armé doit être considéré comme une privation arbitraire de la vie contraire à l'article 6 du pacte. La Cour relève aussi que l'interdiction du génocide serait une règle pertinente en l'occurrence s'il était établi que le recours aux armes nucléaires comporte effectivement l'élément d'intentionnalité, dirigé contre un groupe comme tel, que requiert l'article II de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Or, de l'avis de la Cour, il ne serait possible de parvenir à une telle conclusion qu'après avoir pris dûment en considération les circonstances propres à chaque cas d'espèce. La Cour constate aussi que, si le droit international existant relatif à la protection et à la sauvegarde de l'environnement n'interdit pas spécifiquement l'emploi d'armes nucléaires, il met en avant l'importantes considérations d'ordre écologique qui doivent être dûment prises en compte dans le cadre de la mise en oeuvre des principes et règles du droit applicable dans les conflits armés.

A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le droit applicable à la question dont elle a été saisie que est le plus directement pertinent est le droit relatif à l'emploi de force, tel que consacré par la Charte des Nations Unies, et le droit applicable dans les conflits armés, qui régit la conduite des hostilités, ainsi que tous traités concernant spécifiquement l'arme nucléaire que la Cour pourrait considérer comme pertinents.

Caractéristiques propres aux armes nucléaires (par. 35 et 36)

La Cour relève que, pour appliquer correctement, en l'espèce, le droit de la Charte concernant l'emploi de la force, ainsi que le droit applicable dans les conflits armés, et notamment le droit humanitaire, il est impératif que la Cour tienne compte des caractéristiques uniques de l'arme nucléaire, et en particulier de sa puissance destructrice, de sa capacité d'infliger des souffrances indicibles à l'homme, ainsi que de son pouvoir de causer des dommages aux générations à venir.

Dispositions de la Charte qui ont trait à la menace ou à l'emploi de la force(par. 37-50)

La Cour examine ensuite la question de la licéité ou de l'illicéité d'un recours aux armes nucléaires à la lumière des dispositions de la Charte qui ont trait à la menace ou à l'emploi de la force.

L'article 2, paragraphe 4, de la Charte, interdit la menace ou l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat, ou de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.

L'interdiction de l'emploi de la force est à examiner à la lumière d'autres dispositions pertinentes de la Charte. En son article 51, celle-ci reconnaît le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, encas d'agression armée. Un autre recours licite à la force est envisagé à l'article 42, selon lequel le Conseil de sécurité peut prendre des mesures coercitives d'ordre militaire conformément au chapitre VII de la Charte.

Ces dispositions ne mentionnent pas d'armes particulières. Elles s'appliquent à n'importe quel emploi de la force, indépendamment des armes employées. La Charte n'interdit ni ne permet expressément l'emploi d'aucune arme particulière, qu'il s'agisse ou non de l'arme nucléaire

Le droit de recourir à la légitime défense conformément à l'article 51 est soumis aux conditions de nécessité et de proportionnalité. Ainsi que la Cour l'a déclaré dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique) (C.I.J. Recueil 1986, p. 94, par. 176), il existe une «règle spécifique … bien établie en droit international coutumier» selon laquelle «la légitime défense ne justifierait que des mesures proportionnées à l'agression armée subie, et nécessaires pour y riposter».

Le principe de proportionnalité ne peut pas, par lui-même, exclure le recours aux armes nucléaires en légitime défense en toutes circonstances. Mais en même temps, un emploi de la force qui serait proportionné conformément au droit de la légitime défense doit, pour être licite, satisfaire aux exigences du droit applicable dans les conflits armés, dont en particulier les principes et règles du droit humanitaire. La Cour relève que la nature même de toute arme nucléaire et les risques graves qui lui sont associés sont des considérations supplémentaires que doivent garder à l'esprit les Etats qui croient pouvoir exercer une riposte nucléaire en légitime défense en respectant les exigences de la proportionnalité.

En vue de diminuer ou d'éliminer les risques d'agression illicite, les Etats font parfois savoir qu'ils détiennent certaines armes destinées à être employées en légitime défense contre tout Etat qui violerait leur intégrité territoriale ou leur indépendance politique. La question de savoir si une intention affichée de recourir à la force, dans le cas où certains événements se produiraient, constitue ou non une «menace» au sens de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte est tributaire de divers facteurs. Les notions de «menace» et d'«emploi» de la force au sens de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte vont de pair, en ce sens que si, dans un cas donné, l'emploi même de la force est illicite – pour quelque raison que ce soit – la menace d'y recourir le sera également. En bref, un Etat ne peut, de manière licite, se déclarer prêt à employer la force que si cet emploi est conforme aux dispositions de la Charte. Du reste, aucun Etat - qu'il ait défendu ou non la politique de dissuasion – n'a soutenu devant la Cour qu'il serait licite de menacer d'employer la force au cas où l'emploi de la force envisagé serait illicite.

Règles qui régissent la licéité ou l'illicéité des armes nucléaires en tant que telles (par. 49-73)

La Cour, après avoir examiné les dispositions de la Charte relatives à la menace ou à l'emploi de la force, se penche ensuite sur le droit applicable dans les situations de conflit armé. Elle traite d'abord de la question de savoir s'il existe en droit international des règles spécifiques qui régissent la licéité ou l'illicéité du recours aux armes nucléaires en tant que telles; elle passe ensuite à l'examen de la question qui lui a été posée à la lumière du droit applicable dans les conflits armés proprement dit, c'est-à-dire des principes et règles du droit humanitaire applicable dans lesdits conflits ainsi que du droit de la neutralité.

La Cour rappelle à titre liminaire qu'il n'existe aucune prescription spécifique de droit international coutumier ou conventionnel qui autoriserait la menace ou l'emploi d'armes nucléaires ou de quelque autre arme, en général ou dans certaines circonstances, en particulier lorsqu'il y a exercice justifié de la légitime défense. Il n'existe cependant pas davantage de principe ou de règle de droit international qui ferait dépendre d'une autorisation particulière la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires ou de toute autre arme. La pratique des Etats montre que l'illicéité de l'emploi de certaines armes en tant que telles ne résulte pas d'une absence d'autorisation, mais se trouve au contraire formulée en termes de prohibition.

Il n'apparaît pas à la Cour que l'emploi d'armes nucléaires puisse être regardé comme spécifiquement interdit sur la base de certaines dispositions de la deuxième déclaration de 1899, du règlement annexé à la convention IV de 1907 ou du protocole de Genève de 1925. La tendance à été jusqu'à présent, en ce qui concerne les armes de destruction massive, de les déclarer illicites grâce à l'adoption d'instruments spécifiques. La Cour ne trouve pas d'interdiction spécifique du recours aux armes nucléaires dans les traités qui prohibent expressément l'emploi de certaines armes de destruction massive; et elle relève qu'au cours de deux dernières décennies, de nombreuses négociations ont été menées au sujet des armes nucléaires; elles n'ont pas abouti à un traité d'interdiction générale du même type que pour les armes bactériologiques et chimiques.

La Cour note que les traités qui portent exclusivement sur l'acquisition, la fabrication, la possession, le déploiement et la mise à l'essai d'armes nucléaires, sans traiter spécifiquement de la menace ou de l'emploi de ces armes, témoignent manifestement des préoccupations que ces armes inspirent de plus en plus à la communauté internationale; elle en conclut que ces traités pourraient en conséquence être perçus comme annonçant une future interdiction générale de l'utilisation desdites armes, mais ne comportent pas en eux-mêmes une telle interdiction. Pour ce qui est des traités de Tlatelolco et de Rarotonga et leurs protocoles, ainsi que des déclarations faites dans le contexte de la prorogation illimitée du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, il ressort de ces instruments:

a)Qu'un certain nombre d'Etats se sont engagés à ne pas employer d'armes nucléaires dans certaines zones (Amérique latine, Pacifique Sud) ou contre certains autres Etats (Etats non dotés d'armes nucléaires parties au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires);

b)que toutefois, même dans ce cadre, les Etats dotés d'armes nucléaires se sont réservé le droit de recourir à ces armes dans certaines circonstances; et

c)que ces réserves n'ont suscité aucune objection de la part des parties aux traités de Tlatelolco ou de Rarotonga, ou de la part du Conseil de sécurité.

La Cour passe ensuite à l'examen du droit international coutumier à l'effet d'établir si on peut tirer de cette source de droit une interdiction de la menace ou de l'emploi de armes nucléaires en tant que telles.

Elle constate que les membres de la communauté internationale sont profondément divisés sur le point de savoir si le non-recours aux armes nucléaires pendant les cinquante dernières années constitue l'expression d'une opinio juris. Dans ces conditions, la Cour n'estime pas pouvoir conclure à l'existence d'une telle opinio juris.

Elle observe que l'adoption chaque année par l'Assemblée générale, à une large majorité, de résolutions rappelant le contenu de la résolution 1653 (XVI) et priant les Etats Membres de conclure une convention interdisant l'emploi d'armes nucléaires en toute circonstance est révélatrice du désir d'une très grande partie de la communauté internationale de franchir, par une interdiction spécifique et expresse de l'emploi de l'arme nucléaire, une étape significative sur le chemin menant au désarmement nucléaire complet. L'apparition, en tant que lex lata, d'une règle coutumière prohibant spécifiquement l'emploi des armes nucléaires en tant que telles se heurte aux tensions qui subsistent entre, d'une part, une opinio juris naissante et, d'autre part, une adhésion encore forte à la pratique de la dissuasion (dans le cadre de laquelle est réservé le droit d'utiliser ces armes dans l'exercice du droit de légitime défense contre une agression armée mettant en danger les intérêts vitaux de l'Etat en matière de sécurité).

Le droit i9nternational humanitaire (par. 74-87)

La cour n'ayant pas trouvé de règle conventionnelle de portée générale, ni de règle coutumière interdisant spécifiquement la menace ou l'emploi des armes nucléaires en tant que telles, aborde ensuite la question de savoir si le recours aux armes nucléaires doit être considéré comme illicite au regard des principes et règles du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés, ainsi que du droit de la neutralité.

Après avoir esquissé l'historique du développement de l'ensemble de règles appelées à l'origine «lois et coutumes de la guerre» et désignées aujourd'hui par l'expression «droit international humanitaire», la Cour constate que les principes cardinaux contenus dans les textes formant le tissu du droit humanitaire sont les suivants. Le premier principe est destiné à protéger la population civile et les biens de caractère civil, et établit la distinction entre combattants et non-combattants les Etats ne doivent jamais prendre pour cible des civils, ni en conséquence utiliser des armes qui sont dans l'incapacité de distinguer entre cibles civiles et cibles militaires. Selon le second principe, il ne faut pas causer des maux superflus aux combattants: il est donc interdit d'utiliser des armes leur causant de tels maux ou aggravant inutilement leurs souffrances; en application de ce second principe, les Etats n'ont pas un choix illimité quant aux armes qu'ils emploient.

La Cour cite également la clause de Martens, énoncée pour la première fois dans la convention II de La Haye de 1899 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, et qui s'est révélée être un moyen efficace pour faire face à l'évolution rapide des techniques militaires. Une version contemporaine de ladite clause se trouve à l'article premier, paragraphe 2, du protocole additionnel I de 1977, qui se lit comme suit:

«Dans les non prévus par le présent protocole ou par d'autres accords internationaux, les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages établis, des principes de l'humanité et des exigences de la conscience publique.»

La large codification du droit humanitaire et l'étendue de l'adhésion aux traités qui en ont résulté, ainsi que le fait que les clauses de dénonciation contenues dans les instruments de codification n'ont jamais été utilisées, ont permis à la communauté internationale de disposer d'un corps de règles conventionnelles qui étaient déjà devenues coutumières dans leur grande majorité et qui correspondaient aux principes humanitaires les plus universellement reconnus. Ces règles indiquent ce que sont les conduites et comportements normalement attendus des Etats.

Passant à la question de l'applicabilité des principes et règles du droit humanitaire à la menace ou à l'emploi éventuels d'armes nucléaires, la Cour note que les armes nucléaires ont été inventées après l'apparition de la plupart des principes et règles du droit humanitaire applicable dans les conflits armés, les conférences de 1949 et de 1974-1977 n'ont pas traité de ces armes et celles-ci sont différentes des armes classiques tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif. On ne peut cependant en conclure que les principes et règles établis du droit humanitaire applicable dans les conflits armés ne s'appliquent pas aux armes nucléaires. Une telle conclusion méconnaîtrait la nature intrinsèquement humanitaire des principes juridiques en jeu, qui imprègnent tout le droit des conflits armés et s'appliquent à toutes les formes de guerre et à toutes les armes, celles du passé, comme celles du présent et de l'avenir. Il est significatif à cet égard que la thèse selon laquelle les règles du droit humanitaire ne s'appliqueraient pas aux armes nouvelles, en raison même de leur nouveauté, n'ait pas été invoquée en l'espèce.

Le principe de neutralité (par. 88 et 89)

La Cour estime que, comme dans le cas des principes du droit humanitaire applicable dans les conflits armés, le droit international ne laisse aucune doute quant au fait que le principe de neutralité - quel qu'en soit le contenu - , qui a un caractère fondamental analogue à celui des principes et règles humanitaires, s'applique (sous réserve des dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies) à tous les conflits armés internationaux, quel que soit le type d'arme utilisé.

Conséquences qu'il y a lieu de tirer de l'applicabilité du droit international humanitaire et du principe de neutralité(par. 90-97)

La Cour relève que, si l'applicabilité aux armes nucléaires des principes et règles du droit humanitaire ainsi que du principe de neutralité n'est guère contestée, les conséquences qu'il y a lieu de tirer de cette applicabilité sont en revanche controversées.

Selon un point de vue, le fait que le recours aux armes nucléaires soit régi pal le droit des conflits armés ne signifie pas nécessairement qu'il soit interdit en tant que tel. Selon un autre point de vue, le recours aux armes nucléaires ne pourrait en aucun cas être compatible avec les principes et règles du droit humanitaire, et est donc interdit. Une opinion analogue a été exprimée pour ce qui est des effets du principe de neutralité. Il a ainsi été soutenu par certains que ce principe, comme les principes et règles du droit humanitaire, prohiberait l'emploi d'une arme dont les effets ne pourraient être limités en toute certitude aux territoires des Etats en conflit.

La Cour relève que, eu égard aux caractéristiques uniques des armes nucléaires auxquelles la Cour s'est référée ci-dessus, l'utilisation de ces armes n'apparaît effectivement guère conciliable avec le respect des exigences du droit applicable dans les conflits armés. Néanmoins, la Cour considère qu'elle ne dispose pas des éléments suffisants pour pouvoir conclure avec certitude que l'emploi d'armes nucléaires serait nécessairement contraire aux principes et règles du droit applicable dans les conflits armés en toute circonstance. La Cour ne saurait au demeurant perdre de vue le droit fondamental qu'a tout Etat à la survie, et donc le droit qu'il a de recourir à la légitime défense, conformément à l'article 51 de la Charte, lorsque cette survies est en cause. Elle ne peut davantage ignorer la pratique dénommée «politique de dissuasion» à laquelle une partie appréciable de la communauté internationale a adhéré pendant des années.

En conséquence, au vu de l'état actuel du droit international pris dans son ensemble, tel qu'elle l'a examiné, ainsi que des éléments de fait à sa disposition, la Cour est amenée à constater qu'elle ne saurait conclure de façon définitive à la licéité ou à l'illicéité de l'emploi d'armes nucléaires par un Etat dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle sa survie même serait en cause.

Obligation de négocier la désarmement nucléaire (par. 98-103)

Compte tenu des questions éminemment difficiles que soulève l'application à l'arme nucléaire du droit relatif à l'emploi de la force, et surtout du droit applicable dans les conflits armés, la Cour estime devoir examiner un autre aspect de la question posée, dans un contexte plus large.

A terme, le droit international, et avec lui la stabilité de l'ordre international qu'il a pour vocation de régir, ne peuvent que souffrir des divergences de vues qui subsistent aujourd'hui quant au statut juridique d'une arme aussi meurtrière que l'arme nucléaire. Il s'avère par conséquent important de mettre fin à cet état de chose: le désarmement nucléaire complet promis de longue date se présente comme le moyen privilégié de parvenir à ce résultat.

La Cour mesure dans ces circonstances toute l'importance de la consécration par l'article VI du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires d'une obligation de négocier de bonne foi un désarmement nucléaire. La porté juridique de l'obligation considérée dépasse celle d'une simple obligation de comportement; l'obligation en cause ici est celle de parvenir à un résultat précis - le désarmement nucléaire dans tous ses aspects - par l'adoption d'un comportement déterminé, à savoir la poursuite de bonne foi de négociations en la matière. Cette double obligation de négocier et de conclure concerne formellement les 182 Etats parties au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, c'est-à-dire la très grande majorité de la communauté internationale. De fait, toute recherche réaliste d'un désarmement général et complet, en particulier nucléaire, nécessite la coopération de tous les Etats.

Au terme de son avis de la Cour souligne que sa réponse à la question qui lui a été posée par l'Assemblée générale repose sur l'ensemble des motifs qu'elle a exposés ci-dessus (paragraphes 20 à 103), lesquels doivent être lus à la lumière les uns des autres. Certains de ces motifs ne sont pas de nature à faire l'objet de conclusions formelles dans le paragraphe final de l'avis; ils n'en gardent pas moins, aux yeux de la Cour, toute leur importance.

Annexe au communiqué de presse 96/23

Déclaration de M. Bedjaoui, Président

Après avoir signalé que le paragraphe E du dispositif a été adopté par sept voix contre sept, avec la voix prépondérante du Président, M. Bedjaoui a souligné d'emblée que c'est avec une grande minutie et le sens aigu de ses responsabilités que la Cour a procédé à l'examen de tous les aspects de la question complexe posée par l'Assemblée générale. Il indique que la Cour a toutefois dû constater qu'en l'état actuel du droit international, c'est malheureusement là une question à laquelle la Cour n'a pas été en mesure de donner une réponse claire. Il pense que l'avis ainsi rendu a au moins le mérite de signaler les imperfections du droit international et d'inviter le Etats à les corriger.

M. Bedjaoui indique que l'incapacité de la Cour d'aller au de là ne saurait «en aucune manière être interprétée comme une porte entr'ouverte par celle-ci à la reconnaissance de la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires». Selon lui, la Cour ne fait que prendre acte de l'existence d'une incertitude juridique. Après avoir fait observer que le vote des membres de la cour sur le paragraphe E du dispositif ne reflète pas un clivage géographique, il explique les raisons qui l'ont amené à adhérer au prononcé de la Cour.

A cet effet, il souligne en premier lieu le caractère particulièrement exigeant du droit humanitaire et la vocation de celui-ci à s'appliquer en toutes circonstances. De manière plus spécifique, il conclut que «L'arme nucléaire, arme aveugle, déstabilise donc par nature le droit humanitaire, droit du discernement dans l'utilisation des armes. L'arme nucléaire, mal absolu, déstabilise le droit humanitaire en tant que droit du moindre mal. Ainsi l'existence même de l'arme nucléaire constitue un grand défi à l'existence même du droit humanitaire, sans compter les effets à long terme dommageables pour l'environnement humain dans le respect duquel le droit à la vie peut s'exercer."

M. Bedjaoui estime que «la légitime défense - fût-elle exercée dans des conditions extrêmes mettant en cause la survie même d'un Etat - ne peut engendrer une situation dans laquelle un Etat s'exonérerait lui-même du respect des normes «intransgressibles» du droit international humanitaire». Selon lui, on ferait preuve d'imprudence en plaçant sans hésitation la survie d'un Etat au dessus de la survie de l'humanité elle-même.

L'objectif ultime de toute action dans le domaine des armes nucléaires étant le désarmement nucléaire, M. Bedjaoui insiste finalement sur l'importance de l'obligation de négocier de bonne foi un désarmement nucléaire, que la Cour a d'ailleurs reconnue. Il estime pour as part possible d'aller au delà des conclusions de la Cour en la matière et de soutenir «qu'il existe en réalité une double obligation générale, opposable erga omnes, de négocier de bonne foi et de parvenir au résultat recherché»; en d'autre termes, eu égard à l'unanimité, au moins formelle, dont elle fait l'objet, cette obligation possède désormais selon lui une valeur coutumière.

Déclaration de M. Herczegh

M. Herczegh, dans sa déclaration, considère que l'avis consultatif aurait pu résumer d'une manière plus précise l'état actuel du droit international quant à la question de la menace et de l'emploi d'armes nucléaires «en toute circonstance». Il a voté en faveur de l'avis et notamment du point E de son paragraphe 105, car il ne voulait pas se dissocier des nombreuses conclusions exprimées et intégrées dans cet avis, qu'il fait siennes entièrement.

Déclaration de M. Shi

M. Shi, qui a voté en faveur du dispositif de l'avis consultatif de la Cour, a cependant des réserves au sujet du rôle que la Cour attribue à la politique de dissuasion pour dégager l'existence d'une règle coutumière sur l'emploi des armes nucléaires.

Selon lui, la «dissuasion nucléaire» est une politique que certains Etats dotés d'armes nucléaires appuyée par les Etats qui ont accepté la protection de leur parapluie nucléaire, ont adopté dans leurs relations avec d'autres Etats. Cette pratique relève de la politique internationale et n'a pas de valeur juridique du point de vue de la formation d'une règle coutumière interdisant l'emploi des armes nucléaires.

Il ne serait guère compatible avec la fonction judiciaire de la Cour que celle-ci, pour déterminer une règle du droit existant régissant l'emploi des armes nucléaires, ait à tenir compte de la «politique de dissuasion».

Laissant donc de côté la nature de la politique de dissuasion, on peut observer que les Etats qui y adhèrent, quoiqu'ils soient des membres importants et puissants de la communauté internationale et jouent un rôle important en matière de politique internationale, ne constituent aucunement une grande proportion de la communauté internationale.

En outre, la structure de la communauté des Etats est basée sur le principe de l'égalité souveraine. La Cour ne saurait considérer le Etats dotés d'armes nucléaires et leurs alliés du point de vue de leur pouvoir matériel, mais doit plutôt les envisager du point de vue du droit international. Toute importance indûment accordée à la pratique de ces Etats matériellement puissants qui ne constituent qu'une fraction de la communauté des Etats ne serait pas seulement contraire au principe de l'égalité souveraine des Etats mais rendrait aussi plus difficile de donner une idée exacte et appropriée de l'existence d'une règle coutumière sur l'emploi des armes nucléaires.

Déclaration de M. Vereshchetin

Dans da déclaration, M. Vereshchetin explique les raisons qui l'ont amené à voter en faveur du paragraphe 2E du dispositif, qui semble supposer l'indécision de la Cour. Selon lui, dans une procédure consultative, où il n'est pas demandé à la Cour de régler un véritable différend mais de dire le droit tel qu'elle le perçoit, la Cour ne doit pas essayer de combler une lacune ou d'améliorer un droit qui n'est pas parfait. On se saurait reprocher à la Cour de faire preuve d'indécision ou de se dérober lorsque le droit sur lequel il lui est demandé de se prononcer est lui-même indécis.

Selon M. Vereshchetin, l'avis rend compte de manière adéquate de la situation juridique actuelle et fait ressortir les moyens les plus appropriés de mettre fin à l'existence de «zones grises» dans le statut juridique.

Déclaration de M. Ferrari Bravo

M. Ferrari Bravo regrette que la Cour ait arbitrairement réparti en deux catégories la longue ligne des résolutions de l'Assemblée générale qui traitent de l'arme nucléaire. Ces résolutions sont fondamentales. Tel est la cas de la résolution 1 (I) du 24 janvier 1946, qui démontre clairement l'existence d'un véritable engagement solennel d'éliminer toute arme atomique, dont la présence dans les arsenaux militaires était jugée illicite. La guerre froide, intervenue peu après, a empêché le développement de cette notion d'illicéité, en suscitant l'apparition du concept de dissuasion nucléaire qui n'a aucune valeur juridique. La théorie de la dissuasion, si elle a créé une pratique des Etats nucléaires et de leurs alliés, n'a pas été en mesure de créer une pratique juridique sur laquelle fonder le début de création d'une coutume internationale. Elle a, par ailleurs, concouru à élargir le fossé qui sépare l'article 51 de la Charte.

La Cour aurait dû procéder à une analyse constructive du rôle des résolutions de l'Assemblée générale. Celles-ci, dès l'origine, ont contribué à la formation d'une règle interdisant l'arme nucléaire. La théorie de la dissuasion a enrayé le développement de cette règle. Si elle a empêché la mise en oeuvre de l'interdiction de l'arme nucléaire, il n'en subsiste pas moins que cette interdiction, «toute nue», est demeurée en l'état et continue de produire ses effets, au moins au niveau de fardeau de la preuve en rendant plus difficile aux puissances nucléaires de se justifier dans le cadre de la théorie de la dissuasion.

Opinion individuelle de M. Guillaume

Après s'être interrogé sur la recevabilité de la demande d'avis, M. Guillaume marque en premier lieu son accord avec la Cour sur le fait que les armes nucléaires, comme toutes les armes, ne peuvent être utilisées que dans l'exercice du droit de légitime défense reconnu par l'article 51 de la Charte. En revanche, il déclare avoir en des doutes sur l'applicabilité du droit humanitaire traditionnel à l'emploi et surtout à la menace d'emploi des armes nucléaires. Il ajoute qu'il ne peut cependant sur ce point que s'en remettre au consensus qui s'est dégagé devant la Cor entre les Etats.

Passant à l'analyse du droit applicable dans les conflits armés, il note que celui-ci implique pour l'essentiel des comparaisons dans lesquelles s'opposent considérations d'humanité et exigences militaires. Ainsi les dommages collatéraux causés aux populations civiles ce doivent pas être «excessifs» par rapport à «l'avantage militaire attendu». Les souffrances causées aux combattants ne doivent pas être «supérieures aux maux inévitables que suppose la réalisation d'objectifs militaires légitimes». De ce fait les armes nucléaires de destruction massive ne sauraient être utilisées de manière licite que dans des cas extrêmes

Cherchant à définir ces cas, M. Guillaume souligne que ni la Charte des Nations Unies, ni aucune règle conventionnelle ou coutumière ne saurait porter atteinte au droit naturel de légitime défense reconnu par l'article 51 de la Charte. Il en déduit que le droit international ne peut priver un Etat du droit de recourir à l'arme nucléaire si ce recours constitue l'ultime moyen par lequel il peut assurer sa survie.

Il regrette que la Cour ne l'ait pas reconnu explicitement, mais souligne qu'elle l'a fait implicitement. Elle a certes conclu qu'elle ne pouvait, dans ces circonstances extrêmes, conclure de façon définitive à la licéité ou à l'illicéité des armes nucléaires. Elle a estimé en d'autres termes qu'en pareilles circonstances, le droit ne fournit aucune guide aux Etats. Mais si le droit est muet dans ce cas, les Etats, dans l'exercice de leur souveraineté, demeurent libres d'agir comme ils l'entendent.

Dès lors il résulte implicitement, mais nécessairement du paragraphe 2 E de l'avis de la Cour, que les Etats peuvent recourir à «la menace ou à l'emploi des armes nucléaires dans une circonstance extrême de légitime défense dans la quelle la survie même d'un Etat serait en cause». En reconnaissant un tel droit, la Cour a reconnu par là-même la licéité des politiques de dissuasion.

Opinion individuelle de M. Ranjeva

Dans son opinion individuelle, M. Ranjeva a tenu à souligner que pour la première fois la Cour, de façon non équivoque, dit que l'emploi ou la menace d'emploi des armes nucléaires est contraire aux règles du droit international, applicable notamment aux conflits armés et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire. Cette réponse indirecte à la question de l'Assemblée générale se justifie à son avis par la nature même du droit des conflits armés, applicable sans considération de la qualité de victime ou d'agresseur. Ce caractère explique que la Cour n'a pas poussé jusqu'à retenir l'exception de légitime défense extrême mettant en cause la survie même de l'Etat comme condition de suspension de l'illicéité. La pratique des Etats montre, de l'avis de M. Ranjeva, qu'un point de non-retour a été atteint: le principe de la licéité de l'utilisation ou de la menace d'emploi de l'arme nucléaire n'a pas été soutenu; c'est à titre de justification d'une exception à ce principe accepté comme étant de droit que les Etats dotés d'armes nucléaires tentent d'exposer les raisons de leur attitude; le maillage de plus en plus serré des régimes juridiques des armes nucléaires s'inscrit dans la consolidation et la mise en oeuvre de l'obligation finale de résultat: le désarmement nucléaire généralisé. Ces données représentent ainsi l'avènement d'une pratique constante et uniforme: une oponio juris émergente.

M. Ranjeva, toutefois, estime que l'égalité de traitement que l'avis a réservée tant au principe de la licéité qu'à celui de l'illicéité ne se justifie pas. L'Assemblée générale a défini très clairement l'objet de sa question : le droit international autorise-t-il l'emploi ou la menace d'emploi des armes nucléaires en toute circonstance? En parlant simultanément et surtout sur le même plan de la licéité et de l'illicéité, la Cour a été amenée à adopter une acception libérale de la notion de question juridique dans une procédure consultative, car dorénavant est recevable une question dont l'objet est de demander à la Cour de s'interroger sur des questions que d'aucuns ne se posent pas.

En conclusion, M. Ranjeva, tout en ayant conscience des critiques que les professionnels du droit et de la question judiciaire ne manqueront pas de formuler à l'encontre de l'avis, estime en définitive que celui-ci dit fidèlement le droit, tout en précisant les limites dont le dépassement relève de la compétence des Etats. Il forme néanmoins le souhait que jamais une juridiction n'ait à devoir statuer dans les termes du second alinéa du paragraphe E.

Opinion individuelle de M. Fleischhauer

M. Fleischhauer souligne, dans son opinion individuelle, que le droit international est encore aux prises avec la dichotomie, découlant de l'existence même des armes nucléaires, qu'il y a entre, d'une part, le droit applicable dans les conflits armés, et en particulier les règles et les principes du droit humanitaire, et, d'autre part, le droit naturel de légitime défense. Compte tenu des caractéristiques des armes nucléaires, leur emploi ne semble guère compatible avec le droit humanitaire, mais il serait porté gravement atteinte au droit de légitime défense si un Etat, victime d'une attaque perpétrée avec des armes nucléaires, chimiques, bactériologiques ou autres et qui constituerait une grave menace pour son existence même, se voyait entièrement privé de la possibilité d'utiliser des armes nucléaires en tant qu'ultime recours licite.

Dans son opinion individuelle, M. Fleischhauer approuve la constatation de la Cour selon laquelle le droit international applicable dans les conflits armés, et en particulier les règles et les principes du droit humanitaire, s'appliquent aux armes nucléaires. Il souscrit à la conclusion de la Cour selon laquelle la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait, d'une manière générale, contraire aux règles applicables dans les conflits armés, et en particulier aux principes et règles du droit humanitaire. M. Fleischhauer se félicite ensuite du fait que la Cour a cependant admis que cette conclusion peut être soumise à certaines restrictions. Autrement, la Cour aurait donné la préférence à l'un des aux ensembles de principes en cause par rapport à l'autre. Or, tous ces principes sont des principes juridiques de rang égal.

M. Fleischhauer est ensuite d'avis que la Cour aurait pu et aurait dû aller plus loin et déclarer que, en vue de concilier les principes en conflit, il y avait lieu d'appliquer leur plus petit dénominateur commun. Cela revient à dire que le recours aux armes nucléaires pourrait être une option licite justifiée dans un cas extrême de légitime défense individuelle ou collective en tant que dernier recours pour un Etat victime d'une attaque perpétrée avec des armes nucléaires, bactériologiques ou chimiques ou menaçant autrement son existence même. Selon M. Fleischhauer, cette vue est confirmée par la pratique juridiquement pertinente des Etats en matière de légitime défense.

Pour qu'un recours aux armes nucléaires puisse être considéré justifié, il faudrait cependant, non seulement que le situation soit extrême mais que toutes les conditions attachées en droit international à la licéité de l'exercice du droit de légitime défense, y compris la condition de proportionnalité, soient été remplies. La possibilité d'admettre le caractère licite de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires dans un cas particulier est ainsi soumise à des limites extrêmement étroites.

M. Fleischhauer souscrit enfin à l'existence d'une obligation générale des Etats de poursuivre de bonne foi et de mener à bien des négociations aboutissant au désarmement nucléaire général et complet sous un contrôle international strict et efficace.

Opinion dissidente de M. Schwebel, Vice-Président de la Cour

Tout en souscrivant dans une grande mesure à l'avis de la Cour, M. Schwebel, Vice-Président, joint à ce dernier une opinion dissidente en raison de son «profond» désaccord avec la conclusion principale du dispositif, aux termes de laquelle:

«Au vu de l'état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l'emploi d'armes nucléaire serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d'un Etat serait en cause.»

Ce faisant, la Cour conclut

«qu'elle n'a pas d'opinion sur la question capitale de la menace ou de l'emploi de la force à notre époque… que le droit international, et donc la Cour, n'ont rien à dire. Après s'être évertuée pendant de longs mois à apprécier le droit, la Cour découvre qu'il n'existe pas. S'agissant des intérêts suprêmes des Etats, la Cour ne tient pas compte de l'évolution du droit au vingtième siècle, laisse de côté les dispositions de la Charte de Nations Unies, alors qu'elle est «l'organe judiciaire principal» de l'Organisation, et adopte, dans des termes empreints de Realpolitik, une position ambivalente à l'égard des plus importantes dispositions du droit international moderne. Si telle doit être sa conclusion ultime, la Cour aurait mieux fait d'user de son incontestable pouvoir discrétionnaire de ne tendre aucun avis.»

L'indécision de la Cour n'est conforme ni à son Statut, ni à sa jurisprudence, ni aux événements qui font ressortir le caractère licite de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires dans certaines circonstances extraordinaires. Ainsi, la menace que l'Irag a perçue comme une menace d'emploi d'armes nucléaires, et qui a pu le dissuader de recourir à des armes chimiques et biologiques contre le les forces de coalition au cours de la guerre du Golfe, «était non seulement parfaitement licite, mais aussi éminemment souhaitable.»

Si les principes du droit international humanitaire régissent l'emploi des armes nucléaires et s'il est «extrêmement difficile de concilier l'emploi… des armes nucléaires avec l'application de ces principes», il ne s'ensuit pas que l'emploi des armes soit nécessairement et invariablement contraire à ces principes. Mais l'on ne saurait admettre que l'emploi d'armes nucléaires à une échelle entraînant ou pouvant entraîner la mort de «millions de personnes, qui périraient sans distinction dans un véritable ou pouvant entraîner la mort de «million de personnes, qui périraient sans distinction dans un véritable enfer et du fait des retombées de portée considérable…rendant inhabitable une grande partie de la planète, voire la planète tout entière, pourrait être licite». La conclusion de la Cour, selon laquelle la menace ou l'emploi des armes nucléaires serait «généralement» contraire aux règles de droit international applicables dans les conflits armés n'est pas «déraisonnable».

L'affaire, dans son ensemble, illustre une tension sans précédent entre la pratique des Etats et les principes juridiques. La pratique des Etats montre que des armes nucléaires ont été fabriquées et déployées depuis une cinquantaine d'années, que leur déploiement suppose une menace d'emploi éventuel («la dissuasion») et que la communauté internationale, loin de déclarer illicite la menace ou l'emploi d'armes nucléaires en toute circonstance, a reconnu dans les faits ou expressément qu'il est des circonstances dans lesquelles il est possible d'employer des armes nucléaires ou de menacer de le faire. Cette pratique étatique n'est pas celle d'un objecteur persistant isolé et secondaire, mais celle des membres permanents du Conseil de sécurité, soutenus par un nombre considérable d'autres Etats, et non des moindres, qui, pris ensemble, représentent l'essentiel de la puissance mondiale et une grande partie de la population du globe.

Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, et les garanties de sécurité négatives et positives des Etats dotés d'armes nucléaires unanimement acceptées par le Conseil de sécurité indiquent que la communauté internationale admet la menace ou l'emploi des armes nucléaires dans certaines circonstances. Il ressort d'autres traités relatifs aux armes nucléaires que ces dernières ne sont frappées d'une interdiction générale ni en droit conventionnel, ni en droit coutumier.

Les résolutions de l'Assemblée générale en sens contraire ne sont ni normatives ni déclaratoires du droit international existant. Face à une opposition constante et importante, la réitération des résolutions de l'Assemblée générale témoigne de leur inefficacité dans le processus de formation du droit et de leur absence d'effet pratique.

Opinion individuelle de M. Oda

M. Oda a voté contre le premier point du dispositif de l'avis de la Cour parce qu'il estime que, pour des raisons d'économie et d'opportunité judiciaires, la Cour aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de s'abstenir de donner un avis en réponse à la demande.

Selon M. Oda, la question contenue dans la demande d'avis n'est pas libellée de manière adéquate et il n'y a pas eu de consensus significatif au sein de l'Assemblée générale au sujet de cette demande d'avis présentée en 1994. Après avoir examiné l'évolution jusqu'en 1994 des résolutions pertinentes de l'Assemblée générale relatives à une convention sur l'interdiction de l'utilisation des armes nucléaires, il relève que l'Assemblée générale est loin d'être parvenue à un accord sur l'élaboration d'une convention qui frapperait d'illicéité l'emploi des armes nucléaires. A la lumière de cet historique, il semblerait que de la demande d'avis ait été préparée et rédigée, non pas pour établir l'état du droit international sur la question, mais pour tenter de promouvoir l'élimination totale des armes nucléaires, c'est-à-dire pour des mobiles éminemment politiques.

M. Oda fait observer que le maintien du régime du TNP consacre l'existence de deux groupes d'Etats : les cinq Etats dotés d'armes nucléaires et les Etats non dotés d'armes nucléaires. Puisque les cinq Etats dotés d'armes nucléaires ont donné à maintes reprises des assurances aux Etats non dotés d'armes nucléaires de leur intention de ne pas employer les armes nucléaires contre ces derniers, les probabilités d'un quelconque emploi des armes nucléaires sont presque nulles, étant donné la doctrine actuelle de la dissuasion nucléaires.

M. Oda soutient qu'un avis consultatif ne devrait être rendu que s'il est véritablement nécessaire. Au cas particulier, la demande que l'Assemblée générale a adressée à la Cour aux fins d'obtenir un avis sur le droit international actuel relatif à l'emploi des armes nucléaires ne répondait à aucune nécessité ni à aucune justification rationnelle. Il souligne également que, pour des raisons d'économie judiciaire, il convient de ne pas abuser du droit de demander des avis consultatifs.

Au terme de son opinion, M. Oda souligne qu'il espère vivement que les armes nucléaires soient complètement éliminées, tout en affirmant que la décision en la matière relève des négociations politiques entre Etats à Genève (au sein de la conférence du désarmement) ou à New York (au sein des Nations Unies), et non pas de l'organe judiciaire sis à La Haye.

M. Oda a voté contre le point 2E du dispositif puisque les ambiguïtés qui y apparaissent ne viennent que confirmer, selon lui, qu'il aurait été plus prudent pour la Cour de refuser d'emblée de donner un avis consultatif en l'espèce.

Opinion dissidente de M. Shababuddeen

Selon l'opinion dissidente de M. Shahabuddeen, l'Assemblée générale posait essentiellement la question de savoir si, dans le cas particulier des armes nucléaires, il était possible de concilier, d'une part, le besoin impératif d'un Etat de se défendre et, d'autre part, le besoin non moins impératif de s'assurer que, ce faisant, il ne mettrait pas en péril la survie du genre humain. Si une conciliation entre ces deux besoins n'était pas possible, lequel d'entre eux devait l'emporter? La question était manifestement difficile; mais l'obligation de la Cour d'y répondre était évidente. M. Shahabuddeen n'est pas convaincu de l'existence de difficultés juridiques ou pratiques pouvant empêcher la Cour de donner une réponse claire au problème réellement posé par l'Assemblée générale. Avec tout le respect qu'il doit à la Cour, M. Shahabuddeen estime que celle-ci aurait pu et aurait dû donner une réponse claire, dans un sens ou dans l'autre.

Opinion dissidente de M. Weeramantry

L'opinion de M. Weeramantry est fondée sur la proposition que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires est illicite en toutes circonstances quelles qu'elles soient. La menace ou l'emploi d'armes nucléaires violent en effet les principes fondamentaux du droit international et constituent la négation même des soucis humanitaires du droit humanitaire. Ils vont à l'encontre du droit conventionnel, et en particulier du protocole de Genève de 1925 interdisant l'emploi de gaz et de l'article 23 a) du règlement de La Haye de 1907. Ils sont contraires au principe fondamental de la valeur et de la dignité de la personne humaine sur lequel repose le droit. Ils mettent en danger l'environnement d'une manière qui compromet la vie entière sur la planète.

M. Weeramantry a regretté que la Cour ne se prononce pas directement et catégoriquement ainsi.

Certaines parties de l'avis de la Cour sont cependant utiles, dans la mesure où il y est expressément confirmé que les armes nucléaires sont soumises à des limites découlant de la Charte des Nations Unies, des principes généraux du droit international, des principes du droit humanitaire international et de toute une gamme d'obligations conventionnelles. Il s'agit là de la première déclaration judiciaire internationale en ce sens, à laquelle il sera possible d'apporter des précisions à l'avenir.

Dans son opinion dissidente, M. Weeramantry explique que, depuis l'époque d'Henri Dunant, le droit humanitaire s'est inspiré d'une perception réaliste des horreurs de la guerre ainsi que de la nécessité de les restreindre conformément aux impératifs de la conscience de l'humanité. Les armes nucléaires ont indéfiniment multiplié les horreurs de la guerre classique. Il est doublement clair aujourd'hui que les principes du droit humanitaire régissent cette situation.

M. Weeramantry examine de manière assez détaillée les horreurs de la guerre nucléaire, fait ressortir le caractère singulier que revêtent à bien des égards les armes nucléaires, même parmi les armes de destruction massive, en raison des atteintes qu'elles portent à la santé de l'homme et à l'environnement, ainsi que de la manière dont elles détruisent toutes les valeurs de l'humanité.

Les armes nucléaires sèment la mort et la destruction; provoquent cancers, leucémie, chéloïdes et des maux analogues; causent des troubles gastro-intestinaux, cardio-vasculaires et des maux analogues; continuent de provoquer, des décennies après leur emploi, les problèmes de santé susmentionnés; portent atteinte aux droits à l'environnement des générations à venir; engendrent tares, retard mental et lésions génétiques; sont potentiellement susceptibles de provoquer un hiver nucléaire; contaminent et détruisent la chaîne alimentaire; mettent en péril les écosystèmes; produisent des niveaux de chaleur et d'explosion mortels, produisent des radiations et des retombées radioactives; provoquent de brutales impulsions électromagnétiques; entraînent une désintégration sociale; mettent en péril toute l'humanité; menacent la survie du genre humain; dévastent toute culture; ont des effets sur des milliers d'années; menacent toute vie sur la planète; portent irrémédiablement atteinte aux droits des générations futures; exterminent des populations civiles; causent des dommages à des Etats voisins; provoquent stress psychologique et syndromes de peur - comme aucune autre arme n'a -jamais fait.

S'il est vrai qu'il n'existe aucun traité ni aucune règle juridique interdisant expressément les armes nucléaires en tant que telles, de multiples principes de droit international, et en particulier de droit humanitaire international, ne laissent aucun doute quant à l'illicéité des armes nucléaire, quand on considère leurs effets connus.

Parmi ces principes figurent l'interdiction de causer des souffrances superflues; le principe de proportionnalité; le principe établissant une distinction entre combattants et civils; le principe interdisant de causer des dommages à des Etats neutres; l'interdiction de causer des dommages graves et durables à l'environnement; l'interdiction du génocide; et les principes de base du droit relatif aux droits de l'homme.

En outre, des dispositions conventionnelles spécifiques du protocole de Genève interdisant l'emploi de gaz (1925) et du règlement de La Haye (1907) sont clairement applicables aux armes nucléaires puisqu'elles interdisent l'utilisation de poisons. Les radiations relèvent directement de cette catégorie et l'interdiction de l'utilisation de poisons est certes une des plus vieilles règles des lois de la guerre.

Dans son opinion dissidente, M. Weeramantry appelle également l'attention sur les origines anciennes et multiculturelles des lois de la guerre, et sur le fait que les règles de base correspondantes sont reconnues dans les traditions culturelles hindoues, bouddhistes, chinoises, juives, islamiques, africaines, ainsi que dans la culture moderne européenne. En tant que telles, les règles humanitaires de la guerre ne doivent pas être considérées comme un sentiment nouveau inventé au XIXe siècle ni comme reposant si faiblement sur les traditions universelles qu'elles peuvent être facilement écartées.

M. Weeramantry souligne aussi qu'il ne saurait y avoir deux catégories de lois de la guerre applicables simultanément au même conflit, selon qu'il s'agit d'armes classiques ou d'armes nucléaires.

L'analyse de M. Weeramantry comprend des considérations philosophiques et montre qu'aucun système juridique crédible ne saurait comporter une règle légitimant un acte susceptible de détruire la civilisation entière dont ce système juridique fait précisément partie. La doctrine moderne montre qu'une règle de cette nature, qui pourrait trouver sa place dans le règlement d'un club suicidaire, ne saurait figurer dans aucun système juridique raisonnable - et le droit international constitue avant tout un tel système.

M. Weeramantry conclut son opinion en se référant à l'appel du manifeste Russell-Einstein .consistant à se rappeler son humanité et oublier le reste, en dehors duquel se pose le risque d'une hécatombe universelle. A cet égard, M. Weeramantry souligne que le droit international dispose de la gamme nécessaire de principes et pourrait considérablement contribuer à dissiper l'ombre du champignon nucléaire et à annoncer un nouvel âge radieux dénucléarisé.

La Cour aurait donc dû répondre à la question posée d'une manière claire, convaincante et catégorique.

Opinion dissidente de M. Koroma

Dans son opinion dissidente, M. Koroma dit qu'il n'est fondamentalement pas d'accord avec la conclusion de la Cour selon laquelle :

«Au vu de l'état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même de l'Etat serait en cause.»

Selon M. Koroma, cette conclusion ne saurait être soutenue sur la base du droit international existant ni eu égard au poids et à l'abondance des preuves et autres éléments qui ont été présentés à la Cour. M. Koroma estime que, sur la base du droit existant, en particulier du droit humanitaire et des éléments dont dispose la Cour, l'emploi des armes nucléaires entraînerait en toute circonstance au moins une violation des principes et règles de ce droit et est donc illicite.

M. Koroma souligne aussi que, bien que les vues des Etats soient partagées sur la question des effets de l'emploi des armes nucléaires ainsi que sur la manière dont la question aurait dû être portée devant la Cour, il estime que, après avoir établi que l'Assemblée générale était compétente pour poser la question et qu'il n'y avait pas de motif déterminant pour ne pas rendre un avis, la Cour aurait dû s'acquitter de sa fonction judiciaire et se prononcer en l'occurrence sur la base du droit international existant. M. Koroma regrette que la Cour, après avoir conclu que:

«la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire»,

(conclusion à laquelle M. Koroma souscrit, sauf en ce qui concerne le mot «généralement»), n'ait pas répondu à la véritable question qui lui était posée de savoir si la menace ou l'emploi d'armes nucléaires en toute circonstance serait illicite en vertu du droit international.

M. Koroma soutient que la réponse de la Cour a tourné autour de la «survie de l'Etat» alors que la question qui lui avait été posée avait trait à la licéité de l'emploi des armes nucléaires. En conséquence, il considère que l'avis de la Cour est non seulement indéfendable en droit, mais est également susceptible de déstabiliser l'ordre juridique international existant puisqu'il fait des Etats qui disposeraient de telles armes les juges de la licéité de leur emploi, et qu'il remet de plus en cause le régime de l'emploi de la force et de la légitime défense tel que régi par la Charte des Nations Unies, tout en limitant - bien qu'involontairement - les contraintes juridiques relatives aux armes nucléaires qui s'imposent aux Etats qui en sont dotés.

Dans son opinion dissidente, M. Koroma dresse un tableau de ce qu'il estime être le droit applicable à la question, analyse les éléments à la disposition de la Cour et arrive à la conclusion que le prononcé aux termes duquel «au vu de l'état actuel du droit international», la Cour ne peut affirmer que l'emploi des armes nucléaires est illicite n'est pas du tout convaincant. Il considère qu'il existe bien un droit substantiel, abondant et précis en la matière, et que l'argument relatif à ses prétendues lacunes n'est pas du tout probant.. Selon lui, il n'était pas possible de parvenir à un non liquet sur la question portée devant la Cour.

Par ailleurs, après avoir analysé les éléments de preuve, M. Koroma est arrivé à la même conclusion que la Cour selon laquelle les armes nucléaires, lorsqu'elles sont employées, ne permettraient pas de distinguer entre civils et militaires, qu'elles provoqueraient la mort de milliers, voire de millions, de civils, qu'elles causeraient des maux superflus aux survivants, toucheraient les générations à venir, endommageraient les hôpitaux et contamineraient l'environnement naturel, les aliments et l'eau potable par la radioactivité, privant par là même les rescapés de moyens de survie, en violation des conventions de Genève de 1949 et de leur protocole additionnel 1 de 1977. Il s'ensuit que l'emploi de telles armes serait illicite.

Bien qu'il se dissocie de la principale conclusion de la Cour, M. Koroma précise que l'avis ne devrait pas être considéré comme dépourvu de toute signification ou de tout intérêt juridiques. Les conclusions normatives qui y figurent devraient être regardées comme des avancées dans le processus historique consistant à imposer aux conflits armés des limites juridiques et à réaffirmer que les armes nucléaires sont soumises au droit international et à la primauté du droit. Selon lui, l'avis consultatif de la Cour constitue pour un tribunal de cette importance la première occasion de déclarer et de réaffirmer que la menace ou l'emploi des armes nucléaires contrairement à l'article 2, paragraphe 4, de la Charte, qui interdit l'emploi de la force, serait illicite et incompatible avec les exigences du droit international relatives aux conflits armés. Cette conclusion, quoique conditionnelle, équivaut à un rejet de l'argument selon lequel les armes nucléaires ne relèvent pas du droit humanitaire puisqu'elles lui sont ultérieures.

En conclusion, M. Koroma regrette que la Cour ne soit pas allée jusqu'au bout de ses prononcés normatifs et qu'elle ne soit pas arrivée à la conclusion inévitable qu'il est impossible d'envisager des circonstances dans lesquelles l'emploi des armes nucléaires au cours d'un conflit armé ne soit pas illicite, vu les caractéristiques notoires de ces armes. Une telle conclusion aurait permis à la Cour, gardienne de la légalité du système des Nations Unies, d'apporter une contribution très précieuse à ce qui a été décrit comme la question la plus importante du droit international qui se pose aujourd'hui à l'humanité.

Opinion dissidente de Mme Higgins

Mme Higgins a joint à l'avis l'exposé de son opinion dissidente, dans laquelle elle explique qu'elle n'a pas été en mesure de souscrire à la conclusion de la Cour, au paragraphe 2E du dispositif. De son point de vue, la Cour n'a pas appliqué les règles du droit humanitaire de façon systématique et transparente pour montrer comment elle parvient à. la conclusion énoncée au paragraphe 2E du dispositif Le sens du premier alinéa du paragraphe 2E n'est d'ailleurs pas clair. Mme Higgins se déclare également opposée au non liquet que contient la deuxième partie du paragraphe 2E, estimant qu'il est inutile et juridiquement erroné.

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