Kafkasli c. Turquie
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Date:
22 May 1995
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête N° 21106/92
par Sevket KAFKASLI
contre la Turquie
La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en chambre du conseil le 22 mai 1995 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
C.L. ROZAKIS
E. BUSUTTIL
G. JÖRUNDSSON
S. TRECHSEL
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
J.-C. SOYER
H.G. SCHERMERS
Mrs. G.H. THUNE
Mr. F. MARTINEZ
Mrs. J. LIDDY
MM. L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
M.P. PELLONPÄÄ
B. MARXER
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
N. BRATZA
I. BÉKÉS
J. MUCHA
E. KONSTANTINOV
D. SVÁBY
G. RESS
A. PERENIC
C. BÎRSAN
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 17 juillet 1992 par Sevket Kafkasli contre la Turquie et enregistrée le 17 décembre 1992 sous le N° de
dossier 21106/92 ;
Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 15 mars 1994 et les observations en réponse présentées par le requérant le 1 août 1994 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, sans nationalité, né en 1919, est assigné à résidence à Konya (Turquie).
Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
En 1939, le requérant se rendit en Turquie en tant qu'immigré volontaire et s'installa dans la ville de Sivas.
Par arrêté ministériel du 28 septembre 1940, il acquit la nationalité turque.
N'ayant pas trouvé de travail en Turquie et souffrant de pauvreté, le requérant tenta de retourner en Géorgie, son pays natal. Il fut arrêté à la frontière turco-soviétique et fut condamné à 15 ans de réclusion criminelle pour espionnage par une juridiction pénale militaire turque.
Suite à la loi d'amnistie No 5617, promulguée en 1950, le requérant fut remis en liberté.
Par arrêté du Conseil des Ministres du 16 novembre 1955, le requérant fut déchu de sa nationalité pour avoir porté atteinte à la sécurité de l'Etat et fut invité à quitter le pays dans un délai de six jours.
Le requérant refusa de partir et se maria avec une ressortissante turque.
La demande du requérant d'être réintégré dans la nationalité turque fut rejetée par décision du 5 juillet 1983 du Conseil des Ministres.
Le requérant réitéra sa demande le 23 avril 1991, mais cette demande n'aboutit pas non plus.
Le 3 juillet 1992, le requérant présenta une troisième demande allant dans le même sens que les précédentes.
Le 22 octobre 1992, le Ministère de l'Intérieur rejeta cette dernière demande au motif que le dossier du requérant ne contenait
aucun élément nouveau.
La requête présentée par le requérant à la Commission des Droits de l'Homme de l'Assemblée nationale resta sans effet. Cette Commission informa le requérant que sa cause relevait en principe du domaine du contentieux administratif.
GRIEFS
Le requérant se plaint d'une atteinte à sa vie privée et à sa vie familiale (article 8 de la Convention) dans la mesure où il vit depuis près de 50 ans en Turquie sans en avoir la nationalité, subissant ainsi toutes les conséquences du statut d'apatride.
Le requérant explique qu'il a trois enfants et treize petits-enfants, installés dans divers départements de la Turquie. Il se plaint
des difficultés qu'il rencontre pour visiter les membres de sa famille et expose à cet égard qu'il est assigné à résidence à Konya et se
trouve dans l'obligation de se rendre tous les trois mois au poste de police pour y faire renouveler sa carte de résident apatride. Il ajoute que sa sortie du département de Konya sans autorisation officielle est passible d'une peine privative de liberté.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 17 juillet 1992 et enregistrée le 17 décembre 1992.
Le 1er décembre 1993, la Commission a décidé, en application de l'article 48 par. 2 b) de son Règlement intérieur, de porter la
requête à la connaissance du Gouvernement défendeur, en l'invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien fondé de la requête.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 15 mars 1994 et le requérant y a répondu le 1er août 1994.
EN DROIT
Le requérant se plaint d'une atteinte à sa vie privée et familiale dans la mesure où depuis près de 50 ans, il est sans
nationalité et il est assigné à résidence dans un département en Turquie et a besoin d'une autorisation officielle préalable pour ses
déplacements dans le pays afin de visiter les membres de sa famille.
L'article 8 (art. 8) de la Convention dispose :
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercise de ce droit que pour autant que cette ingérence est
prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à
la sureté publique, au bien être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la
protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui".
Au regard de ces griefs, le Gouvernement soutient que le droit d'acquérir une nationalité n'est pas, en tant que tel garanti par la
Convention. Par ailleurs, il soulève deux exceptions préliminaires tirées de l'incompétence ratione temporis de la Commission et du non-épuisement des voies de recours internes.
A. Sur la compatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention
Le Gouvernement défendeur rappelle que la déclaration déposée le 28 janvier 1987, conformément à l'article 25 (art. 25) de la Convention et par laquelle la Turquie a reconnu la compétence de la Commission pour examiner les recours individuels, ne s'étend qu'aux faits et jugements fondés sur des faits intervenus postérieurement à cette date. Il estime que les allégations du requérant concernent une période antérieure au 28 janvier 1987 et que, de ce fait, la requête doit être déclarée irrecevable.
Le requérant conteste cette thèse. Il expose qu'il vit depuis près de 50 ans en Turquie sans en avoir la nationalité et qu'il subit
toutes les conséquences du statut de "heimatlos".
Il est vrai qu'aux termes de la déclaration par laquelle la Turquie a reconnu le droit de recours individuel, elle n'est pas
compétente pour connaître des faits qui se sont produits avant la date à laquelle a pris effet ladite déclaration, à savoir le
28 janvier 1987.
La Commission estime qu'en l'espèce, faute de compétence ratione temporis, elle ne peut examiner la procédure relative au rejet de la demande de naturalisation du requérant.
Toutefois, la Commission constate que les griefs du requérant portent également sur de prétendus manquements à l'article 8
(art. 8) de la Convention concernant une période postérieure à la date du 28 janvier 1987.
La Commission est donc compétente ratione temporis pour connaître les griefs du requérant relatifs à l'atteinte à sa vie privée
et à sa vie familiale que le requérant affirme qu'il continue à subir.
B. Sur l'épuisement des voies de recours internes
Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant n'a pas introduit un recours en annulation contre le refus opposé par l'Administration à sa demande de réintégration dans la nationalité. Il observe que le requérant, en invoquant l'inconstitutionnalité de la loi qui lui était appliquée, avait la possibilité de demander au juge de renvoyer 'affaire à la Cour constitutionnelle .
Le requérant conteste la thèse du Gouvernement et soutient qu'il ne pouvait pas attaquer le refus de l'Administration.
En ce qui concerne l'épuisement des voies de recours internes, la Commission rappelle que l'article 26 (art. 26) de la Convention
exige l'épuisement des seuls recours accessibles et adéquats relatifs à la violation incriminée (Cour eur. D.H., arrêt Deweer du
27 février 1980, série A n° 35, p. 16, par. 29). En l'espèce la Commission constate que la loi sur la nationalité exclut la
réintegration dans la nationalité turque d'une personne déchue de sa nationalité pour espionnage et pour avoir porté atteinte à la sécurité de l'Etat.
Quant au renvoi à la Cour Constitutionnelle, la Commission rappelle que les voies de recours dont l'utilisation est exigée doivent
être non seulement efficaces mais effectivement accessibles aux intéressés (voir mutatis mutandis No 14116/88 et 14117/88, Sargin et Yagci c/Turquie, déc. 11.5.1989, D.R. 61 p. 250). En l'espèce, la Commission estime que le renvoi à la Cour constitutionnelle ne constitue pas un recours accessible au motif qu'il appartient au tribunal, dans le cadre de l'examen d'une affaire, de décider souverainement qu'une exception d'inconstitutionnalité paraît suffisamment sérieuse pour qu'elle mérite d'être déférée à la Cour. L'intéressé, lui, ne peut pas saisir directement cette juridiction.
Le Gouvernement ne démontre pas qu'il existe en droit turc d'autres recours qui dans de tels circonstances seraient adéquats et
suffisants.
Il s'ensuit que l'exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
C. Sur le bien-fondé
En ce qui concerne le grief tiré de l'article 8 (art. 8) de la Convention, le Gouvernement estime qu'aucune violation de l'article
susmentionné ne saurait être relevée. Se fondant sur les affirmations du requérant, il soutient que son statut d'apatride ne porte pas
atteinte à sa vie privée et à sa vie familiale, vu qu'il a fondé une famille et n'a rencontré aucun obstacle lors de son mariage. Le
Gouvernement expose en outre que le requérant n'a pas été empêché de se déplacer dans le pays.
Il fait observer que les formalités découlant du statut d'apatride ne constituent pas une atteinte à la vie privée et à la vie
familiale du requérant.
Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient que les restrictions qui lui ont été imposées en raison de son statut
d'apatride constituent une ingérence à sa vie privée et familiale, dans la mesure où il est assigné à résidence dans un département et a besoin d'une autorisation pour ses déplacements afin de visiter les membres de sa famille.
La Commission estime à la lumière de l'ensemble des arguments des parties que la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Il s'ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission, à la majorité,
DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.
Secrétaire de la Commission Président de la Commission
(H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)
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