En l'affaire Jersild c. Danemark[1],

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, A. Spielmann, N. Valticos, S.K. Martens, Mme E. Palm, MM. R. Pekkanen, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, G. Mifsud Bonnici, J. Makarczyk, D. Gotchev, B. Repik, A. Philip, juge ad hoc,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 22 avril et 22 août 1994,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1.   L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme («la Commission») puis par le gouvernement du Royaume de Danemark («le Gouvernement»), les 9 septembre et 11 octobre 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales («la Convention»). A son origine se trouve une requête (n° 15890/89) dirigée contre le Danemark et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jens Olaf Jersild, avait saisi la Commission le 25 juillet 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration danoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 (art. 10).

2.   En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné ses conseils (article 30).

3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. I. Foighel, juge élu de nationalité danoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 20 septembre 1993, M. Foighel s'est toutefois récusé en application de l'article 24 par. 2 du règlement. Le 24 septembre 1993, le président a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Macdonald, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. M.A. Lopes Rocha, M. G. Mifsud Bonnici, M. J. Makarczyk et M. D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par une lettre du 29 octobre, l'agent du Gouvernement a notifié au greffier la désignation de M. K. Waaben en qualité de juge ad hoc; le 16 novembre, l'agent a informé le greffier que M. Waaben s'était récusé et que M. A. Philip avait été chargé de le remplacer (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).

4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les avocats du requérant et le délégué de la Commission sur l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 18 février 1994 et celui du requérant le 20. Par une lettre du 7 mars, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas y répondre par écrit.

5.   Le 23 février 1994, après avoir consulté la chambre, le président avait autorisé Human Rights Watch, organisation non gouvernementale s'occupant de droits de l'homme et ayant son siège à New York, à présenter des observations écrites sur des aspects particuliers de l'affaire (article 37 par. 2 du règlement). Celles-ci sont arrivées le 23 mars.

Le 23 février, la chambre avait décidé d'admettre le requérant (article 41 par. 1 du règlement) à montrer aux juges prenant part à la procédure un enregistrement de l'émission télévisée en cause dans son affaire. Une projection a eu lieu le 20 avril peu avant l'audience.

6.   Le 23 février, la chambre avait aussi décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51). Le président et le vice-président, M. R. Bernhardt, ainsi que les autres membres de la chambre étant de plein droit membres de la grande chambre, le président a tiré au sort, le 24 février, le nom des neuf juges supplémentaires, à savoir M. F. Gölcüklü, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. N. Valticos, M. S.K. Martens, M. A.N. Loizou, M. J.M. Morenilla, M. L. Wildhaber et M. B. Repik, en présence du greffier (article 51 par. 2 a) à c)).

7.   A diverses dates s'échelonnant entre le 22 mars et le 15 avril 1994, la Commission a déposé plusieurs documents et deux vidéocassettes, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président, et le requérant a fourni des précisions sur ses demandes au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention.

8.   Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 avril 1994 au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

-     pour le Gouvernement

MM. T. Lehmann, ambassadeur, conseiller juridique, ministère des Affaires étrangères, agent, M.B. Elmer, secrétaire permanent adjoint, conseiller juridique principal, ministère de la Justice, Mme J. Rechnagel, conseiller ministériel, ministère de la Justice, M. J. Lundum, chef de section, ministère de la Justice, conseillers;

-     pour la Commission

M. C.L. Rozakis, délégué;

-     pour le requérant

MM. K. Boyle, Barrister, professeur de droit à l'université d'Essex, T. Trier, advokat, maître de conférences à l'université de Copenhague, conseils, Mme L. Johannessen, juriste, conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Rozakis, Lehmann, Elmer, Boyle et Trier, ainsi que des réponses à une question du président.

EN FAIT

I.          Les circonstances de l'espèce

9.   De nationalité danoise, M. Jens Olaf Jersild est journaliste et réside à Copenhague. Il était, au moment des événements à l'origine de la présente affaire, et est toujours employé à la Danmarks Radio (Société danoise de diffusion, qui émet des programmes non seulement de radio, mais aussi de télévision); il y est affecté au magazine d'actualités dominical (Søndagsavisen). Il s'agit d'une émission réputée sérieuse, destinée à un public bien informé; elle traite d'un large éventail de questions sociales et politiques, parmi lesquelles la xénophobie, l'immigration et les réfugiés.

A.        Le reportage sur les blousons verts

10.  Le 31 mai 1985, le journal Information publia un article rendant compte des attitudes racistes de membres d'un groupe de jeunes, s'appelant eux-mêmes «les blousons verts» (grønjakkerne), à Østerbro (Copenhague). A la lecture de cet article, les rédacteurs du magazine d'actualités dominical décidèrent de produire un documentaire sur les blousons verts. Le requérant prit par la suite contact avec des représentants de ceux-ci, invitant trois des leurs, ainsi que M. Per Axholt, travailleur social au centre local de la jeunesse, à participer à un entretien télévisé. Au cours de celui-ci, qui fut conduit par le requérant, les trois blousons verts s'exprimèrent de manière injurieuse et méprisante à l'égard des immigrés et des groupes ethniques établis au Danemark. L'entretien dura de cinq à six heures, ce qui a donné un enregistrement sur bande de deux heures à deux heures et demie. Danmarks Radio versa des appointements aux participants, conformément à sa pratique habituelle.

11.  Le requérant mit alors l'entretien en forme et procéda à des coupures pour le ramener à un film de quelques minutes. Le 21 juillet 1985, Danmarks Radio diffusa celui-ci dans le cadre du magazine d'actualités dominical. L'émission traita de divers sujets, par exemple la loi martiale en Afrique du Sud, le débat sur la participation aux bénéfices au Danemark et l'écrivain allemand Heinrich Böll, qui venait de mourir. La transcription du reportage sur les blousons verts est la suivante :

(I)   «Au cours des dernières années, on a beaucoup parlé du racisme au Danemark. Les journaux publient actuellement des récits au sujet de la défiance et du ressentiment à l"égard des minorités. Qui sont-ils, ceux qui haïssent les minorités? D"où viennent-ils? Quelle est leur mentalité? M. Jens Olaf Jersild a rencontré un groupe de jeunes extrémistes à Østerbro, à Copenhague.

(A)  Le drapeau fiché dans le mur est celui des Etats sudistes à l'époque de la guerre civile américaine, mais aujourd'hui il est également le symbole du racisme, celui du mouvement américain, le Ku Klux Klan, et il est révélateur de ce que sont Lille Steen, Henrik et Nisse.

Es-tu un raciste?

(G)  Oui, je me considère comme tel. C'est bien d'être raciste. Pour nous, le Danemark aux Danois.

(A) Henrik, Lille Steen et tous les autres sont membres d'un groupe de jeunes gens qui vivent à Studsgårdsgade, dénommé STUDSEN, à Østerbro (Copenhague). C'est un complexe de logements sociaux dont un grand nombre des habitants sont au chômage et vivent de la sécurité sociale; le taux de délinquance est élevé. Certains des jeunes gens de ce voisinage ont déjà été impliqués dans des activités délictueuses et ont déjà été condamnés.

(G)  Il s'agissait d'un vol à main armée ordinaire dans une station d'essence.

(A)  Qu'as-tu fait?

(G)  Rien. Je me suis simplement pointé dans une station d'essence avec un... pistolet et les ai obligés à me donner de l'argent. Ensuite je me suis tiré. C'est tout.

(A)  Et, en ce qui te concerne, qu'est-il arrivé?

(G)  Je n'ai pas envie d'en dire plus.

(A)  Mais, y a-t-il eu de la violence?

(G)  Oui.

(A)  Tu viens juste de sortir de... tu as été arrêté, pourquoi as-tu été arrêté?

(G)  Violence dans la rue.

(A)  Qu'est-il arrivé?

(G)  J'ai eu une petite bagarre avec la police en compagnie de quelques amis.

(A)  Cela arrive-t-il souvent?

(G)  Oui, par ici cela arrive souvent.

(A)  En tout, de 20 à 25 jeunes gens de STUDSEN font partie du même groupe.

Ils se rencontrent non loin de la zone des logements sociaux près de quelques vieilles maisons qui doivent être abattues. Là, ils se rencontrent pour réaffirmer notamment leurs convictions racistes, leur haine des immigrés et leur soutien au Ku Klux Klan.

(G)  Le Ku Klux Klan, c'est quelque chose qui vient des Etats [-Unis] autrefois pendant - tu sais - la guerre civile et des choses comme ça, parce que les Etats nordistes voulaient que les nègres soient des êtres humains libres, mon pote, ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des bêtes, juste, ça a tout à fait mal tourné, mon pote. Les gens devraient être autorisés à avoir des esclaves, c'est ce que je pense en tout cas.

(A)  Parce que les Noirs ne sont pas des êtres humains?

(G)  Non, tu peux également le voir à la structure de leur corps, mon pote, de gros nez écrasés, avec des oreilles en chou-fleur, etc., mon pote. De larges têtes et de très larges corps, mon pote, poilus, tu regardes un gorille et tu compares avec un singe, mon pote, c'est le même [comportement], mon pote, ce sont les mêmes mouvements, de longs bras, mon pote, de longs doigts, etc., de longs pieds.

(A)  Beaucoup de gens parlent autrement. Il y a beaucoup de gens qui disent, mais...

(G)  Prends simplement un gorille en photo, mon pote, et regarde ensuite un nègre, c'est la même structure physique et tout, mon pote, un front plat et tout est comme ça.

(A)  Il y a de nombreux Noirs, aux Etats-Unis par exemple, qui ont des jobs importants.

(G)  Naturellement, il y en a toujours un qui veut faire de l'épate, comme s'ils étaient mieux que l'homme blanc, mais, à la longue, c'est l'homme blanc qui est meilleur.

(A)  Que signifie le Ku Klux Klan pour toi?

(G)  Cela signifie beaucoup, parce que je pense que ce qu'ils font est juste. Un nègre, c'est pas un être humain, c'est une bête, et c'est pareil pour tous les autres travailleurs étrangers, les Turcs, les Yougoslaves et compagnie.

(A)  Henrik a 19 ans et il vit de la sécurité sociale. Il habite une pièce louée au Studsgårdsgade. Il est un des partisans les plus acharnés du Klan, et il hait les travailleurs étrangers, les 'Perkere' [un terme danois très péjoratif désignant les travailleurs immigrés].

(G)  Ils arrivent ici, mon pote, et vivent aux crochets de notre société. Mais nous, on a déjà suffisamment de mal à recevoir nos prestations sociales, mon pote, eux ils les ont tout de suite. Merde, nous pouvons nous quereller avec ces crétins du bureau de la sécurité sociale pour avoir notre argent, mais eux ils le reçoivent tout de suite, ils sont les premiers sur la liste des logements, ils reçoivent de meilleurs appartements que nous, mon pote, et certains de nos amis qui ont des enfants vivent dans les pires taudis, mon pote, ils ne peuvent même pas avoir de douche dans leur appartement, mon pote, alors ces familles 'Perkere', mon pote, elles débarquent avec sept mômes, mon pote, et obtiennent un appartement cher, tout de suite. Tout leur est payé et des choses comme ça, c'est vraiment pas normal, le Danemark aux Danois, non?

C'est le fait qu'ils sont des 'Perkere', c'est ça ce que nous on n'aime pas, d'accord, et nous on n'aime pas leur mentalité - je veux dire, on s'en fout bien qu'ils, je veux dire... ce qui s'appelle... je veux dire que s'ils veulent parler russe chez eux, bien, d'accord, mais ce que nous on n'aime pas, c'est quand ils se promènent dans ces frusques Zimbabwe et baragouinent ensuite dans la rue, et si tu leur demandes quelque chose ou si tu vas dans un de leurs taxis, ils te disent: je ne sais pas où c'est, et c'est toi qui les renseignes.

(A)  Est-ce que ce n'est pas peut-être que tu les jalouses un petit peu parce que certains des 'Perkere' comme tu les appelles, ont leurs propres magasins et voitures, ils peuvent joindre les deux bouts...

(G) C'est de la drogue qu'ils vendent, mon pote, la moitié des gens en prison à 'Vestre' y est à cause de la drogue, mon pote, la moitié des prisonniers de Vestre en tout cas, ce sont des gens qui sont en tôle parce qu'ils se sont occupés de drogue ou quelque chose de ce genre.

Ils y sont, tous les 'Perkere', à cause de la drogue, d'accord. [Ça] suffit, comme on dit, il ne devrait pas y avoir de la drogue dans ce pays, mais si elle doit vraiment entrer en contrebande ici, je pense que c'est à nous à le faire, je veux dire que pour moi c'est injuste que ces étrangers s'amènent ici pour... comment ça s'appelle... rendre le Danemark plus esclave de la drogue et des choses comme ça.

On a peint leurs portes, on espérait qu'ils en auraient marre, comme ça ils partiraient rapidement, on a sauté sur leurs voitures et on leur a jeté de la peinture dans la figure, lorsqu'ils dormaient dans leurs lits.

(A)  Qu'est-ce que vous avez fait avec cette peinture - pourquoi de la peinture?

(G)  Parce que c'était de la peinture blanche, je crois que ça leur convenait bien, c'était l'effet recherché.

(A)  Vous avez jeté de la peinture par les fenêtres d'une famille immigrée?

(G)  Oui.

(A)  Que s'est-il passé?

(G)  Il l'a reçue en plein dans la figure, c'est tout. Bien, je crois qu'il s'est réveillé et il est sorti ensuite et a crié quelque chose dans son baragouin.

(A)  L'a-t-il signalé à la police?

(G)  Je ne sais pas s'il l'a fait, de toute façon je crois que ça n'aurait servi à rien.

(A)  Pourquoi pas?

(G)  Je ne sais pas, c'est juste une bêtise de gosses, comme d'autres personnes qui jettent de l'eau à la figure des gens, il a reçu de la peinture dans la sienne. Il n'y a pas de quoi en faire un plat.

(A)  Per Axholt, dénommé 'Pax' [(P)], travaille dans le centre de jeunesse de Studsgårdsgade. Il y travaille depuis plusieurs années, mais de nombreuses personnes y renoncent bien avant en raison de la dureté du milieu. Per Axholt estime que les adolescents persécutent les immigrés parce qu'eux-mêmes sont impuissants et frustrés.

Selon vous, si vous les interrogiez, de quoi diraient-ils avoir besoin?

(P)  La même chose que vous et moi. Une certaine maîtrise de leur vie, un travail qu'on pourrait considérer comme décent et qu'ils aiment, une situation économique satisfaisante, une famille fonctionnant normalement, une femme ou un mari et des enfants, une vie normale de type classe moyenne comme vous et moi.

(A)  Ils font beaucoup de choses qui les empêchent certainement d'y arriver.

(P)  Exact.

(A)  Pourquoi pensez-vous qu'ils agissent ainsi?

(P)  Parce qu'ils n'ont rien de mieux à faire. On leur dit depuis très longtemps qu'ils ne peuvent réussir que par l'argent. Ils sont incapables d'obtenir de l'argent par des voies légitimes, donc, fréquemment, ils cherchent à l'obtenir par des activités délictueuses. Quelquefois ils y réussissent, quelquefois non, et c'est pourquoi nous voyons de nombreux adolescents dans cette situation aller en prison, parce que cela ne marche pas.

(A)  Quel âge avais-tu quand tu as commencé tes activités délictueuses?

(G)  Je ne sais pas, environ 14 ans, je crois.

(A)  Qu'est-ce que tu as fait?

(G)  La première fois, je ne me rappelle pas, je ne sais pas, cambriolage.

(A)  As-tu ce qu'on peut appeler un passé de délinquant?

(G)  Je ne sais pas si on peut l'appeler comme ça.

(A)  Tu as commis ton premier délit alors que tu avais 14 ans.

(G)  Eh bien tu peux le présenter comme ça, je veux dire, si c'est ça un passé de délinquant. Si tu as été impliqué dans des infractions depuis l'âge de 15 ans, je crois que tu peux dire que j'ai un passé de délinquant.

(A)  Peux-tu me parler de certaines choses que tu as faites?

(G)  Non, pas vraiment. Ça a toujours et toujours été la même chose. Il y avait le chapardage de vidéos, alors les 'Perkere' étaient nos clients, ils ont du fric. Si des gens veulent venir ici et avoir du bon temps et être racistes et boire de la bière et s'amuser, alors, c'est tout à fait clair tu ne veux pas aller en tôle.

(A)  Mais est-ce la menace de la prison qui dissuade vraiment les gens de faire quelque chose d'illégal?

(G)  Non, ce n'est pas la prison, cela n'effraie pas les gens.

(A)  C'est pourquoi tu entends des histoires au sujet de gens d'ici se battant au couteau, etc., nuit après nuit. Est-ce que c'est parce qu'ils n'ont pas peur que la police s'empare d'eux?

(G)  Oui, ça ne donne pas grand-chose, je veux dire, il n'y a pas de mauvaises conséquences, c'est probablement la raison. Par exemple, la bagarre, et les coups de poignard et casser des trucs... Si vraiment tu vas en tôle, ce serait une peine ridiculement faible, ce serait donc je veux dire... généralement on est libéré le lendemain. La dernière fois qu'on a fait du chambard dans un pub, mon pote, on a été relâchés le lendemain matin. Il n'en sort vraiment rien. Cela ne nous décourage pas, mais on était cinq, on venait de sortir et on a fêté le dernier type qui est sorti hier, ils ne veulent probablement pas y retourner pendant un certain temps, de sorte que, les grosses infractions, ils n'en feront probablement pas de nouvelles.

(A)  Tu aimerais retourner à Studsgårdsgade, où tu as grandi, mais on est certain que c'est un milieu avec un taux élevé de délinquance. Tu aimerais que ton enfant grandisse comme toi?

(G)  Non et je ne crois pas que ce sera son cas. D'abord, parce que c'est une fille, les statistiques montrent que le risque n'est pas aussi élevé, je crois que, probablement, elles ne le font pas, mais on n'est pas forcément un délinquant parce qu'on vit dans un milieu à taux de délinquance élevé. Je ne pourrais pas supporter qu'elle s'attaque à des femmes âgées et vole leur sac à main.

(A)  Et si elle était de ces gens qui battent les immigrés, etc., alors qu'en dirais-tu?

(G)  Ce serait normal. Je n'aurais rien contre.

(I)   Nous devrons examiner si la mentalité de cette famille évolue au cours de la prochaine génération. Enfin, nous tenons à dire que des groupes d'adolescents tels que celui-ci au STUDSEN à Østerbro se sont constitués dans d'autres quartiers de Copenhague.»

B.        La procédure devant le tribunal de Copenhague

12.  L'émission ne valut aucune plainte au Conseil de la radio, compétent en la matière, ni à Danmarks Radio, mais l'évêque d'Ålborg en adressa une au ministre de la Justice. Après l'instruction, le procureur général engagea devant le tribunal de Copenhague (Københavns Byret) des poursuites contre les trois jeunes interrogés par le requérant au motif qu'ils avaient enfreint l'article 266 b) du code pénal (straffeloven) (paragraphe 19 ci-dessous) pour avoir fait les déclarations suivantes:

«(...) les Etats nordistes voulaient que les nègres soient des êtres humains libres, mon pote, ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des bêtes.»

«Prends simplement un gorille en photo, mon pote, et regarde ensuite un nègre, c"est la même structure physique et tout, mon pote, un front plat et tout est comme ça.»

«Un nègre, c"est pas un être humain, c"est une bête, et c"est pareil pour tous les autres travailleurs étrangers, les Turcs, les Yougoslaves et compagnie.»

«C"est le fait qu"ils sont des "Perkere", c"est ça ce que nous on n"aime pas, d"accord, et nous on n"aime pas leur mentalité (...) ce que nous on n"aime pas, c"est quand ils se promènent dans ces frusques Zimbabwe et baragouinent ensuite dans la rue (...)»

«C"est de la drogue qu"ils vendent, mon pote, la moitié des gens en prison à "Vestre" y est à cause de la drogue (...) ce sont des gens qui sont en tôle parce qu"ils se sont occupés de drogue (...)»

«[T]ous les "Perkere" [sont en tôle] à cause de la drogue.»

Le requérant fut inculpé, en vertu de l'article 266 b) combiné avec l'article 23 (paragraphe 19 ci-dessous), de complicité avec les trois adolescents; le chef du service des actualités de Danmarks Radio, M. Lasse Jensen, fit l'objet de la même inculpation.

13.  Devant le tribunal de Copenhague, l'avocat du requérant et de M. Jensen demanda leur acquittement. Il soutint que leur comportement ne pouvait absolument pas se comparer avec celui des trois autres inculpés, dont les vues ne leur inspiraient aucune sympathie. Ils auraient simplement voulu rendre compte d'un fait social d'une manière réaliste et, d'ailleurs, l'émission n'aurait suscité que du dégoût et inspiré de la compassion à l'égard des trois autres inculpés, qui se seraient exposés au ridicule à leurs risques et périls. Ainsi, Danmarks Radio n'aurait aucunement eu l'intention de gagner d'autres personnes aux opinions des blousons verts, au contraire. Selon le droit pertinent, il faudrait distinguer entre les personnes formulant les déclarations et les responsables d'une émission, ces derniers jouissant d'une liberté d'expression particulière. Alors titulaire d'un monopole, Danmarks Radio aurait eu le devoir de diffuser toutes les opinions présentant un intérêt général sous une forme qui reflétât la manière dont leurs auteurs s'expriment. Le public aussi aurait un intérêt à être informé d'attitudes sociales notoirement mauvaises, même celles qui sont désagréables. L'émission aurait été diffusée dans le contexte d'un débat public qui aurait donné lieu à des articles de presse, entre autres dans Information, et se serait bornée à rendre fidèlement compte des réalités des jeunes en question. Se référant notamment à l'article d'Information précité, l'avocat releva aussi qu'il n'y avait pas de pratique systématique pour ce qui est des poursuites dans des cas de ce genre.

14.  Le 24 avril 1987, le tribunal de Copenhague reconnut les trois jeunes coupables, l'un d'eux pour avoir dit que les «nègres» et les «travailleurs étrangers» étaient des bêtes, et les deux autres pour leurs assertions relatives à la drogue et aux «Perkere». Le requérant fut convaincu de complicité, de même que M. Jensen en sa qualité de responsable des programmes; ils se virent infliger des jours-amendes (dagsbøder) pour un total de 1 000 et 2 000 couronnes danoises respectivement, ou en ordre subsidiaire une peine de cinq jours d'emprisonnement (hæfte).

S'agissant du requérant, le tribunal constata qu'à la suite de la publication de l'article d'Information du 31 mai 1985, il avait rendu visite aux blousons verts et qu'après s'être entretenu avec M. Axholt, entre autres, était convenu que les trois jeunes participeraient à une émission télévisée. Cette émission avait pour objet de montrer les attitudes des blousons verts à l'égard du racisme à Østerbro, que l'article d'Information avait exposées précédemment, ainsi que leur contexte social. Donc, selon le tribunal, le requérant avait été lui-même à l'origine de l'émission télévisée et, en outre, il savait à l'avance que des déclarations discriminatoires de caractère raciste seraient selon toute vraisemblance formulées au cours de l'entretien. Celui-ci avait duré plusieurs heures au cours desquelles on avait consommé de la bière, en partie aux frais de Danmarks Radio. A ce propos, le requérant aurait encouragé les blousons verts à exprimer leurs opinions racistes dont la diffusion à la télévision constitue en soi une infraction à l'article 266 b) du code pénal. Les déclarations auraient été diffusées sans aucun contre-commentaire pour rétablir l'équilibre, à partir du découpage des enregistrements effectués par M. Jersild. Celui-ci serait donc coupable de complicité d'infraction à l'article 266 b).

C.        La procédure devant la cour d'appel du Danemark oriental

15.  Le requérant et M. Jensen, mais non les trois blousons verts, attaquèrent devant la cour d'appel du Danemark oriental (Østre Landsret) le jugement du tribunal de Copenhague. Ils reprirent pour l'essentiel les arguments exposés devant celui-ci, et M. Jersild expliqua en outre que, s'il se doutait que les déclarations des blousons verts tombaient sous le coup de la loi, il avait décidé de ne pas les censurer car il estimait de la plus haute importance de rendre compte de l'attitude réelle de ces jeunes. Il aurait présumé qu'ils connaissaient le risque encouru de poursuites pénales en faisant ces déclarations, et ne les aurait donc pas mis en garde.

16.  Le 16 juin 1988, la cour d'appel écarta le recours par cinq voix contre une.

Le membre dissident estima que, si les déclarations des blousons verts constituaient des infractions au regard de l'article 266 b) du code pénal, le requérant et M. Jensen n'avaient pas transgressé les limites de la liberté d'expression dont doivent jouir la télévision et les autres médias, au motif que l'émission visait à informer d'un débat public sur les attitudes racistes et la situation sociale particulière du groupe de jeunes en question et à nourrir ledit débat.

D.        La procédure devant la Cour suprême

17.  Après y avoir été autorisés, le requérant et M. Jensen se pourvurent contre l'arrêt de la cour d'appel devant la Cour suprême (Højesteret). Celle-ci les débouta par quatre voix contre une le 13 février 1989. La majorité dit:

«Les inculpés ont été à l"origine de la diffusion des déclarations racistes formulées par un cercle restreint de personnes, ce qui rendait celles-ci punissables et ils ont donc, ainsi qu"en ont jugé le tribunal de Copenhague puis la cour d"appel, violé l"article 266 b) combiné avec l"article 23 du code pénal. [Nous] n"estim[ons] pas que la protection de la liberté d"expression sur des questions d"intérêt général, par opposition avec la protection contre la discrimination raciale, justifierait l"acquittement des inculpés. [Nous nous prononçons] donc en faveur de la confirmation de l"arrêt [attaqué].»

Dans son opinion dissidente, le juge Pontoppidan s'exprima en ces termes:

«L"émission tendait à contribuer à informer sur un thème - l"attitude envers les étrangers - qui donnait lieu à un débat public approfondi et quelquefois passionné. Elle doit passer pour avoir rendu compte clairement des vues des blousons verts, au sujet desquels le public a eu la possibilité d"être informé et de se forger une opinion. Eu égard à la nature de ces idées, toute contradiction apportée au cours du débat ou immédiatement avant ou après n"aurait pas servi un objectif raisonnable. Même s"il s"agissait d"un groupe relativement réduit de personnes aux idées extrémistes, l"émission présentait une certaine valeur sur le plan de l"actualité et de l"information. Quant à l"appréciation du comportement des inculpés, le fait qu"ils ont pris l"initiative de diffuser ces vues ne revêt pas une importance primordiale. Dans ces conditions et indépendamment de ce que les déclarations aient à juste titre été tenues pour contraires à l"article 266 b), je doute qu"il soit opportun de juger les inculpés coupables de complicité de manquement à cette disposition. Je me prononce donc en faveur de leur acquittement.»

18.  Lorsque la Cour suprême rend un arrêt dans une affaire soulevant d'importantes questions de principe, un membre de la majorité publie d'habitude un exposé des motifs détaillé et autorisé. Conformément à cette pratique, le juge Hermann en publia un le 20 janvier 1990 dans la Revue juridique hebdomadaire (Ugeskrift for Retsvæsen 1989, p. 399).

En ce qui concerne la condamnation du requérant et de M. Jensen, la majorité avait accordé du poids au fait que c'était eux qui s'étaient employés à ce que les déclarations racistes fussent publiées. M. Jersild n'aurait pas rendu compte en direct d'une réunion, mais aurait lui-même pris contact avec les trois jeunes qu'il aurait amenés à faire des déclarations comme celles auparavant formulées dans Information, et dont il aurait su et aurait probablement escompté qu'ils les répéteraient. Il aurait ensuite réduit lui-même les nombreuses heures d'enregistrement à quelques minutes, celles contenant les observations crues. Ces mêmes déclarations, qui ne seraient guère tombées sous le coup de l'article 266 b) du code pénal si elles n'avaient pas été diffusées à un large cercle («videre kreds») de gens, seraient devenues manifestement délictueuses dès lors qu'elles avaient été transmises par la télévision à l'initiative du requérant et avec l'approbation de M. Jensen. Il était donc hors de doute qu'ils avaient été complices de leur diffusion.

Pour acquitter le requérant et M. Jensen, il eût fallu des raisons pesant nettement plus que le caractère dommageable de leurs actes. A cet égard, on devrait mettre en balance l'intérêt d'une protection des personnes grossièrement insultées par les déclarations et l'intérêt d'informer le public de celles-ci. S'il était souhaitable d'assurer à la presse les conditions les plus favorables possible pour rendre compte des problèmes de société, sa liberté ne saurait être illimitée car la liberté d'expression s'accompagnerait de responsabilités.

En recherchant un équilibre entre les divers intérêts en jeu, la majorité aurait considéré le fait que les déclarations, diffusées à un large public, n'étaient rien d'autre qu'une suite d'observations et d'injures incohérentes et diffamatoires proférées par les représentants d'un groupe minime dont les opinions ne pouvaient guère intéresser un grand nombre de gens. Elles n'auraient pas eu une valeur d'actualité ou d'information propre à justifier leur diffusion et donc l'acquittement des inculpés. Non que la presse ne pût signaler des opinions extrémistes, mais elle devrait les rapporter d'une manière plus équilibrée et globale que cela n'avait été le cas dans l'émission télévisée en cause. Elle devrait également pouvoir rendre compte en direct de réunions offrant un intérêt général.

La minorité aurait estimé en revanche que le droit à l'information l'emportait sur les intérêts protégés par l'article 266 b) du code pénal.

Le juge Hermann releva enfin que la question de la compatibilité des mesures dénoncées avec l'article 10 (art. 10) de la Convention n'avait pas été soulevée au cours du procès.

II.         Le droit interne pertinent

A.        Le code pénal

19.  A l'époque des faits, l'article 266 b) du code pénal disposait:

«Quiconque, publiquement ou avec l"intention de la diffuser à un large cercle («videre kreds») de gens, émet une déclaration ou une autre communication menaçant, insultant ou humiliant un groupe de personnes, en raison de leur race, de leur couleur, de leur origine nationale ou ethnique ou de leurs croyances, encourt une amende ou une peine de détention ou de réclusion ne pouvant excéder deux ans.»

Aux termes de l'article 23 par. 1:

«La peine sanctionnant une infraction frappe quiconque a contribué à l"accomplissement de l"acte délictueux par des incitations, des conseils ou des actes. La peine peut être réduite dans le cas d"une personne qui ne se proposait que d"apporter un concours accessoire ou de renforcer une intention déjà arrêtée, dans le cas où l"infraction n"a pas été commise ou encore si une assistance délibérée n"a pas atteint son but.»

B.        La loi de 1991 sur la responsabilité des médias

20.  La loi de 1991 sur la responsabilité des médias (Medieansvarsloven, 1991:348), entrée en vigueur le 1er janvier 1992, donc après les événements à l'origine de la présente affaire, renferme des dispositions notamment sur la responsabilité pénale du fait d'émissions de télévision. L'article 18 est ainsi libellé:

«Toute personne qui formule une déclaration au cours d"une émission non diffusée en direct (forskudt udsendelse) en est responsable conformément aux dispositions légales de droit commun, sauf si:

1.   son identité ne ressort pas de l'émission; ou

2.   [elle] n'a pas consenti à la diffusion de la déclaration; ou

3.   [elle] a reçu l'assurance qu'elle peut prêter son concours [à l'émission] sans que son identité soit révélée et si les précautions nécessaires ont été prises à cet effet.

Dans les cas visés au paragraphe 1, alinéas 1 à 3 ci-dessus, le rédacteur est responsable du contenu des déclarations même s'il y a eu infraction à la loi en l'absence d'une intention ou d'une négligence de sa part (...)»

Aux termes de l'article 22:

«Quiconque lit ou communique de toute autre manière un texte ou une déclaration, n"est pas responsable du contenu desdits texte ou déclaration.»

III.       Instruments des Nations Unies

21.  Plusieurs instruments internationaux contiennent des dispositions prohibant la discrimination raciale et tendant à prévenir la propagande pour des opinions et idées racistes: la Charte des Nations Unies de 1945 (paragraphe 2 du Préambule, articles 1 par. 3, 13 par. 1 b), 55 c) et 76 c)), la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (articles 1, 2 et 7) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (articles 2 par. 1, 20 par. 2 et 26). Le traité portant le plus directement sur la question est la Convention internationale de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale («la Convention des Nations Unies»), qu'une grande majorité des Etats parties à la Convention européenne, dont le Danemark (le 9 décembre 1971), ont ratifiée. Ses articles 4 et 5 sont ainsi libellés:

Article 4

«Les Etats parties condamnent toute propagande et toutes organisations qui s"inspirent d"idées ou de théories fondées sur la supériorité d"une race ou d"un groupe de personnes d"une certaine couleur ou d"une certaine origine ethnique, ou qui prétendent justifier ou encourager toute forme de haine et de discrimination raciales; ils s"engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer toute incitation à une telle discrimination, ou tous actes de discrimination, et, à cette fin, tenant dûment compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l"homme et des droits expressément énoncés à l"article 5 de la présente Convention, ils s"engagent notamment:

a)   à déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d'idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d'une autre couleur ou d'une autre origine ethnique, de même que toute assistance apportée à des activités racistes, y compris leur financement;

(...)»

Article 5

«Conformément aux obligations fondamentales énoncées à l"article 2 de la (...) Convention, les Etats parties s"engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l"égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d"origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants:

(...)

d) (...)

viii. droit à la liberté d'opinion et d'expression;

(...)»

Les termes «tenant dûment compte» figurant à l'article 4 donnent lieu à diverses interprétations et le Comité des Nations Unies pour l'élimination de la discrimination raciale («le Comité des Nations Unies» - chargé de surveiller la mise en oeuvre de la Convention des Nations Unies) fut divisé dans ses commentaires sur la condamnation du requérant. Le gouvernement danois avait présenté le cas d'espèce dans un rapport au Comité des Nations Unies. Certains membres y ont vu «l"affirmation la plus claire jamais faite dans un pays de la primauté du droit à la protection contre la discrimination raciale sur le droit à la liberté d"expression»; d'autres, en revanche, ont estimé qu'»en pareil cas, il fallait examiner les faits par rapport aux deux droits» (rapport du Comité à l'Assemblée générale, Documents officiels, Quarante-cinquième session, supplément n° 18 (A/45/18), p. 26, par. 56).

PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION

22.  Dans sa requête (n° 15890/89) du 25 juillet 1989 à la Commission, M. Jersild affirmait que sa condamnation méconnaissait son droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 (art. 10) de la Convention.

23.  Le 8 septembre 1992, la Commission a retenu la requête. Dans son rapport du 8 juillet 1993 (article 31) (art. 31), elle conclut à la violation de l'article 10 (art. 10) (douze voix contre quatre).

Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[2].

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT

24.  A l'audience du 20 avril 1994, le Gouvernement a invité la Cour à dire que, comme il le soutenait dans son mémoire, il n'y a pas eu violation de l'article 10 (art. 10) de la Convention.

EN DROIT

I.          SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 10 (art. 10)

25.  M. Jersild prétend que sa condamnation pour complicité dans la diffusion de propos racistes a enfreint son droit à la liberté d'expression garanti à l'article 10 (art. 10) de la Convention, ainsi libellé:

«1.  Toute personne a droit à la liberté d"expression. Ce droit comprend la liberté d"opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu"il puisse y avoir ingérence d"autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n"empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d"autorisations.

2.   L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.»

26.  Le Gouvernement combat cette thèse tandis que la Commission y souscrit.

27.  Les comparants ne contestent pas que les mesures à l'origine de la présente affaire s'analysent en une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression.

Il ne prête pas davantage à controverse que cette ingérence était «prévue par la loi», la condamnation de M. Jersild reposant sur les articles 266 b) et 23 par. 1 du code pénal. Le Gouvernement relève à cet égard que la première de ces dispositions fut promulguée afin d'observer la Convention des Nations Unies. La thèse du Gouvernement, telle que la comprend la Cour, est celle-ci: l'article 10 (art. 10) de la Convention entre en jeu mais, pour appliquer le paragraphe 2 (art. 10-2), la Cour doit veiller à ce que les dispositions pertinentes du code pénal soient interprétées et appliquées largement, en conformité avec l'objet de la Convention des Nations Unies (paragraphe 21 ci-dessus). En d'autres termes, l'article 10 (art. 10) ne doit pas s'interpréter de manière à limiter le droit à une protection contre la discrimination raciale consacré par la Convention des Nations Unies, à y déroger ou à le vider de sa substance.

Il n'est pas non plus douteux que l'ingérence poursuivait un but légitime, à savoir la «protection de la réputation ou des droits d"autrui».

Le seul point en litige est donc celui de savoir si les mesures étaient «nécessaires dans une société démocratique».

28.  Pour le requérant et la Commission, nonobstant les obligations du Danemark en tant que partie à la Convention des Nations Unies (paragraphe 21 ci-dessus), il faut rechercher un juste équilibre entre «la protection de la réputation ou des droits d"autrui» et le droit de l'intéressé à communiquer des informations. Selon M. Jersild, une clause de l'article 4 de la Convention des Nations Unies vise cet équilibre en ce sens qu'il faut tenir «dûment compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l"homme et des droits (...) énoncés à l"article 5 de la (...) Convention [des Nations Unies]». On aurait inséré ce texte au stade des travaux préparatoires parce que plusieurs Etats craignaient que l'exigence de l'article 4 a), à savoir que les Etats s'engagent «à déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d"idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale», était trop large et pouvait soulever des difficultés du point de vue d'autres droits de l'homme, en particulier le droit à la liberté d'opinion et d'expression. C'est pourquoi, ajoute le requérant, lorsque le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a appelé les Etats membres à ratifier la Convention des Nations Unies, il leur a proposé d'accompagner leur instrument de ratification d'une déclaration interprétative précisant notamment qu'il fallait aussi respecter les droits énoncés dans la Convention européenne (Résolution (68) 30 adoptée par les Délégués des Ministres le 31 octobre 1968).

M. Jersild et la Commission soulignent que, replacés dans le contexte de l'émission tout entière, les propos injurieux avaient plutôt pour effet de ridiculiser leurs auteurs que de promouvoir leurs vues racistes. L'émission donnerait l'impression d'ensemble qu'elle cherchait à attirer l'attention du public sur une question de grande préoccupation pour la société, à savoir le racisme et la xénophobie. Le requérant y aurait délibérément inclus les déclarations injurieuses, non dans l'intention de diffuser des opinions racistes, mais au contraire de les combattre en les mettant en évidence. Il aurait tenté de montrer, d'analyser et d'expliquer à ses spectateurs un phénomène inédit au Danemark à l'époque, à savoir les violences racistes perpétrées par des jeunes incultes et socialement défavorisés. Rejoint par la Commission, il estime que le programme n'a pu sensiblement nuire à «la réputation ou» aux «droits d"autrui». L'intérêt à protéger ces derniers céderait donc devant celui de protéger la liberté d'expression de M. Jersild.

Ce dernier prétend en outre que si la loi de 1991 sur la responsabilité des médias avait été en vigueur à l'époque des faits, il n'aurait pas été poursuivi puisque d'après cette loi, seul en principe l'auteur d'une déclaration répréhensible peut voir engager sa responsabilité. Cela saperait l'argument du Gouvernement d'après lequel la condamnation s'imposait au regard de la Convention des Nations Unies et était «nécessaire» au sens de l'article 10 (art. 10).

29.  Le Gouvernement affirme que l'intéressé a traité le sujet des blousons verts dans un but de sensation plutôt que d'information, et que le programme avait une valeur d'actualité ou d'information minime. La télévision serait un moyen puissant et une majorité de Danois regarderaient d'habitude l'émission d'actualités au cours de laquelle le sujet fut diffusé. Pourtant, M. Jersild, conscient que les blousons verts s'exposeraient à des poursuites pénales, les aurait encouragés à tenir des propos racistes qu'il n'aurait pas contrebalancés au cours de l'émission. Imaginer que les spectateurs ne prendraient pas les propos pour argent comptant serait trop subtil. Il ne faudrait accorder aucun poids au fait que l'émission n'avait suscité que quelques plaintes car, faute d'information et d'une connaissance suffisante du danois, voire par crainte de représailles de la part de racistes violents, les victimes des commentaires insultants pourraient renoncer à porter plainte. Le requérant aurait donc manqué aux «devoirs et responsabilités» d'un journaliste de télévision. L'amende infligée se situerait assez bas sur l'échelle des sanctions applicables aux infractions à l'article 266 b) et ne serait donc pas propre à dissuader un journaliste de contribuer à une discussion publique sur le racisme et la xénophobie; elle aurait eu pour seul effet de rappeler au public qu'il faut prendre les propos racistes au sérieux et qu'on ne saurait les tolérer.

De plus, le Gouvernement conteste que la question eût été traitée différemment si la loi de 1991 sur la responsabilité des médias avait été en vigueur à l'époque des faits. Le principe voulant que seul l'auteur d'une déclaration répréhensible voie sa responsabilité engagée souffrirait des exceptions (paragraphe 20 ci-dessus); le point de savoir comment le cas de l'intéressé aurait été envisagé sous l'empire de la loi de 1991 relèverait de la pure conjecture.

Le Gouvernement souligne qu'à chacun des trois degrés de juridiction, les cours et tribunaux danois, en principe mieux placés que la Cour européenne pour évaluer l'incidence de l'émission, ont soigneusement soupesé tous les intérêts en jeu. Leur contrôle se comparerait à celui effectué en vertu de l'article 10 (art. 10); leur décision ressortirait à la marge d'appréciation à laisser aux autorités nationales et répondrait à un besoin social impérieux.

30.  La Cour - elle le précise d'emblée - se rend pleinement compte qu'il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations. Il se pourrait, comme le requérant l'a dit, qu'en raison d'événements récents, la conscience des dangers de la discrimination raciale soit plus aiguë aujourd'hui qu'elle ne l'était voici une décennie, à l'époque considérée. La question revêtait néanmoins déjà une importance générale; en témoigne par exemple le fait que la Convention des Nations Unies remonte à 1965. L'objet et le but de cette Convention prennent donc un grand poids lorsqu'il s'agit de déterminer si la condamnation de M. Jersild, laquelle - comme le Gouvernement l'a relevé - s'appuyait sur une disposition promulguée afin que le Danemark se conformât à ladite Convention, était «nécessaire» au sens de l'article 10 par. 2 (art. 10-2).

En second lieu, il faut, autant que faire se peut, interpréter les obligations souscrites par le Danemark au titre de l'article 10 (art. 10) de manière à les concilier avec celles découlant de la Convention des Nations Unies. A cet égard, il n'appartient pas à la Cour d'interpréter les mots «dûment compte» figurant à l'article 4 de ce texte et dont le sens se prête à diverses interprétations. La Cour tient cependant celle qu'elle donne de l'article 10 (art. 10) de la Convention européenne en l'espèce pour compatible avec les obligations du Danemark au regard de la Convention des Nations Unies.

31.  La présente affaire renferme un élément de grand poids: l'intéressé n'a pas proféré les déclarations contestables lui-même, mais a aidé à leur diffusion en sa qualité de journaliste de télévision responsable d'une émission d'actualités à Danmarks Radio (paragraphes 9-11 ci-dessus). Pour déterminer si la condamnation de M. Jersild était «nécessaire», la Cour aura donc égard aux principes établis dans sa jurisprudence relative au rôle de la presse (tels qu'ils se trouvent résumés, par exemple, dans l'arrêt Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A n° 216, pp. 29-30, par. 59).

La Cour rappelle que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (ibidem). Celle-ci ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la «protection de la réputation ou des droits d"autrui»; il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d'intérêt public. A sa fonction qui consiste à en diffuser, s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de «chien de garde» public (ibidem). Bien que formulés d'abord pour la presse écrite, ces principes s'appliquent à n'en pas douter aux moyens audiovisuels.

S'agissant des «devoirs et responsabilités» d'un journaliste, l'impact potentiel du moyen concerné revêt de l'importance et l'on s'accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (voir la décision de la Commission du 16 avril 1991 sur la recevabilité de la requête n° 15404/89, Purcell et autres c. Irlande, Décisions et rapports (D. R.) 70, p. 262). Par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l'écrit n'est pas apte à faire passer.

Dans le même temps, un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de communication dont il s'agit. Il n'appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d'ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. A cet égard, la Cour rappelle que, outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 (art. 10) protège leur mode d'expression (arrêt Oberschlick c. Autriche du 23 mai 1991, série A n° 204, p. 25, par. 57).

Il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants et si les moyens employés étaient proportionnés au but légitime poursuivi (arrêt Observer et Guardian précité, pp. 29-30, par. 59). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 (art. 10) et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, par exemple, l'arrêt Schwabe c. Autriche du 28 août 1992, série A n° 242-B, pp. 32-33, par. 29).

La Cour examinera la manière dont le sujet des blousons verts a été préparé, sa teneur, le contexte dans lequel il a été diffusé et le but de l'émission. En tenant compte de la Convention des Nations Unies et d'autres instruments internationaux imposant aux Etats l'obligation de prendre des mesures effectives pour éliminer toutes les formes de discrimination raciale et pour prévenir et combattre les idéologies et pratiques racistes (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour devra apprécier l'importante question de savoir si le sujet en cause, considéré dans son ensemble, paraissait d'un point de vue objectif avoir pour but la propagation d'idées et opinions racistes.

32.  Les juridictions nationales insistèrent fort sur la circonstance que M. Jersild avait lui-même pris l'initiative de faire l'émission sur les blousons verts, que non seulement il savait d'avance qu'ils risquaient de proférer des propos racistes au cours de l'entretien mais avait aussi encouragé pareil discours. Il avait découpé l'émission de manière à conserver les assertions agressives. Sans son intervention, ces déclarations n'auraient pas été diffusées à un large cercle de gens et ne seraient donc pas tombées sous le coup de la loi pénale (paragraphes 14 et 18 ci-dessus).

La Cour a la conviction qu'il s'agissait là de motifs pertinents aux fins du paragraphe 2 de l'article 10 (art. 10-2).

33.  D'autre part, quant à la teneur du reportage sur les blousons verts, il convient de noter que le présentateur de la télévision commença son introduction en se référant aux récents débat public et commentaires de la presse sur le racisme au Danemark, invitant par là même le spectateur à regarder l'émission dans cette perspective. Il poursuivit en annonçant que le programme entendait aborder certains aspects du problème, en identifiant certaines personnes racistes et en dépeignant leur mentalité et leur milieu social. Rien ne permet de douter que les entretiens qui ont suivi ont atteint ce but. Pris dans son ensemble, le reportage ne pouvait objectivement paraître avoir pour finalité la propagation d'idées et opinions racistes. Il cherchait au contraire à l'évidence - au moyen d'un entretien - à exposer, analyser et expliquer ce groupe particulier de jeunes, limités et frustrés par leur situation sociale, avec un casier judiciaire et des attitudes de violence, traitant ainsi d'aspects spécifiques d'une question qui préoccupait déjà alors vivement le public.

La Cour suprême estima que l'émission n'avait pas une valeur d'actualité ou d'information de nature à justifier la diffusion des propos insultants (paragraphe 18 ci-dessus). Cependant, eu égard aux principes énoncés au paragraphe 31 ci-dessus, la Cour n'aperçoit aucun motif de mettre en doute l'appréciation que l'équipe du magazine d'actualités dominical avait donnée de la qualité d'actualité ou d'information du reportage attaqué, appréciation qui l'avait amenée à réaliser et diffuser celui-ci.

34.  En outre, il ne faut pas oublier que le sujet fut projeté dans le cadre d'une émission d'actualités danoises sérieuse et était destiné à un public bien informé (paragraphe 9 ci-dessus).

L'argument, invoqué aussi par les juridictions nationales (paragraphes 14 et 18 ci-dessus) et d'après lequel le sujet des blousons verts fut présenté sans aucune tentative pour contrebalancer les idées extrémistes exprimées, ne convainc pas la Cour. Aussi bien l'introduction du présentateur de télévision que le comportement du requérant au cours des entretiens démarquèrent clairement celui-ci des personnes interrogées, puisqu'il les décrivit comme membres d'»un groupe de jeunes extrémistes» partisans du Ku Klux Klan et mentionna le casier judiciaire de certains d'entre eux. L'intéressé réfuta aussi certains des propos racistes en rappelant par exemple qu'il y a des Noirs à des postes importants. Il ne faut pas perdre de vue, pour finir, que pris dans son ensemble le portrait filmé faisait à coup sûr passer le message que les propos racistes relevaient d'une attitude généralement antisociale des blousons verts.

Certes, le reportage ne rappela pas explicitement que l'incitation à la haine raciale et l'idée d'une race supérieure sont immorales, dangereuses et illégales. Toutefois, eu égard aux éléments de contradiction mentionnés plus haut et au fait que leur exposé se voit par la force des choses limité dans un bref reportage diffusé au cours d'une émission plus longue, ainsi qu'à la liberté d'appréciation du journaliste quant à la forme, la Cour ne considère pas l'absence de pareil avertissement comme pertinente.

35.  Les reportages d'actualités axés sur des entretiens, mis en forme ou non, représentent l'un des moyens les plus importants sans lesquels la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de «chien de garde» public (voir, par exemple, l'arrêt Observer et Guardian précité, pp. 29-30, par. 59). Sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d'un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses. La Cour n'admet pas à cet égard l'argument du Gouvernement selon lequel le faible montant de l'amende entre en ligne de compte; ce qui importe, c'est que le journaliste a été condamné.

Nul doute que les remarques qui ont valu leur condamnation aux blousons verts (paragraphe 14 ci-dessus) étaient plus qu'insultantes pour les membres des groupes visés et ne bénéficiaient pas de la protection de l'article 10 (art. 10) (voir, par exemple, les décisions de la Commission sur la recevabilité des requêtes nos 8348/78 et 8406/78, Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas, D. R. 18, p. 187, et n° 12194/86, Künen c. Allemagne, D. R. 56, p. 205). Toutefois, même en ayant égard à la manière dont M. Jersild a préparé le sujet des blousons verts (paragraphe 32 ci-dessus), il n'a pas été démontré que le reportage pris comme un tout fût de nature à justifier de déclarer l'intéressé lui aussi coupable d'une infraction au code pénal et de le sanctionner.

36.  De plus, nul ne conteste que, quand le requérant a réalisé l'émission en cause, il ne poursuivait pas un objectif raciste. Bien qu'il ait fait valoir cet élément dans la procédure interne, il ne ressort pas de la motivation des décisions judiciaires pertinentes que celles-ci en aient tenu compte (paragraphes 14, 17 et 18 ci-dessus).

37.  Vu ce qui précède, les motifs avancés à l'appui de la condamnation de M. Jersild ne suffisent pas pour convaincre que l'ingérence dans l'exercice du droit de l'intéressé à la liberté d'expression était «nécessaire dans une société démocratique»; en particulier, les moyens employés étaient disproportionnés au but visé: «la protection de la réputation ou des droits d"autrui». En conséquence, ladite condamnation a enfreint l'article 10 (art. 10) de la Convention.

II.         SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)

38.  M. Jersild réclame une satisfaction équitable au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention, ainsi libellé:

«Si la décision de la Cour déclare qu"une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d"une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu"imparfaitement d"effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s"il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable.»

39.  Le Gouvernement accepte certaines parties de la demande. La Commission ne formule aucune observation.

A.        Dommage matériel

40.  Le requérant revendique 1 000 couronnes pour l'amende à lui infligée, montant qu'il rembourserait à Danmarks Radio qui l'a provisoirement acquitté à sa place.

41.  Le Gouvernement n'élève aucune objection; la Cour estime qu'il y a lieu d'octroyer cette somme.

B.        Préjudice moral

42.  M. Jersild sollicite 20 000 couronnes pour réparation du tort moral. Sa réputation professionnelle aurait subi un préjudice et sa condamnation lui a causé de la détresse.

43.  La Cour note que le requérant travaille toujours pour le magazine d'actualités dominical à Danmarks Radio et que son employeur l'a soutenu d'un bout à l'autre de la procédure, notamment en payant l'amende (paragraphes 9 et 40 ci-dessus) et les frais de justice (paragraphe 44 ci-dessous). Elle trouve, avec le Gouvernement, que le constat d'une violation de l'article 10 (art. 10) fournit en soi une satisfaction équitable suffisante à cet égard.

C.        Frais et dépens

44.  Pour frais et dépens, M. Jersild demande:

a)   45 000 couronnes pour le travail effectué dans la procédure interne par son avocat, M. J. Stockholm;

b)   13 126,80 couronnes pour Mme Johannessen, 6 900 livres sterling pour M. Boyle et 50 000 couronnes (25 % de taxe sur la valeur ajoutée non inclus) pour M. Trier, à titre d'honoraires pour l'instance de Strasbourg;

c)   20 169,20 couronnes pour frais de traduction, d'interprétation et d'une expertise;

d)   25 080 couronnes, 965,40 livres et 4 075 francs français pour les frais de déplacement et de séjour assumés pour les audiences devant la Commission et la Cour, ainsi que des dépenses diverses.

Danmarks Radio a provisoirement assumé pour partie les frais et dépens ci-dessus.

45.  Le Gouvernement ne s'oppose pas aux revendications qui précèdent. La Cour estime que le requérant doit recouvrer l'intégralité de ces sommes, à majorer de tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.   Dit, par douze voix contre sept, qu'il y a eu violation de l'article 10 (art. 10) de la Convention;

2.   Dit, par dix-sept voix contre deux, que le Danemark doit verser au requérant, dans les trois mois, 1 000 (mille) couronnes danoises en réparation du dommage matériel et, pour frais et dépens, les sommes résultant des calculs à opérer conformément au paragraphe 45 de l'arrêt;

3.   Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 23 septembre 1994.

Signé: Rolf RYSSDAL Président

Signé: Herbert PETZOLD Greffier f.f.

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l'exposé des opinions suivantes:

a)   opinion dissidente commune à MM. Ryssdal, Bernhardt, Spielmann et Loizou;

b)   opinion dissidente commune à MM. Gölcüklü, Russo et Valticos;

c)   opinion dissidente complémentaire commune à MM. Gölcüklü et Valticos.

Paraphé: R. R.

Paraphé: H. P.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES RYSSDAL, BERNHARDT, SPIELMANN ET LOIZOU (Traduction)

1.   C'est la première fois que la Cour est appelée à connaître d'un cas de diffusion de propos racistes qui dénient à un grand groupe de personnes la qualité d'»êtres humains». Dans des arrêts antérieurs, la Cour a souligné - à juste titre selon nous - la grande importance de la liberté de la presse et des médias en général dans une société démocratique, mais elle n'avait jamais eu à considérer une situation où «la réputation ou [l]es droits d'autrui» (article 10 par. 2) (art. 10-2) se trouvaient à ce point en péril.

2.   Avec la majorité (paragraphe 35 de l'arrêt), nous estimons que les blousons verts eux-mêmes «ne bénéficiaient pas de la protection de l"article 10 (art. 10)». Cela vaut aussi pour les journalistes qui diffusent pareils propos en les appuyant de leurs commentaires ou en les approuvant. Ce n'est manifestement pas le cas de M. Jersild. Il est certes difficile, en conséquence, d'établir un juste équilibre entre la liberté de la presse et la protection d'autrui. Mais la majorité accorde beaucoup plus de poids à la liberté du journaliste qu'à la protection de ceux ayant à souffrir de la haine raciale.

3.   Ni la transcription de l'entretien (paragraphe 11 de l'arrêt) ni la bande vidéo que nous avons vue ne laissent apparaître que les déclarations des blousons verts sont intolérables dans une société fondée sur le respect des droits de l'homme. Le requérant a opéré des coupures pour ramener l'entretien à quelques minutes, sans doute avec pour résultat, voire dans l'intention d'en conserver les remarques les plus crues. Cela étant, il fallait absolument ajouter à tout le moins une déclaration claire de réprobation. La majorité de la Cour décèle cette réprobation dans le contexte de l'entretien, mais il s'agit là d'une interprétation de remarques sibyllines. Nul ne peut exclure que certaines fractions de l'opinion aient trouvé dans l'émission de télévision un soutien à leurs préjugés raciaux.

Et quel doit être le sentiment de ceux dont les blousons verts ont attaqué ou même dénié la dignité humaine? Peuvent-ils avoir l'impression que, vue dans son contexte, l'émission de télévision contribue à leur protection? Les bonnes intentions d'un journaliste ne suffisent pas dans une situation comme celle-ci, en particulier lorsqu'il a lui-même provoqué les déclarations racistes.

4.   La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale n'exige probablement pas la sanction des journalistes responsables d'une émission télévisée de ce genre. En revanche, elle étaye l'idée que les médias peuvent eux aussi avoir à prendre clairement parti en matière de discrimination et de haine raciales.

5.   La menace de discrimination et de persécution raciales revêt dans notre société une gravité certaine, et c'est à juste titre que la Cour souligne l'importance essentielle de la lutte contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (paragraphe 30 de l'arrêt). Les tribunaux danois reconnaissent pleinement la nécessité de mettre en balance la protection des personnes frappées dans leur dignité et le droit à la liberté d'expression. Ils ont soigneusement pesé la responsabilité de M. Jersild et leurs conclusions sont valablement motivées. La protection des minorités raciales ne saurait se voir accorder un moindre poids que le droit de communiquer des informations et, à notre avis, dans les circonstances précises de la cause, il n'appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation des intérêts en présence à celle de la Cour suprême du Danemark. Nous avons la conviction que les juridictions danoises n'ont pas dépassé la marge d'appréciation qui doit être laissée aux Etats contractants dans ce domaine délicat. En conséquence, les conclusions desdites juridictions ne sauraient passer pour donner lieu à une violation de l'article 10 (art. 10) de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ, RUSSO ET VALTICOS

Il ne nous est pas possible de partager l'opinion de la majorité de la Cour en ce qui concerne l'affaire Jersild.

Il s'agit certes ici de deux principes importants, l'un étant celui de la liberté d'expression que consacre l'article 10 (art. 10) de la Convention, et l'autre celui de l'interdiction de l'apologie de la haine raciale qui, de toute évidence, compte parmi les restrictions qu'autorise le paragraphe 2 de cet article (art. 10-2) et qui, de plus, fait l'objet des textes fondamentaux en matière de droits de l'homme qu'a adoptés l'Assemblée générale des Nations Unies, notamment la Convention de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ce texte ne peut manifestement être ignoré dans la mise en oeuvre de la Convention européenne. Il lie du reste le Danemark. Il doit aussi inspirer la Cour européenne des Droits de l'Homme dans ses décisions, notamment quant à la portée qu'elle accorde aux termes de la Convention européenne et aux exceptions que celle-ci prévoit en termes généraux.

Or, s'agissant de l'affaire Jersild, les propos tenus et affirmés avec complaisance dans l'émission en cause de la télévision danoise, sans réaction significative du commentateur de cette émission, constituaient bien une incitation au mépris non seulement des étrangers en général, mais spécialement des personnes de race noire décrites comme appartenant à une race inférieure de sous-hommes («[Les Noirs ne sont pas des êtres humains]... Prends simplement un gorille en photo (...) et regarde ensuite un nègre, c"est la même structure physique (...). Un nègre, c"est pas un être humain, c"est une bête, et c"est pareil pour tous les autres travailleurs étrangers, les Turcs, les Yougoslaves et compagnie.»).

Tout en comprenant que certains juges attachent un prix particulier à la liberté d'expression, d'autant plus que leurs pays en ont été largement privés au cours d'une période encore récente, nous n'admettons pas que cette liberté puisse aller jusqu'à l'encouragement de la haine raciale, du mépris des races autres que celle à laquelle nous appartenons, et à l'apologie de la violence contre ceux qui appartiennent aux races en question. On a voulu justifier cette émission en considérant qu'elle créerait de saines réactions de rejet parmi les auditeurs. C'est faire preuve d'un optimisme, pour dire le moins, que l'expérience dément. Une grande partie de la jeunesse actuelle, et même de la population de tout âge, désemparée par les difficultés de l'existence, le chômage et la pauvreté, n'est que trop disposée à chercher des boucs émissaires qu'on lui désigne sans mise en garde réelle. Car - et c'est là un point important - l'auteur de l'émission en question n'a guère pris la peine de combattre vraiment les points de vue qu'il présentait, ce qui aurait été nécessaire pour en contrebalancer la portée, du moins pour les téléspectateurs.

Dans ces conditions, nous estimons qu'en prenant des mesures pénales, d'ailleurs modérées, les organes judiciaires danois n'ont nullement porté atteinte à l'article 10 (art. 10) de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMPLEMENTAIRE COMMUNE A MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ ET VALTICOS

Nous avons voté contre le point 2 du dispositif de l'arrêt parce que nous sommes si fermement convaincus que le requérant était dans son tort en ne réagissant pas contre l'apologie du racisme que nous estimons complètement injustifié de lui accorder une réparation quelconque.

1    Note du greffier: l'affaire porte le n° 36/1993/431/510. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2    Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 298 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.



[1] Note du greffier: l'affaire porte le n° 36/1993/431/510.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2] Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 298 de la série A des  ublications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

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