Viatcheslav Smirnov et Alexandra Pasko (également connue sous le nom d'Alexander Pasko) c. Secrétaire d'État du Canada

Répertorié: Smirnov c. Canada (Secrétaire d'État) (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson–Toronto, 22 novembre; Ottawa, 14 décembre 1994.

Citoyenneté et Immigration – Statut au Canada – Réfugiés au sens de la Convention – Contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la SSR a jugé que les requérants n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention – La SSR a conclu qu'il y avait eu persécution, mais que l'incapacité de l'État à protéger ses citoyens n'avait pas été prouvée de façon suffisante – Il faut produire des preuves claires et convaincantes pour réfuter la présomption de la capacité de l'État de protéger ses citoyens – Certification d'une question à cause de la jurisprudence contradictoire de la Section de première instance de la Cour fédérale en ce qui concerne la norme de la protection efficace accordée par la police.

Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la section du statut de réfugié (la SSR) a jugé que les requérants n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Le requérant, un juif originaire d'Ukraine, fondait sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur sa crainte d'être persécuté du fait de sa religion et de son appartenance à un groupe social. La revendication de la requérante était fondée sur celle de son conjoint. Le requérant a déclaré avoir été battu à plusieurs reprises, dont une fois par les frères de son épouse mais sans qu'il ne signale l'incident à la police, avoir reçu des menaces, avoir été victime de vandalisme et avoir été renvoyé de son emploi. La police a refusé de faire enquête. La SSR a conclu que ces incidents, additionnés les uns aux autres, équivalaient à de la persécution, mais que la preuve n'était pas suffisante pour satisfaire à l'obligation selon laquelle il faut produire une preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption de la capacité de l'État de protéger ses citoyens.

Jugement: la demande doit être rejetée.

La norme de la protection «efficace» accordée par la police et énoncée dans Bobrik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] F.C.J. no 1364 (1re inst.) (QL) était trop élevée. Une telle norme serait difficile à atteindre même au Canada et ne devrait pas être imposée à d'autres pays.

Les requérants s'étaient limités à demander la protection de la police ou de la milice de première ligne et à recourir aux services d'un avocat pour qu'il fasse enquête. La SSR pouvait conclure que le requérant n'avait pas réfuté la présomption de la capacité de l'État de protéger ses citoyens.

À cause de la jurisprudence contradictoire de la Section de première instance relativement à la norme de la protection de l'État, il faudrait certifier la présente question: «La preuve de l'accomplissement d'autres actes après que le requérant eut demandé la protection de l'État–lesquels actes, conjugués avec ceux accomplis avant que le requérant ne demande la protection de l'État, sont considérés par la section du statut de réfugié comme constituant par accumulation de la persécution envers le requérant est-elle «une preuve suffisamment claire et convaincante» pour réfuter la présomption de la capacité de l'État de protéger le requérant?»

lois et règlements

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2 «réfugié au sens de la Convention» (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).

jurisprudence

 décision non suivie:

Bobrik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] F.C.J. no 1364 (1re inst.) (QL).

décisions appliquées:

Mendivil c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 167 N.R. 91 (C.A.F.); Barkai c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] F.C.J. no 1417 (1re inst.) (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Liyanagamage, [1994] F.C.J. no 1637 (C.A.) (QL).

distinction faite avec:

Kraitman et autres c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 81 F.T.R. 64 (C.F. 1re inst.).

décisions citées:

 Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941; (1993), 101 D.L.R. (4th) 673; 150 N.R. 161; Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130; 150 N.R. 232 (C.A.F.); Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321.

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la SSR a jugé que les requérants n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention vu que l'incapacité de l'État à protéger ses citoyens n'avait pas été prouvée. Demande rejetée.

avocats:

Steven Cooper pour les requérants.

Marie-Louise Wcislo pour l'intimé.

procureurs:

Cooper et Cooper, North York (Ontario) pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

Le juge Gibson:

Voici mes motifs relativement à une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a jugé que les requérants ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention selon l'article 2 de la Loi sur l'immigration[1]. La décision de la SSR porte la date du 19 janvier 1994.

Les requérants sont citoyens ukrainiens. Le requérant, M. Smirnov, est juif. La requérante, Mme Pasko, déclare ne professer aucune foi religieuse. Ils sont mariés. Le requérant fonde sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur sa crainte d'être persécuté du fait de sa religion et de son appartenance à un groupe social s'il doit retourner en Ukraine. La requérante fonde sa revendication sur la religion de son conjoint et son appartenance à un groupe social.

Le résumé suivant de la preuve est tiré de la décision de la SSR.

 [traduction] Le revendicateur est né à Kharkov en 1949 et la revendicatrice en 1956. Le revendicateur est juif, tandis que la revendicatrice ne professe aucune foi religieuse. La famille de la revendicatrice a ostracisé les revendicateurs après leur mariage, parce que le revendicateur est juif.

Le revendicateur a été harcelé par d'autres étudiants pendant ses études. À son premier emploi, obtenu en 1967, il se faisait battre par ses camarades de travail. Pendant son service militaire (de 1969 à 1971), il a été victime de discrimination de la part des officiers et de ses camarades de régiment. Le revendicateur impute tout cela au fait qu'il soit juif.

À une occasion, le revendicateur a été battu par les frères de son épouse. Il n'a pas signalé l'incident à la police.

En juillet 1989, le revendicateur s'est fait battre par une bande de voyous proférant des slogans antisémites. Il a été hospitalisé pendant dix jours par la suite et est allé signaler l'incident à la police, qui a promis de mener une enquête. Le revendicateur a vérifié un mois plus tard, mais on lui a dit que l'affaire était close car les policiers n'avaient pu repérer aucun suspect.

À partir de mai 1991, les revendicateurs ont commencé à recevoir des lettres et des appels téléphoniques de personnes qui tenaient des propos et proféraient des menaces antisémites. Ils ont signalé cela aux policiers, mais ces derniers ont refusé de mener une enquête.

En octobre 1992, les deux revendicateurs ont été renvoyés de leurs emplois. Durant le même mois, une étoile de David a été gravée sur leur porte. Ils ont rapporté le fait à la police, mais on leur a dit que de tels actes de vandalisme étaient fréquents et que les policiers devaient enquêter sur des affaires plus importantes.

En janvier 1993, la revendicatrice a été attaquée par trois voyous qui tenaient des propos antisémites. Cet incident a été signalé aux policiers, qui ont promis aux revendicateurs de communiquer avec eux s'ils pouvaient trouver les responsables. Les revendicateurs sont retournés vérifier trois semaines plus tard, mais les policiers leur ont dit de ne pas les déranger.

En juin 1993, les revendicateurs ont quitté l'Ukraine pour le Canada, où ils ont fait valoir les présentes revendications du statut de réfugié au sens de la Convention.

La SSR n'a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité des requérants. De plus, bien qu'elle ait qualifié les [traduction] «insultes verbales, l'ostracisme et les écrits antisémites» de discrimination ou de harcèlement seulement et ait minimisé le fait que les requérants avaient tous deux été renvoyés de leur emploi en raison de la religion du requérant, elle a reconnu que les agressions physiques dont les requérants ont été victimes étaient de nature beaucoup plus grave. Elle a conclu ainsi:

[traduction] Lorsque nous additionnons tous les incidents les uns aux autres, nous constatons que ce que les revendicateurs ont subi et craignent de subir en cas de retour en Ukraine, c'est de la persécution et non pas seulement de la discrimination.

Ensuite, la SSR a passé à la question de la protection de l'État. L'avocat des requérants a soutenu devant la Cour que la question de la protection de l'État constitue l'unique question en l'espèce. Bien que l'avocate de l'intimé ait soulevé également la question de la norme de contrôle et invoqué à ce sujet l'arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada[2], on ne s'est pas attaché à débattre à fond de cette question, et je suis persuadé que rien ne repose sur elle compte tenu des faits de l'espèce ainsi que de l'analyse et de la conclusion de la SSR.

La SSR cite assez longuement la preuve documentaire portée à sa connaissance. Les citations se rapportent toutes deux à l'attitude de l'État, sur le plan politique, envers l'antisémitisme et à la qualité et au niveau de la protection offerte aux victimes d'antisémitisme. L'avocat des requérants a allégué que les passages cités sont sélectifs et ne donnent pas une juste mesure de la preuve documentaire. À l'appui de cette allégation, il a mentionné à son tour un certain nombre de passages tirés de la preuve documentaire et indiquant les faiblesses ou les omissions de la protection offerte par l'État à des personnes dans une situation semblable à celle des requérants en Ukraine et, en effet, dans certains cas, un désintérêt de la part des fonctionnaires de l'État. Il est banal de dire que la SSR n'est pas tenue de se reporter à tous les éléments de preuve portés à sa connaissance. Par contre, elle a envers les revendicateurs du statut de réfugié au sens de la Convention l'obligation d'examiner de façon judicieuse la preuve documentaire produite.

En l'espèce, la SSR a tiré la conclusion suivante en se reportant à la preuve documentaire:

[traduction] La protection offerte en Ukraine n'est pas parfaite: il y a des cas où la police ne donne pas suite aux plaintes de violence antisémite. [Omission de la note en bas de page.]

Elle a continué pour conclure plus loin:

[traduction] Toutefois, en raison de ce qui précède, nous n'estimons pas que la preuve, dans son ensemble, suffise à satisfaire à la norme de la preuve claire et convaincante requise pour réfuter la présomption de la capacité de l'État de protéger ses citoyens. On ne peut s'attendre à une protection parfaite, et, comme en a décidé la Cour fédérale dans Villafranca[3],

Aucun gouvernement qui professe des valeurs démocratiques ou affirme son respect des droits de la personne ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps. Ainsi donc, il ne suffit pas que le demandeur démontre que son gouvernement n'a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation.

En passant aux expériences vécues par les revendicateurs, il importe de noter que les coups que le revendicateur a reçus des frères de la revendicatrice n'ont pas été signalés à la police. Toutefois c'est le seul incident où l'identité des agresseurs était connue. Quant aux incidents de juillet 1989 et de janvier 1993, l'identité des agresseurs n'est pas connue. Si les policiers n'ont pas pu identifier, retrouver et arrêter les responsables, comme ce semble être le cas, nous ne pouvons pas en déduire qu'ils ont refusé d'agir parce que le revendicateur est juif. Même si le policier auquel les revendicateurs ont eu affaire était antisémite, il ne s'ensuit pas nécessairement que tous les policiers ukrainiens ont tendance à l'être. Conclure ainsi équivaudrait à infliger un stéréotype offensant à toute la force policière d'une nation.

On peut certainement être d'avis que la police canadienne déploierait plus d'énergie dans des cas d'enquête comme celui dont nous sommes saisis. Cela ne donne cependant pas aux revendicateurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention.

Ainsi que la Cour suprême l'a déclaré dans l'arrêt Ward[4]:

Les revendications du statut de réfugié n'ont jamais été destinées à permettre à un demandeur de solliciter une meilleure protection que celle dont il bénéficie déjà.

Deux décisions récentes de notre Cour ont été invoquées par l'avocat des requérants. Les deux portaient sur la question de la protection de l'État et les deux concernaient des revendicateurs juifs, qui venaient de la Russie dans le premier cas et de [ho]l'Ukraine dans le deuxième. L'une des questions traitées dans chacune de ces affaires avait trait à la capacité ou à la volonté de l'État de protéger les juifs en Russie ou en Ukraine.

La première décision était Bobrik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5]. Dans ses motifs de jugement, Madame le juge Tremblay-Lamer a déclaré:

Ainsi donc, même si l'État veut protéger ses citoyens, un demandeur remplira le critère du statut de réfugié si la protection offerte est inefficace. Un État doit donner réellement de la protection, et non simplement indiquer la volonté d'aider. Lorsque la preuve révèle qu'un demandeur a connu de nombreux incidents de harcèlement ou de discrimination ou à la fois de harcèlement et de discrimination sans que l'État le défende efficacement, la présomption joue, et on peut conclure que l'État veut peut-être protéger le demandeur, mais qu'il ne peut le faire.

En outre, Madame le juge Tremblay-Lamer a dit ceci:

Le fait que le grand nombre d'incidents de discrimination et de harcèlement n'a pas cessé après que les requérants eurent demandé l'aide de la police prouve suffisamment que l'État dans ce cas particulier ne pouvait leur assurer une protection efficace.

En toute déférence, je conclus que Madame le juge Tremblay-Lamer fixe une norme trop élevée en ce qui concerne la protection de l'État, norme que, dans bien des cas, il serait difficile d'atteindre même dans notre pays. C'est une réalité moderne que la protection offerte est parfois inefficace. Bien des incidents de harcèlement ou de discrimination ou à la fois de harcèlement et de discrimination peuvent survenir d'une manière qui rend très difficiles toute enquête et toute protection efficaces. Le recours à des lettres non signées qui ne donnent pas l'identité de leurs auteurs et à des communications téléphoniques établies au hasard dans lesquelles la personne qui appelle ne s'identifie pas en constituent des exemples. Un simple incident de dégradation d'un bien en constitue un autre. Les requérants ont été victimes de ces genres d'incidents et n'ont pas obtenu satisfaction lorsqu'ils les ont signalés à la milice ou à la police. Il est également difficile premièrement d'enquêter efficacement sur des agressions commises au hasard, comme celles subies par les requérants, où les agresseurs ne sont pas connus de la victime et dont aucun tiers n'a été témoin et deuxièmement de protéger efficacement la victime contre ses agresseurs. Dans de tels cas, même la police la plus efficace, la mieux équipée et la plus motivée aura de la difficulté à fournir une protection efficace. Notre Cour ne devrait pas imposer à d'autres pays une norme de protection «efficace» que malheureusement la police de notre propre pays ne peut parfois qu'ambitionner d'atteindre.

La deuxième décision était Kraitman et autres c. Canada (Secrétaire d'État)[6]. Le juge Teitelbaum y a relaté assez longuement le harcèlement, la discrimination et les coups auxquels la famille Kraitman a été soumise. Il a examiné les arguments avancés par les avocats des deux parties. Il a conclu assez brièvement de la façon suivante [aux pages 71 et 72]:

Cela prouve clairement que les Juifs n'avaient pas la protection de l'État, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient s'adresser à la police pour être protégés. La police peut avoir la capacité d'offrir de la protection, mais lorsqu'elle choisit de ne pas le faire, cela revient à dire qu'elle est incapable de protéger les requérants.

Dire, comme la commission l'a fait, que la réaction de la police était raisonnable me semble être une déclaration faite par un individu ou par des individus qui ne comprennent nullement la situation particulière dans laquelle se trouvaient les requérants.

Il appert que les membres de la commission semblent ne pas comprendre les activités de la Pamyat, organisation qui, selon le requérant, est antisémite et raciste. Celle-ci tient des réunions publiques pour prêcher sa haine et, pourtant, la commission commente peu cette organisation et la façon dont ce groupe a attaqué le requérant.

La commission reconnaît elle-même qu'il y a eu en Ukraine des cas de discrimination et de persécution dont des Juifs étaient victimes, mais elle croit que parce que la politique officielle du pays est présumée non raciste, les requérants (Juifs) n'ont rien à craindre pour leur avenir. Quelle naïveté!

Sur le plan des faits, on peut établir une distinction entre l'affaire dont la Cour est saisie et l'affaire Kraitman. Peu d'éléments, sinon aucun, ont été portés à la connaissance de la SSR en l'espèce pour prouver que la police ou la milice a choisi de ne pas offrir de protection dans les cas où elle aurait pu, avec une certaine chance de succès, essayer d'en fournir sous forme d'enquête policière après le déroulement de l'agression ou tout autre incident. Les enquêtes entreprises n'ont peut-être pas été menées avec l'empressement que les requérants auraient préféré. Quant aux rapports demandés à la police ou à la milice par les revendicateurs, ils n'ont pas été fournis avec la délicatesse, la compréhension et le respect que méritent les victimes. Malheureusement, c'est souvent le cas, même ici au Canada. Malheureusement aussi, comme je l'ai dit précédemment, il arrive parfois que, en ce qui concerne certaines infractions, la police n'ait pratiquement pas d'autre solution que de décider de ne pas enquêter. Les demandes dépassent inévitablement les ressources disponibles et par conséquent celles-ci seront souvent déployées là où il y a le plus de chances de tenir une enquête efficace, qui à son tour entraîne une protection et une dissuasion véritables.

La preuve de l'existence d'une discrimination dans les services fournis par la police ou la milice aux juifs par comparaison aux autres citoyens ukrainiens, était limitée dans l'affaire dont la Cour est saisie. Aucune preuve directe n'a été présentée devant la SSR relativement à des actions organisées et dirigées par antisémitisme contre les revendicateurs, bien qu'il ressorte manifestement de la preuve que les requérants soupçonnaient fortement la participation d'un groupe antisémite.

Je ne trouve rien au vu même de la décision de la SSR en l'espèce qui indiquerait que, du seul fait que l'Ukraine est censée ne pas être raciste, la SSR estime que les requérants n'ont rien à craindre à l'avenir dans ce pays. La SSR a plutôt simplement conclu en l'espèce, comme, à mon avis, elle pouvait le faire, que les requérants ne se sont pas acquittés de l'obligation qui leur incombait d'établir que l'État ukrainien était incapable de les protéger, non pas au sens absolu du terme, mais plutôt dans une mesure raisonnable, eu égard à leur situation et au cycle infernal du harcèlement, de la discrimination et des coups dont ils ont été victimes, même de la part de membres de leur propre famille. Les requérants se sont limités à demander la protection de la police ou de la milice et à recourir aux services d'un avocat pour qu'il fasse enquête. J'en conclus que la SSR pouvait décider que cela ne suffisait pas pour constituer une preuve claire et convaincante ou une confirmation claire et convaincante de l'incapacité de l'État à les protéger.

Les requérants se trouvaient soumis à une lourde obligation. Dans Mendivil c. Canada (Secrétaire d'État)[7], dans des motifs de jugement concordant avec ceux de Madame le juge Desjardins, le juge Stone, J.C.A., a déclaré [à la page 97]:

Le demandeur qui fait valoir l'incapacité de l'État de le protéger se voit imposer une charge de preuve difficile, mais non pas insurmontable. . .

Après avoir cité un passage tiré des motifs du juge La Forest dans l'arrêt Ward, le juge Stone, J.C.A., a ajouté [à la page 97]:

En l'espèce, les preuves produites ne montrent pas qu'il y a eu «effondrement complet de l'appareil étatique». Il s'ensuit que pour réfuter la présomption que l'État est capable de le protéger, le demandeur était tenu de produire les preuves claires et concluantes, qui confirment l'incapacité de l'État à cet égard. Ces preuves pourraient consister, par exemple, en le témoignage de «personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées» ou en son propre témoignage «au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée».

En l'espèce, la preuve présentée par les requérants était tirée surtout de leur expérience personnelle même si elle s'étendait, dans une certaine mesure, à l'expérience de personnes dans une situation semblable, comme certains de leurs amis, et à une preuve documentaire, dont une grande partie se rapportait à des personnes dans une situation qui n'était pas clairement semblable. Comme je l'ai mentionné dans Barkai c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[8] .

Je me contente de m'en remettre aux propos du juge Stone suivant lesquels le revendicateur qui prétend que l'État est incapable de le protéger se voit imposer une charge de preuve difficile, mais non insurmontable. À la lumière de cette formulation du critère applicable, j'en viens à la même conclusion que la SSR. Les requérants ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d'établir l'incapacité de l'État d'Israël de les protéger.

Ici, naturellement, il faut remplacer l'État israélien par l'État ukrainien. À tous les autres égards, j'arrive à la même conclusion dans la présente affaire. Pour les motifs exposés précédemment, la présente demande sera rejetée.

L'avocat des requérants a proposé que je certifie une question libellée ainsi:

Le fait qu'un grand nombre d'incidents de discrimination et de harcèlement n'aient pas pris fin après que les requérants eurent demandé la protection de la police constitue-t-il une preuve suffisante que l'État ne pouvait pas accorder une protection efficace aux requérants?

L'avocate de l'intimé s'est opposée à la certification d'une question. Je ne suis pas du tout disposé à certifier une question selon le libellé proposé. Premièrement, la question proposée décrit un critère purement quantitatif fondé sur un nombre très imprécis d'incidents et ne tient compte d'aucun élément qualitatif dans le critère de la protection de l'État. Deuxièmement, je suis conscient de la directive fournie récemment par la Cour d'appel fédérale dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Liyanagamage[9].

Dans cette décision, le juge Décary dit au nom de la Cour:

Lorsqu'il certifie une question sous le régime du paragraphe 83(1), le juge des requêtes doit être d'avis que cette question transcende les intérêts des parties au litige, qu'elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (voir l'excellente analyse de la notion d'«importance» qui est faite par le juge Catzman dans la décision Rankin v. McLeod, Young, Weir Ltd. et al. (1986), 57 O.R. (2d) 569 (H.C. de l'Ont.)) et qu'elle est aussi déterminante quant à l'issue de l'appel.

Bien que je sois convaincu que la présente affaire soulève une question grave de portée générale, compte tenu notamment des autres décisions récentes de notre Cour que j'ai citées et de la conclusion différente que j'ai tirée de ces décisions, je ne suis pas convaincu que la question proposée par l'avocat, si réponse lui était apportée, fournirait une indication efficace. De plus, je conclus que ce ne serait tout simplement pas une question «déterminante quant à l'issue [du présent] appel». Je certifierai donc une question formulée de la façon suivante:

La preuve de l'accomplissement d'autres actes après que le requérant eut demandé la protection de l'État–lesquels actes, conjugués avec ceux accomplis avant que le requérant ne demande la protection de l'État, sont considérés par la section du statut de réfugié comme constituant par accumulation de la persécution envers le requérant est-elle «une preuve suffisamment claire et convaincante» pour réfuter la présomption de la capacité de l'État de protéger le requérant?



[1] L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1].

[2] [1993] 1 R.C.S. 941.

[3] Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130 (C.A.F.).

[4] Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689.

[5] [1994] F.C.J. no 1364 (1re inst.) (QL).

[6] (1994), 81 F.T.R. 64 (C.F. 1re inst.).

[7] (1994), 167 N.R. 91 (C.A.F.).

[8] [1994] F.C.J. no 1417 (1re inst.) (QL).

[9] [1994] F.C.J. no 1637 (C.A.) (QL).

Disclaimer:

This is not a UNHCR publication. UNHCR is not responsible for, nor does it necessarily endorse, its content. Any views expressed are solely those of the author or publisher and do not necessarily reflect those of UNHCR, the United Nations or its Member States.