Tribunal de Grande Instance de Paris, 25 mars 1992, 59429, Jean-Baptiste Duverne

Tribunal de Grande Instance de Paris

DEMANDEUR:- Jean-Baptiste DUVERNE, nationalité: haïtienne, demeurant à ROMAINVILLE (Seine-Saint-Denis) 13, avenue de Verdun, C¢% M. SAINT-FLEURY,

représenté par:

Me Christian BOURGUET, avocat R 571.

DEFENDEUR: - L'AGENT JUDICIAIRE DU TRESOR PUBLIC, en ses bureaux à PARIS 1er, 15, rue Saint-Honoré,

représenté par:

Me Jean-René FARTHOUAX avocat R 130 PAGE PREMIERE

MINISTERE PUBLIC

Monsieur LAUTAU, Premier Substitut.

DOMPOSUTION DU TRIBUNAL

Magistrats ayant délibéré:

Madame COCHARD,

Président,

Madame LEVON GUERIN,

Vice-Président,

Monsieur LACABARATS,

Vice-Président.

GREFFIER

Madame BAYARD.

DEBATS à l'audience du 26 février 1992, tenue publiquement,

JUGEMENT prononcé en audience publique, contradictoire, susceptible d'appel.

Jean-Baptiste DUVERGNE, né le 13 janvier 1961 9 CRASSIER (HAITI), de nationalité haïtienne, est arrivé en France le 4 décembre 1991 à l'aéroport de ROISSY-CHARLES DE GAULLE? sur un vol AIR FRANCE en provenante de ZURICH d'où il avait été refoulé.

Il était titulaire d'un passeport en cours de validité.

Le même jour, le responsable du Service de la Police de l'Air et des Frontières lui notifié, une décision de non PAGE DEUXIEME admission en France au motif que son passeport n'était pas revêtu d'un visa français.

L'acte de notification précise rue Jean-Baptiste DUVERNE devait partir à destination de PORT-AU-PRINCE le 10 décembre 1991 et que, dans l'attente de ce départ, l'intéressé était laissé "libre en zône internationale de l'aéroport".

Le 5 décembre 1991, Jean-Baptiste DUVERNE a présenté une demande d'asile politique qui a été soumise pour avis au Ministère des Affaires Etrangères.

Le 6 décembre 19917 Jean-Baptiste DUVERNE a été conduit dans les locaux de l'hôtel ARCADE à ROISSY.

Le 10 décembre 1991, le Ministre des Affaires Etrangères a donné un. avis favorable à l'admission de Jean-Baptiste DUVERNE sur le territoire français.

Cette décision a été notifiée au demandeur la 11 décembre 1991 par un fonctionnaire de la Police de l'Air et des Frontières.

Par acte d'huissier du 14 février 1992, Jean-Baptiste DUVERNE a fait assigner devant ce Tribunal l'Agent Judiciaire du Trésor en paiement de la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts et de celle de 25 000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile;

Selon le demandeur, le Ministre de l'Intérieur s'est rendu coupable d'une voie de fait, d'une part ton tentant de le priver d'une droit de former une demande d'asile politique, d'autre part en le maintenant, sans qu'aucun texte ne l'autorise à le faire à PAGE TROISIEME l'aéroport de ROISSY pendant deux jours, puis dans une chambre de l'hôtel ARCADE pendant six jours.

L'Agent Judiciaire du Trésor conclut à l'incompétence du Juge judiciaire pour connaître de la demande en faisant valoir que les conditions d'existence d'une voie de fait ne sont pas réunies.

Le défendeur soutient que le maintien an zône de transit ne peut être assimilé à une détention, l'intéressé n'étant pas privé de sa liberté, mais seulement empêché d'entrer en France, qu'il n'existe aucun droit pour un ressortissant étranger, sauf convention contraire, à entrer sur le territoire français, que l'hébergement à l'hôtel ARCADE répond à une simple mesure de bon sens et d'humanité, dès lors qu'il n'est pas possible de laisser des personnes dans le périmètre délimité par les aires d'embarquement sur les aéronefs et les zônes de contrôle frontalier pendant plusieurs jours et même pendant plusieurs semaines.

L'Agent Judiciaire On Trésor prétend en outre que l'action de l'Administration se rattache à un pouvoir qui lui est reconnu par les textes; qu'en effet, l'ordonnance du 2 novembre 1945 et le décret du 237 mai 1982 confèrent à l'autorité administrative le pouvoir d'accepter au de refuser l'entrée d'un étranger sur le territoire national, que le Ministre de l'Intérieur peut a instruire les demandes d'asile présentées par des étrangers et que ce pouvoir d'appréciation suppose nécessairement que l'autorité de police puisée maintenir la personne qui sollicite l'asile en zône de transit pendant le délai nécessaire à l'examen de la demande d'admission afin d'éviter un refoulement qui mettrait en danger la vie de l'étranger.;

PAGE QUATRIEME

Attendu que constitue une voie de fait l'Atteinte grave aux libertés et droits fondamentaux des individus, lorsqu'elle est manifestement insusceptible de se rattacher à l'application d'un texte législatif ou réglementaire et à l'exercice d'un pouvoir appartenant à l'Administration.

1 -SUR L'ATTEINTE DU DROIT D'ASILE

Attendu, selon le demandeur, que l'Administration aurait tenté de porter atteinte à son droit de demander l'asile politique en prenant contre lui une décision de refus d'admission sur le territoire nationale et de refoulement;

Attendu cependant que si Jean-Baptiste DUVERNE a fait l'objet d'une décision de réacheminement vers son pays d'origine dès la notification du refus d'accès en France, il est constant que cette mesure, intervenue alors qu'il n'avait pas encore déposé une demande d'asile, n'a pas été mise à exécution; qu'en autre il n'est pas établi que Jean-Baptiste DUVERNE se sait heurté à une pratique de refus d'enregistrement de sa demande d'asile; qu'enfin le grief tenant à la violation de l'obligation d'accorder le séjour à tout demandeur d'asile n'est pas fondé, dès lors que l'article 12 du décret du 27 mai 1982 confère au Ministre de l'Intérieur le pouvoir de réserver sa décision pendante délai nécessaire à l'appréciation de la recevabilité de la demande;

Attendu qu'il s'ensuit que de ce chef la voie de fait n'est pas caractérisée

2 -SUR L'ATTEINTE A LA LISERTE INDIVIDUELLE.

Attendu qu'il résulte des PAGE CINQUIEME pièces versées à la procédure et des débats que l'étranger faisant l'objet d'une décision de non-admission sur le territoire français est, lorsqu'il n'est pas maintenu dans l'enceinte de l'aéroport, conduit par la police à l'hôtel ARCADE à ROISSY, dans l'attente de son rapatriement ou, si l'étranger a présenté une demande d'asile, jusqu'à la décision des autorités compétentes;

Attendu que les étrangers retenus l'hôtel ARCADE, dont le premier étage a été loué par le Ministre de l'Intérieur, sont placés sous la surveillance de la Police de l'Air et des Frontières; qu'ils sont logés dans des chambres dont les Frontières sont condamnées; que, s'ils peuvent circuler dans le couloir du premier étage, ils ne peuvent en revanche quitter cet étage ni a fortiori sordide l'hôtel, la porte d'accès étant munie d'un verrou et gardée par la police qui empêche toute entrée ou sortie non autorisée par l'Administration; qu'en autre ces étrangers, retenus hors des conditions définies par l'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 et pour une durée indéterminée, ne bénéficient pas des droits reconnus par la loi, mais seulement de ceux qui leur sont octroyés, à sa discrétion, par l'autorité administrative et que par conséquent, comme l'a admis le Ministre de l'Intérieur dans une note du 30 janvier 1992 relative à la nécessité d'instituer une zône de transit, sont essentiellement "précaires et "incertains»"

Attendu que le maintien de l'étranger dans les locaux de l'hôtel ARCADE dans les conditions ci-dessus décrites, en raison du degré de contrainte qu'il revêt et de sa durée, - laquelle n'est fixée par a aucun texte et dépend de la seule décision de l'Administration, sans le moindre contrôle judiciaire a pour conséquence d'affecter la liberté individuelle de la personne qui en fait l'objet; PAGE SIXIEME qu'il n'est pas nécessaire, pour que l'atteinte à la liberté d'aller et venir soit caractérisée, qu'il y ait privation absolue de cette liberté; qu'il suffit que, comme en l'espèce, la personne ait vu se liberté gravement restreinte par suite de la décision qui la vise;

Attendu que le défendeur n'est pas fondé à soutenir pour écarter le grief d'atteinte à la liberté individuelle, que l'étranger serait seulement empêché d'entrer en France, en étant retenu dans un lieu devant être considéré comme une "extension" de la zône internationale de l'aéroport; qu'en effet, il n'est pas justifié de l'existence d'un texte, national ou international, conférant une quelconque extra-territorialité à tout ou partie des locaux de l'hôtel ARCADE, situé au demeurant hors de l'enceinte de l'aéroport et de la zône "sous douane" de celui-ci

Attendu qu'en l'état cette zône, qui constitue une fiction juridique, ne saurait être soustraite aux principes fondamentaux de la liberté individuelle

Attendu que l'atteinte à cette liberté ne suffit pas cependant à caractériser la voie de fait; qu'il faut encore rechercher si l'administration disposait d'un titre lui permettent d'agir dans le sens critiqué;

Attendu que la liberté de mouvement des individus d'un Etat à un autre ne comporte pas l'obligation pour l'Etat de recevoir des étrangers qui veulent y pénétrer qu'en droit français, l'ordonnance n° 45-3658 du 2 novembre 1945 et le décret n° 82-442 du 27 mai 1982 fisent les conditions auxquelles est subordonnée l'entrée d'un étranger en France et autorisent l'administration à refuser PAGE SEPTIEME l'entrée de celui qui ne répond pas auxdites conditions:

Attendu que le droit, incontestable, de l'administration de prendre des décisions de refus d'accès au territoire national, même sous certaines conditions en ces de présentation d'une demande d'asile (article 2 du décret du 27 mai 1982), ne permet plis cependant au Ministre de I'lntérieur d'entraver la liberté de l'étranger hors les cas et des conditions déterminés par la loi;

Attendu en effet que la Constitution réserve en principe à l'autorité judiciaire le pouvoir de restreindre ou de supprimer les libertés individuelles dont elle est garante; que si, par exception, la compétence pour décider d'une mesure affectant la liberté peut être confiée à l'autorité administrative, c'est à la condition que ce pouvoir lui soit expressément conféré par la loi et s'exerce sous le contrôle d'un juge;

Attendu qu'en l'état de la législation française concernant les étrangers, l'autorité administrative ne peut priver temporairement un individu de sa liberté d'aller et venir que dans les hypothèses et suivant les modalités définies par les articles 5, dernier alinéa, et 25 bis de l'ordonnance du 2 Novembre lesquels, applicables notamment au refus d'entrée d'un étranger en France, fixent la durée maximale de la rétention et prévoient l'intervention obligatoire du Président du Tribunal de Grande Instance pour en autoriser la prolongation au-delà d'un délai de 24 heures;

Attendu que le défenseur n'est pas fondé à soutenir qu'il existe à son profit, en dehors des circonstances ci-dessus spécifiées, un droit nécessaire et général à maintenir l'étranger en zône surveillée, en PAGE HUITIEME particulier s'il s'agit d'un demandeur d'asile pendant le délai indispensable à l'examen de la demande d'admission;

Qu'il résulte au contraire textes et principes susvisée que le pouvoir de rétention conféré à l'Administration ne peut qu'être un pouvoir exceptionnel qui, en ce qu'il déroge au principe de liberté inscrit ans le Constitution, doit être mise en oeuvre seulement dans les hypothèses et aux conditions limitativement définies par la lois;

Attendu qu'en retenant Jean-Baptiste DUVERNE, après notification d'une décision de non-admission en France, pendant une durée de plusieurs jours non déterminée à l'avance, en dehors des conditions prévues par la loi et en omettent de soumettre la rétention à l'autorisation d'un juge, le Ministre de l'Intérieur a porté gravement atteinte à la liberté de l'intéressé, sans que son action puisse se rattacher à l'application d'un texte législatif ou réglementaire et à l'exercice d'un pouvoir lui appartenant; qu'il s'est dès lors rendu coupable d'une voie de fait, dont il appartient au Tribunal d'assurer la réparation, dans les limites fixées au dispositif de ce jugement;

Attendu qu'il apparaît équitable de faire application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile;

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL,

Condamne l'Agent Judiciaire du Trésor à payer à Jean-Baptiste DUVERNE la PAGE NEUVIEME somme de CINQ MILLE francs (5 000) à titre ce dommages-intérêts, et celle ce CINQ MILLE francs (5 000) en vertu des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile:

Condamne l'Agent Judiciaire du Trésor aux dépens, dont distraction au profit de Me SOURGUET, avocat.

Fait et jugé à PARIS, le 25 Mars 1992.

LE GREFFIER

LE PRESIDENT

P. BAYARD PAGE DIXIEME & DERNIERE.

J. COCHARD

 

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