La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à

l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de

l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et à

l'article 21 du règlement, en une chambre composée des juges dont le

nom suit:

 

 M. G. BALLADORE PALLIERI, président,

 

 M. J. CREMONA,

 

Mme H. PEDERSEN,

 

 M. Thór VILHJÁLMSSON,

 

Sir Gerald FITZMAURICE,

 

 M. P.-H. TEITGEN,

 

 M. F. MATSCHER,

 

ainsi que de M. H. PETZOLD, greffier adjoint,

 

Après avoir délibéré en chambre du conseil du 17 au 19 janvier, puis

les 14 et 15 mars 1978,

 

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

 

PROCEDURE

 

1.  L'affaire Tyrer a été déférée à la Cour par la Commission

européenne des Droits de l'Homme ("la Commission").  A son origine se

trouve une requête dirigée contre le Royaume-Uni de Grande Bretagne et

d'Irlande du Nord et qu'un ressortissant britannique, M. Anthony M. Tyrer,

avait introduite devant la Commission le 21 septembre 1972 en vertu de

l'article 25 (art. 25) de la Convention.

 

2.  La demande de la Commission, qui s'accompagnait du rapport prévu à

l'article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au greffe de

la Cour le 11 mars 1977, dans le délai de trois mois institué par les

articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47).  Elle renvoyait:

 

- aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48);

 

- à la déclaration par laquelle la Royaume-Uni a reconnu,

le 12 septembre 1967, la juridiction obligatoire de la Cour (article 46)

(art. 46) à l'égard de certains territoires dont il assurait les

relations internationales (y compris l'île de Man);

 

- aux renouvellements ultérieurs de cette déclaration et en

particulier à celui du 21 avril 1972, en vigueur lors de la saisine de la

Commission.

 

Elle a pour objet d'obtenir une décision de la Cour sur le point de

savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l'Etat

défendeur, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes

de l'article 3 (art. 3) de la Convention.

 

3.  La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit

Sir Gerald Fitzmaurice, juge élu de nationalité britannique

(article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Balladore Pallieri,

président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement).  Le 23 mars 1977,

en présence du greffier adjoint, le président de la Cour a désigné par

tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. J. Cremona,

Mme H. Pedersen, M. Thór Vilhjálmsson, M. P.-H. Teitgen et M. F. Matscher

(article 43 in fine de la Convention et article 21 par. 4 du règlement)

(art. 43).

 

M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre

(article 21 par. 5 du règlement).

 

4.  Le président de la Chambre a recueilli par l'intermédiaire du

greffier l'opinion de l'agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le

Gouvernement"), de même que celle des délégués de la Commission, au

sujet de la procédure à suivre; eu égard à leurs déclarations

concordantes, il a décidé par une ordonnance du 28 juin 1977 qu'il n'y

avait pas lieu en l'état de prévoir le dépôt de mémoires.  En outre,

il a chargé le greffier d'inviter la Commission à produire certains

documents qui sont parvenus au greffe le 7 juillet.

 

5.  Par une ordonnance du 1er août 1977, le président a fixé au

17 janvier 1978 la date d'ouverture des audiences, après avoir

consulté l'agent du Gouvernement et les délégués de la Commission par

l'intermédiaire du greffier.

 

6.  Par une lettre du 1er décembre 1977, l'agent du Gouvernement a

transmis une demande du gouvernement de l'île de Man tendant à ce que

la Chambre procédât dans celle-ci à une visite des lieux en application

de l'article 38 par. 2 du règlement de la Cour.  Telle que la concevait

le gouvernement de l'île de Man, la visite avait pour but de permettre

à la Cour "de se procurer des renseignements de première main sur les

conditions et nécessités locales dans l'île de Man, eu égard à

l'article 63 par. 3 (art. 63-3) de la Convention, en rencontrant (...)

des personnalités de la population mannoise".

 

Réunie à huis clos le 13 décembre 1977 à Strasbourg, la Cour a résolu

de statuer sur la demande après les débats.

 

7.  Ces derniers se sont déroulés en public le 17 janvier 1978 à

Strasbourg, au Palais des Droits de l'Homme.

 

Ont comparu devant la Cour:

 

- pour le Gouvernement:

 

M. D.H. ANDERSON,

jurisconsulte, ministère des affaires étrangères et du Commonwealth,

                                  agent,

 

M. L.J. BLOM-COOPER, Q.C.,               M. J.W. CORRIN, Attorney-General

                                                          de l'île de Man,

 

M. A. COLLINS,

 

Mme S.A. EVANS,

 avocat,                          conseils,

 Legal Advisers' Branch,

 ministère de l'intérieur,

 

M. J.W.C. HAINES,

Treasury Solicitor's

Department,

                                  conseillers;

 

- pour la Commission:

 

M. L. KELLBERG,                   délégué principal,

 

M. K. MANGAN,                     délégué.

 

La Cour a ouï en leurs déclarations M. Kellberg pour la Commission et

MM. Blom-Cooper et Corrin pour le Gouvernement; M. Corrin lui a parlé

des aspects pertinents de la situation dans l'île de Man.

 

A l'occasion des audiences, le Gouvernement a produit certains

documents et l'Attorney-General de l'île de Man a demandé à nouveau

qu'il fût procédé à une visite des lieux conformément à l'article 38 par. 2

du règlement.

 

8.  Pendant ses délibérations des 17 au 19 janvier, la Chambre a décidé

que pareille visite ne s'imposait pas, grâce aux renseignements très

complets fournis à la Cour au sujet de l'affaire.  Le président en a

informé l'agent du Gouvernement le 19 janvier.

 

FAITS

 

A. La peine infligée au requérant

 

9.  M. Anthony M. Tyrer, citoyen du Royaume-Uni né le 21 septembre 1956,

réside à Castletown, dans l'île de Man.  Le 7 mars 1972, alors qu'il

avait quinze ans et avait observé jusque-là une bonne conduite, il se

reconnut coupable, devant le tribunal local pour jeunes, d'avoir

commis une agression contre un élève plus ancien de son école et de

l'avoir blessé.  Cette agression, commise en compagnie de trois autres

garcons, était apparemment motivée par le fait que la victime avait

dénoncé les garçons pour avoir introduit de la bière à l'école, ce qui

leur avait valu des coups de canne.  Le requérant fut condamné le même

jour à trois coups de verge (birch) en vertu de la loi applicable

(paragraphe 11 ci-dessous).

 

Il exerça un recours contre sa peine devant la Haute Cour de Justice

de l'île.  Elle entendit sa cause, et le débouta de son appel, dans

l'après-midi du 28 avril 1972; elle estima que des voies de fait non

provoquées causant des dommages corporels étaient toujours très graves

et qu'il n'y avait pas lieu de réformer la sentence.  La cour avait

ordonné de soumettre l'intéressé à un examen médical dans la matinée

et disposait du rapport d'un médecin le déclarant apte à subir sa

peine.

 

10.  M. Tyrer fut fustigé tard dans l'après-midi du même jour, en

présence de son père ainsi que d'un médecin dont il avait attendu

longtemps l'arrivée dans un poste de police.  Il dut baisser son

pantalon et son slip et se courber au-dessus d'une table.  Deux

agents de police le tenaient tandis qu'un troisième lui administrait

son châtiment; au premier coup, la verge se brisa en partie.  Le père

du requérant perdit son calme et après le troisième coup de verge

"s'élança" sur l'un des agents; il fallut le maîtriser.

 

Bien que non entamée, la peau du requérant se tuméfia et il éprouva

des douleurs pendant à peu près une semaine et demie.

 

11.  La condamnation du requérant se fondait sur l'article 56 par. 1 de

la loi de 1927 sur les juges de paix et tribunaux de simple police

(Petty Sessions and Summary Jurisdiction Act), tel que l'a modifié

l'article 8 de la loi de 1960 sur les tribunaux de simple police

(Summary Jurisdiction Act):

 

"Quiconque

 

a) illégalement commet une agression sur autrui ou le frappe;

 

b) adopte un langage ou comportement provocateur tendant à troubler la

tranquillité publique,

 

est passible, en simple police, d'une amende de trente livres au

maximum ou d'un emprisonnement ne dépassant pas six mois et, en sus ou

à défaut, d'une peine de fustigation (whipping) s'il s'agit d'un

enfant ou adolescent de sexe masculin."

 

Par "enfant" et "adolescent", il y a lieu d'entendre des personnes

âgées respectivement de dix à treize et de quatorze à seize ans.

 

12.  L'exécution de la peine obéissait aux règles suivantes:

 

a)  Article 10 de la loi de 1960 sur les tribunaux de simple police

 

"a) l'instrument utilisé est une canne (cane) dans le cas d'un enfant

et une verge (birch rod) dans tout autre cas;

 

b) la sentence du tribunal précise le nombre des coups à infliger; il

ne doit pas dépasser six pour un enfant et douze pour une autre

personne;

 

c) la fustigation se déroule en privé aussitôt que possible après la

condamnation;

 

d) elle est infligée par un gardien de la paix en présence d'un

inspecteur ou autre officier de police de rang supérieur à celui de

gardien de la paix et, dans le cas d'un enfant ou adolescent, en

présence aussi de son parent ou tuteur s'ils le désirent."

 

b)  Directive du Lieutenant-Gouverneur, datée du 30 mai 1960

 

"1.  Les instruments à employer sont:

 

(i) Pour un enfant de sexe masculin de moins de quatorze ans, une

canne légère ne dépassant pas quatre pieds de long ni un demi-pouce de

diamètre;

 

(ii) pour un individu de sexe masculin de quatorze à vingt ans, une

verge aux caractéristiques suivantes:

 

poids n'excédant pas                                  9 onces

 

longueur du bout du manche à l'extrémité de la        40 pouces

branche (spray)

 

longueur du manche                                    15 pouces

 

circonférence de la branche au centre                  6 pouces

 

circonférence du manche à l'extrémité de l'attache     3 pouces 1/2

 

circonférence du manche à six pouces du bout           3 pouces 1/4

 

2.  Chaque fois qu'un tribunal a compétence pour prononcer une peine

de fustigation, un rapport médical précisant si le délinquant est apte

à la subir est fourni aux juges (magistrates) avant qu'ils ne

délibèrent sur la peine.  Le greffier veille à l'établissement de ce

rapport.

 

3.  La fustigation est administrée sur le derrière de l'enfant

par-dessus son pantalon de drap ordinaire.

 

4.  Un médecin y assiste et peut à tout moment, s'il le juge bon,

ordonner la fin du châtiment.  Lorsqu'une fustigation a été arrêtée

pour des raisons médicales, un compte rendu des faits est immédiatement

adressé à Son Excellence."

 

En ce qui concerne le paragraphe 3 de la directive, la Cour a été

informée à l'audience du 17 janvier 1978 que le gouvernement de l'île

de Man avait récemment adopté, à la lumière du rapport de la

Commission, un amendement prescrivant d'administrer dans tous les cas

le châtiment par-dessus le pantalon de drap ordinaire, quel que soit

l'âge du délinquant.

 

B. Contexte général

 

13.  L'île de Man ne fait point partie du Royaume-Uni, mais est une

dépendance de la Couronne, dotée de ses propres gouvernement,

parlement, tribunaux et systèmes administratif, fiscal et juridique.

La Couronne assume la responsabilité suprême de la bonne direction de

l'île; elle agit à cet égard par son Conseil privé, sur recommandation

des ministres du gouvernement britannique en leur qualité de conseillers

privés.  A ce titre, le ministre de l'intérieur a la charge principale

des affaires de l'île.

 

Jusqu'en octobre 1950, le gouvernement britannique considérait que les

traités applicables au Royaume-Uni s'étendaient à l'île de Man sauf

clause contraire.  Depuis lors, il estime qu'ils ne valent pas pour

elle sans une inclusion expresse et voit en elle un territoire dont il

assure les relations internationales.  De fait, par une lettre du

23 octobre 1953 au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, le

gouvernement du Royaume-Uni a déclaré, en vertu de l'article 63

(art. 63) de la Convention, que la Convention s'appliquerait à un

certain nombre de ces territoires, dont l'île de Man.

 

Le parlement de l'île (Tynwald), l'un des plus anciens d'Europe,

comprend un Lieutenant-Gouverneur, désigné par la Couronne et la

représentant, une Chambre haute ou "Conseil législatif" et une Chambre

basse ou "Chambres des Clés".  Il légifère dans les matières d'ordre

interne et les lois qu'il adopte requièrent la ratification de la

Reine en son Conseil; il incombe au ministre de l'intérieur de donner

à celui-ci son avis sur le point de savoir s'il y a lieu ou non de

recommander l'approbation royale.

 

En droit strict, le parlement du Royaume-Uni a pleine compétence pour

voter des lois régissant l'île de Man, mais à moins qu'elle n'y

consente il s'en abstient d'habitude, en vertu d'une "constitutional

convention", pour les affaires d'intérêt local telle la politique

pénale.  Cette "constititional convention" s'appliquerait sauf si

quelque autre considération, par exemple une obligation découlant d'un

traité, l'emportait sur elle.

 

14.  Les châtiments judiciaires corporels d'adultes et de jeunes ont

été abolis en 1948 pour l'Angelterre, le Pays de Galles et l'Ecosse,

en 1968 pour l'Irlande du Nord.  Cette abolition faisait suite aux

recommandations de la Commission ministérielle sur le châtiment

corporel (dite Commission Cadogan) qui a publié son rapport en 1938.

La Commission consultative permanente sur le traitement des

délinquants, dans son rapport de 1960 (dit rapport Barry), a marqué

son accord avec les constatations de la Commission Cadogan et conclu

qu'il ne fallait réintroduire le châtiment corporel comme sanction

pénale pour aucune catégorie d'infractions ou de délinquants.

 

15.  Les châtiments judiciaires corporels sont restés en vigueur dans

l'île de Man.  Quand Tynwald a étudié la question en 1963 et 1965, il

a décidé de les conserver car on les considérait comme une arme de

dissuasion contre les voyous visitant l'île en touristes et, plus

généralement, comme un moyen de sauvegarder l'ordre public.

 

En mai 1977, par trente et une voix contre une seule, Tynwald a voté

une résolution déclarant, entre autres:

 

"le maintien du châtiment judiciaire corporel pour les délits de

violence contre les personnes est souhaitable pour protéger l'ordre

public dans l'île; Tynwald réaffirme ainsi sa politique de maintien de

ce type de châtiment pour les délits de violence contre les personnes

commis par des individus de sexe masculin de moins de vingt

et un ans."

 

A l'audience du 17 janvier 1978, l'Attorney-General de l'île de Man a

informé la Cour qu'une pétition organisée par des particuliers en

faveur du maintien du châtiment judiciaire corporel avait récemment

recueilli 31.000 signatures sur les quelque 45.000 électeurs de l'île.

 

16.  Bien que, selon divers textes légaux, le châtiment judiciaire

corporel puisse être infligé à des individus de sexe masculin pour une

série d'infractions, son utilisation paraît avoir été limitée, depuis

1969, aux délits de violence.

 

Au cours de sa plaidoirie, l'Attorney-General de l'île de Man a

indiqué que le parlement local examinerait sous peu un projet de loi

pénale (Criminal Law Bill 1978) où figure une disposition visant à

n'appliquer le châtiment judiciaire corporel aux garçons que pour

certaines infractions bien définies, en principe les délits de

violence les plus graves.  L'infraction reprochée au requérant a été

supprimée de la liste.

 

17.  Dans l'île de Man, on ne publie pas les nom et adresse d'un jeune

condamné à une peine, corporelle ou non.

 

18.  D'après les chiffres cités devant la Cour par l'Attorney-General

de l'île de Man, le châtiment judiciaire corporel a été infligé dans

2 cas en 1966, 4 en 1967, 1 en 1968, 7 en 1969, 3 en 1970, 0 en 1971,

4 en 1972, 0 en 1973, 2 en 1974, 1 en 1975, 1 en 1976 et 0 en 1977.

La moyenne annuelle des délits de violence contre les personnes

s'élevait à 35 de 1966 à 1968, 52 de 1969 à 1971, 59 de 1972 à 1974 et

56 de 1975 à 1977.  Il y a eu 65 délits de violence contre les

personnes en 1975, 58 en 1976 et environ 46 en 1977.

 

De 1975 à 1977, un seul garçon a été reconnu coupable d'un délit de

violence.

 

Au recensement de 1976, l'île comptait 60.496 habitants.

 

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

 

19.  Dans sa requête, introduite devant la Commission

le 21 septembre 1972, M. Tyrer alléguait en particulier que

 

- le châtiment judiciaire corporel qui lui avait été infligé violait

l'article 3 (art. 3) de la Convention;

 

- un tel châtiment détruisait l'harmonie familiale et allait par

conséquent à l'encontre de l'article 8 (art. 8) de la Convention;

 

- il n'existait aucun recours contre cette violation, ce qui était

incompatible avec l'article 13 (art. 13) de la Convention;

 

- le châtiment était discriminatoire au sens de l'article 14 (art. 14)

de la Convention parce qu'on le prononçait surtout contre des

personnes issues de milieux financièrement et socialement défavorisés;

 

- la violation de l'article 3 (art. 3) constituait aussi une violation de

l'article 1 (art. 1) de la Convention.

 

Le requérant réclamait en outre des dommages-intérêts et l'abrogation

de la législation attaquée.

 

20.  Par sa décision du 19 juillet 1974, la Commission, ayant estimé

d'office que les faits de la cause soulevaient des questions de

discrimination fondée sur le sexe et/ou l'âge et contraire à

l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 3

(art. 14+3):

 

- a résolu de ne pas poursuivre l'examen du grief initial au titre de

l'article 14 (art. 14), que le requérant avait ultérieurement retiré;

 

- a déclaré recevables et retenu les parties de la requête qui

posaient des problèmes sous l'angle de l'article 3 (art. 3) de la

Convention, considéré isolément ou combiné avec l'article 14

(art. 14+3);

 

- a déclaré irrecevable le surplus de la requête.

 

21.  En janvier 1976, la Commission a été informée que le requérant

désirait retirer sa requête.  Cependant, elle a décidé le 9 mars 1976

qu'elle ne pouvait accéder à cette demande "car l'affaire soulevait

des questions de caractère général touchant au respect de la

Convention et appelait un examen plus approfondi des points en litige".

M. Tyrer a cessé de participer à la procédure.

 

22.  Dans son rapport du 14 décembre 1976, la Commission a exprimé

l'avis:

 

- par quatorze voix contre une, que le châtiment judiciaire corporel

infligé au requérant était dégradant et enfreignait l'article 3

(art. 3) de la Convention;

 

- qu'il n'était pas nécessaire, eu égard à la conclusion ci-dessus,

de poursuivre l'examen du point en litige au titre de l'article 14

(art. 14) de la Convention;

 

- que, sous l'angle de l'article 63 par. 3 (art. 63-3) de la Convention,

il n'y avait entre l'île de Man et le Royaume-Uni aucune différence

sociale ou culturelle importante qui pût présenter un intérêt pour

l'application de l'article 3 (art. 3) en l'espèce.

 

Le rapport contient une opinion séparée.

 

EN DROIT

 

I. QUESTIONS PRELIMINAIRES

 

A. Compétence de la Cour

 

23.  A l'audience du 17 janvier 1978, on a souligné que la déclaration

du Gouvernement reconnaissant à l'égard de l'île de Man la juridiction

obligatoire de la Cour avait expiré le 13 janvier 1976, alors que la

Commission a saisi cette dernière le 11 mars 1977.

 

Dans sa demande introductive d'instance, la Commission a indiqué

qu'elle avait eu égard aux divers renouvellements de ladite

déclaration et en particulier à celui du 21 avril 1972, en vigueur au

moment du dépôt de la requête auprès de la Commission.  Quant à lui,

le Gouvernement, qui n'avait présenté aucune exception préliminaire en

vertu de l'article 46 du règlement de la Cour, a précisé à l'audience

qu'il acceptait la compétence de la Cour conformément à l'article 48

(art. 48) de la Convention, mais qu'il ne fallait pas en déduire qu'il

approuvait nécessairement le raisonnement figurant dans ladite demande.

 

Dans ces conditions, la Cour constate que sa compétence se trouve

établie.

 

B. La demande de radiation de l'affaire du rôle de la Cour

 

24.  L'Attorney-General de l'île de Man a soutenu d'abord que la Cour

devrait rayer l'affaire de son rôle eu égard au fait que M. Tyrer, qui

avait introduit sa requête devant la Commission pendant sa minorité,

avait exprimé, une fois majeur, le désir de la retirer.

 

Le 9 mars 1976 la Commission avait décidé, en vertu de l'article 43 de

son règlement intérieur de l'époque, qu'elle ne pouvait accéder à la

demande du requérant car l'affaire soulevait des problèmes de

caractère général touchant à l'observation de la Convention et

appelant un examen plus approfondi des points en litige (paragraphe 21

ci-dessus).  Devant la Cour, le délégué principal a plaidé qu'il

fallait subordonner les voeux du requérant à l'intérêt général qui

s'attache au respect des droits de l'homme tels que les définit la

Convention.  Il a ajouté que la Commission n'avait jamais étudié les

raisons et circonstances de ladite demande.

 

L'Attorney-General de l'île de Man a concédé qu'il était loisible à la

Commission, d'après son règlement intérieur, de refuser, pour les

motifs énoncés ci-dessus, d'autoriser M. Tyrer à se désister.  Il n'a

invoqué aucune irrégularité qui aurait entaché la décision de la

Commission; il s'est borné à prétendre qu'en l'occurrence les souhaits

du requérant devaient l'emporter sur le caractère général de l'affaire

et que la Cour devait donc envisager de rayer celle-ci de son rôle en

application de l'article 47 de son règlement.

 

25.  En l'absence de contestation sur la régularité de la décision de

la Commission de poursuivre l'examen de la requête, il incombe à la

Cour de se prononcer uniquement sur la radiation de l'affaire du rôle.

 

Le paragraphe 1 de l'article 47 du règlement ne s'applique pas en

l'espèce.  En premier lieu, la requête demeurait pendante devant la

Commission quand M. Tyrer a exprimé le désir de la retirer.  En outre

cette déclaration, émanant d'un individu que la Convention n'habilite

pas à saisir la Cour, ne saurait déployer les effets d'un désistement

dans la présente procédure (arrêt De Becker du 27 mars 1962,

série A n° 4, p. 23, par. 4).  Surtout, le paragraphe 1 vaut exclusivement

pour le désistement d'une "Partie requérante devant la Cour",

c'est-à-dire un Etat contractant qui introduit une instance auprès de

celle-ci (alinéa h) de l'article 1 du règlement; arrêt Kjeldsen, Busk

Madsen et Pedersen du 7 décembre 1976, série A n° 23 p. 21, par. 47).

 

D'après le paragraphe 2 de l'article 47, la Cour peut, sous réserve du

paragraphe 3, rayer du rôle une affaire portée devant elle par la

Commission, mais seulement quand elle "reçoit communication d'un

règlement amiable, arrangement ou autre fait de nature à fournir une

solution du litige".  Or la Commission, on l'a déjà signalé, n'a jamais

étudié les circonstances entourant la demande du requérant et aucun

renseignement complémentaire n'a été donné à la Cour à leur sujet.

Partant, la Cour ne possède aucune indication selon laquelle la

déclaration de retrait de M. Tyrer constituerait un fait de nature à

fournir une solution du litige.

 

26.  L'Attorney-General de l'île de Man a plaidé ensuite que la Cour

devra rayer l'affaire de son rôle quand le législateur de l'île aura

voté la proposition tendant à supprimer le châtiment corporel en tant

que sanction pénale pour, entre autres, le délit de coups et blessures

dont le requérant a été jugé coupable (paragraphe 16 ci-dessus).  Le

délégué principal a souligné que seule l'abolition totale du châtiment

judiciaire corporel pourrait, aux yeux de la Commission, constituer

"un fait de nature à fournir une solution du litige" dans le contexte

de l'article 47 par. 2 du règlement.

 

La Cour n'estime pas possible de considérer la législation envisagée

comme un tel fait.  Il n'y a aucune certitude sur le point de savoir

si et quand la proposition deviendra loi et, même si elle aboutit,

elle ne pourra effacer une peine déjà exécutée.  Qui plus est, le

projet ne touche pas l'essence du problème porté devant la Cour: le

châtiment judiciaire corporel, tel que le requérant l'a subi

conformément à la législation mannoise, va-t-il à l'encontre de la

Convention?

 

27.  En conséquence, la Cour décide de ne pas rayer l'affaire de son

rôle pour l'un ou l'autre des motifs invoqués.

 

II. SUR L'ARTICLE 3 (art. 3)

 

28.  Le requérant a soutenu devant la Commission que les faits de la

cause violaient l'article 3 (art. 3) de la Convention, aux termes

duquel

 

"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements

inhumains ou dégradants."

 

Il a allégué qu'il y avait eu torture, ou peine ou traitement inhumain

ou dégradant, ou une combinaison quelconque de ceux-ci.

 

Dans son rapport, la Commission a exprimé l'avis que le châtiment

judiciaire corporel, étant dégradant, enfreignait l'article 3 (art. 3)

et que le fait de l'avoir infligé au requérant méconnaissait par

conséquent cette disposition.

 

29.  La Cour souscrit à l'opinion de la Commission selon laquelle la

peine de M. Tyrer ne constituait pas une "torture" au sens de

l'article 3 (art. 3).  Les circonstances de l'espèce ne lui paraissent

pas révéler qu'il ait éprouvé des souffrances du niveau impliqué par

cette notion telle qu'elle l'a interprétée et appliquée dans son arrêt

du 18 janvier 1978 (Irlande contre Royaume-Uni, série A n° 25,

pp. 66-67 et 68, paras. 167 et 174).

 

Cet arrêt renferme aussi diverses indications relatives aux concepts

de "traitement inhumain" et de "traitement dégradant", mais il a

laissé à dessein de côté ceux de "peine inhumaine" et de "peine

dégradante" qui seuls entrent en ligne de compte en l'occurrence (ibidem

p. 65, par. 164).  Lesdites indications ne sauraient donc servir ici

telles quelles.  Il n'en demeure pas moins que la souffrance provoquée

doit se situer à un niveau particulier pour que l'on puisse qualifier

une peine d'"inhumaine" au sens de l'article 3 (art. 3).  Là non plus,

la Cour n'estime pas au vu des pièces du dossier que ce niveau ait été

atteint; partant, elle conclut avec la Commission que le châtiment de

M. Tyrer ne s'analysait pas en une "peine inhumaine" au regard de

l'article 3 (art. 3).  Dès lors, il s'agit uniquement de décider s'il

a subi une "peine dégradante" incompatible avec cet article (art. 3).

 

30.  La Cour constate d'abord qu'un individu peut être humilié par le

simple fait qu'on le condamne au pénal.  Cependant, ce qui importe aux

fins de l'article 3 (art. 3) est qu'il soit humilié non par sa seule

condamnation, mais par l'exécution de sa peine.  Tel peut être, dans la

plupart des cas sinon dans tous, l'un des effets du châtiment

judiciaire qui entraîne la soumission forcée aux exigences du système

pénal.

 

Néanmoins, ainsi que la Cour l'a souligné dans son arrêt du

18 janvier 1978 en l'affaire Irlande contre Royaume-Uni, l'article 3

(art. 3) édicte une prohibition absolue: il ne prévoit pas de

restrictions et, d'après l'article 15 par. 2 (art. 15-2), ne tolère

aucune dérogation (série A n° 25, p. 65, par. 163).  Or il serait

absurde de soutenir que toute peine judiciaire, en raison de l'aspect

humiliant qu'elle présente d'ordinaire et presque inévitablement,

revêt un caractère "dégradant" au sens de l'article 3 (art. 3).  Il faut

introduire dans le texte un critère supplémentaire.  En interdisant

expressément les peines "inhumaines" et "dégradantes", l'article 3

(art. 3) implique du reste qu'elles se distinguent des peines en général.

 

Aux yeux de la Cour, pour qu'une peine soit "dégradante" et enfreigne

l'article 3 (art. 3), l'humiliation ou l'avilissement dont elle s'accompagne

doivent se situer à un niveau particulier et différer en tout cas de

l'élément habituel d'humiliation mentionné à l'alinéa précédent.

Cette appréciation est nécessairement relative: elle dépend de

l'ensemble des circonstances de la cause, et notamment de la nature et

du contexte de la peine ainsi que de ses modalités d'exécution.

 

31.  L'Attorney-General de l'île de Man a plaidé que le châtiment

judiciaire corporel incriminé ne viole pas la Convention car il ne

choque pas l'opinion publique locale.  Toutefois, à supposer même que

celle-ci puisse avoir une incidence sur l'interprétation du concept de

"peine dégradante" figurant à l'article 3 (art. 3), la Cour ne considère pas

comme établi que les habitants de l'île favorables au maintien de ce

châtiment ne le jugent pas dégradant: l'une des raisons pour lesquelles

ils y voient un moyen efficace de dissuasion réside peut-être

précisément dans son aspect dégradant.  Quant à leur conviction selon

laquelle le châtiment judiciaire corporel effraie les délinquants, il

faut souligner qu'une peine ne perd pas son caractère dégradant par

cela seul qu'elle passe pour constituer, ou constitue réellement, un

moyen efficace de dissuasion ou de lutte contre la délinquance.

Surtout, la Cour doit y insister, le recours à des peines contraires à

l'article 3 (art. 3) n'est jamais admissible, quels que soient leurs

effets dissuasifs.

 

La Cour rappelle en outre que la Convention est un instrument vivant à

interpréter - la Commission l'a relevé à juste titre - à la lumière

des conditions de vie actuelles.  Dans la présente espèce, la Cour ne

peut pas ne pas être influencée par l'évolution et les normes

communément acceptées de la politique pénale des Etats membres du

Conseil de l'Europe dans ce domaine.  L'Attorney-General de l'île de

Man a du reste signalé que depuis de longues années on révise les

dispositions législatives mannoises concernant lesdits châtiments.

 

32.  Au sujet des modalités d'exécution de la fustigation infligée à

M. Tyrer, l'Attorney-General de l'île de Man a mis l'accent sur le

fait que la peine a été administrée dans un local clos et sans

divulgation du nom du délinquant.

 

La publicité peut constituer un élément pertinent pour apprécier si

une peine est "dégradante" au sens de l'article 3 (art. 3), mais la

Cour ne croit pas que son absence empêche nécessairement une peine

déterminée d'entrer dans cette catégorie; il peut fort bien suffire

que la victime soit humiliée à ses popres yeux, même si elle ne l'est

pas à ceux d'autrui.

 

La Cour note que la législation mannoise litigieuse, tout en accordant

au délinquant le droit d'attaquer la sentence, offre certaines

garanties.  Par exemple, il y a un examen médical préalable; le nombre

des coups et les dimensions de la verge sont fixés en détail; un

docteur assiste au châtiment et peut en ordonner l'interruption; dans

le cas d'un enfant ou adolescent, un parent peut être présent s'il le

désire; la fustigation est donnée par un gardien de la paix devant un

collègue plus haut en grade.

 

33.  Il incombe néanmoins à la Cour de rechercher si les autres

circonstances du châtiment subi par le requérant l'ont rendu "dégradant"

au regard de l'article 3 (art. 3).

 

Les peines judiciaires corporelles impliquent, par nature, qu'un être

humain se livre à des violences physiques sur l'un de ses semblables.

En outre, il s'agit de violences institutionnalisées, en l'occurrence

autorisées par la loi, prescrites par les organes judiciaires de

l'Etat et infligées par sa police (paragraphe 10 ci-dessus).  Ainsi,

quoique le requérant n'ait pas subi de lésions physiques graves ou

durables, son châtiment, consistant à le traiter en objet aux mains de

la puissance publique, a porté atteinte à ce dont la protection figure

précisément parmi les buts principaux de l'article 3 (art. 3):

la dignité et l'intégrité physique de la personne.  On ne saurait

davantage exclure que la peine ait entraîné des séquelles

psychologiques néfastes.

 

Le caractère institutionnalisé de ces violences se combine de surcroît

avec l'ensemble de la procédure officielle dont s'accompagnait le

châtiment et avec la circonstance que les exécutants étaient

entièrement étrangers au délinquant.

 

A la vérité, la législation en cause prévoit que la fustigation n'aura

jamais lieu plus de six mois après le prononcé de la sentence.  Il n'en

demeure pas moins que plusieurs semaines avaient passé depuis la

condamnation du requérant par le tribunal pour jeunes et qu'un délai

considérable s'est écoulé au poste de police où la peine a été

appliquée.  M. Tyrer a donc éprouvé, en sus d'une souffrance physique,

l'angoisse morale d'attendre les violences qu'on allait lui infliger.

 

34.  En l'espèce, la Cour ne juge pas pertinent que la condamnation à

une peine judiciaire corporelle ait été imposée au requérant du chef

d'un acte de violence.  Elle n'estime pas non plus pertinent que la

fustigation ait représenté, pour M. Tyrer, le substitut d'une période

de détention: si une sanction pénale peut être préférable à une autre,

produire des effets moins défavorables ou être moins lourde, cela ne

veut pas dire en soi qu'elle ne revêt point un caractère "dégradant"

au regard de l'article 3 (art. 3).

 

35.  Examinant ces circonstances dans leur ensemble, la Cour conclut

dès lors que l'on a soumis le requérant à une peine où l'élément

d'humiliation atteignait le niveau inhérent à la notion de "peine

dégradante" telle que l'explique le paragraphe 30 ci-dessus.  La honte

de se voir administrer le châtiment sur le derrière nu en a dans une

certaine mesure aggravé le caractère dégradant, mais elle n'a pas été

le facteur unique ou déterminant.

 

Partant, la Cour conclut que la peine judiciaire corporelle infligée

au requérant s'analysait en une peine dégradante au sens de l'article 3

(art. 3) de la Convention.

 

III. SUR L'ARTICLE 63 (art. 63)

 

36.  La Cour doit examiner ensuite si la conclusion ci-dessus se

trouve modifiée par certains arguments avancés sur le terrain de

l'article 63 (art. 63) de la Convention, dont les paragraphes 1 et 3

(art. 63-1, art. 63-3) se lisent ainsi:

 

"1.  Tout Etat peut, au moment de la ratification ou à tout autre

moment par la suite, déclarer, par notification adressée au

Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, que la (...) Convention

s'appliquera à tous les territoires ou à l'un quelconque des

territoires dont il assure les relations internationales.

 

(...)

 

3.  Dans lesdits territoires les dispositions de la (...) Convention

seront appliquées en tenant compte des nécessités locales."

 

37.  Au sujet de l'article 63 par. 3 (art. 63-3), l'Attorney-General de

l'île de Man a fait valoir devant la Cour:

 

"premièrement, que le châtiment judiciaire corporel tel qu'on l'a

pratiqué dans l'île de Man à l'égard du requérant ne revêt pas un

caractère dégradant et qu'en vertu de l'article 63 par. 3 (art. 63-3)

le Royaume-Uni n'enfreint pas la Convention; en second lieu (...), que

si l'on tient dûment compte de la situation locale dans l'île (...) le

recours aux châtiments judiciaires corporels sur une échelle limitée

continue à se justifier comme moyen de dissuasion et que, partant, le

Royaume-Uni ne violerait pas la Convention".

 

L'Attorney-General a tiré en particulier argument de l'état de

l'opinion publique dans l'île; il a mentionné entre autres un débat à

Tynwald et une pétition, tous deux récents et qui ont révélé une forte

majorité en faveur de la conservation des châtiments judiciaires

corporels dans des cas bien définis (paragraphe 15 ci-dessus).  Selon

lui, non seulement cette majorité ne considère pas cette peine comme

dégradante, mais elle y voit une arme efficace de dissuasion et une

garantie souhaitable pour la défense de l'ordre public.  Il a cité

aussi des statistiques à l'appui de ces affirmations (paragraphe 18

ci-dessus).

 

Le délégué principal de la Commission a plaidé, quant à la situation

locale dans l'île, que l'on a du mal à imaginer la possibilité de se

fonder sur des caractéristiques locales pour légitimer une infraction

à l'article 3 (art. 3).  Il a souligné que nulle circonstance locale

spécifique n'avait été invoquée en dehors de la conviction, commune à

beaucoup d'habitants de l'île, selon laquelle les châtiments

judiciaires corporels offrent un moyen efficace de dissuasion; à

supposer même, a-t-il ajouté, que pareille conviction puisse

constituer une circonstance locale, la Commission ne l'a pas estimée

de nature à influer sur sa conclusion relevant une violation de

l'article 3 (art. 3).  Il a précisé enfin l'opinion de la Commission d'après

laquelle il n'y a pas entre l'île de Man et le Royaume-Uni de

différences sociales ou culturelles importantes propres à entrer en

ligne de compte pour l'application de l'article 3 (art. 3) en

l'espèce: elle revient à dire que l'on ne saurait en réalité s'appuyer

sur l'article 63 par. 3 (art. 63-3) pour des territoires aux liens et

affinités aussi étroits que l'île de Man et le Royaume-Uni.

 

38.  Le problème à résoudre consiste donc à savoir s'il existe dans

l'île de Man des nécessités locales, au sens de l'article 63 par. 3

(art. 63-3), telles que malgré son caractère dégradant (paragraphe 35

ci-dessus) la peine incriminée n'enfreindrait pas l'article 3 (art. 3).

 

La Cour constate d'abord que l'Attorney-General de l'île de Man a

parlé plutôt de circonstances et situations que de nécessités.  Les

convictions, sans conteste sincères, de membres de la population

locale indiquent jusqu'à un certain point que les châtiments

judiciaires corporels passent dans l'île pour un moyen nécessaire de

dissuasion et de défense de l'ordre.  Toutefois, l'article 63 par. 3

(art. 63-3) demande davantage pour entrer un jeu: il faut la preuve

manifeste et décisive d'une nécessité; or la Cour ne peut pas estimer

que les convictions et l'opinion publique locale fournissent en soi

pareille preuve.

 

En outre, quand bien même les châtiments judiciaires corporels

présenteraient les avantages que leur attribue l'opinion publique

locale, rien ne montre à la Cour que l'on ne puisse préserver l'ordre

dans l'île de Man sans les utiliser.  A cet égard, il échet de noter

que la grande majorité des Etats membres du Conseil de l'Europe

paraissent les ignorer et, pour quelques-uns d'entre eux, ne les ont du

reste jamais connus à notre époque; dans l'île de Man elle-même, la

Cour l'a déjà relevé, on révise depuis de nombreuses années la

législation dont il s'agit.  Cela autorise pour le moins à douter que

le maintien de l'ordre dans un pays européen exige la possibilité

d'infliger semblable peine.  L'île de Man ne possède pas seulement des

traditions politiques, sociales et culturelles établies de longue date

et hautement développées: elle constitue une société moderne.

Historiquement, géographiquement et culturellement, elle a toujours

figuré dans la famille des nations européennes et on doit la

considérer comme un titulaire à part entière du "patrimoine commun

d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de

prééminence du droit" auquel se réfère le préambule de la Convention.

A ce sujet, la Cour souligne que le système instauré par l'article 63

(art. 63) tendait pour l'essentiel à répondre au fait qu'au moment

où l'on a rédigé la Convention il était encore des territoires

coloniaux dont le niveau de civilisation ne permettait pas, pensait-on,

la pleine application de cet instrument.

 

Enfin et surtout, même si l'on ne pouvait préserver l'ordre dans l'île

de Man sans recourir aux châtiments judiciaires corporels, cela n'en

rendrait pas l'emploi compatible avec la Convention.  Ainsi que l'a

rappelé la Cour, l'article 3 (art. 3) énonce une prohibition absolue

et d'après l'article 15 par. 2 (art. 15-2) les Etats contractants ne

peuvent y déroger, fût-ce en cas de guerre ou d'autre danger public

menaçant la vie de la nation.  Nulle nécessité locale touchant au

maintien de l'ordre public ne saurait non plus, aux yeux de la Cour,

donner à l'un de ces Etats, en vertu de l'article 63 par. 3 (art. 63-3),

le droit d'user d'une peine contraire à l'article 3 (art. 3).

 

39.  La Cour constate, par ces motifs, qu'il n'existe pas de

nécessités locales influant sur l'application de l'article 3 (art. 3)

dans l'île de Man et, en conséquence, que le châtiment judiciaire

corporel subi par le requérant a violé cet article (art. 3).

 

40.  Dès lors, la Cour ne croit pas nécessaire d'examiner, sous

l'angle de l'article 63 par. 1 (art. 63-1), la question du statut de

l'île de Man par rapport au Royaume-Uni.

 

IV. SUR L'ARTICLE 14 (art. 14)

 

41.  Aux termes de l'article 14 (art. 14) de la Convention,

 

"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...)

Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée

notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion,

les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale

ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la

naissance ou toute autre situation."

 

42.  Par sa décision du 19 juillet 1974, la Commission, considérant

d'office que les faits de la cause soulevaient des questions de

discrimination fondée sur le sexe et/ou l'âge, a déclaré recevables et

retenu les parties de la requête qui posaient des problèmes sur le

terrain de l'article 3 combiné avec l'article 14 (art. 14+3).

Dans son rapport du 14 décembre 1976, elle n'a cependant pas estimé

devoir étudier ces problèmes plus avant: elle a trouvé suffisant

d'avoir conclu qu'une violation de l'article 3 (art. 3) s'était

produite en l'espèce et que, partant, il n'aurait fallu infliger à

personne un châtiment judiciaire corporel.  En outre, elle n'a

mentionné lesdits problèmes ni dans sa demande du 11 mars 1977 à la

Cour ni lors des audiences.  Le Gouvernement ne les a pas non plus

abordés devant la Cour.

 

43.  La Cour prend acte de l'attitude des comparants.  En l'occurrence,

elle ne juge pas nécessaire d'examiner la question d'office.

 

V. SUR L'ARTICLE 50 (art. 50)

 

44.  Selon l'article 50 (art. 50) de la Convention,

 

"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure

ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une

Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en

opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si

le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement

d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la

décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une

satisfaction équitable."

 

45.  Dans sa requête à la Commission, M. Tyrer réclamait des

dommages-intérêts.  A l'audience du 17 janvier 1978, le délégué

principal a toutefois souligné que nul problème ne pouvait surgir au

titre de l'article 50 (art. 50), de l'avis de la Commission, car il

n'y avait plus de requérant participant à la procédure.

 

La Cour considère la question comme en état.  Elle souscrit à

l'opinion de la Commission et constate, dès lors, qu'il n'y a pas lieu

d'appliquer l'article 50 (art. 50) en l'espèce.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR

 

1. décide à l'unanimité de ne pas rayer l'affaire du rôle;

 

2. dit, par six voix contre une, que le châtiment judiciaire corporel

infligé à M. Tyrer constituait une peine dégradante au sens de

l'article 3 (art. 3);

 

3. dit, à l'unanimité, qu'il n'existe en l'espèce aucune nécessité

locale, au sens de l'article 63 par. 3 (art. 63-3), de nature à influer

sur l'application de l'article 3 (art. 3);

 

4. dit, par six voix contre une, que la peine litigieuse a donc violé

l'article 3 (art. 3);

 

5. dit, à l'unanimité, qu'il n'est pas nécessaire d'examiner la

question d'une violation éventuelle de l'article 3 combiné avec

l'article 14 (art. 14+3);

 

6. dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'appliquer l'article 50

(art. 50) en l'occurrence.

 

Rendu en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au

Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, le vingt-cinq avril mil

neuf cent soixante-dix-huit.

 

Signé: Giorgio Balladore Pallieri

       Président

 

Pour le greffier

Signé: Herbert Petzold

       Greffier adjoint

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément à l'article 51 par. 2

(art. 51-2) de la Convention et à l'article 50 par. 2 du règlement,

l'exposé de l'opinion séparée de Sir Gerald Fitzmaurice, juge.

 

Paraphé: G. B. P.

 

Paraphé: H. P.

 

OPINION SEPAREE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE

 

(Traduction)

 

1.  A regret, il m'est impossible de partager l'avis de la Cour sur ce

qui représente en l'espèce le principal problème - à savoir si le

châtiment infligé à M. Tyrer - lorsqu'il était écolier - constituait

une peine "dégradante" contraire à l'article 3 (art. 3) de la Convention

européenne des Droits de l'Homme.  Toutefois, je peux au moins me

consacrer exclusivement à cette question étant donné que, tout en

n'étant pas nécessairement d'accord in toto sur les autres points - en

particulier celui du paragraphe 3 de l'article 63 (art. 63-3)

(obligation de tenir compte des nécessités locales dans le cas de

territoires métropolitains) -, je ne me suis pas senti obligé de voter

positivement contre les conclusions auxquelles la Cour est parvenue

sur les points ne découlant pas directement de l'article 3 (art. 3).  Par

ailleurs, compte tenu du fait que la Cour a constaté (à juste titre à

mon avis) que le châtiment infligé à M. Tyrer ne constituait ni une

torture ni un traitement inhumain, je n'ai pas besoin de traiter ces

questions si ce n'est pour autant qu'elles se rapportent, d'une façon

générale, à ce que je tiens à dire sur la troisième composante de

l'article 3 (art. 3) - traitements ou peines dégradants.  J'ai étudié

en détail les aspects spécifiques de la torture et des traitements

inhumains dans la récente affaire de l'Irlande contre le Royaume-Uni

(arrêt du 18 janvier 1978), que j'appellerai ci-après l'"affaire

irlandaise".

 

2.  Avant d'aller plus loin je tiens cependant à préciser que ma

position dans la présente affaire est déterminée par le fait que le

châtiment incriminé a été infligé à un adolescent.  De même que dans la

récente affaire Handyside ("Le petit livre rouge à l'usage des

écoliers") (1), l'élément clé en jeu était que la littérature sexuelle

qui aurait été plus ou moins inoffensive si elle avait été distribuée

à des adultes était expressément destinée et distribuée à des jeunes

d'âge scolaire, de même l'élément clé dans la présente affaire

réside, à mon avis, dans le fait que la peine a été infligée non pas à

un adulte mais à un adolescent.

 

_______________

(1) Arrêt du 7 décembre 1976.

_______________

 

3.  S'agissant de la torture et des traitements inhumains, après avoir

davantage réfléchi à l'affaire irlandaise, j'ai été amené à me

demander s'il est possible ou juste de considérer que ces notions (et

cela vaudrait aussi pour celles de traitement dégradant ou de peine

dégradante) possèdent le caractère absolu et monolithique qu'elles

semblent avoir à la lecture littérale de l'article 3 (art. 3) - ainsi

que la Cour l'a estimé tant dans l'affaire irlandaise qu'en l'espèce

et ainsi que je l'ai admis au paragraphe 14 de mon opinion séparée

dans la première affaire.  Comme je l'ai déclaré dans ledit

paragraphe, il est facile de voir pourquoi les auteurs de la

Convention ont procédé de cette manière: non seulement une définition

appropriée aurait été aussi difficile à élaborer que dans le cas

fameux de la définition de l'agression, mais aussi toute tentative de

définition (également comme dans ce dernier cas) aurait presque

inévitablement tendu à indiquer les moyens d'y échapper.  Mais cela ne

signifie en aucune façon que, parce que la tâche d'interpréter et

d'appliquer ces notions incombe, en conséquence, forcément aux

tribunaux, le tribunal chargé de cette tâche puisse se réfugier dans

une interprétation littérale de l'article (art. 3) sans tenir compte

des circonstances spéciales du cas concret.  En vérité, c'est

précisément parce qu'il est difficile de parvenir à une définition qui

tienne compte à l'avance de toutes les possibilités qui peuvent se

présenter que l'obligation de le faire dans le cas d'espèce incombe au

tribunal.  La Cour l'a reconnu jusqu'à un certain point en appliquant

le critère du degré de sévérité qu'implique le traitement incriminé;

mais ce n'est pas là, tant s'en faut, le seul facteur qui puisse être

pertinent - et même en appliquant ce critère, le tribunal doit

considérer des aspects tels que l'âge, l'état de santé général, les

caractères corporels et la condition physique et mentale de

l'intéressé ou d'autres éléments réels de la cause, dont chacun peut

augmenter ou diminuer l'intensité de l'effet produit.

 

4.  Ce n'est pas seulement à ces différents titres qu'il faut apporter

quelques réserves au caractère absolu des termes littéraux de

l'article 3 (art. 3).  Ainsi, il convient de noter que ceux-ci,

lorsqu'ils parlent de "peines", ne le font qu'en liaison avec les mots

"inhumaines" et "dégradantes" et non pas en liaison avec "torture".

Indépendamment de la difficulté grammaticale que pose l'emploi de ce

dernier mot comme adjectif, la raison en est clairement que la torture

est aussi souvent, sinon plus souvent, infligée à d'autres fins

- telles que l'intimidation, la contrainte, l'extorsion de

renseignements, etc. - qu'à des fins de châtiment (dans le cas de

l'inhumain ou du dégradant, ces autres fins sont couvertes par

l'emploi des mots "traitements" et "peines", mais aucun de ces mots

n'est employé en liaison avec le terme "torture").  En conséquence, si

l'on interprète littéralement l'article 3 (art. 3), le fait d'infliger

une souffrance d'une intensité suffisamment grave pour équivaloir à

une torture impliquerait une violation de cette disposition quelles

que soient les circonstances dans lesquelles cela se serait produit

- par exemple, le cas d'un chirurgien militaire qui ampute d'urgence une

jambe sur le champ de bataille, sans anesthésie.  Dans tous ces cas

(et l'on peut facilement en imaginer d'autres - voir note (2) la

"victime" est, conformément aux termes mêmes de l'article 3 (art. 3),

"soumise à la torture" alors que selon cet article (art. 3) "Nul ne

peut (l)'être" - jamais, même si dans certains cas, ou jusqu'à un

certain point, la soumission est volontairement acceptée.

 

_______________

(2) Par exemple:

 

le sauveteur qui doit infliger une douleur atroce afin de libérer un

membre coincé;

 

le moine qui endure la flagellation que lui infligent ses supérieurs à

titre de pénitence ou de discipline religieuse ou conventuelle;

 

le fait d'infliger une cruelle torture mentale en taisant des

nouvelles dont la communication prématurée pourrait nuire au succès;

 

le dentiste qui ne peut faire une piqûre calmante parce que son patient

y est allergique.

_______________

 

5.  Les cas de ce genre montrent aussi que les réserves à apporter à

l'incidence de l'article (art. 3) pris dans un sens littéral visent non

seulement ce qui constitue une torture, etc., ou y équivaut, mais

également ce qui peut dans certaines conditions justifier le fait de

l'infliger, comme par exemple sauver la vie de l'intéressé ou, dans

telles ou telles circonstances, sauver un plus grand nombre d'autres

vies.  Il s'agit là d'un point extrêmement difficile et délicat sur

lequel il n'est que trop facile de se tromper.  Je l'ai évoqué au

troisième paragraphe de la note 19 de mon opinion séparée dans

l'affaire irlandaise (voir paragraphe 1 ci-dessus) et je ne m'étendrai

pas davantage parce que la présente affaire ne porte pas directement

sur des questions de torture ou d'autres types de traitement inhumain

- (ou, de toute façon, l'arrêt de la Cour, auquel je souscris sur ces

points, les exclut).

 

                          o              o

 

 

                                  o

 

6.  Ce qui est actuellement en cause, c'est la question du traitement

dégradant ou de la peine dégradante, dont j'ai étudié de manière

détaillée le principe aux paragraphes 27-29 de mon opinion séparée

dans l'affaire irlandaise.  Mais ici aussi il est manifestement

impossible d'appliquer littéralement les termes de l'article 3

(art. 3).  Si, comme dans le cas présent, il s'agit d'une peine, il

est évident que toute peine est dégradante, tout au moins si elle

implique l'emprisonnement et les incidents (le plus souvent

déplaisants et souvent humiliants) de la vie et de la discipline

pénitentiaires.  En conséquence, pour constituer une violation de

l'article 3 (art. 3) la peine en question doit comporter un degré de

dégradation notoirement plus élevé que celui naturellement lié à toute

peine normale qui prend la forme d'une coercition ou d'une privation de

liberté - ou alors elle doit s'accompagner de circonstances plus

dégradantes que ne l'exige l'exécution de la peine conformément à son

effet normal et recherché.  La Cour l'a expressément reconnu au dernier

alinéa du paragraphe 30 de l'arrêt, qui contient un exposé du principe

pertinent - principe auquel je souscris pleinement.

 

7.  Toutefois, la Cour estime ensuite que ce que le passage que je

viens de mentionner appelle le "niveau" d'"humiliation" ou

d'"avilissement" a été en fait atteint dans le châtiment infligé à

M. Tyrer lorsqu'il était enfant.  C'est avec cette conclusion que je

suis respectueusement en désaccord - en partie parce que, comme je

vais maintenant le démontrer, elle n'est pas en fait (bien qu'elle

soit censée l'être) liée aux circonstances réelles de la peine, mais

revient à considérer que toutes les peines corporelles, quelles que

soient les circonstances, impliquent naturellement en tant que telles

un niveau inacceptable de dégradation.  En cela la Cour me semble

s'écarter de son propre critère, énoncé dans le passage pertinent,

selon lequel l'appréciation de l'élément de dégradation est "relative"

et "dépend de l'ensemble des circonstances de la cause, et notamment

de la nature et du contexte de la peine ainsi que de ses modalités

d'exécution".  Après avoir mis l'accent sur le fait (qu'il n'estime pas

concluant) que la peine a été administrée dans un local clos, l'arrêt

en vient ensuite, si j'ai bien compris, à concéder que (sous réserve

de la question fondamentale de la nature des peines corporelles) les

méthodes et conditions prescrites par la législation mannoise pour

l'exécution d'un tel châtiment offrent "certaines garanties", et il

ressort clairement des faits de la cause que ces garanties ont été

dûment observées dans l'affaire Tyrer.  Les passages en question de

l'arrêt (dernier alinéa du paragraphe 32 et premier alinéa du

paragraphe 33) sont libellés comme suit:

 

"La Cour note que la législation mannoise litigieuse, tout en

accordant au délinquant le droit d'attaquer la sentence, offre

certaines garanties.  Par exemple, il y a un examen médical préalable;

le nombre des coups et les dimensions de la verge sont fixés en

détail; un docteur assiste au châtiment et peut en ordonner

l'interruption; dans le cas d'un enfant ou adolescent, un parent peut

être présent s'il le désire; la fustigation est donnée par un gardien

de la paix devant un collègue plus haut en grade."

 

L'arrêt déclare ensuite (paragraphe 33):

 

"Il incombe néanmoins à la Cour de rechercher si les autres

circonstances du châtiment subi par le requérant l'ont rendu

'dégradant' au regard de l'article 3 (art. 3)." (3)

 

_______________

(3) "(...) au regard de l'article 3 (art. 3)".  Au paragraphe 12 de

mon opinion séparée dans l'affaire irlandaise, j'ai attiré l'attention

sur le fait qu'étant donné que l'article 3 (art. 3) de la Convention

ne définit ou n'explique en aucune façon les mots qu'il contient

("torture ... peines ou traitements inhumains ou dégradants"), une

expression telle que "within the meaning of Article 3 (art. 3)" est

dépourvue de toute signification, puisque l'article (art. 3) ne

confère aucun sens à ces mots.  Tout sens à leur donner doit venir de

l'extérieur.  Dans ces conditions, c'est à la Cour elle-même qu'il

incombe de conférer une signification.  C'est parfaitement acceptable

- et même inévitable.  Mais alors il ne faut pas laisser entendre que

la signification ainsi conférée se trouve dans l'article 3 (art. 3)

lui-même, car elle ne s'y trouve pas.  Il vaudrait mieux dire

"contrairement à" ou "selon l'intention présumée de" l'article 3

(art. 3).

_______________

 

8.  Le mot "néanmoins" qui figure dans ce dernier passage montre

que la Cour a estimé que les conditions dans lesquelles la peine a été

administrée n'appellent en elles-mêmes aucune critique et qu'elle a dû

examiner "les autres circonstances du châtiment" pour déterminer s'il

était "dégradant".  Mais lorsque l'arrêt procède à cet examen, il

devient parfaitement clair que, sur le plan pratique, ce ne sont

absolument pas "les autres circonstances du châtiment", mais le

châtiment lui-même et en tant que tel que la Cour considère comme

dégradant.  Cela ressort uniquement, mais suffisamment, des deux

phrases du deuxième alinéa du paragraphe 33, où il est respectivement

dit:

 

"Les peines judiciaires corporelles impliquent, par nature, qu'un

être humain se livre à des violences physiques sur l'un de ses

semblables."

 

et

 

"(...) son châtiment consistant à le traiter en objet aux mains

de la puissance publique, a porté atteinte à ce dont la protection

figure précisément parmi les buts principaux de l'article 3 (art. 3):

la dignité et l'intégrité physique de la personne."

 

Ce sont là des tautologies qui ne font pas avancer les choses (4)

et vont à l'encontre du but recherché puisqu'elles supposent vrai ce

qui est précisément en question, à savoir non pas si le châtiment

était physiquement violent ou a été infligé par la force ou même a

impliqué une perte de dignité (comme le font la plupart des

châtiments), mais s'il était "dégradant" dans les circonstances

actuelles et dégradant à un point qui - pour reprendre les termes

mêmes de la Cour - l'ait porté à un niveau supérieur à cet "élément

habituel d'humiliation ou de dégradation" qui est un aspect que "toute

peine judiciaire (...) présente d'ordinaire et presque inévitablement"

(arrêt, paragraphe 30, passim).  C'est uniquement ce type de

dégradation dont la condamnation - ou la protection contre lui -

peut passer pour figurer "parmi les buts principaux de l'article 3

(art. 3)", et le simple fait d'affirmer que tel est le cas ne suffit

pas à lui seul à emporter la conviction.  Ces affirmations montrent en

réalité que, de l'avis de la Cour, c'est le fait que la peine soit

corporelle qui la rend répréhensible, et ce indépendamment d'une

circonstance aussi manifestement pertinente que le fait qu'elle ait

été administrée à un adolescent et non pas à un adulte.  En résumé, on

estime que c'est le "caractère corporel" de la peine qui lui fait

automatiquement atteindre un niveau inacceptable de dégradation.  Je

ne saurais me rallier à cette façon de voir qui, pour des raisons à

peu près du même ordre que celles que j'ai données dans l'affaire

irlandaise (en particulier aux paragraphes 22-36), semble exagérée et

disproportionnée.  Mais, avant de préciser les raisons pour lesquelles

je ne considère pas le châtiment administré en l'espèce comme

constituant dans lesdites circonstances un châtiment "dégradant" - ou

tout au moins comme impliquant le niveau de dégradation nécessaire

pour constituer une violation de l'article 3 (art. 3) -, il me faut

examiner quelles étaient les "autres" circonstances auxquelles la Cour

semble avoir songé dans le dernier des passages que j'ai cités au

paragraphe 7 ci-dessus.

 

_______________

(4) Il serait peut-être plus exact de parler de "truismes", car tout

détenu est, par définition, "aux mains de la puissance publique" -

alors qu'il va sans dire que les peines corporelles judiciaires

impliquent qu'une personne se livre à des violences physiques sur une

autre personne:  même la science-fiction n'a pas encore décrit de

monde où ces violences soient infligées par des machines.  Il va à

nouveau sans dire que si un voyou attaque quelqu'un dans un passage

sombre, il "porte atteinte" indubitablement à l'"intégrité physique"

de la victime dont la dignité peut ainsi être rabaissée.  Mais la

victime s'en trouve-t-elle nécessairement "dégradée" ou "avilie"?

Il est évident que le simple fait d'une agression que la victime subit

involontairement ne peut suffire en soi et à lui seul.

_______________

 

9.  A propos des "autres" circonstances (arrêt, paragraphe 33 et

suivants), j'ai noté ce qui suit:

 

(i) Au paragraphe 33, on insiste beaucoup sur le fait que les

"violences" étaient "institutionnalisées", c'est-à-dire "autorisées

par la loi" (5) et "infligées par [la] police".  Pour ma part, je ne

vois pas la pertinence de ce critère, c'est-à-dire que le châtiment

était dégradant parce qu'"institutionnalisé" ou plus dégradant pour

cette raison que s'il n'avait pas été institutionnalisé (5a).

Etre "institutionnalisé" est, dans une société organisée, inséparable

de toute répression des délits, étant donné qu'une répression non

institutionnalisée, sauf celles que la loi tolère, ne peut être

qu'illégale.  Par conséquent, je ne vois pas pourquoi les violences

institutionnalisées doivent nécessairement être dégradantes si les

violences non institutionnalisées ne le sont pas, ou être plus

dégradantes que ces dernières.  En vérité, on ne voit absolument pas à

quelle forme de violence non institutionnalisée la Cour songeait - et

qui, par comparaison, ne serait pas considérée comme dégradante pour

l'intéressé.  Peut-être a-t-on voulu dire (bien que cela ne soit pas

indiqué) que, par exemple, une correction administrée par un parent à

un enfant ne dégraderait pas ce dernier, alors qu'une correction

"judiciaire" le ferait.  Je ne crois pas à ces subtilités.  A mes

yeux, aucun de ces châtiments (pour autant qu'il est administré dans

un endroit clos) ne peut être considéré comme dégradant par nature

dans le cas d'un adolescent, à moins que d'autres facteurs ne viennent

s'ajouter à la correction en tant que telle.  En un certain sens,

l'Etat tient lieu de parent dans une telle situation.

 

_______________

(5) (5a) Il est évident que la Cour n'avait pas l'intention de

laisser entendre que la peine aurait été réglementaire si elle n'avait

pas été autorisée par la loi!  Mais elle voulait probablement dire que,

alors qu'elle estimait que toutes les peines corporelles judiciaires

étaient dégradantes, il pouvait y avoir des peines corporelles non

judiciaires (par exemple infligées par un parent à son enfant) qui ne

le soient pas.

_______________

 

(ii) Il est dit ensuite (troisième alinéa du paragraphe 33) que

l'effet allégué de l'institutionnalisation se "combine" de surcroît

avec "l'ensemble de la procédure officielle dont s'accompagnait le

châtiment" - (mais comment la procédure pouvait-elle ne pas être

officielle s'il y avait institutionnalisation? - l'un équivaut à

l'autre, ou l'entraîne) - et se combine aussi avec "la circonstance

que les exécutants étaient entièrement étrangers au délinquant".

En ce qui concerne cette dernière objection, sans même se demander si,

dans la petite communauté de Castletown, île de Man, les officiers de

police en cause étaient "entièrement étrangers" au garçon, je ne vois

pas comment il peut être plus dégradant d'être battu par des étrangers

que par des non-étrangers.  Je crois que bien des gens penseraient le

contraire (6).

 

_______________

(6) Là aussi, la Cour cherche peut-être (bien que ce ne soit

pas dit) à opposer la correction infligée dans le cadre de la famille

et la correction administrée hors de celle-ci.  C'est là pure

spéculation.  Nombre de garçons auraient aussi peu de goût pour

l'une que pour l'autre.

_______________

 

(iii) Ensuite - "autre" circonstance supplémentaire - il est dit à la

fin du deuxième alinéa du paragraphe 33 que l'on ne saurait "exclure

que la peine ait entraîné des séquelles psychologiques néfastes".  Je

crois qu'il s'agit là d'une pure hypothèse, car il m'a été impossible

d'en découvrir quelque preuve que ce soit.  Mais cela n'aurait en tout

cas absolument aucun rapport avec la question du caractère

prétendument dégradant du châtiment.  L'observation ne vaudrait que

s'il s'agissait d'inhumanité.  Si les séquelles psychologiques

pouvaient être établies et si elles étaient appréciables et plus que

simplement temporaires, il serait peut-être justifié de qualifier le

châtiment d'"inhumain", mais rien de cela n'aurait le moindre rapport

avec la question de la dégradation ou de l'avilissement.

 

(iv) Ce sont exactement les mêmes considérations qui s'appliquent

(dernier alinéa du paragraphe 33) au fait qu'un assez long délai s'est

écoulé entre le prononcé initial de la condamnation et l'exécution du

châtiment.  L'essentiel de ce retard tenait au fait qu'un recours

avait été introduit contre la condamnation, recours qui ne fut examiné

que cinq semaines plus tard.  Or l'arrêt déclare que

 

"M. Tyrer a donc éprouvé, en sus d'une souffrance physique, l'angoisse

morale d'attendre les violences qu'on allait lui infliger".

 

Durant toute la période où le recours était encore pendant,

l'éventuelle angoisse morale engendrée par le retard était due à

l'acte même de M. Tyrer et aurait probablement été plus que compensée

par l'espoir que son recours aboutirait.  En conséquence, cette

déclaration de la part de la Cour ne saurait de toute façon

s'appliquer qu'à la période de quelques heures qui s'est écoulée entre

le rejet du recours dans la matinée et l'exécution de la condamnation

l'après-midi du même jour - perte de temps exclusivement due au délai

nécessaire pour s'assurer la présence d'un médecin - condition requise

dans le seul intérêt du garçon.  Il reste que toute la question du

délai, quelle qu'en soit la cause, ne peut être pertinente qu'en cas

d'inhumanité.  Devoir subir une attente prolongée avant l'exécution

d'une condamnation de ce genre peut parfaitement provoquer une

angoisse morale et, si celle-ci était délibérément provoquée - (mais il

est évident qu'en l'espèce elle ne l'était pas) -, pourrait constituer

un traitement inhumain, mais cela n'a manifestement aucun rapport avec

la question du caractère dégradant ou autre du châtiment lui-même.

 

(v) Enfin, en ce qui concerne les "autres" circonstances, l'arrêt

(paragraphe 35) fait observer que le châtiment a été administré sur le

derrière nu de l'enfant et non pas par-dessus ses vêtements ordinaires.

Que ce traitement soit permis par la législation de l'île de Man dans

le cas d'un jeune de son âge ne modifie évidemment pas son rapport

avec la question de savoir si le châtiment, tel qu'il a été

effectivement exécuté, était dégradant ou non.  Toutefois, l'arrêt

déclare à ce sujet:

 

"La honte de se voir administrer le châtiment sur le derrière nu en a

dans une certaine mesure aggravé le caractère dégradant, mais elle n'a

pas été le facteur unique ou déterminant."

 

Il est donc clair que la Cour n'a considéré cette circonstance que

comme aggravante, et ce uniquement "dans une certaine mesure", et non

pas comme déterminante.  Il s'ensuit qu'elle aurait estimé que le

châtiment était dégradant même si cet élément particulier avait été

autre.

 

10.  Cela me ramène à la conclusion que j'avais suggérée au

paragraphe 8 ci-dessus - et qui constitue l'une des raisons

fondamentales de mon désaccord avec l'arrêt - à savoir que c'est le

fait du châtiment corporel en tant que tel, indépendamment des

circonstances, qui aux yeux de la Cour est dégradant, de sorte

qu'aucune circonstance ne pourrait le rendre différent.  Les

circonstances citées dans l'arrêt relèvent, à l'analyse, de l'une des

trois catégories suivantes: ou (institutionnalisation, présence

d'étrangers, etc.) leur existence n'entraîne pas plus de dégradation,

pour autant qu'elle en entraîne, que n'en entraînerait leur absence;

ou, bien qu'elles puissent intéresser la question du traitement

inhumain, elles n'ont aucun rapport avec celle de la dégradation; ou,

enfin, elles sont simplement aggravantes et non pas déterminantes.

 

11.  Il me faut maintenant indiquer pourquoi je ne puis accepter la

thèse que j'ai exposée dans le paragraphe précédent.  L'opinion

contemporaine en est venue à considérer le châtiment corporel comme

une forme indésirable de châtiment; et ce, quel que soit l'âge du

délinquant.  Mais le fait qu'une certaine forme de châtiment soit

indésirable ne le transforme pas automatiquement en un châtiment

dégradant.  Une peine peut parfaitement avoir un caractère indésirable

sans être aucunement dégradante - ou tout au moins ne pas être plus

dégradante que ne le sont les peines en général.  Et jusqu'ici, quoi

que l'on ait pu penser des peines corporelles pour ce qui est de

savoir si elles ont vraiment un effet dissuasif, si elles ne risquent

pas d'avoir des conséquences abrutissantes, si elles ne nuisent pas à

la psyché de ceux qui les exécutent, etc., elles n'ont pas

généralement été considérées comme dégradantes lorsqu'elles sont

administrées à des délinquants jeunes ou adolescents, de la même façon

qu'elles sont réputées l'être dans le cas d'adultes.  A cet égard, on

n'a jamais estimé que les deux choses étaient tout à fait du même

ordre (7) ou se situaient sur le même plan.  Ce dernier point est

fondamental car, pour reprendre le critère adopté par la Cour et en

supposant que les peines corporelles impliquent effectivement un

certain degré de dégradation, on ne l'a jamais constaté dans le cas

d'un adolescent d'une manière ou à un degré comparable à ce qui se

passe dans le cas d'un adulte (8).  En conséquence, au regard de

la Convention et du critère de la Cour, une telle peine n'atteint pas,

dans le cas d'un adolescent, un niveau de dégradation tel qu'elle

constitue une violation de l'article 3 (art. 3), à moins, bien

entendu, que des circonstances extrêmement aggravantes ne viennent

s'ajouter à son caractère corporel.  Voilà pourquoi j'aurais pu

concevoir que la Cour considérât que l'administration des coups sur le

derrière nu portait les choses au niveau de dégradation requis.  Je

n'aurais pas nécessairement souscrit à cet avis, mais il aurait été

soutenable.  Or, la Cour a estimé que ce n'était pas là un élément

déterminant, le châtiment étant en tout état de cause dégradant.

Autrement dit, tout châtiment corporel judiciaire infligé à un

adolescent est effectivement dégradant et constitue une violation de

l'article 3 (art. 3).  C'est à cette opinion (à mon avis beaucoup trop

dogmatique et général) que je ne puis souscrire.  Que de tels

châtiments puissent être indésirables et doivent éventuellement être

abolis est, comme je l'ai dit, une autre question.  Ils ne sont pas

ipso facto dégradants pour cette raison dans le cas de jeunes

délinquants.

 

_______________

(7) Il n'est vraiment pas excessif de dire que, dans tous les temps

et sous tous les cieux, les méthodes corporelles ont été considérées

comme la façon naturelle et évidente de réprimer l'inconduite des

jeunes.

 

(8) Peut-être un psychologue pourrait-il l'expliquer, mais il semble

qu'il s'agisse là d'une extrapolation de l'attitude qui considère que

les jeunes ne sont pas susceptibles de la même manière ou au même

degré que les adultes, de sorte qu'une liberté de parole ou d'action

est jugée admissible dans un cas alors qu'elle le ne serait pas dans

l'autre.  Les gens n'appelleraient pas "fiston" un adulte ni ne lui

tapoteraient la tête comme ils le feraient pour un enfant ou un

adolescent sans provoquer de ressentiment.  La plupart des gens

tiendraient d'ailleurs pour absurde l'idée de considérer comme

dégradantes, dans le cas d'un adolescent, des atteintes encore plus

graves que celles-ci à la "dignité" et à l'"intégrité physique".

_______________

 

12.  Je dois admettre que ma propre opinion est peut-être

influencée par le fait que j'ai été élevé et éduqué dans un système où

le châtiment corporel des écoliers (infligé parfois par des élèves

plus âgés - "préfets" ou "moniteurs" -, parfois par des maîtres) était

considéré comme la sanction normale d'une faute grave et même

quelquefois de fautes beaucoup moins graves.  D'une façon générale, et

sous réserve des circonstances, le garçon lui-même le préférait

souvent à d'autres punitions prévisibles telles que d'être mis en

retenue un beau soir d'été pour copier 500 lignes ou apprendre par

coeur plusieurs pages de Shakespeare ou de Virgile, ou de se voir

refuser un congé à l'occasion de vacances.  En outre, ces corrections

étaient administrées sans aucune des garanties dont M. Tyrer a

bénéficié: parents, infirmières ou médecins n'y assistaient jamais.

Ces corrections avaient souvent lieu aussi dans des conditions

d'humiliation intrinsèque bien plus grande que dans la présente

affaire.  Pourtant, je ne me souviens pas qu'un garçon se soit jamais

senti dégradé ou avili.  On aurait trouvé une telle idée plutôt

ridicule.  Le système était le même pour tous les élèves jusqu'à ce

qu'ils atteignent une certaine ancienneté.  Si un garçon en tenait

compte et décidait de ne plus répéter la faute qui avait entraîné la

correction, c'était simplement parce qu'il avait eu mal et non parce

qu'il se sentait dégradé par la correction ou que ses camarades

estimaient qu'il l'était.  En vérité, le petit de l'homme a un tel

esprit de contradiction que ces châtiments étaient souvent considérés

comme un sujet de fierté et d'autosatisfaction, de la même façon que

les étudiants des anciennes universités allemandes considéraient leurs

balafres de duel comme honorables (bien qu'il s'agisse évidemment à

d'autres égards d'un cas très différent).

 

13.  En conclusion, je tiens à souligner que je ne cherche pas à

soutenir que l'état de chose que je viens de décrire était

nécessairement bon, bien qu'il ait eu, et ait toujours, de nombreux

partisans.  Je ne défends pas les châtiments corporels.  Je dis

simplement qu'ils ne sont pas dégradants pour les jeunes délinquants -

ou (dans la mesure où ils le sont) qu'ils n'impliquent pas dans leur

cas le niveau de dégradation requis pour constituer une violation de

l'article 3 (art. 3) de la Convention européenne des Droits de l'Homme

lorsqu'ils sont infligés avec les restrictions et les garanties

appropriées en application d'une condamnation judiciaire régulièrement

prononcée et traditionnellement consacrée pour certaines infractions

par la loi de la communauté à laquelle appartient le délinquant et par

son opinion publique.  Aucun adolescent ne se sent ou n'a besoin de se

sentir "dégradé" dans ces conditions.

 

14.  Enfin, j'aimerais rappeler les observations que j'ai formulées

aux paragraphes 15 et 16 de mon opinion séparée dans l'affaire

irlandaise (voir paragraphe 1 ci-dessus), observations qui, mutatis

mutandis, sont également applicables à la question des traitements ou

peines dégradants.  Le fait qu'une certaine pratique soit jugée

déplaisante, indésirable ou moralement mauvaise et qu'il soit à ce

titre souhaitable de l'interdire n'est pas une raison suffisante en

soi pour l'estimer contraire à l'article 3 (art. 3).  L'est moins

encore le fait que cet article (art. 3) ne vise pas les types de

traitement ou de peine qui, bien qu'ils puissent légitimement être

désapprouvés, ne peuvent raisonnablement être considérés sans

exagération, si on les examine objectivement et en liaison avec les

circonstances qui les entourent, comme équivalent, en l'espèce, à l'une

des formes de traitement ou de peine effectivement proscrites par

l'article (art. 3).  Toute autre façon de voir signifierait que l'on

utilise l'article (art. 3) comme véhicule d'une réforme pénale

indirecte, ce à quoi il n'était pas destiné.

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