Introduction

Depuis 15ans, les civils sont les otages du conflit qui oppose l'Etat sénégalais au Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), un groupe d'opposition armé qui revendique l'indépendance de cette région située dans le sud du Sénégal. Devant l'impossibilité de subjuguer militairement leurs adversaires, les deux parties en conflit ont sciemment choisi de terroriser les civils, y compris des femmes et des personnes âgées, pour les contraindre à choisir leur camp ou renoncer tout au moins à soutenir l'adversaire.

Ce conflit armé a entraîné un très grand nombre de violations des droits de l'homme. Des centaines de civils ont été arrêtés et torturés par les forces de sécurité. De nombreuses personnes ont été victimes d'exécutions extrajudiciaires, des dizaines d'autres ont "disparu" après leur arrestation et n'ont pas été revues depuis.

Amnesty International a recueilli de multiples témoignages, écrits et oraux sur les pratiques de torture utilisées par l'armée et la gendarmerie. Ces informations mettent en lumière la redoutable panoplie de techniques destinées à humilier et extraire par la force des aveux à tous les suspects, qu'il s'agisse d'hommes bien portants, de personnes âgées, de femmes ou de malades. Plusieurs détenus ont ainsi été torturés à l'électricité, certains ont été battus durant des heures alors qu'ils étaient suspendus au plafond par une corde, d'autres ont reçu du plastique en fusion sur le corps ou ont dû ingurgiter des substances toxiques, comme de l'essence. Motivés par la nécessité d'obtenir des aveux, ces sévices ont avant tout pour but de servir d'exemple et de créer un état de terreur au sein de la population afin de la dissuader à jamais de soutenir le mouvement indépendantiste du MFDC.

Les violations des droits de l'homme en Casamance sont essentiellement le fait de l'armée et de la gendarmerie, qui agissent depuis des années en toute impunité. Les forces de sécurité sénégalaises sont certes confrontées à une situation insurrectionnelle en Casamance mais elles ne remplissent pas leur rôle classique: la protection de la population civile contre un ennemi intérieur ou extérieur. De nombreux interlocuteurs rencontrés par Amnesty International ont insisté sur la volonté délibérée des forces de sécurité sénégalaises de maintenir la population civile casamançaise dans un état de terreur et de se venger sur elle des pertes humaines causées par les attaques des combattants armés du MFDC. Des sources militaires ont confié à Amnesty International, sous le sceau de l'anonymat, que de manière routinière «l'armée sénégalaise torture et exécute en Casamance, les victimes [étant] ensuite enterrées non loin des cantonnements militaires et des postes de contrôle».

Ces violations massives des droits de l'homme ne peuvent être mises sur le compte de "bavures", car l'armée sénégalaise est unanimement considérée comme une armée bien structurée et disciplinée, qui participe depuis de nombreuses années de manière régulière à des opérations de maintien de la paix sous l'égide aussi bien de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) que de l'Organisation des Nations Unies (ONU). Le Sénégal affirme lui-même avec fierté posséder des forces de sécurité républicaines qui obéissent aux injonctions des organes politiques. Les actes très graves qui sont imputés, depuis des années, aux militaires et aux gendarmes sénégalais engagent donc bel et bien la responsabilité des plus hautes autorités de l'Etat.

Amnesty International est particulièrement alarmée par le phénomène de la "disparition" de personnes arrêtées par les forces de sécurité et dont on ignore le sort. Leurs noms ne figurent sur aucune liste de détenus et les autorités sénégalaises démentent les avoir arrêtées. Malgré les demandes réitérées de quelques parents de victimes, d'associations sénégalaises de défense des droits de l'homme, comme la Rencontre africaine pour la défense des droits de l'homme (RADDHO), ainsi que d'Amnesty International, les autorités sénégalaises refusent systématiquement de reconnaître l'existence de ce phénomène et de répondre à la souffrance des familles, qui vivent dans l'incertitude du sort de leur parent et se voient dénier le droit de procéder au deuil.

C'est ainsi que seuls les combattants tués des deux côtés sont commémorés. Les noms des militaires tombés au combat sont régulièrement cités sur les ondes de la radio nationale. En ce qui concerne le MFDC, s'il ne reconnaît jamais officiellement des pertes en vies humaines, il peut néanmoins communier dans le souvenir des hommes morts pour sa cause. En revanche, les victimes civiles n'ont pas droit au souvenir.

Confronté à la multiplicité des informations concordantes qui révèlent un phénomène récurrent d'exécutions extrajudiciaires et de "disparitions", le discours officiel des autorités consiste à dire que les excès, si excès il y a, sont dus à la guerre et qu'il faut les oublier. Un responsable sénégalais a ainsi déclaré, en janvier 1997, à la délégation d'Amnesty International qu'il était temps de "tourner la page". Une page qui demeure désespérément blanche de par la volonté des autorités sénégalaises qui se sont toujours refusées à enquêter sérieusement sur les violations des droits de l'homme commises par leurs propres forces de sécurité. Ce refus fait partie d'une stratégie qui vise à construire peu à peu un mur de l'oubli derrière lequel la souffrance des victimes et de leurs proches est à tout jamais cachée.

Ce refus d'enquêter sur les violations de droits de l'homme imputées à ses forces de sécurité est en contradiction flagrante avec les multiples déclarations du gouvernement quant àl'importance qu'il accorde au respect des droits de l'homme. Cet attachement à l'Etat de droit a été réitéré par le chef de l'Etat sénégalais lui-même, le président Abdou Diouf, lors de l'entrevue accordée à la délégation d'Amnesty International en janvier 1997. A cette occasion, le chef de l'Etat avait promis de donner suite à toutes les allégations d'atteintes aux droits de l'homme qu'Amnesty International lui transmettrait. L'organisation a donc envoyé, en mai 1997, un mémorandum citant de nombreux cas de torture, d'exécutions extrajudiciaires et de "disparations" en demandant que tous ces cas fassent l'objet d'enquêtes indépendantes[1]. Dix mois plus tard, la réponse du gouvernement se fait toujours attendre. Plus grave encore, à partir de juillet 1997, les violations des droits de l'homme commises par les forces de sécurité en Casamance ont connu une nouvelle escalade avec un nombre très important d'exécutions extrajudiciaires et de "disparitions". Il semble bien que les promesses du gouvernement et l'attachement à l'Etat de droit tant prôné par le président Abdou Diouf s'avèrent n'être que de vains mots, destinés surtout à séduire l'opinion internationale et à sauvegarder l'image de marque du Sénégal auprès de la société civile.

Devant ces allégations sérieuses et répétées de violations des droits de l'homme, le gouvernement ne peut plus se contenter de vagues promesses en continuant de refuser de manière catégorique de regarder en face la situation des droit de l'homme en Casamance. Le Sénégal a ratifié la quasi-totalité des instruments internationaux. Il dispose également d'une constitution et d'une législation qui offrent toutes les garanties en matière de protection des droits de l'homme. En mai1996, le Code pénal sénégalais a notamment été modifié afin de préciser que tous les actes de torture constituent en tant que tels des infractions au regard de la loi[2] Il faut dorénavant que ces sauvegardes formelles jouent leur rôle de protection.

Depuis septembre 1991, Amnesty International a élargi son champ d'action dans sa lutte contre les atteintes aux droits de l'homme en prenant désormais également en compte les exactions commises par les groupes d'opposition armés au même titre que les violations commises par les forces gouvernementales. Au nombre de ces atteintes aux droits de l'homme figurent notamment les prises d'otages, la torture, ainsi que les homicides délibérés et arbitraires. En revanche, le mandat d'Amnesty International ne comprend pas les homicides pouvant résulter d'attaques dirigées contre des objectifs militaires dans le cadre d'un conflit armé, par exemple la mort causée par de violents affrontements entre factions opposées ou la mort de personnes prises dans des tirs croisés.

Amnesty International dénonce depuis des années les exactions commises en toute impunité par le MFDC à l'encontre de civils non armés, qu'il s'agisse de chefs traditionnels ou de personnes installées récemment en Casamance et originaires d'autres parties du Sénégal, toutes soupçonnées de collaborer avec l'administration sénégalaise. Des dizaines de civils, y compris des femmes et des enfants ont ainsi été victimes de mauvais traitements, d'actes de torture et d'homicides délibérés et arbitraires. Certaines de ces exactions semblent avoir été commises par le MFDC sur la base de critères ethniques. En effet, des Manjak, des Mandingue, des Balante et des Mancagne sont souvent la cible d'attaques du MFDC qui estime que ces populations non Diola ne s'impliquent pas dans la lutte pour l'indépendance de la Casamance. Le MFDC tue aussi les soldats tombés entre leurs mains.

Malgré les engagements écrits de l'aile politique du MFDC de respecter la population civile, engagements réitérés par l'abbé Diamacoune Senghor, secrétaire général de ce mouvement, à la délégation d'Amnesty International en janvier 1997, les combattants armés se revendiquant du MFDC continuent de chasser des paysans de leurs villages et de tuer des civils non armés. En août 1997, au cours d'une attaque préméditée contre un foyer de jeunes à Djibanar, le MFDC s'est notamment rendu responsable de la mort d'une dizaine d'enfants et d'adolescents, dont deux fillettes de six et huitans.

A plusieurs reprises dans le passé, Amnesty International a envoyé des recommandations aux deux parties afin qu'elles agissent de toute urgence pour empêcher que soient commises de nouvelles atteintes aux droits de l'homme, mais rien pour le moment n'a réellement été entrepris pour mettre un terme à une situation qui a fait déjà des centaines de victimes civiles.

La situation des droits de l'homme en Casamance exige que des mesures soient prises de toute urgence. C'est pourquoi Amnesty International adresse à la fin de ce document des recommandations aux deux parties afin de mettre un terme aux atteintes aux droits de l'homme en Casamance. Tant que celles-ci demeureront impunies et que rien ne sera fait pour en prévenir d'autres, aucun espoir d'amélioration de la situation en matière de respect des droits de l'homme ne pourra être sérieusement fondé.

1.Quinze ans de conflit

Historique

Le 26 décembre 1982, des manifestants défilent à Ziguinchor pour réclamer l'indépendance de la Casamance. Ils s'en prennent au drapeau sénégalais qui est abaissé du mât des bâtiments officiels et lancent des slogans hostiles au gouvernement central de Dakar. La réaction des autorités sénégalaises est immédiate. Les principaux responsables du MFDC, avec à leur tête l'abbé Diamacoune, sont arrêtés et condamnés à cinq ans de détention pour atteinte à l'intégrité du territoire. C'est le début d'un conflit qui va durer 15ans et faire des milliers de victimes civiles et militaires.

Après huit années d'un affrontement larvé, marqué par des manifestations violentes et une répression militaire et judiciaire sans cesse accrue, le conflit change de nature avec le lancement par le MFDC, en mai 1990, de la lutte armée. Le MFDC attaque des cibles militaires mais aussi des civils, soupçonnés de collaborer avec l'administration sénégalaise. L'armée, en représailles, arrête et torture des centaines de personnes, dont certaines sont purement et simplement exécutées.

Dès lors, toutes les pièces de l'engrenage sont en place. La population civile est prise entre deux feux. Les forces de sécurité sénégalaises soupçonnent tout Diola de sympathies indépendantistes tandis que les combattants armés du MFDC harcellent les civils casamançais pour obtenir d'eux un soutien financier à leur lutte armée.

Par deux fois, en mai 1991 et en juillet 1993, des accords de cessez-le-feu ont été signés, ce qui a entraîné la libération par les autorités sénégalaises de centaines de personnes détenues durant des mois sans jugement. Mais les négociations achoppent sur la question de l'indépendance du territoire, exigence que le MFDC se refuse à abandonner et que le Gouvernement sénégalais exclut au nom de l'intégrité du territoire.

En 1993, d'un commun accord, les deux parties ont accepté qu'un expert français, Jacques Charpy, fasse une recherche historique afin de déterminer si, dans le passé colonial, la Casamance faisait partie intégrante du Sénégal. Le rapport de l'expert français, publié en novembre 1993, reconnaissait la "sénégalité" de la Casamance, mais ces conclusions ont été réfutées par l'abbé Diamacoune, secrétaire général du MFDC, dans un contre-rapport rendu public au début de 1995. L'impasse était donc à nouveau totale et elle a débouché sur une reprise des combats, dont chaque partie a rejeté sur l'autre la responsabilité.

La tension s'est accrue, en avril 1995, avec l'enlèvement de quatre touristes français sur la route qui mène de Ziguinchor à Cap Skirring, l'endroit le plus touristique de la région. Malgré d'intenses recherches opérées par l'armée sénégalaise, aidée en cela par un avion de reconnaissance français, nulle trace de ces quatre personnes n'a, à ce jour, été retrouvée et il est encore impossible de déterminer ce qui leur est réellement arrivé.

Officiellement envoyés en Casamance afin de retrouver les quatre touristes, plus d'un millier de soldats ont mené une vaste opération de ratissage dans toute la Basse-Casamance dans le but de détruire les bases militaires du MFDC. Les combats ont alors fait rage avec leur lot de victimes civiles, arrêtées, torturées ou tuées.

La multiplication d'incidents violents a incité les deux parties à tenter de renouer les fils du dialogue. Le Gouvernement sénégalais a créé, en septembre 1995, la Commission nationale pour la paix en Casamance, présidée par l'ancien ministre, Assane Seck, avec pour tâche de mener une mission de bons offices sur le terrain. De son côté, l'abbé Diamacoune a lancé, en décembre 1995, un appel à la paix, assorti d'une proposition de calendrier de négociations avec le gouvernement. Ces deux initiatives ont permis une baisse sensible de la tension sans pour autant déboucher sur l'ouverture de pourparlers de paix.

En dépit de multiples difficultés dues à la suspicion mutuelle, l'année 1997 a paru propice à l'émergence d'une solution négociée. En avril de cette année, le Gouvernement sénégalais a autorisé les quatre membres du bureau national du MFDC à se rendre en France afin de consulter l'aile extérieure de ce mouvement et mettre au point une position commune pour négocier. A son tour, une délégation du MFDC, venue de France, est allée à Ziguinchor s'entretenir, en juillet 1997, avec l'abbé Diamacoune. C'est alors que, à la suite de provocations dont il est difficile de trouver l'origine, la tension a été à nouveau tendue. La reprise du cycle infernal des attaques du MFDC et des représailles de l'armée a repoussé à un avenir incertain tout espoir de négociation et la population civile s'est trouvée une fois encore victime des prises d'otages.

Des centaines de prisonniers d'opinion

Les 15 ans de conflit en Casamance ont entraîné l'arrestation de centaines de civils casamançais, inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat, et dont la plupart peuvent être considérés comme des prisonniers d'opinion, c'est-à-dire des personnes détenues, entre autres, du fait de leurs opinions politiques ou de leur origine ethnique sans avoir usé de violence ni préconisé son usage.

Après le déclenchement de la lutte armée en 1990, les arrestations se sont intensifiées par vagues successives (en 1990-91, en 1992-93, en 1995 et puis de nouveau à partir de juillet 1997). La plupart des personnes arrêtées au cours de ces années-là ne l'ont pas été lors de combats ni les armes à la main. Presque toutes ont été arrêtées à leur domicile, sur leur lieu de travail ou lors de contrôles routiers effectués par l'armée sénégalaise. Des cultivateurs ont été arrêtés alors qu'ils travaillaient dans leurs rizières ou qu'ils conduisaient des vaches dans leurs champs. Des femmes ont été appréhendées alors qu'elles se rendaient au marché pour vendre des légumes. Certaines personnes, dont des enfants, ont été prises en otage lorsque les forces de sécurité ne trouvaient pas chez elles les personnes recherchées. Un témoignage écrit, reçu par Amnesty International, fait état d'un tel cas qui s'est produit en juillet1997:

«Les militaires étaient allés chez moi pour m'arrêter. Ne m'ayant pas trouvé, ils ont conduit deux de mes enfants au camp. "Votre papa est un rebelle", ont-ils affirmé, "il a participé à la nourriture des rebelles et les a hébergés". Bien que menacés de mort s'ils n'avouaient pas, les enfants ont répondu que leur père n'avait jamais été rebelle... N'ayant rien pu tirer d'eux, les militaires les ont libérés.»

Délations anonymes

Les civils casamançais ont, la plupart du temps, été détenus sur la base de dénonciations anonymes et invérifiables. Dans certains cas, il s'agissait de délations malveillantes provenant de voisins envieux ou d'opposants politiques qui trouvaient là un moyen commode de se débarrasser de rivaux gênants. Ainsi,en 1995, plusieurs personnes travaillant dans le secteur hôtelier dans la région de Cap Skirring ont été dénoncées comme partisans du MFDC par des individus non identifiés qui cherchaient à éliminer un concurrent et à prendre sa place.

Ce phénomène n'est pas nouveau. Dans un document publié en 1991, Amnesty International affirmait déjà que des conflits politiques au sein du village, parfois des litiges concernant la propriété des terres, avaient été à l'origine de ces dénonciations et que, dans bien des cas, rien ne semblait prouver l'existence d'un lien entre les personnes arrêtées et l'opposition armée[3].

Les délations ont, le plus souvent, porté sur de prétendues collectes de fonds en faveur du MFDC. Des femmes ont été accusées de cuisiner pour les membres de ce mouvement et des personnes âgées ont été dénoncées par des voisins qui les soupçonnaient d'entraîner moralement ou physiquement les jeunes gens au combat.

L'existence de ces délations anonymes a été reconnue par les autorités sénégalaises dans un Livre Blanc, publié en octobre 1996, qui indique: «Il est normal que des interpellations puissent intervenir sur la base de renseignements obtenus d'autres détenus ou de personnes de bonne volonté». Les autorités judiciaires sont également conscientes des risques inhérents à ce phénomène de délations massives. C'est ainsi qu'une personne détenue en avril 1995 s'est vu affirmer par le juge d'instruction de Ziguinchor que «son affaire était compliquée parce qu'il y avait un peu de jalousie là-dedans». Cela n'a pas empêché le juge de l'inculper d'atteinte à la sûreté de l'Etat.

Certaines délations semblent également avoir eu des motivations politiques. C'est ainsi que de nombreux membres du principal parti d'opposition, le Parti démocrate sénégalais (PDS), ont été dénoncés comme rebelles par des ennemis politiques. Dans un cas au moins, des détenus ont pu voir la personne qui les avait dénoncés. Ils étaient eux-mêmes tête baissée et le délateur passait dans les rangs pour désigner les personnes les plus impliquées, selon lui, dans la rébellion. Ce délateur était connu des détenus qui n'avaient aucun contentieux avec lui. Il pourrait s'agir, dans ce cas, d'une délation motivée uniquement par l'appât du gain, promis par les autorités àtous ceux qui dénoncent de présumés rebelles.

Au-delà de ces cas particuliers, il semble bien que la majorité des personnes détenues aient été arrêtées parce qu'elles appartenaient à l'ethnie Diola et étaient considérées, de ce fait même, comme des rebelles en puissance. Certains paysans se sont d'ailleurs simplement vu reprocher le fait d'être Diola et lorsqu'ils refusaient d'avouer leur appartenance au MFDC, les forces de sécurité affirmaient que les Diola sont des gens secrets qui ne disent jamais la vérité. D'autres civils ont été accusés d'être originaires de Guinée-Bissau, pays considéré par certains militaires comme responsable du déclenchement du conflit.

Risques d'homonymies

A ce phénomène de dénonciations malveillantes s'est ajouté pour la population civile le risque d'être arrêté à la suite d'une erreur d'identité. En effet, les forces de sécurité sénégalaises ont arrêté des civils sur la base de listes où ne figuraient la plupart du temps que le nom et le prénom de la personne recherchée. Or en Casamance, comme dans le reste du Sénégal, le nombre de patronymes est restreint. A titre d'exemple, sur les quelque 120Casamançais encore détenus dans les prisons de Dakar et de Ziguinchor, on trouve 23personnes nommées Diatta, 13personnes nommées Badji, et 13 autres nommées Sané. Il y a également de purs homonymes: deux Khalifa Diédhiou ou deux Mamadou Badji. Ces risques d'homonymie sont d'autant plus graves que de nombreuses personnes ont été torturées avant même que leur identité ait été vérifiée.

2.Irrégularités judiciaires: Cas des personnes arrêtées en 1995

Une mission d'enquête d'Amnesty International a pu enquêter, en janvier 1997, sur le cas des 120personnes arrêtées à partir d'avril 1995 et encore détenues sans jugement, près de trois ans après leur arrestation. Les représentants d'Amnesty International ont pu rencontrer tous les détenus sans témoin, à la fois à Ziguinchor et à Dakar, et ils se sont entretenus avec les autorités judiciaires chargées des dossiers.

Le résultat de cette enquête montre qu'il n'existe aucunes charges réelles à l'égard de la plupart de ces personnes. Celles-ci ne sont retenues par le Gouvernement sénégalais que pour des motifs politiques afin de servir de monnaie d'échange dans ses négociations avec le MFDC.

Cette détention de longue durée sans jugement a eu des conséquences néfastes sur la santé des détenus. Les représentants d'Amnesty International ont pu constater que plusieurs détenus souffraient de maladies diverses et qu'ils ne recevaient pas de soins adéquats. Par ailleurs, cinq détenus sont morts en prison sans qu'il soit possible de déterminer si leur décès était dû à la maladie ou aux mauvaises conditions de détention. Quatre d'entre eux sont morts à la prison de Dakar en 1996, il s'agit de: Ibou Badji, Nicolas Diatta, Edouard Manga et Amidou Diémé et le cinquième, Adama Coly, est mort à la prison de Ziguinchor en 1997.

Absence de charges réelles à l'encontre des détenus

Lors des interrogatoires menés par les gendarmes en leur qualité d'officiers de police judiciaire, les civils casamançais arrêtés à partir d'avril 1995 se sont rarement vu reprocher des faits précis. Les accusations portaient sur leurs liens supposés avec le MFDC, sur le fait qu'ils auraient hébergé un rebelle ou cotisé pour le mouvement indépendantiste casamançais. Les gendarmes ont avancé des accusations vagues telles que: «Il paraît que tu fais à manger pour les rebelles» ou «celui-ci donne de l'argent au maquis». Lorsque les détenus ont demandé qui les accusait de tels actes, les gendarmes ont dit qu'ils étaient bien renseignés mais se sont refusés à donner le nom de leur informateur.

Tous les détenus ou anciens détenus casamançais rencontrés par la délégation d'Amnesty International en janvier 1997 ont affirmé n'avoir jamais été autorisés à voir leurs procès-verbaux d'interrogatoire. Ainsi, un gendarme a répliqué à un détenu qui demandait à lire le procès-verbal qu'on lui tendait pour signature: «Cela ne te regarde pas, tu signes». Des détenus privés de lunettes ont été contraints par la force à signer et les nombreux détenus illettrés n'ont pas eu la possibilité de se faire lire le texte.

Devant le juge d'instruction qui leur a signifié leurs charges, la plupart des détenus ont affirmé avoir signé sous la torture un procès-verbal dont ils n'avaient pas eu connaissance. Mais il semble que le juge n'ait pas cru bon de tenir compte de cette information.

C'est sur la base de ces procès-verbaux entachés de plusieurs irrégularités que tous les détenus casamançais ont été «inculpés d'attentat contre la sûreté de l'Etat et l'intégrité du territoire national». Certains ont été inculpés de «participation à une bande insurrectionnelle» et d'autres «d'assassinat, vol en réunion avec port d'arme et usage de violences».

Une instruction judiciaire pleine d'irrégularités

L'instruction de l'affaire des civils casamançais inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat comporte de nombreuses irrégularités qui mettent sérieusement en cause le caractère équitable de la justice sénégalaise dans la gestion de ce dossier:

a)Des interrogatoires judiciaires déficients

En dépit de la lourdeur des charges, les détenus casamançais n'ont, durant des mois, jamais été entendus par un juge et, lorsqu'ils l'ont été, les interrogatoires ont été très brefs. Selon les témoignages de nombreux détenus, le juge a vu des dizaines d'entre eux dans la même journée et il s'est contenté de répéter les accusations qui figuraient dans le procès-verbal rédigé par les gendarmes et en demandant à l'inculpé s'il confirmait ces informations. Au cours de ces audiences auxquelles un avocat a parfois assisté, la plupart des détenus, sinon tous, ont nié avoir librement signé des aveux, ce dont le greffier a pris note sans pour autant que le juge d'instruction remette en cause la fiabilité de leurs charges ni qu'une enquête soit ouverte sur les allégations de torture. Cette passivité du juge face à des allégations de torture pour obtenir des aveux constitue une violation flagrante de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ratifiée par le Sénégal en août 1986)[4].

b)Pas de confrontation avec les témoins à charge

Les inculpés n'ont pas été confrontés à leurs délateurs, bien que ces personnes soient généralement l'unique source de leur mise en cause. Justifié par la nécessité d'assurer la sécurité de leurs informateurs, ce refus des autorités de permettre aux accusés d'être confrontés à leurs accusateurs enfreint l'alinéae du paragraphe3 de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que le Sénégal a ratifié en 1978. Ce texte précise que toute personne accusée d'une infraction pénale a droit «[à] interroger ou faire interroger les témoins à charge». Plus inquiétant encore, ces délateurs anonymes n'ont même pas été présentés au juge d'instruction afin que celui-ci puisse vérifier le bien-fondé de leurs dires.

c)Absence de pièces à conviction

Bien que certains détenus soient accusés d'avoir été porteurs d'armes au moment de leur arrestation, ces pièces à conviction n'ont pas été présentées lors de l'interrogatoire. Le doyen des juges d'instruction de Dakar, chargé de l'ensemble du dossier, a affirmé à ce sujet à la délégation d'Amnesty International en janvier 1997 que les armes saisies se trouvent sous scellés au greffe et qu'il n'avait pas jugé bon de se déplacer pour vérifier si le détenu reconnaissait leur possession. Ces pièces à conviction n'ont pas non plus été présentées aux avocats, contrairement à ce que prévoient les Principes de base relatifs au rôle du barreau, adoptés en 1990 par le Huitième congrès des Nations Unies. Ce texte précise qu' «il incombe aux autorités compétentes de veiller à ce que les avocats aient accès aux renseignements, dossiers et documents pertinents en leur possession ou sous leur contrôle, dans des délais suffisants pour qu'ils puissent fournir une assistance juridique efficace à leurs clients.» (Principe 21)

Cette enquête, qui porte sur des accusations d'atteinte à la sûreté de l'Etat, est donc conduite par des autorités judiciaires qui n'ont pu interroger les délateurs anonymes à l'origine de l'arrestation et qui n'ont pas estimé nécessaire de présenter à l'accusé et à son avocat les principales pièces à conviction. Il semble légitime de se demander comment une enquête, conduite sans aucune confrontation et au cours de laquelle les aveux ne sont pas remis en cause - aveux dont tout semble indiquer qu'ils ont été extorqués sous la torture -, peut aboutir à la manifestation de la vérité.

d)Maintien en détention pour motifs politiques

Un dernier élément déterminant montre l'aspect arbitraire de l'arrestation et de la détention prolongée sans jugement des civils casamançais. De manière paradoxale, cet élément n'a pas trait aux conditions d'arrestation à la suite de délations anonymes ni aux charges retenues contre eux. Il concerne la manière dont une centaine de détenus casamançais ont été remis en liberté provisoire depuis octobre 1995.

En effet, plusieurs vagues successives de libérations ont eu lieu. Elles ont concerné en priorité les femmes, les personnes âgées, les malades et les mineurs. La dernière vague de libérations, qui remonte au 5décembre 1996, concernait quant à elle 52personnes de tous âges et semble moins dictée par des considérations humanitaires. Ces libérations semblent avoir été proposées au Gouvernement sénégalais par la Commission nationale pour la paix en Casamance, créée par le Gouvernement sénégalais en septembre 1995, afin de renouer les fils du dialogue entre les deux parties.

Or ces libérations ne découlent pas d'une décision judiciaire mais sont uniquement motivées par des raisons de tactique politique. C'est notamment le cas des quatre membres du bureau politique du MFDC, dont la libération en octobre1995 semble avoir été décidée au plus haut niveau de l'Etat afin de faciliter la reprise du dialogue.

Derrière leur justification humanitaire, les libérations successives d'une centaine de détenus ont avant tout constitué des gages de bonne volonté donnés au MFDC afin de l'inciter à poursuivre les négociations.

Cela est confirmé par une information recueillie par la mission d'Amnesty International en janvier1997. En décembre 1996, les détenus casamançais récemment libérés ont été accueillis à Ziguinchor par un comité d'accueil composé notamment de membres de la Commission nationale pour la paix en Casamance. Devant ces personnes qui avaient été torturées et détenues sans jugement durant plus d'un an et demi, des membres du comité d'accueil ont reconnu que certaines d'entre elles avaient pu être arrêtées par erreur ou à la suite de dénonciations malveillantes. Mais ils ont exhorté les détenus libérés à oublier tout ce qu'ils avaient vécu et à ne pas avoir l'esprit de vengeance, allusion claire aux règlements de comptes personnels à l'origine des délations anonymes qui les avaient conduits en prison. Puis, les détenus se sont entendu dire: «La suite dépendra de votre comportement. Si vous vous tenez tranquilles dans les villages, d'autres seront libérés». Le comité d'accueil a enfin ajouté: «Le Gouvernement sénégalais a fait un geste, à vous d'en faire un». Ainsi, au moment de leur libération, des personnes arrêtées de manière arbitraire, se sont vu demander de se "tenir tranquilles" sous peine de retarder la libération future de détenus tout aussi innocents qu'elles.

Ces paroles, confirmées par des sources indépendantes qui ont assisté à cette cérémonie prouvent bien que l'innocence ou la culpabilité des détenus casamançais n'a aucune importance. C'est bien le pouvoir politique qui a la maîtrise de leur dossier. Comme cela avait été le cas lors des précédentes détentions sans jugement de civils casamançais en 1990-91 et en 1992-93, le maintien en prison des dizaines de civils arrêtés à partir d'avril 1995 tient donc beaucoup plus de la décision politique que du résultat de l'enquête judiciaire; la justice sénégalaise, en principe seule responsable de leur maintien en détention, ne peut que constater sa totale impuissance.

Les civils casamançais, ceux qui sont encore détenus, mais aussi ceux qui ont été libérés - uniquement de manière provisoire-, se retrouvent donc les victimes impuissantes d'un conflit et d'une négociation qui les dépassent, entre le Gouvernement sénégalais et le MFDC. Ils ne connaissent pas les motifs de leur arrestation, ni, pour ceux qui ont été élargis, les motifs de leur libération.

Cet élément déterminant montre bien que la totalité des détenus casamançais sont retenus par le Gouvernement sénégalais comme monnaie d'échange dans ses négociations avec le MFDC sans que l'on puisse leur reprocher aucun acte individuellement répréhensible. La plupart d'entre eux n'ont été arrêtés que parce qu'ils appartenaient à la communauté Diola, globalement assimilée à un soutien potentiel aux actions armées du MFDC. Amnesty International considère que la plupart de ces personnes sont des prisonniers d'opinion et demande instamment leur libération immédiate et inconditionnelle.

e)Détention des responsables politiques du MFDC

A ces détentions de civils, dont rien ne semble prouver l'implication dans des actes délictueux ou dans le soutien de tels actes, il faut ajouter l'arrestation, à partir d'avril 1995, des principaux dirigeants du MFDC, y compris l'abbé Diamacoune Augustin Senghor, secrétaire général de ce mouvement, qui a été placé en résidence surveillée au Centre des oeuvres sociales catholiques de Ziguinchor, le 21 avril 1995. Cette assignation à résidence est intervenue au lendemain d'un communiqué dans lequel l'abbé Diamacoune accusait les Gouvernements sénégalais et français d'avoir caché des touristes dans un village casamançais.

Bien que les autorités sénégalaises aient officiellement annoncé, en décembre 1995, avoir mis fin à la résidence surveillée du Secrétaire général du MFDC, les représentants d'Amnesty International, qui ont été autorisés à le rencontrer en janvier 1997, ont pu constater qu'il n'était pas libre de ses mouvements. Des gendarmes demeurent postés àl'entrée du Centre des oeuvres sociales catholiques de Ziguinchor et l'abbé Diamacoune ne peut se rendre nulle part sans être accompagné de membres de la sécurité, même àl'occasion de cérémonies d'ordre privé. Cette résidence surveillée de facto a été renforcée après la reprise des combats entre l'armée sénégalaise et le MFDC en juillet 1997. C'est ainsi que la RADDHO, organisation sénégalaise non gouvernementale qui a mené une enquête en Casamance en septembre 1997, n'a pas été autorisée à rencontrer l'abbé Diamacoune, officiellement pour des raisons de sécurité.

L'assignation à résidence de l'abbé Diamacoune découle d'une décision politique, sans aucun fondement en droit. Le Secrétaire général du MFDC n'a jamais été présenté à un juge et n'a fait l'objet d'aucune inculpation, ce qui est contraire à l'article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui dispose que toute personne détenue doit être informée des charges qui lui sont reprochées et être traduite dans les plus courts délais devant un juge ou bien alors être libérée.

Le lendemain de l'assignation à résidence de l'abbé Diamacoune, le 22 avril 1995, les quatre membres du bureau national du MFDC, Edmond Bora, Sanoune Bodian, Mamadou Diémé et Sarani Manga Badiane étaient arrêtés. Ces quatre personnes, qui servent de lien à Ziguinchor entre l'abbé Diamacoune et les forces du maquis, ont été les interlocuteurs des autorités sénégalaises tout au long de la période de cessez-le-feu. Inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat, ils ont été transférés à la prison de Dakar en juin 1995 en même temps que plus de 180autres détenus casamançais. Ramenés à Ziguinchor en octobre 1995, les quatre membres du bureau national du MFDC ont été placés ànouveau en résidence surveillée en compagnie de l'abbé Diamacoune mais ils ont pu participer aux tentatives de pourparlers, parrainés par la Commission nationale pour la paix en Casamance. A ce titre, ils ont même été autorisés à se rendre en France, en avril 1997, afin de rencontrer l'aile extérieure du mouvement indépendantiste. La recrudescence de la tension en Casamance, à partir de juillet 1997, a eu pour conséquence de remettre en cause leur rôle et leur sécurité. L'un des quatre membres de ce bureau, Sarani Manga Badiane, a ainsi été arrêté le 24 août 1997 par les militaires sénégalais et il n'a pas été revu depuis. Un autre, Edmond Bora, est apparemment en fuite.

3.Torture et mauvais traitements

«Dès notre descente du camion, ils ont commencé à nous battre sans raison. Ils nous ont giflés avec les deux mains, ils nous ont donné des coups de pied et de crosses de fusil. Puis, ils nous ont conduits dans un bureau où ils nous ont battus avec des cravaches. Ils fumaient des cigarettes et les éteignaient sur notre corps. Ils nous arrachaient les poils de la barbe et les moustaches, ils m'ont coupé les cheveux de la tête et m'ont obligé à les avaler. Nous étions tous ligotés mains et pieds, c'est alors qu'un gendarme m'a regardé fixement dans les yeux et comme je le fixais aussi, il s'approcha de moi et plaça ses deux pouces sur mes orbites et appuya fortement, cela fit très mal.»

Le récit de cet ancien détenu, torturé en Casamance en 1984, fait partie des dizaines de témoignages écrits et oraux recueillis par Amnesty International depuis de nombreuses années. Chaque vague d'arrestations, consécutive à une reprise de la violence, s'est accompagnée d'une pratique systématique de la torture à l'encontre de presque tous les détenus, y compris des femmes et des personnes âgées.

Dans un mémorandum adressé aux autorités sénégalaises en mai 1989, Amnesty International évoquait déjà ses inquiétudes face à une avalanche d'informations sur la pratique répandue et systématique de la torture en Casamance:

«Ces mauvais traitements se caractérisent par des coups particulièrement brutaux à l'aide de bâtons laissant des marques indélébiles, par l'usage de la torture au moyen de décharges électriques sous les ongles ou sur les parties intimes des suspects (hommes et femmes), par des privations prolongées de nourriture et une absence totale de soins aux détenus malades ou blessés et par des humiliations àl'encontre des personnes âgées[5]

Depuis le début du conflit en Casamance, les forces de sécurité ont donc choisi d'utiliser la torture comme mode de gestion de cette crise. Ces sévices n'étaient pas uniquement destinés à extorquer des aveux par la force. Ils visaient à créer un état de terreur permanent dans la population afin de la dissuader à jamais de soutenir le mouvement indépendantiste du MFDC.

Cette pratique répandue et systématique de la torture a été à nouveau confirmée, lors des deux missions de recherche envoyées par Amnesty International en Casamance, en janvier et septembre1997. Il en ressort que la torture est pratiquée essentiellement à trois moments bien délimités: lors de l'arrestation, durant la période de garde à vue pendant laquelle le détenu est au secret et lors du transfert de certains détenus à bord d'un navire de la prison de Ziguinchor à celle de Dakar. Au cours de ces trois périodes, les détenus sont livrés au bon vouloir des forces de sécurité, en dehors de tout contrôle judiciaire.

Torture au moment de l'arrestation

Un grand nombre de personnes, arrêtées à partir d'avril 1995, ont été battues et torturées dès leur arrestation et bien avant qu'aucune question ne leur soit posée.

«Nous nous rendions de Cap Skirring à Ziguinchor lorsque le car dans lequel nous voyagions a été arrêté par des militaires au pont de Niambalang. Des militaires ont demandé les cartes d'identité de tous les passagers puis ils sont partis consulter une liste que l'un d'eux tenait à la main. Ils nous ont fait descendre tous les deux et le car est reparti. Ils nous ont emmenés sous la tente militaire qui se trouve le long de la route et là ils ont commencé à nous frapper en nous accusant d'être des rebelles. On nous a attachés avec un fil qui était relié à des batteries électriques. Puis on nous a fait passer une barre entre les pieds et les mains puis on nous a suspendus entre deux poteaux. Dans cette position, nous avons été roués de coups. Ils nous ont frappés n'importe où et le courant électrique secouait notre coeur et nos oreilles. Cela a duré près d'une demi-heure et pendant ce temps-là les voitures passaient le long de la route sans se douter de ce qui nous arrivait sous la tente des militaires.»

D'autres personnes ont été torturées chez elles, parfois devant les membres de leur famille ou leurs voisins dans le but évident de terrifier la population et de la dissuader d'aider les rebelles. C'est ainsi qu'un groupe de 17personnes arrêtées le 26 juin 1995, à Gouraf, ont été contraintes de marcher courbées, la tête baissée et la main donnée par-dessous la jambe au détenu qui suivait. Dans cette position, appelée la "marche du singe", ces personnes ont été frappées à coups de crosse par les militaires en présence des membres de leur village. (Voir le dessin d'un détenu)

Ce sont essentiellement des soldats qui, chargés de procéder à des arrestations dans les villages et à des contrôles routiers, ont immédiatement recours à la torture à l'encontre des personnes qu'ils appréhendent d'après des listes de suspects, établies par la gendarmerie sur la base de délations anonymes. Ces actes de torture ne sont pas destinés à obtenir des aveux susceptibles de figurer dans un procès-verbal. L'armée n'a pas pour mandat de mener des enquêtes. Sa mission se borne, en la matière, à procéder à l'arrestation des suspects et à les remettre aux gendarmes qui sont seuls habilités, en leur qualité d'officiers de police judiciaire, à procéder à des interrogatoires. La torture est donc infligée par les soldats en représailles de pertes humaines ou dans le but de terrifier les civils qui tombent entre leurs mains.

Torture durant la garde à vue

Battus et maltraités au moment de leur arrestation, les détenus sont souvent victimes de violences lors de leur transfert à la brigade de gendarmerie, où certains ont été maintenus au secret durant huit jours:

«J'ai été arrêté le matin du 27 avril 1995, à mon lieu de travail. Le soir même, on m'a emmené avec plusieurs autres personnes dans un véhicule à la brigade de gendarmerie de Nema Kadior, à Ziguinchor. Nous avons fait tout le trajet (à peu près une quarantaine de kilomètres) la tête courbée, le visage dans les paumes des mains, la pointe des pieds tendue sur le sol et dans cette position, nous avons été frappés. Arrivés à la brigade de gendarmerie, on nous a assis à même le sol en rang d'oignons, avec le front sur le dos du suivant. Toutes les heures, des élèves gendarmes nous comptaient en nous frappant la tête avec une canne. Le dixième détenu était frappé beaucoup plus fort. Des gendarmes nous ont obligés à nous donner mutuellement des gifles, le sang coulait des oreilles de détenus. Des gendarmes nous ont aussi obligés à faire flexion avec les mains sur les oreilles et des roulades jusqu'à épuisement, même les personnes âgées de plus de 70 ans étaient soumises à cette gymnastique obligatoire. Lorsqu'un officier entrait dans la salle, il ordonnait aux élèves gendarmes de s'arrêter. Mais ces mauvais traitements recommençaient dès qu'il avait le dos tourné et ils n'ont cessé que lorsque l'on nous a présentés devant le juge, le 4 mai 1995.»

Les représentants d'Amnesty International ont entendu des dizaines de récits similaires qui tous décrivent les mêmes conditions de détention tout au long de la période de garde à vue (voir ci-contre la copie d'un témoignage écrit). Cette période, au cours de laquelle un suspect peut être maintenu au secret aux fins d'être interrogé, ne peut excéder un maximum de quatre jours. Cependant, lorsqu'il s'agit d'atteinte présumée à la sûreté de l'Etat, comme dans le cas des prisonniers casamançais, le Code de procédure pénale prévoit que la détention initiale au secret peut être prolongée jusqu'à huit jours avant que les détenus ne soient déférés au parquet. C'est au cours de cette période de détention au secret, durant laquelle les suspects n'ont accès ni à un avocat ni, dans certains cas, à un médecin, qu'ont lieu la plupart des cas de torture dont Amnesty International a eu connaissance.

Durant leurs huit jours de garde à vue, les détenus casamançais ont subi toutes sortes de sévices et de traitements humiliants et dégradants. Certains ont été mouillés avec un seau d'eau puis obligés de se badigeonner avec du sable ou de se vautrer dans la boue. Certains ont dû rester au soleil, la tête courbée et le dos exposé aux coups de matraques et de bâtons. Une bassine d'eau était posée devant eux mais toute personne qui désirait boire était soumise à des coups ou contrainte de faire des flexions jusqu'à épuisement et cela au rythme des battements de mains des gendarmes, comme pour une séance de gymnastique. Ce supplice de l'eau était d'autant plus pénible pour les personnes arrêtées au mois d'avril, qui est particulièrement chaud en Casamance.

La nuit, les détenus ont été conduits dans un ancien atelier de travaux publics, appelé le TP, où ils ont été obligés de dormir au milieu de leurs propres excréments et de manger de la nourriture avariée. Ces mauvais traitements, infligés en dehors de tout interrogatoire, ont été le lot quotidien de toutes les personnes mises en détention le 27 avril 1995 et au cours des jours suivants.

Afin d'obtenir des aveux, des gendarmes ont pratiqué la torture de manière systématique. A la caserne de gendarmerie de Nema, à Ziguinchor, ces interrogatoires "musclés" se déroulaient dans un petit bureau. Là, certains détenus ont été brutalisés et des gendarmes battaient des mains ou faisaient du bruit avec un moteur de camion afin d'étouffer les cris des détenus. Parmi les détenus particulièrement visés par cette torture figuraient des jeunes gens robustes, des personnes âgées accusées d'avoir donné des renseignements au MFDC et d'anciens gendarmes casamançais accusés d'avoir trahi leur pays.

Voici la liste non exhaustive des méthodes de torture recensées par les délégués d'Amnesty International lors des deux missions de recherche effectuées en 1997:

–          Placer le détenu les mains derrière le dos, le front au sol et le corps et les jambes tendus vers le haut afin de former un angle droit au niveau de la taille. Dans cette position, appelée Djouli goulo (qui veut dire "prière du singe" en wolof), les détenus sont frappés dans le dos durant 15 à 30mn;

-           Pendre les détenus durant des heures la tête en bas;

-           Jeter les détenus à plat ventre dans un trou et les frapper (voir le croquis);

-           Ecraser des mégots sur la tête ou dans les oreilles;

-           Arracher les poils de la barbe et des cheveux et obliger le détenu à les avaler;

-           Faire ingurgiter aux détenus toutes sortes de produits nocifs. En août 1995, plusieurs détenus ont dû boire du gasoil, qui leur avait été présenté comme du vin de palme (Voir le croquis). Un autre détenu a raconté qu'on lui avait versé de l'essence dans les oreilles. Du café brûlant a également été versé sur la tête de ceux qui se plaignaient de ne rien recevoir à manger;

-           Frapper les détenus sur les organes génitaux. L'un d'eux a eu les jambes écartées et de l'essence a été versée dans son anus et sur son sexe;

-           Frapper les détenus dans la position dite de la "chauve-souris". Le détenu a les mains et les pieds attachés, on lui fait passer une barre entre les jambes et les bras, puis on le bascule entre deux tables et il est frappé dans cette position à l'aide de câbles et de gourdins. (Voir le croquis)

Amnesty International a également eu connaissance de plusieurs allégations de torture àl'électricité. Ces allégations, reçues depuis de nombreuses années, ne concernent pas seulement les Casamançais soupçonnés de soutenir le mouvement indépendantiste du MFDC. Amnesty International s'est ainsi fait l'écho du cas d'un député de l'opposition, Mody Sy, arrêté en mai 1993 et qui aurait reçu des décharges électriques aux doigts et aux parties génitales, dans des locaux de la gendarmerie de la rue de Thiong à Dakar. Cette accusation très grave n'a pas fait l'objet d'une enquête immédiate, indépendante et exhaustive, comme le demandaient de nombreuses organisations de défense des droits de l'homme sénégalaises et internationales[6].

Un jeune casamançais, arrêté le 27 avril 1995, a fait le témoignage suivant:

«J'ai été déshabillé et terrassé par six gendarmes qui m'ont mouillé avec de l'eau. Puis on a branché un fil de courant électrique sur mes pieds et mes oreilles et on a fait passer du courant alternatif, produit en tournant une manivelle. Le courant électrique est arrivé au coeur, j'ai eu mal aux oreilles et je n'entendais plus. Cela m'a fait si mal que j'ai enlevé les fils électriques et j'ai alors reçu un coup de poing dans le visage.»

Ces actes de torture avaient principalement pour but d'obtenir des aveux et de forcer les détenus à signer le procès-verbal de gendarmerie. L'extorsion d'aveux sous la torture constitue, à cet égard, une pratique que de nombreux avocats sénégalais considèrent comme routinière dans leur pays et qu'ils dénoncent depuis de nombreuses années.

La recrudescence de la tension en Casamance, à partir de juillet 1997, a donné lieu à une intensification de la torture:

«Un détenu a essayé de se sauver, mais il a été atteint d'une rafale de balles qui lui a coupé une jambe. Les militaires l'ont étalé sur le sol, puis ils lui ont donné des coups de poignard, après chaque coup de poignard, ils l'ont enfoncé dans le sable pour le nettoyer. Ils lui ont coupé les lèvres et ils lui ont demandé de les manger. Ensuite, l'un d'eux lui a tiré une balle dans la tempe, le sang s'est mis à couler et ils m'ont demandé de boire le sang à l'aide de mes mains, ce que j'ai dû faire. Puis le détenu a été achevé d'une autre balle à la tempe. Alors ils m'ont déshabillé et m'ont versé le contenu de bouteilles en plastique fondu et imbibé d'essence. Pendant que le plastique chaud coulait sur mon corps, ils m'ont demandé des informations sur les personnes qui avaient été exécutées peu de temps avant.»        

La délégation d'Amnesty International a pu constater elle-même que ce témoin portait encore des traces visibles de ces brûlures. (Voir la photographie)

Plusieurs témoignages font état du rôle de médecins militaires qui ont soigné des victimes de la torture sans s'opposer ou dénoncer cette pratique. Un civil a été arrêté le 29 juillet 1997, à la hauteur du camp de Kandialan, tandis qu'il rentrait chez lui à bicyclette. Emmené au camp de Kandialan, il a été déshabillé, puis on lui a attaché les mains et les pieds. Dans cette position, il a été interrogé sur ses liens avec le MFDC. Avant même qu'il ait eu le temps de répondre, il a reçu des coups de crosse de fusil à la tête et des coups de couteaux aux oreilles. Il a été battu pendant une heure, puis il a été transféré à la gendarmerie de Néma où les gendarmes ont refusé de le garder car il saignait. Il a été ramené au camp militaire où un médecin «lui a remonté le moral» (selon l'expression même de la victime), mais sans lui détacher les mains qui sont demeurées liées derrière son dos. Il a été soigné au mercurochrome et à l'alcool et il a passé la nuit dans cette position jusqu'au lendemain.

Un autre témoignage recueilli par la délégation d'Amnesty International, en septembre 1997, montre que les forces de sécurité ont recours à la torture «pour l'exemple» dans le double objectif de terroriser la population civile et de l'amener àcoopérer avec elles. Un cultivateur casamançais torturé en septembre 1997 s'est vu demander, au moment où les militaires l'ont libéré, de raconter aux villageois ce qu'ils lui avaient fait subir. Un lieutenant lui a notamment dit: «Nous, nous voulons tourner la page, nous, nous voulons travailler avec vous dans la transparence, l'indépendance de la Casamance n'aura pas lieu. C'est une région du Sénégal, si vous voyez des éléments suspects, faites-nous signe, nous allons les rechercher, nous les militaires, nous allons peut-être mourir mais les civils vont souffrir le plus. Si nous sommes attaqués, il y aura des actes de représailles car vous êtes suspects». A peine libérée, cette personne a fait établir un certificat médical qui fait état de «multiples contusions fermées et ouvertes vraisemblablement dues à des objets contondants ou tranchants». Cet homme est également allé voir le préfet de son département ainsi que l'adjoint au maire de sa localité pour les informer des mauvais traitements subis; on lui a simplement répondu d'aller se faire soigner à l'hôpital.

Certains témoignages font état de l'arrêt de la torture lors du passage d'un gradé et de la reprise de ces pratiques dès que celui-ci a le dos tourné. Il semble cependant étonnant que les gradés n'aient pas entendu les cris des détenus et qu'ils ignoraient tout de ce qui se passait àquelques mètres de leur bureau. De plus, aucune sanction ne semble avoir été prise à l'encontre des militaires et des gendarmes qui se sont livrés à ces actes de torture. On peut même se demander si ces interventions de gradés demandant la fin des mauvais traitements ne font pas partie d'une tactique délibérée visant uniquement à préserver l'image des forces de sécurité en faisant croire à des bavures dues à l'initiative d'individus incontrôlés.

Sévices infligés lors du transfert de Ziguinchor à Dakar à bord d'un navire

La torture et les mauvais traitements, infligés de manière systématique durant les huit jours de garde à vue, prennent fin lorsque les détenus sont présentés au juge d'instruction de Ziguinchor qui les inculpent et les envoient en prison. Ces sévices continuent cependant lors du transfert de Ziguinchor à Dakar au cours duquel les détenus, qui, bien que se trouvant sous la protection de la justice, ont été livrés aux gendarmes qui les ont maltraités et torturés tout au long de ces 15années de conflit.

Amnesty International a, depuis longtemps, dénoncé ces pratiques qui ont notamment causé la mort de plusieurs détenus en décembre 1983 à bord du "Falémé", un navire de la marine nationale sénégalaise. Lors de ce transfert, des gendarmes auraient même tenté de jeter par-dessus bord la dépouille d'un détenu, mort des suites de la torture, mais le responsable du navire s'y est opposé. D'autres personnes sont mortes après leur débarquement à Dakar, apparemment à la suite des traitements cruels qu'ils ont subis à bord de ce navire[7].

La délégation d'Amnesty International a recueilli, en janvier 1997, de nombreuses informations et témoignages du dernier en date de ces transferts à bord d'un navire, qui a eu lieu dans la nuit du 8au 9juin1995.

«Réveillés à quatreheures du matin à la prison de Ziguinchor, nous avons été accueillis à la sortie de la prison par une haie de gendarmes qui nous ont bastonnés au passage de manière indiscriminée et cela sur un trajet long d'environ 30m, qui séparait la prison des véhicules de la gendarmerie. Nous avons été ensuite entassés dans trois camions et tout au long du trajet qui nous a conduits au port, nous avons été frappés à coups de poing, de pied, de crosse et de bâton. Nous nous sommes retrouvés placés dans une péniche d'embarquement, assis en file. Tout au long de la traversée, nous avons été aspergés d'eau de mer et de détritus.»

Des dizaines de témoignages ont affirmé notamment qu'Edmond Bora et les trois autres membres du bureau exécutif du MFDC ont été particulièrement tabassés et humiliés durant cette traversée. Les quatre leaders du MFDC ont été menottés durant tout le trajet et les gardes les ont piétinés et leur ont versé de l'urine et de l'eau sale dessus en disant aux autres détenus: «Voilà, ce sont eux vos leaders». Les gardes, sur le navire, les ont également menacés de tuer et de jeter à la mer plusieurs détenus.

Par ailleurs, plus de 20détenus ont été menottés durant toute la traversée qui a duré 24heures, en dépit des risques que ces entraves pouvaient causer en cas de naufrage. Parmi les détenus mouillés et battus se trouvaient 13femmes dont une avec un enfant de deux ans. Ces mauvais traitements sont d'autant plus choquants que les détenus se trouvaient depuis un mois sous le contrôle et la protection de la justice.

Torture infligée aux personnes âgées et aux malades

Les personnes âgées n'ont pas non plus été épargnées par la torture. Au contraire, il semble qu'elles aient été particulièrement ciblées parce que les forces de sécurité sénégalaises les soupçonnaient d'entraîner les gens au maquis et de leur donner de précieux renseignements.

Un homme âgé de plus de 70ans arrêté à Cagnobo dans le département de Bignona, le 10octobre1995, a ainsi été emmené dans un foyer de jeunes réquisitionné par l'armée, où il a été mis torse nu et frappé à coups de pied par une dizaine de militaires. Puis on lui a attaché les mains avec une corde et on l'a mis dehors sous la pluie. Un caporal chef lui a alors passé un fer àrepasser chaud sur les bras, dans le dos et sur les jambes. Puis les militaires ont chauffé une pelle et l'en ont frappé. Envoyé à la prison de Ziguinchor, il a été soigné durant trois mois pour ses brûlures dont la trace était encore visible lorsque les délégués d'Amnesty International l'ont rencontré en janvier 1997.

Une autre personne, âgée de 73 ans et toujours détenue sans jugement, a fourni le témoignage suivant:

«J'ai été arrêté le 27 avril vers 21heures à Boukote, où j'étais allé visiter ma fille. J'ai été bastonné dans le véhicule qui m'a emmené. On m'a frappé quand j'étais à plat ventre et on a éteint aussi deux ou trois cigarettes sur mon dos. J'ai été emmené à la brigade de gendarmerie de Kabrousse où on m'a frappé trois fois avec un objet rond. Le lendemain, de 8heures à midi, j'ai été ligoté pieds et mains liés dans le dos (voir le dessin) et j'ai été interrogé et frappé dans cette position. Ils m'accusaient d'être un informateur des rebelles. A Kabrousse, on m'a versé du diluant (qui sert à mélanger la peinture) sur les parties génitales. Ce liquide incolore et très odorant s'évapore très vite et brûle. J'ai souffert de ces brûlures durant plus de 20heures. Puis on m'a délié les liens, on m'a attaché à une bouteille de gaz butane et on m'a laissé là.»

Des personnes présentant des signes de déficience mentale ont également été arrêtées et torturées. C'est ainsi qu'un homme qui souffrait apparemment depuis un certain temps de problèmes mentaux a été arrêté à Gouraf, le 26 juin 1995. Conduit au camp militaire de Ziguinchor, les militaires l'ont frappé à un pied avec une planche dans laquelle était planté un clou; ils s'en servaient comme d'une hache, le clou entrant et sortant de son pied à chaque coup. Les délégués d'Amnesty International ont pu constater, à la prison de Ziguinchor en janvier 1997, que cet homme semblait avoir perdu la mémoire, s'agitait sans motif apparent, restait le plus souvent couché tout seul dans un coin et endurait les rires de ses codétenus qui se moquaient de son comportement.

Un ancien détenu a apparemment perdu la raison après que les militaires ont incendié la paille qu'ils lui avaient mis sur le sexe. De nombreux témoignages confirment que cet homme, libéré la fin de1995, avait des accès de folie à la prison de Ziguinchor où il attaquait les gardes et insultait tout le monde.

Torture infligée aux femmes

Au moins 17femmes ont été arrêtées en avril 1995. Toutes ont été soumises à des violences physiques et 13 d'entre elles ont été transférées à Dakar et détenues sans jugement jusqu'en novembre 1995. Accusées la plupart du temps d'avoir préparé de la nourriture pour les combattants armés du MFDC, elles ont toutes subi le traitement réservé aux détenus lors des huit jours de garde à vue à la gendarmerie de Nema, à Ziguinchor. Elles sont restées des jours assises en rang d'oignons, le front posé sur le dos de la personne qui les précédait dans la file. Passant la nuit dans un local séparé des hommes, elles ont dû dormir par terre, sans matelas ni couverture et il leur était interdit de boire ou d'aller aux toilettes jusqu'au matin.

Durant la journée, à la brigade de gendarmerie de Nema, plusieurs d'entre elles ont été frappées. L'une d'elles a eu son pagne déchiré par les coups donnés avec une branche de manguier et s'est retrouvée nue devant les autres détenus. L'une des femmes a confié ce témoignage aux délégués d'Amnesty International:

«Fin avril, un gendarme de Kabrousse est venu chez moi à la maison et il a essayé de me violer. J'ai pu échapper au viol en criant mais le gendarme était furieux. Il m'a menacée en disant: "Tu es têtue, tu vas voir". Quelques jours plus tard, j'ai été arrêtée autour de 18heures par des gendarmes de Kabrousse, qui m'ont accusée de ramasser de l'argent pour les rebelles. A Ziguinchor, nous étions 10femmes et les gendarmes nous interrogeaient une par une. Nous avions reçu des gifles et des coups de pied. Les gendarmes voulaient nous faire sortir de la grande salle et nous faire venir dans leurs bureaux, certaines femmes y sont allées mais moi j'ai refusé par peur d'être violée.»

La délégation d'Amnesty International a pris connaissance du cas de deux femmes arrêtées sur la route, le 27 avril 1995, alors que, venant du village d'Efok, elles se dirigeaient vers Oussouye pour vendre des produits au marché. L'une d'elles avait un enfant sur le dos, âgé d'un an environ, l'autre qui venait d'accoucher trois semaines plus tôt avait laissé son nourrisson au village. Des militaires ont tenté de les violer mais, averties à l'avance de ce danger par un soldat qui parlait diola, elles se sont débattues et ont évité le viol. Emmenées à la brigade de gendarmerie de Nema, à Ziguinchor, elles ont dû écarter les jambes et ont été attachées avec des cordes. Selon une codétenue, les militaires ont ensuite mis le feu à leurs parties génitales et cela en présence de l'enfant. Un avocat a tenté d'obtenir leur libération provisoire en arguant du fait que l'une d'elles avait laissé son bébé au village et que l'autre se trouvait en prison avec son enfant. Devant la réponse négative du procureur de la République de Ziguinchor, l'avocat a fait appel devant la chambre d'accusation de Dakar qui a également refusé cette libération. Ces deux femmes et 11autres personnes ont été transférées par navire à Dakar avec tout le groupe des détenus casamançais et elles n'ont été libérées qu'en novembre 1995. Selon plusieurs sources, le bébé involontairement abandonné par sa mère est mort peu après.

Lors du transfert des détenus à bord d'un navire de Ziguinchor à Dakar, dans la nuit du 8 au 9juin 1995, 13femmes faisaient partie de ce convoi. L'une d'elles était accompagnée d'un enfant de deux ans et une autre était enceinte (cette femme a accouché en novembre 1995 d'une petite fille, alors qu'elle était encore en détention à Dakar). Toutes ont subi les conditions pénibles de ce transfert et les mauvais traitements décrits plus haut. Lors du départ de la prison de Ziguinchor pour prendre le navire, l'une d'elles a été giflée par un militaire parce qu'elle voulait aller rechercher un sac qu'elle avait oublié dans sa cellule. Comme les autres détenus, elles ont constamment été arrosées d'eau de mer et d'excréments tout au long de la traversée.

D'autres femmes ont été arrêtées, torturées, puis libérées. Sally Traoré, vivant à Aniack, a été arrêtée par des militaires le 10 février 1995 à 23 h30. Le couple était couché et dormait. Deux militaires sont venus et ont demandé à Sally Traoré de les suivre. Son mari a demandé s'il pouvait l'accompagner et les militaires lui ont répondu qu'elle reviendrait tout de suite. Il semble qu'elle ait été dénoncée comme pourvoyeuse de fonds du MFDC. Monitrice d'alphabétisation, Sally Traoré était la plus cultivée du village, ce qui pouvait susciter bien des jalousies. De plus, elle gérait un moulin et décortiquait le riz pour le village, ce qui a permis à un délateur anonyme de prétendre qu'elle remettait l'argent de ce travail aux combattants armés du MFDC.

Emmenée au camp militaire d'Aniack, à quelques centaines de mètres de sa maison, Sally Traoré a été déshabillée complètement. Des militaires lui ont bandé les yeux avec du sparadrap et l'ont fait monter dans un véhicule qui l'a conduite vers une direction inconnue. Elle a ensuite passé toute la nuit les yeux bandés dans un trou creusé dans le sol. Le lendemain, les mains liées dans le dos, on l'a couchée sur le ventre dans le trou et on l'a bastonnée tout en l'interrogeant sur ses liens avec les combattants du MFDC. Après une deuxième nuit passée dans ce trou, dans les mêmes conditions (pieds et poings liés et les yeux bandés), elle a été ramenée par les militaires qui l'ont laissée à 200m de chez elle. Soignée à l'hôpital de Ziguinchor pour de multiples contusions, elle a encore des séquelles physiques et psychologiques. C'est ainsi que la délégation d'Amnesty International a appris en janvier1997 que, deux ans après ces événements, elle ne pouvait toujours pas tenir des objets dans la main ni se lever toute seule. De plus son cycle menstruel s'est interrompu.

Dans d'autres cas, des femmes ont aussi été prises en otage par des gendarmes qui ne trouvaient pas la personne recherchée. Des gendarmes ont notamment arrêté la femme d'un paysan et ne l'ont libérée que lorsque celui-ci s'est livré.

Ces allégations de torture à l'encontre de femmes ne sont pas nouvelles. Dans le mémorandum adressé par Amnesty International aux autorités sénégalaises, en mai 1989, l'organisation évoquait les traitements inhumains et humiliants infligés aux femmes tout au long des années 1980. L'organisation précisait ainsi que selon plusieurs témoignages «on [avait] notamment écrasé des cigarettes allumées dans leurs organes génitaux et enfoncé des chiffons dans leurs vagins»[8].

Morts des suites de la torture

Amnesty International a eu connaissance de plusieurs cas de civils casamançais qui ont succombé à la suite de la torture infligée par les militaires au moment de l'arrestation ou dans les heures qui ont suivi. Le 12 février 1995, à Bouloum, près de Niaguis, Bakary Diédhiou a été arrêté par les militaires. Un détenu arrêté en même temps que lui a fait le témoignage suivant:

«Après avoir été arrêtés, le lieutenant X nous a dit: «On vous amène à Soucouta pour vous tuer car à Ziguinchor vous serez libérés». Une fois dans le camp, on nous a lié les mains et les pieds et on nous a bandé les yeux. La torture commença: coups de pieds et de bâtons, du plastique fondu sur tout le corps. Le soir, ils nous ont laissés, toujours attachés dehors toute la nuit. La torture a recommencé le lendemain et Bakary n'a pas survécu.»

Dans la nuit du 4 au 5 avril, Anice Sambou, un ancien employé d'hôtel à Ziguinchor, a été arrêté à Niaguis. Il semblerait qu'après une attaque d'indépendantistes armés contre cette localité la maison d'Anice Sambou ait été épargnée, cela a été interprété par les autorités comme un signe de connivence entre cet homme et les combattants armés du MFDC. Anice Sambou, frappé à coups de crosse, semble être décédé avant d'arriver en prison. Une autre source affirme qu'il aurait été égorgé dans le cantonnement militaire de Niaguis.

La délégation d'Amnesty International a également pu recueillir, en janvier 1995, des témoignages sur les conditions du décès de Kémo Sané, un cultivateur qui avait trois femmes et deux fils. Il a été arrêté chez lui par des militaires une nuit de janvier 1995, à Aniack. Torturé par les militaires qui lui ont versé du plastique fondu sur le corps, il a été libéré quelques jours plus tard. Souffrant de brûlures et de contusions multiples, Kémo Sané est retourné dans son village pour recevoir des soins traditionnels. Il y est mort peu de temps après des suites des tortures subies. Selon un témoin, les militaires étaient en fait venus chercher le frère de Kémo Sané mais, ne le trouvant pas, ils ont arrêté la personne qui avait le malheur de se trouver là.

Eléments de preuve de ces actes de torture

Outre ces témoignages, les deux missions d'Amnesty International ont pu recueillir un certain nombre d'éléments de preuve de ces actes de torture. Les représentants d'Amnesty International ont pu constater des séquelles visibles de la torture et de coups sur le corps des détenus et anciens détenus. Certains portaient des traces de coups, avaient des doigts cassés et des lacérations aux bras causées par des lames. Ces marques concordaient avec les récits de mauvais traitements faits par ces mêmes personnes.

En ce qui concerne les cas de torture remontant à 1995, des témoins attestent avoir vu arriver au tribunal de Ziguinchor les détenus présentés au juge, qui les a inculpés. Les détenus sortaient d'une période de détention de huit jours en garde à vue et «leur état physique était déplorable. Certains étaient sanguinolents, d'autres boitaient, d'autres enfin devaient être portés sur le dos de leurs camarades parce qu'ils ne pouvaient plus marcher».

En outre, les délégués d'Amnesty International ont pu retrouver des preuves écrites de l'existence de ces sévices, qui sont consignés dans le registre de l'infirmerie de la prison de Ziguinchor, dans lequel est noté l'état des détenus à leur arrivée en prison. A partir du 4 mai 1995, date du premier mandat de dépôt concernant les détenus casamançais, la liste des blessures accolées au nom de chaque détenu est impressionnante et les représentants d'Amnesty International ont pu comparer les récits qui leur étaient faits par les détenus avec ce qui figurait dans le registre d'infirmerie à leur propos. Ainsi, en regard du nom d'un homme âgé qui affirmait avoir été brûlé avec un fer à repasser et une pelle chauffée à blanc, on trouve «brûlures, coups et diverses contusions», en regard de celui d'un détenu qui a affirmé à la délégation d'Amnesty International que des gendarmes l'avaient frappé au pied avec une planche munie d'un clou, on note «blessure profonde avec infection et traumatisme au pied gauche».

De même, les représentants d'Amnesty International ont pu avoir accès au registre de l'infirmerie de la prison de Dakar, dans lequel a été noté l'état des détenus à leur descente du navire qui les transportait depuis Ziguinchor. Dans ce registre, les remarques abondent concernant «des plaies à l'index, plaies au pied, plaies au cuir chevelu et plaies au tibia».

La mission de recherche d'Amnesty International envoyée en septembre 1997 a pu recueillir des informations et des preuves encore plus irréfutables puisque les faits allégués remontaient à quelques semaines à peine.

Les témoignages de dizaines de détenus, la confirmation de ces pratiques par des observateurs indépendants, les cicatrices visibles et le contenu des registres d'infirmerie sont autant d'éléments prouvant que la torture continue d'être systématiquement pratiquée en Casamance par les forces de sécurité sénégalaises et cela justifie plus que jamais l'ouverture d'enquêtes indépendantes et exhaustives et la fin de l'impunité totale dont jouissent les personnes responsables de ces actes.

4.Un deuil impossible

Depuis le début du conflit en Casamance, des dizaines de civils ont été victimes d'exécutions extrajudiciaires. Ce terme désigne un homicide commis en toute illégalité et de façon délibérée sur ordre des autorités. D'autres personnes sont portées "disparues", il s'agit de personnes dont on sait qu'elles ont été arrêtées par les forces de sécurité sénégalaises mais dont on ignore le sort. (Voir la liste à l'annexeI)

Amnesty International craint que la plupart de ces personnes n'aient été tuées et enterrées dans des fosses collectives. Si tel est le cas, en refusant de reconnaître officiellement la mort de la victime, les autorités empêchent les parents de procéder au deuil normalement observé après la perte d'un être cher. Celui-ci demeure ainsi dans une sorte de vide de la mémoire dans lequel le chagrin et l'espoir se livrent un combat incessant et insoutenable qui laisse les survivants désemparés.

Cas d'exécutions extrajudiciaires

Le 17 août 1995, dans le village de Carounate, à 10 kilomètres d'Oussouye, des militaires ont fait irruption vers 13 heures dans la case de Boulong Himbane, un homme âgé de 70 ans qui ne pouvait plus travailler. Après avoir abattu le vieillard, ils ont traîné le cadavre hors de chez lui. Des témoins les ont vus sortir et se diriger vers une case voisine où habitait un autre homme âgé, Kassikébé Himbane, qui a lui aussi été tué. L'une des deux veuves a confié à Amnesty International:

«J'étais absente du village parce qu'il y avait une cérémonie de funérailles dans les environs. J'ai entendu des coups de feu et je suis revenue dans le village et j'ai vu mon mari mort par terre. J'ai appelé les militaires qui m'ont demandé si je connaissais cet homme. J'ai dit: Oui. Ils m'ont dit: "La loi, c'est comme ça.Va chercher des gens pour prendre le corps". Ces militaires étaient en tenue, au nombre approximatif dedix. Ils sont alors montés dans leur véhicule».

Ces exécutions extrajudiciaires faisaient suite à deux homicides délibérés et arbitraires commis trois jours plus tôt, dans le même village par le MFDC. (Voir plus loin "Exactions commises par le MFDC")

Comme en ce qui concerne les arrestations, les militaires n'ont pas hésité à tuer des personnes qui souffraient de problèmes physiques ou mentaux. En janvier 1995, des militaires sont entrés dans la maison de Jean-Pierre Manga, qui habitait dans les environs de Ziguinchor. De l'avis de parents et de voisins rencontrés par la délégation d'Amnesty International, Jean-Pierre Manga, âgé d'une quarantaine d'années, était un homme simple, un peu attardé, qu'on ne voyait jamais en public. Il était journalier à la SONACOS, une huilerie de Ziguinchor; il allait travailler lorsque sa santé le lui permettait, car il souffrait d'asthme. Battu devant sa femme et des voisins, il a été emmené par les militaires vers une destination inconnue. Son corps a été découvert, criblé de balles, deux jours après.

Des civils ont également été tués lors de contrôles routiers, à la suite d'une vérification d'identité. Amnesty International a reçu, par courrier, le témoignage spontané d'une personne qui a assisté, le 23 septembre 1997, à une exécution extrajudiciaire. Ce témoin voyageait dans un véhicule de transport en commun à bord duquel se trouvaient une quinzaine de personnes. Le véhicule a été contrôlé par des militaires, à la sortie de Kolda, vers 6h45. L'un des passagers a déclaré ne pas avoir de carte d'identité.

«Immédiatement, les soldats ont fait irruption dans le véhicule et l'ont traîné dehors, en dépit de ses protestations. Dans les minutes qui ont suivi, j'ai été témoin d'une scène d'horreur abjecte. L'homme a été frappé et tabassé par sept militaires sous le regard de leur officier. En même temps, les soldats l'insultaient en français et en wolof. Ses lunettes ont été brisées et les soldats ont commencé à lui lier les mains... Un des soldats l'a frappé à nouveau et un autre lui a dit: "Maintenant on va t'égorger, c'est comme ça qu'on fait avec les rebelles". L'homme s'est alors mis à supplier pour avoir la vie sauve. J'ai pensé en moi-même: "Ils sont en train de bluffer, cela ne peut pas arriver" mais à mon horreur suprême et à mon regret éternel, ils l'ont traîné, attaché, vers la forêt. Ils se sont arrêtés 30m plus loin et un des soldats a sorti un couteau de son fourreau. Je n'ai pu regarder cet acte final mais les cris de plainte et de supplication s'achevant dans un râle de douleur resteront à jamais en moi. Tout le monde était silencieux face à cette brutalité. Dans une sorte de transe surréelle et sourde, nous sommes remontés dans le véhicule. Il était difficile de parler et peu de choses ont été dites. Après une telle horreur, les mots n'ont aucun sens. J'ai regardé et regardé sans cesse par la fenêtre la végétation durant des heures et des heures....»

Un autre civil a été tué sur la route parce qu'il n'avait pas entendu l'injonction qui lui était faite pas les militaires de s'arrêter. Le 12 juillet 1997, Alphonse Diatta, dit Reagan, photographe de profession et habitant à Gouraffe, se rendait à mobylette à Ziguinchor pour assister à une fête. Des militaires, postés à un barrage à l'entrée de la ville, lui ont dit de s'arrêter mais comme le photographe portait un walkman, il n'a pas entendu cet ordre et a reçu une balle en pleine tête.

Cas de "disparitions"

Tous ces cas ont trait à des personnes qui ont été arrêtées par les forces de sécurité sénégalaises -dont les noms ne figurent pas sur les listes de détenus et dont on est sans nouvellesdepuis leur arrestation.

Soupçonné d'être un responsable politique local du MFDC, Youba Badji a été arrêté fin janvier1995 alors qu'il accompagnait des femmes au marché hebdomadaire de Camaracounda. Selon un témoin, il marchait sur la route lorsque des militaires lui ont demandé s'il s'appelait bien Youba Badji et ils ont examiné sa carte d'identité. Ils l'ont laissé partir et l'ont rappelé quelques minutes plus tard. Personne ne l'a jamais revu.

De nombreuses personnes ont "disparu" après avoir été arrêtées lors de contrôles routiers. Dominique Manga, originaire de Djiwant et plombier à Cap Skirring, a été arrêté le 6 août 1995 par des militaires en faction à un poste de contrôle situé à l'entrée du pont de Niambalang, entre Oussouye et Ziguinchor. Il n'a plus été revu vivant. Un témoin de l'arrestation, qui a eu le courage de demander aux militaires ce qu'ils comptaient faire du jeune plombier, s'est vu répondre que le détenu n'était plus du ressort de l'armée et qu'il allait être remis à la gendarmerie.

Plusieurs groupes de personnes arrêtées en même temps par des militaires sont également portés disparus. Six hommes: Adama Sambou, Aliou Sambou, Alassane Amany Sambou, Fodé Sambou, Sidate Sambou et Malang Diatta, tous originaires du village de Mlomp, ont été arrêtés par des militaires le 17 juillet 1995, à Edjoungo, dans le département d'Oussouye. Ils ont été appréhendés alors qu'ils venaient de raccompagner chez elle la reine Anna Sambou de Djiwante, représentante traditionnelle du pouvoir spirituel casamançais dans le département d'Oussouye. Depuis, on est sans nouvelles d'eux.

Le 2 août 1995, des militaires ont arrêté cinq personnes dans le village d'Essaoute, au sud-ouest de Ziguinchor, Anomène Diatta, Nicolas Sambou, Awantaï Diatta, Jules Diatta et le chef de village, Louis Diédhiou. Ces personnes n'ont plus été revues. L'une des femmes des "disparus" a fait le témoignage suivant:

«Nous étions encore au lit. Dans la case, il y avait cinq personnes, moi, mon mari et nos trois enfants, âgés à peu près de dix, huit et sept ans. Ce jour-là, il y avait eu un décès dans la famille et ma fille s'était levée plus tôt, pour balayer la porte. Quatre militaires ont pénétré dans la maison et ils ont forcé mon mari à sortir du lit, nous dormions tous dans la case. Les militaires n'ont pas saccagé la maison et ils n'ont touché ni aux enfants ni à moi. Ils ont attaché mon mari avec les cordes qui servent à lier les chèvres et ils l'ont emmené. Moi, je suis restée dans la case avec mes enfants. Le lendemain, je suis allée à Oussouye pour demander des nouvelles au camp militaire. Les militaires étaient en effervescence, il y avait beaucoup de va-et-vient et comme je ne parle ni français, ni wolof, je n'ai pas osé leur parler. Durant l'hivernage, je n'ai pas pu cultiver parce que je n'ai personne pour m'aider.»

Des enfants arrêtés par des militaires sénégalais sont aussi portés "disparus". Le 24octobre1995, des militaires sénégalais ont traversé la frontière entre le Sénégal et la Guinée-Bissau et se sont dirigés vers le village d'Essoukoudiak, où vivait avec sa famille un réfugié casamançais, Jean-Pierre Sambou. Ce dernier a été arrêté par des militaires avec deux de ses enfants, Célestine dite Tuti Sambou (sept ou huit ans) et Julien Sambou. Aucune de ces trois personnes n'a été retrouvée. Selon la mère des deux enfants, les militaires sont arrivés alors que toute la famille était occupée à protéger les plantations de riz contre les oiseaux.

«Les militaires ont encerclé le champ. Moi, j'étais un peu plus loin. Le plus grand de mes enfants a pu s'enfuir. Un autre est monté sur une termitière pour voir ce qui se passait, car il n'entend pas bien. Les militaires les ont pris et les ont battus. Certains voulaient les tuer. Le garçon a réussi à s'enfuir. On a tiré sur lui mais sans l'atteindre. Il est aujourd'hui en vie. Mais mon mari et deux de mes enfants, Julien Sambou et ma fille Célestine, âgée de huit ans, ont été emmenés par les militaires. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus.»

Le phénomène des "disparitions" a pris une nouvelle ampleur avec la recrudescence des incidents entre l'armée et les combattants du MFDC en juillet 1997. En représailles de la mort des 25soldats tués par le MFDC le 19 août 1997, les forces de sécurité sénégalaises s'en sont prises à plusieurs responsables du MFDC.

Deux jours après la découverte des corps des 25 soldats tués à Mandina Mancagne, des militaires ont arrêté chez lui, le 24 août 1997, l'un des quatre membres du bureau exécutif du MFDC, Sarani Manga Badian, au moment où celui-ci allait se coucher (voir la photographie). Cette arrestation a eu lieu en présence de nombreux témoins, dont les voisins et des enfants qui regardaient la télévision dans la cour de Sarani Badian, car il était l'une des rares personnes dans le quartier à posséder un poste de télévision. Les militaires ont fouillé toute la maison et ont également brutalisé des voisins, dont deux enfants. Selon l'un de ces témoins:

«Un militaire s'est présenté pour demander après Sarani qui a essayé de s'enfuir par la fenêtre, mais les militaires qui encerclaient la maison n'ont pas eu de mal àle capturer. Ils l'ont emmené dans sa chambre et l'ont allongé par terre, ils lui ont marché dessus et lui ont donné des coups de pied et de crosse partout. Sarani hurlait comme un bébé et sa femme, qui a essayé d'intervenir, a reçu un coup de pied au visage. Sarani hurlait de douleur, il saignait de partout et aussi de la tête. Il n'avait que son pagne sur lui. Les militaires évitaient de parler, ils sifflotaient, ils lui ont donné des coups pour qu'il monte dans un camion. Il y avait quatre véhicules, les militaires étaient au nombre de40. Les habitants des concessions voisines étaient interdits de sortir. Sarani gémissait de douleur, sa femme a dit au militaire: "Ce n'est pas la peine de l'emmener, achevez-le". Mais les militaires l'ont emmené et nous ne l'avons plus jamais revu».

Un autre membre du MFDC a été porté disparu après avoir été arrêté par les militaires. Il s'agit de Simon Malou, instituteur à la retraite, vivant à Tilène (quartier de Ziguinchor) et qui devait faire partie de la délégation du MFDC pour accompagner l'abbé Diamacoune lorsqu'il s'est rendu en France afin de se concerter avec l'aile extérieure du mouvement. Simon Malou a été arrêté le 24 août 1997, chez lui, au moment où il allait se coucher. Selon un témoin de l'arrestation, les cinq militaires qui sont venus le chercher étaient très impatients et n'ont pas précisé les motifs de cette arrestation:

«Simon était assis dans la véranda en train de faire sa prière pour aller se coucher. Il a entendu que quelqun'un frappait le portail avec force. C'est même Simon qui a appelé son frère pour ouvrir le portail. En ouvrant il voit deux hommes armés, ce sont des militaires avec leurs fusils, entrer sans explication. Deux autres sont restés dehors avec des armes plus leur chauffeur. Ils ont trouvé Simon prêt pour aller après sa prière rejoindre son lit. Il n'avait que son pagne et pas quelque chose de plus, ni chemise ni pantalon. On leur a demandé des explications, ils n'ont pas accepté de nous répondre, ils nous ont seulement dit que "si nous voulions savoir, qu'on les suive". Ils l'ont forcé de partir avec eux, en lui poussant leurs fusils sur le dos. Leur voiture était garée dans la rue à quelques mètres de la maison, ils étaient au nombre de cinq. On a essayé de les suivre. Mais ils étaient en voiture et ils sont partis. Ils ont pris la direction de leur "camp" qui est à quelques mètres de la maison. On n'a rien eu comme nouvelle depuis. On n'espère plus qu'il est en vie. Tristesse dans la famille. Malheur à nous, les enfants».

Des civils casamançais, travaillant dans le nord du Sénégal et qui n'étaient que de passage dans leurs familles, ont aussi été pris pour cibles par les militaires. Jean Pierre Nyafouna, employé d'hôtel à Mbour (près de Thiès), a été arrêté par des militaires à Nyassia le 8 août 1997, lors du contrôle d'un véhicule de transport. Il a été accusé d'être membre du MFDC car il possédait un grigri. Selon plusieurs témoignages, Jean-Pierre Nyafouna hurlait de douleur et on entendait ses cris presque jusqu'au cantonnement militaire. Depuis son arrestation, il n'a plus été revu.

Plusieurs arrestations ont eu lieu en public comme si les forces de sécurité cherchaient àterrifier la population. Edmond Sékou Sadio, né en 1965, barman à Tilène (quartier de Ziguinchor), a été arrêté le 25 août 1997 à 22h45 par un commando composé de quatre civils et de deux militaires sur son lieu de travail, le bar Diamoraye, appelé aussi Ndiago (voir la photographie). Après avoir contrôlé la carte d'identité de tous les clients du bar, les membres du commando leur ont demandé de partir. Quelques minutes avant d'investir le bar, les membres de ce commando avaient arrêté François Sambou, un éducateur du pré-scolaire. Les deux hommes sont portés disparus depuis. Les parents d'Edmond Sékou Sadio ont fait des démarches auprès du commandant militaire de la zone sud, qui couvre la Casamance, et auprès de la brigade de gendarmerie, mais on leur a dit qu'aucune patrouille n'avait fait de sortie ce jour-là.

Koulamouwo Edgar Diédhiou a été arrêté par les militaires le 24 août 1997 alors qu'il participait à une fête organisée au village de Siganar Bouloup, dans le département de Ziguinchor. Comme il avait beaucoup plu, les vêtements de Koulamouwo Edgar Diédhiou étaient mouillés et il est rentré chez lui pour se changer. C'est là qu'il a été interpellé par des militaires basés dans le cantonnement du village de Siganar, qui assistaient également à la fête. Des coups de feu ont retenti alors que la fête se poursuivait au village. Il a été emmené dans un véhicule militaire en direction de l'ex-école des agents techniques de l'agriculture (EATA), centre national de formation des techniciens en agriculture et en génie rural, située près de l'aéroport de Ziguinchor et dont les locaux ont été partiellement réquisitionnés par les forces de sécurité. C'est là qu'un autre détenu l'a vu qui saignait de partout et avait la cuisse gauche brisée. On ne l'a plus jamais revu.

Fosses collectives

Depuis des années, Amnesty International publie des informations persistantes qui font état de l'existence de fosses collectives à Niaguis et au pont de Niambalang, dans lesquelles un nombre inconnu de personnes victimes d'exécutions extrajudiciaires auraient été secrètement enterrées. La RADDHO, qui s'est notamment fait l'écho de ces informations, a demandé publiquement l'ouverture d'une enquête indépendante mais le Gouvernement sénégalais n'a pour le moment rien fait pour élucider ces graves allégations.

La mission d'enquête d'Amnesty International a pu recueillir, en septembre 1997, de nouvelles informations qui corroborent l'existence de fosses collectives, notamment celle qui est située à l'ex-EATA, près de l'aéroport de Ziguinchor (Voir le croquis). Selon des sources bien informées, depuis 1993, le terrain de football proche de l'ex-EATA a été transformé en cimetière clandestin, où des civils exécutés extrajudiciairement sont enterrés la nuit. Cette pratique semble avoir repris depuis juillet1997. Des témoins ont vu que la terre était régulièrement fouillée et plusieurs personnes détenues à l'ex-EATA ont affirmé avoir entendu des coups de feu et n'avoir plus jamais revu certains de leurs codétenus. Il semble ainsi qu'après la mort des 25soldats sénégalais, le 19 août 1997, les forces de sécurité sénégalaises ont procédé à l'arrestation de cinq personnes de l'ethnie Balante et une personne de l'ethnie Mancagne, toutes originaires de Guinée-Bissau. Ces personnes ont été arrêtées dans un quartier appelé Kenya (au-delà de l'aéroport de Ziguinchor, près de la caserne des sapeurs-pompiers). Emmenées à l'ex-EATA, elles auraient été tuées vers trois heures du matin et enterrées sur le lieu même de leur exécution.

La délégation d'Amnesty International a recueilli le témoignage capital de plusieurs sources provenant de militaires sénégalais révoltés par les scènes dont ils avaient été témoins et qui, sous le sceau de la confidentialité, ont révélé les pratiques de l'armée sénégalaise en Casamance. L'un d'eux nous a confié:

«L'armée exécute. Les personnes sans carte d'identité sont régulièrement arrêtées puis exécutées, plusieurs personnes ont été enterrées à Nyassia, Niambalang et Lindiane. Dès qu'on prend quelqu'un, on l'amène au cantonnement, les gens suspects, on leur pose des questions, ces questions sont posées par le chef (le lieutenant capitaine), on leur fait des manoeuvres, on les torture, on leur demande de creuser un trou et on les exécute. La torture au plastique brûlé sur le corps est courante».

Un autre témoignage donne un exemple précis d'exécution extrajudiciaire:

«Après les événements de Mandina Mancagne, un civil âgé de 30 ans a été arrêté sans carte d'identité au moment où il traversait l'aéroport de Ziguinchor, il a été interrogé puis présenté au chef militaire de l'aéroport mais avant que ce dernier n'ait eu le temps de se prononcer, un soldat l'a abattu à la poitrine».

Ces allégations très graves et répétées n'ont jamais fait l'objet d'enquêtes de la part des autorités sénégalaises et les forces de sécurité continuent depuis des années à violer les droits de l'homme en toute impunité. Or l'armée et la gendarmerie sénégalaises se revendiquent comme des corps bien structurés et disciplinés. Compte tenu de ce fait, les violations massives des droits de l'homme dont elles se sont rendues responsables, ne peuvent être mises sur le compte de "bavures". Il semble bien que les militaires recourent à ce phénomène des "disparitions" pour masquer une pratique répandue d'exécutions extrajudiciaires. Si, comme il l'affirme avec fierté, le Sénégal possède réellement des forces de sécurité républicaines qui obéissent aux injonctions des organes politiques, les actes très graves qui sont imputés, depuis des années, aux militaires et aux gendarmes sénégalais engagent donc bien la responsabilité des plus hautes autorités de l'Etat.

5.Exactions commises par le MFDC

Depuis que le MFDC a décidé d'opter pour la lutte armée, en 1990, son aile militaire qui opère en Casamance enfreint les normes fondamentales du droit humanitaire en se livrant à de nombreuses exactions. Le MFDC a ainsi commis de très graves atteintes aux droits de l'homme en tuant des villageois qui refusaient de les approvisionner en nourriture ou en argent et en abattant certains civils, notamment des chefs traditionnels ou des personnes installées depuis peu en Casamance et originaires d'autres régions du Sénégal, tous soupçonnés de collaborer avec l'administration sénégalaise.

Ce mouvement indépendantiste, actif depuis 1982, a une structure à la fois politique et militaire dont il n'est pas facile d'identifier les responsabilités respectives. Une scission a eu lieu, après les accords de cessez-le-feu de 1991, lorsqu'une partie du mouvement, connue sous le nom de Front Nord et dirigée par l'ancien chef d'état major du MFDC, Sidy Badji, a renoncé à la voie armée. Cette attitude a été dénoncée par l'aile plus radicale du mouvement, le Front Sud, comme une manoeuvre du Gouvernement sénégalais visant à affaiblir politiquement le MFDC. L'actuel Front Sud, signataire de l'accord de cessez-le-feu de juillet 1993, est formellement dirigé par l'abbé Diamacoune sans qu'il soit possible d'établir clairement son degré d'influence sur les combattants armés repliés dans leurs bases à la frontière avec la Guinée-Bissau.

Homicides délibérés et arbitraires

Amnesty International a recueilli de nombreux témoignages sur les homicides délibérés et arbitraires commis par le MFDC (Voir l'annexeII). Le 14 août 1995, Jean-Pierre Manga et Michel Diatta ont été tués par des combattants du MFDC dans leur village de Carounate, apparemment parce qu'ils étaient soupçonnés d'être des indicateurs des forces de sécurité sénégalaises. L'une des deux veuves a donné le témoignage suivant:

«Ils sont venus la nuit vers 21heures et ont appelé mon mari en diola. Il est sorti et a voulu fuir, ils l'ont rattrapé. J'ai pris mes trois enfants et je me suis réfugiée dans une autre case d'où j'ai entendu les coups de feu. Tard dans la nuit, les militaires sont venus pour effectuer des recherches et ils ont retrouvé le corps, tranché par des couteaux.»

L'autre veuve a vu des hommes en armes faire irruption chez elle à minuit pour arracher de force son mari du lit et l'emmener. Ayant entendu des coups de feu, elle a attendu longtemps, puis elle s'est mise à la recherche du cadavre qu'elle a trouvé à quelques mètres de la maison. Aucune des deux femmes ne sait pourquoi leur mari a été ciblé par le MFDC. L'un d'eux avait appelé les villageois à voter aux élections présidentielles et législatives de 1993. Mais il n'avait pas été inquiété alors, ni menacé depuis par le mouvement indépendantiste.

Lors des élections de 1993, les combattants du MFDC ont terrorisé la population pour la contraindre à boycotter ce scrutin dont ils contestaient la légitimité. Le MFDC s'en est pris notamment aux notables casamançais, membres du Parti socialiste (PS) au pouvoir. La délégation d'Amnesty International a recueilli, en janvier 1997, le témoignage des parents d'un de ces notables, Omer Diatta, président de la communauté rurale d'Oukout (à 1km d'Oussouye). En février 1993, le président Abdou Diouf était venu en Casamance dans le cadre de la campagne électorale et avait été reçu par Omer Diatta. Quelques semaines plus tard, le 13 avril 1993, ce dernier était tué par le MFDC.

«Omer Diatta revenait en mobylette d'Oussouye où il était aller chanter dans une chorale. Nous l'attendions tous à la maison lorsque nous avons entendu une détonation. Des gens en armes, le visage camouflé, sont entrés, ils ont pillé notre boutique en prenant pour plus de deux millions de francs CFA de marchandises. Les hommes armés ont demandé qu'on les aide à transporter le butin jusqu'à la rizière. Là, ils ont dit qu'ils avaient tué Omer Diatta et ont indiqué l'endroit où se trouvait le cadavre. Depuis, notre famille a dû quitter le village et nous connaissons des problèmes matériels sérieux.»

Durant cette même période, un autre notable du PS, Adama Ndiaye, a été tué chez lui, le 12mars 1993, par des combattants du MFDC. Il avait été menacé plusieurs fois auparavant par des membres du MFDC qui lui avaient dit: «C'est avec toi que nous fêterons l'indépendance».

De nombreux homicides délibérés et arbitraires ont été commis devant les familles des victimes comme si les combattants du MFDC voulaient faire un exemple et avertir que toute personne soupçonnée d'être traître à la cause connaîtrait le même sort. Dans la nuit du 17 au 18 mars 1995, des hommes en armes sont venus dans le village de Boutoupa, à la recherche du chef de village, accusé d'être un proche de l'administration sénégalaise. Ne l'ayant pas trouvé, les hommes armés ont tué trois de ses collaborateurs. Le 1er avril 1995, dans le village de Boulom, à 15km à l'est de Ziguinchor, des hommes armés se réclamant apparemment du MFDC ont tué à son domicile Elhadji Kéba Sagna, le président des notables du département de Ziguinchor, et ont blessé grièvement ses deux épouses.

Le MFDC a également tué des civils originaires du nord du Sénégal et soupçonnés d'être des collaborateurs du gouvernement. Le 15 février 1995, deux pêcheurs Toucouleur, Boubacar Bal et Mamadou Sy, ont été torturés et achevés par balles par des éléments armés se réclamant du MFDC, dans le village de Kaléane, à 20 kilomètres au sud-est de Ziguinchor. Ces deux homicides délibérés et arbitraires ont été implicitement reconnus par le MFDC, dans un communiqué daté du 28février1995, qui explique que ces deux hommes auraient été tués parce que soupçonnés «d'être des agents au service du Sénégal».

Certains homicides délibérés et arbitraires semblent avoir été commis par le MFDC sur la base de critères ethniques. Les Manjak, les Mandingue, les Balante et les Mancagne sont souvent la cible d'attaques du MFDC qui estime que ces populations non Diola ne s'impliquent pas dans la lutte pour l'indépendance de la Casamance. C'est ainsi que deux frères Manjak, Jean et Etienne Mendy, ont été tués chez eux, à Niaguis, le 29 juillet 1995. Les deux hommes étaient membres du PS et avaient reçu des menaces en 1994, ce qui les avait poussés à quitter leur village de Sône pour se réfugier à Niaguis. La délégation d'Amnesty International a rencontré les parents des deux frères défunts en janvier 1997. L'un des parents a fait le témoignage suivant:

«Vers 20 heures, des gens de la brousse parlant diola sont venus, ils avaient des habits sales et du feuillage sur la tête. Ils ont demandé Etienne et ils l'ont tué en l'atteignant à la tête. Jean a été atteint à la poitrine. Puis ils ont demandé de l'argent et un vélo et ils sont partis.»

Le regain de tension depuis juillet 1997 a entraîné l'une des attaques les plus meurtrières du MFDC à l'encontre de la populations civile. Dans la nuit du 7 au 8 septembre 1997, des combattants armés ont fait irruption dans le foyer de jeunes du village de Djibanar, dans le département de Sédhiou, où se déroulait une fête, et ils ont tué une dizaine d'enfants et d'adolescents, dont deux fillettes, Nakéba Diatta (huit ans) et Timinadya Diatta (six ans). Quinze autres personnes ont été blessées lors de cette attaque. L'une d'elles a fait le témoignage suivant:

«Vers trois heures du matin tous les enfants et adolescents étaient à l'intérieur de la salle où se déroulait la fête. C'est à ce moment que les rebelles en tenue de combat sont arrivés, ils ont demandé: "Pourquoi vous dansez tandis que nous, nous nous battons pour obtenir l'indépendance?" J'ai reconnu parmi les rebelles un cultivateur, originaire de Birkama, qui a recruté des gens pour le MFDC en 1992. Un coup de feu a été tiré de l'extérieur puis les rebelles ont commencé àtirer sur tout le monde à l'intérieur de la salle. J'ai été blessé à la cheville, j'ai sauté par la fenêtre et j'ai rampé loin de cet endroit. J'ai entendu des tirs pendant au moins 20mn.»

Harcèlement des populations civiles

Depuis des années, les combattants armés du MFDC lancent des raids contre des villages casamançais afin de se nourrir et de contraindre la population à leur verser de l'argent. En 1995, des informations concordantes provenant de civils ayant fui les exactions du MFDC, notamment dans la région d'Efok et de Youtou (près de la frontière bissau-guinéenne), font état de villages brûlés et de civils battus- voire tués- lorsqu'ils refusent de participer financièrement à l'effort de guerre du MFDC. Cela aurait notamment été le cas, en mars 1995, d'un homme de 60ans, Akagna Diédhiou, tué par des indépendantistes armés dans son village de Youtou.

Plusieurs villages ont aussi été vidés de leurs populations par les indépendantistes armés afin de permettre à ceux-ci de s'emparer du carburant, des vivres et du bétail. Ceux qui refusaient de quitter leur logis étaient bastonnés ou même tués. Le 22 mars 1995, un villageois, Bernard Mendy, et son épouse auraient été tués alors qu'ils tentaient de revenir prendre leurs effets au village de Boutoupa (à 25km au sud-est de Ziguinchor) dont ils avaient été chassés par le MFDC.

Le MFDC a également fait pression sur les populations civiles dans le but de les contraindre à cotiser pour le mouvement et, dans certains cas, de pousser des jeunes gens àrejoindre les rangs des combattants. Un témoin a raconté une incursion de ce genre dans le village en mars1995:

«Les rebelles sont venus sans armes et ils ont demandé au chef de village de réunir tous les villageois dans la place. On nous a demandé d'acheter la carte du MFDC qui coûte 1000 francs CFA. Beaucoup ont acheté, certains ont hésité. Moi, je voulais acheter une carte pour avoir la paix mais j'ai appris qu'il fallait en acheter une pour chaque membre de la famille (même les enfants), et je n'en avais pas les moyens. Les rebelles ont laissé une semaine de réflexion aux hésitants et puis ils nous ont dit que si on refusait, ils nous battraient et nous tueraient.»

Dans d'autres cas, les combattants armés du MFDC ont volé le bétail et le produit des champs et ont pris en otage des villageois pour couvrir leur fuite. Un témoin a raconté comment le MFDC avait dépouillé son frère de son troupeau en décembre 1992:

«Mon jeune frère avait un troupeau vers Loudia (à 8 km d'Oussouye). Un jour, alors qu'il ramassait la récolte, certains hommes en armes sont venus et ont demandé des bêtes. Il en a reconnu certains qui ont rejoint la rébellion. Sur les 50 têtes de boeuf, ils ont pris 41bêtes. Ils ont fouillé la maison, puis ont pris les habits, l'argent et les outils de travail dont un coupe-coupe. Ils recherchaient aussi des fusils de chasse. Ils l'ont pris en otage durant trois heures pour l'empêcher de sonner l'alarme. Puis, ils ont voulu le tuer. Il faisait nuit, mon frère a entendu un coup de feu et il a fait semblant d'être atteint. L'un des hommes a dit à un autre en diola: "Prends ce couteau, il faut l'égorger", mais l'autre a dit que ce n'était pas la peine.»

Ce harcèlement a poussé de nombreux villageois à fuir leurs villages et à se réfugier dans des centres urbains où ils vivent dans la misère, car ils ne connaissent pas d'autre profession que le travail de la terre.

6.Un rempart d'imprunité

La Casamance ne parvient pas à rompre avec la violence parce que la force armée y est considérée par les deux parties en conflit comme le seul moyen de résoudre les différends politiques mais aussi parce que jamais les responsables d'atrocités n'ont été traduits en justice.

Alors que des dizaines de cas d'atteintes aux droits de l'homme ont été dénoncés depuis de nombreuses années, les deux parties persistent à nier le bien-fondé de ces informations et bâtissent ainsi un rempart d'impunité sur lequel s'adossent en toute sécurité les responsables de nouvelles exactions.

Réaction du Gouvernement sénégalais face aux allégations de violations des droits de l'homme publiées par Amnesty International

Face à ces allégations persistantes et sérieuses de violations des droits de l'homme, les autorités sénégalaises n'ont cessé de démentir en bloc toutes les informations fournies par Amnesty International. Tous les témoignages des détenus et anciens détenus, de leurs familles ou d'associations des droits de l'homme rapportés par Amnesty International ont été qualifiés par les autorités de mensonges ou d'élucubrations dénuées de la moindre vérité.

Les autorités sénégalaises ont également mis en cause l'impartialité et même la déontologie de l'organisation. C'est ainsi qu'en réponse au rapport d'Amnesty International publié en mai 1990 et intitulé La torture au Sénégal: Le cas de la Casamance, le ministre sénégalais des Forces armées de l'époque déclarait devant l'Assemblée nationale, le 6 juin 1990, que ce texte était «une histoire incroyable écrite par un sécessionniste casamançais formellement identifié par le Gouvernement sénégalais».

On retrouve, en 1997, cette même volonté de rejeter les questions de fond au profit d'attaques vainement polémiques, comme la réaction du ministre sénégalais de la Justice, Jacques Baudin, lorsqu'il affirmait qu'Amnesty International «nous avait habitués à ses communiqués et accusations fantasques, ne reposant sur aucune preuve dont ils peuvent apporter la matérialité». Le ministre ajoutait que cette organisation «qui est à la recherche d'une notoriété internationale emprunte le chemin des contrevérités».

Pour les autorités sénégalaises, le conflit casamançais n'a jamais entraîné de violations des droits de l'homme. Les arrestations par les forces de sécurité ne sont nullement arbitraires. Le Livre Blanc, publié par le Sénégal en octobre 1996, précise que ces arrestations ont concerné des «personnes prises les armes à la main» ainsi que «d'autres individus identifiés comme apportant d'une manière quelconque leur concours à l'action des combattants, soit en les renseignant, soit en leur fournissant des moyens, soit enfin en les abritant».

S'agissant des allégations de torture, des exécutions extrajudiciaires et des "disparitions", les autorités affirment n'avoir reçu aucune plainte de la part des parents de ces "pseudo-victimes", un terme qui a été employé par le Chef de l'Etat lui-même.

Le ministre des Forces armées, Cheikh Hamidou Kane, a affirmé pour sa part, lors d'une rencontre avec Amnesty International en janvier 1997, que l'armée ne pouvait faire d'enquêtes sur des faits dont elle n'a pas connaissance. Il a affirmé qu'aucun détenu n'était tué de manière extrajudiciaire et que ces prétendus "disparus" pouvaient très bien avoir quitté leurs familles pour des raisons personnelles ou avoir fui dans les pays voisins.

Pour les autorités sénégalaises, c'est donc à la famille de la victime qu'il appartient d'apporter les preuves de ces faits et ensuite de porter plainte devant la justice. Cette position du Gouvernement sénégalais, qui consiste à faire dépendre les poursuites judiciaires du dépôt d'une plainte préalable, est contraire aux dispositions de l'article 12 de la Convention des Nations Unies contre la torture qui prévoient l'ouverture d'une enquête impartiale chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis, que la victime ait déposé plainte ou non. Il arrive en effet que les victimes de la torture n'osent pas saisir la justice par crainte de représailles ou du fait de pressions extérieures.

Même dans les rares cas où des civils casamançais ont réussi à surmonter leurs craintes et sont allés rendre compte de la torture, de l'exécution extrajudiciaire ou de la "disparition" d'un parent, les autorités politiques et militaires n'ont pas jugé bon d'ouvrir une enquête.

Amnesty International a eu connaissance de plusieurs cas de ce genre. En avril 1995, un parent de Pierre Ngandul, arrêté par des militaires à Aniack, a eu le courage d'aller voir le colonel Gomis, alors commandant de la zone sud. Le colonel a téléphoné au camp militaire d'Aniack et a reçu confirmation de cette exécution. A la connaissance d'Amnesty International, aucune suite judiciaire n'a été donnée à cette affaire.

Dans le cas de la double exécution extrajudiciaire de Carounate, le 17 août 1995, aucune enquête n'a été ouverte bien que le chef du village soit allé faire une déclaration à la gendarmerie d'Oussouye.

Ce qui précède montre bien le refus obstiné des autorités sénégalaises d'enquêter sur les violations des droits de l'homme commises par leurs forces de sécurité en Casamance. Cette inertie se retrouve dans les deux institutions censées surveiller le respect des droits de l'homme: la gendarmerie et la justice. Les gendarmes ont pour mandat d'ouvrir des enquêtes sur toute allégation de violation des droits de l'homme. Ils sont ainsi les seuls habilités à enquêter sur une allégation de mauvais traitements commis par un militaire ou un gendarme. Le général Mamadou Diop, haut commandant de la gendarmerie nationale et directeur de la justice militaire, a même précisé à la délégation d'Amnesty International que les gendarmes ont pouvoir de s'auto-saisir si des allégations sérieuses leur parviennent, tout en ajoutant qu'il n'avait eu connaissance d'aucune information concernant des actes de torture ou d'exécution extrajudiciaire en Casamance.

L'appareil judiciaire sénégalais, censé lutter contre la torture, semble lui aussi particulièrement peu enclin à enquêter sur ces allégations. De multiples sources ont confirmé que les détenus présentés tout au long de l'année 1995 au juge d'instruction près le tribunal régional de Ziguinchor portaient des traces visibles de blessures et de mauvais traitements. Si le détenu montre une blessure au juge, celui-ci doit transmettre cette information au procureur de la République qui a autorité sur les gendarmes, responsables des interrogatoires en garde à vue en leur qualité d'officiers de police judiciaire. Or le juge d'instruction de l'époque n'en a rien fait. De même, le procureur de la République de Ziguinchor, alerté de ces pratiques de torture par des avocats, n'a donné aucune suite à ces informations.

Ceux qui sont chargés au sein des différents services de la gendarmerie, de l'armée et de la justice, de repérer et de vérifier les cas de violations des droits de l'homme ne le font pas par esprit de corps pour les premiers, et, dans le cas des juges d'instruction, par crainte sans doute d'entrer en conflit avec les forces de sécurité. Si l'on ajoute à cela le discrédit jeté par les autorités sénégalaises sur toutes les informations publiées par les organisations de défense des droits de l'homme, y compris Amnesty International, le système mis en place pour faire obstruction à toute possibilité d'enquête sur une allégation sérieuse d'exaction commise par les forces de sécurité sénégalaises en Casamance semble ainsi ne connaître aucune faille.

Dans un seul cas de torture, les autorités sénégalaises ont répondu sur le fond à une allégation présentée par Amnesty International. Il s'agit du cas du maire du village de Goudomp, Kéba Ndiaye, arrêté et torturé, fin mai 1995[9].

Les autorités sénégalaises ont remis à la délégation d'Amnesty International, en janvier 1997, copie d'un procès-verbal d'interrogatoire du maire de Goudomp, daté du 4 novembre 1996, où celui-ci affirme avoir été toujours bien traité. Pour les autorités sénégalaises, ce procès-verbal apparaissait comme la preuve que la totalité des allégations publiées par Amnesty International étaient de pures inventions colportées par les sympathisants du MFDC.

Informés de ce nouvel élément, les délégués d'Amnesty International ont enquêté auprès des détenus et anciens détenus sur le cas du maire de Goudomp et ils ont obtenu confirmation du fait que le maire avait bien été victime de la pratique de gifles mutuelles à laquelle les détenus sont soumis lors de leur détention en garde à vue (Voir ci-contre la copie d'un témoignage écrit). Ils ont même identifié le détenu qui a été contraint de gifler le maire de Goudomp. Les délégués ont également retrouvé une personne qui avait été détenue en même temps que lui et qui a déclaré: «Le maire a eu les mains menottées et avec un bâton, à coups de fusil et à coups de pied, il a été frappé partout. Il avait le visage enflé, du sang sur le visage et les oreilles. Sa montre a été brisée et on lui arraché sa bague et son bracelet d'argent».

Indépendamment de ces versions contradictoires, Amnesty International se demande quelle fiabilité on peut accorder au procès-verbal exhibé par les autorités sénégalaises. Il semble, en tout état de cause, que nous soyons bien loin de l'enquête immédiate, indépendante et exhaustive, prônée par tous les textes internationaux. Immédiate, l'enquête ne l'est certainement pas puisque, libéré de manière conditionnelle en décembre 1995, il est reconvoqué, 11mois plus tard, à la brigade de gendarmerie de Ziguinchor, là même où il aurait été torturé, et peut-être en présence des hommes qui l'ont torturé. Ce fait lui-même met en cause l'indépendance de l'enquête. Quand à l'exhaustivité, aucun autre témoin de ces faits n'a été interrogé, à la connaissance d'Amnesty International.

Le maire de Goudomp a donc été interrogé des mois après les faits, par la même compagnie de gendarmerie à laquelle les actes de torture sont reprochés et alors qu'il se trouvait en état de libération provisoire. Toutes les conditions de pression psychologique semblent réunies pour obtenir une dénégation d'autant qu'une des questions posées au maire a curieusement trait au fait de savoir si c'est lui qui a déclaré à Amnesty International qu'il avait subi des sévices. Cette hypothèse de pression exercée sur une victime présumée de la torture, l'obligeant à démentir les souffrances subies, constitue à elle seule une justification suffisante pour maintenir la plus stricte confidentialité sur l'identité des victimes de la torture au Sénégal.

Réaction des responsables du MFDC face aux allégations d'exactions publiées par Amnesty international

Depuis des années, Amnesty International adresse publiquement ses préoccupations au MFDC concernant les graves exactions commises par l'aile militaire de son mouvement. L'organisation a rappelé que les règles du droit humanitaire international, qui concernent toutes les parties en conflit et donc également un groupe d'opposition armé comme le MFDC, proscrivent notamment les attaques contre les populations civiles et les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, dont les militaires blessés au combat.

De plus, le droit humanitaire assujettit le groupe armé d'opposition MFDC àprendre des mesures destinées à prévenir ces attaques. Dans le cadre de ce conflit armé, Amnesty International a régulièrement fait appel au MFDC pour qu'il cesse de commettre des atteintes aux droits de l'homme et donne des instructions précises à son aile militaire aux fins de ne plus tuer des personnes qui ne prennent pas une part active au combat.

Les responsables politiques du MFDC ont régulièrement assuré à Amnesty International que des instructions écrites sont données dans ce sens à leurs combattants. Cette promesse a été renouvelée lors de l'entrevue que les représentants d'Amnesty International ont eue avec les responsables du MFDC, notamment avec l'abbé Diamacoune et les quatre membres du bureau politique de ce mouvement, en janvier 1997. Cependant, la reprise des attaques du MFDC contre des civils à partir de juillet 1997 montre que ces promesses sont restées lettre morte.

Confrontés au très grand nombre de preuves fournies par la délégation d'Amnesty International, les responsables du MFDC ont concédé que leur mouvement a tué des civils considérés comme partisans de l'Etat sénégalais. Ils ont ainsi reconnu leur responsabilité dans l'assassinat des deux pêcheurs Toucouleur, Boubacar Bal et Mamadou Sy, torturés et achevés par balles en février. Mais ils ont dit qu'il s'agissait d'une erreur, ces deux pêcheurs ayant été pris pour des agents des forces de sécurité sénégalaises. Il est préoccupant de voir que dans ce cas précis, c'est l'erreur sur la personne qui est déplorée et non l'homicide délibéré et arbitraire de personnes ne participant pas au combat. Pour les autres cas mentionnés par Amnesty International, et notamment celui de notables et religieux tués par le MFDC, les responsables politiques de ce mouvement ont affirmé avoir fait des enquêtes auprès de l'aile armée qui ont innocenté les combattants armés.

L'abbé Diamacoune et les autres membres du bureau politique de MFDC ont réfuté avec force les informations faisant état de violences physiques et de harcèlement de la population civile. Ils ont affirmé qu'un mouvement indépendantiste ne pouvait terroriser son propre peuple et que si certains villageois avaient été priés de quitter leur village par le MFDC, c'était non dans le but de les spolier mais afin de les protéger, à la veille d'une attaque imminente contre les positions de l'armée sénégalaise.

En ce qui concerne le massacre dans le foyer de jeunes de Djibanar, où Amnesty International a recueilli de nombreux témoignages de la responsabilité du MFDC, la représentation de ce mouvement en Europe s'est bornée à préciser, dans un communiqué de presse publié le 30 septembre 1997, que si ce cas «s'avère exact, le MFDC comme toujours le condamne fermement». Puis le communiqué sème le doute sur la validité des témoignages recueillis par Amnesty International en précisant que «les autorités sénégalaises ont toujours intimidé la population civile pour lui faire dire des contrevérités dès que les agents d'Amnesty International se présentent pour une enquête». Comme on le voit dans cette affaire, le MFDC continue de préférer mettre en cause la fiabilité des informations publiées par Amnesty International, au lieu de reconnaître sa responsabilité et de prendre les mesures nécessaires pour que ces exactions ne se reproduisent pas.

Recommandations

Recommandations adressées au gouvernement sénégalais

1.Libérer les prisonniers d'opinion

Amnesty International demande la libération immédiate et inconditionnelle de tous les prisonniers d'opinion casamançais, détenus sans aucune preuve de leur implication directe dans un acte de violence.

2.Mettre un terme à la pratique de la torture

Condamnation officielle de la torture Les plus hautes autorités de l'État doivent:

manifester clairement leur opposition aux actes de torture;

faire savoir à tous les membres des forces de sécurité ainsi qu'à tous les responsables de l'application des lois que la torture ne sera tolérée en aucune circonstance et que les tortionnaires seront poursuivis en justice;

s'assurer que durant leur formation tous les fonctionnaires auxquels incomberont la détention, l'interrogatoire ou le traitement des prisonniers soient spécifiquement informés que la torture est un acte criminel et qu'ils sont tenus de refuser d'obéir à tout ordre de torture.

Adoption immédiate de mesures de protection pendant la détention et les interrogatoires

Le gouvernement se doit de garantir que la détention au secret ne sera pas une occasion de torturer. Amnesty International demande une modification radicale des dispositions concernant la détention et les interrogatoires, en particulier durant la période de garde à vue pendant laquelle les détenus sont gardés au secret et au cours de laquelle la quasi-totalité des pratiques de torture ont lieu.

Il est essentiel qu'après leur arrestation tous les prisonniers soient présentés sans retard à un magistrat et que leurs familles, avocats ou médecins puissent les voir rapidement et régulièrement.

Pendant la garde à vue, les détenus devraient être vus tous les jours par un responsable qui ne participe pas à leur interrogatoire, de préférence un représentant du parquet, puisqu'en vertu de la législation sénégalaise, le parquet est responsable du maintien de la légalité en toutes circonstances; il incombe donc à ce dernier de veiller à ce que les prisonniers ne soient soumis à aucune forme de traitement illégal, tel que la torture.

Les détenus ne devraient pas être gardés à vue et interrogés par le même service, comme c'est le cas actuellement pour la gendarmerie. La séparation formelle de ces deux fonctions de sécurité fournirait une certaine protection aux détenus en ce qu'elle permettrait à un service qui ne participe pas à leur interrogatoire de s'assurer qu'ils ne sont pas maltraités. Des limites précises devraient également être fixées quant à la durée des séances d'interrogatoire et au nombre d'interrogateurs.

Il conviendrait d'établir une procédure stricte de supervision régulière et personnelle des interrogatoires par des fonctionnaires de rang plus élevé. Un ordre hiérarchique précis, au sein du service, permettrait de savoir qui est chargé de superviser le déroulement des interrogatoires et de sanctionner les agents qui violent la procédure établie. Les responsables hiérarchiques qui tolèrent les actes de torture imputables à leurs subordonnés doivent être tenus pénalement responsables de ces actes.

Les lieux de détention devraient faire régulièrement l'objet de visites d'inspection par des organismes indépendants.

Tous les détenus doivent être informés sans délai de leurs droits, et notamment celui de porter plainte contre les traitements qu'ils subissent. Les pouvoirs publics doivent aussi s'assurer que toutes les plaintes et informations faisant état de torture fassent immédiatement l'objet d'une enquête impartiale et efficace dont les conclusions seront rendues publiques.

Tous les détenus doivent avoir accès rapidement à un médecin de leur choix lorsqu'une allégation de torture ou de mauvais traitements est faite ou lorsque l'on suspecte qu'il y a eu torture ou mauvais traitements. Ce droit ne doit pas dépendre de l'ouverture d'une enquête officielle sur cette allégation de torture.

Nullité des déclarations arrachées sous la torture

Pour s'assurer que les interrogateurs n'aient pas recours à la torture, les pouvoirs publics se doivent de veiller à ce que les aveux et autres moyens de preuve obtenus sous la torture ne puissent jamais être invoqués au cours d'un procès.

Poursuites engagées contre les tortionnaires

Il est essentiel que toutes les personnes soupçonnées d'actes de torture soient traduites en justice. Ce principe doit s'appliquer quels que soient l'endroit où ces personnes se trouvent, le lieu où le crime a été commis, et la nationalité des auteurs ou des victimes. Il ne doit pas y avoir de "refuge sûr" pour les tortionnaires.

3.Mettre un terme aux "disparitions" et aux exécutions extrajudiciaires

Compte tenu des allégations fondées et répétées de "disparitions", Amnesty International appelle le Gouvernement sénégalais à inviter sur son territoire le groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des Nations Unies et à coopérer avec ce dernier en lui fournissant des informations précises sur ces allégations - y compris les mesures prises pour localiser les disparus -, à enquêter sur les faits et à traduire les responsables en justice.

Amnesty International demande au gouvernement de condamner officiellement et publiquement, et au plus haut niveau de l'Etat, les "disparitions" et les exécutions extrajudiciaires et de faire savoir aux forces de sécurité que ces pratiques constituent des violations flagrantes des droits de l'homme qui ne seront tolérées en aucune circonstance.

L'organisation réitère ses recommandations pour que des enquêtes rapides et impartiales soient ouvertes sur toutes les allégations récentes d'exécutions extrajudiciaires et de "disparitions" qui seraient le fait des forces de sécurité sénégalaises dans le cadre du conflit en Casamance, afin que les responsables soient traduits en justice.

Les agents de l'Etat soupçonnés d'être impliqués dans des exécutions extrajudiciaires et des "disparitions" doivent être immédiatement relevés de leurs fonctions pendant toute la durée de l'enquête.

Les proches des victimes doivent avoir accès à toute information se rapportant àl'enquête et être autorisés à produire des éléments de preuve. Plaignants, témoins, avocats ainsi que toute autre personne liée à l'enquête doivent être protégés contre tout acte d'intimidation ou de représailles.

L'enquête doit se poursuivre jusqu'à ce que le sort des victimes ait été officiellement clarifié.

Recommandations adressées au MFDC

Mettre un terme à la torture et aux homicides délibérés et arbitraires

Amnesty International demande au MFDC de prendre immédiatement des mesures afin de mettre un terme aux actes de torture et aux homicides délibérés et arbitraires et de les prévenir.

Les dirigeants du MFDC devraient faire comprendre à ceux qui sont placés sous leur commandement qu'ils sont totalement opposés à la torture et aux homicides de prisonniers et de non-combattants. Amnesty International exhorte ces dirigeants àexercer un contrôle hiérarchique strict sur leurs forces et à tenir pour responsables de ses actes tout membre ayant commis ou laissé commettre des atteintes aux droits de l'homme. En outre, les dirigeants du MFDC doivent veiller à ce que toute personne soupçonnée de tels agissements soit écartée de toute fonction de commandement et de tout poste qui lui donnerait la possibilité de commettre ànouveau des atteintes aux droits de l'homme.

Recommandations adressées aux deux parties

Amnesty International appelle les deux parties en conflit à respecter les principes élémentaires d'humanité tels qu'énoncés à l'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949, notamment: traiter humainement les civils et toutes les personnes ne participant pas directement aux combats et empêcher tout recours aux exécutions illégales et à la torture. (Voir l'annexeIII)

AMNESTY INTERNATIONAL

ÉFAI



[1] Ce mémorandum est disponible sur demande.

[2] Ce texte dispose: «Aucune circonstance exceptionnelle quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout acte d'exception, ne pourra être invoquée pour justifier la torture. »

[3] Voir Sénégal. Intensification des violations des droits de l'homme en Casamance, page4 (indexAI: AFR49/01/91)

[4] L'article 15 de cette Convention dispose qu'une déclaration obtenue par la torture ne peut être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure.

[5] Le texte de ce mémorandum a été publié dans La torture au Sénégal. Le cas de la Casamance, 23 mai 1990, page3 (indexAI: AFR 49/02/90)

[6] Voir Sénégal. La pratique répandue de la torture demeure impunie tandis que se perpétuent les violations des droits de l'homme en Casamance (indexAI: AFR 49/01/96/F)

[7] Voir La torture au Sénégal. Le cas de la Casamance, 23 mai 1990, page5 (indexAI: AFR49/02/90)

[8] Le texte de ce mémorandum a été publié dans La torture au Sénégal. Le cas de la Casamance, 23 mai 1990, page4 (AI Index:AFR 49/02/90)

[9] Voir Sénégal. La pratique répandue de la torture demeure impunie tandis que se perpétuent les violations des droits de l'homme en Casamance (indexAI: 49/01/96/F).

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