Vidhani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)

Répertorié: Vidhani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge McKeown–Toronto, 15 mai et 8 juin 1995.

Citoyenneté et Immigration – Statut au Canada – Réfugiés au sens de la Convention – Contrôle judiciaire de la décision que la requérante n'était pas une réfugiée au sens de la Convention – La requérante a quitté le Kenya pour éviter un mariage arrangé selon la tradition islamique – Elle prétend appartenir à un groupe social: les femmes forcées de contracter mariage sans qu'elles y consentent – Elle craint une agression sexuelle de la part de la police si elle se plaint du mariage forcé – Le droit de contracter mariage librement est un droit fondamental de la personne, mais la restriction de l'exercice d'un droit de la personne ne constitue pas toujours de la persécution – La Commission a considéré les personnes forcées de contracter des mariages arrangés comme constituant un groupe social, mais elle n'a pas examiné, de façon appropriée, la question des conséquences entraînées par le refus de se marier ni la question de savoir si l'État pourrait assurer la protection – Il n'existe pas de preuve documentaire concernant l'attitude de la police à l'égard des plaintes relatives à des mariages arrangés – Le témoignage de la requérante sur la raison pour laquelle elle ne s'était pas adressée à la police n'a pas été examiné – La demande est accueillie, la Commission ne s'étant pas posé la question appropriée.

lois et règlements

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) "réfugié au sens de la Convention" (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).

jurisprudence

décision appliquée:

Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321.

décisions examinées:

Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314; (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 81 (C.A.); Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 675; (1993), 20 Imm. L.R. (2d) 181; 156 N.R. 279 (C.A.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. accordée [1994] 1 R.C.S. vi.

doctrine

Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l'immigration: Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe. Ottawa: Commission de l'immigration et du statut de réfugié, le 9 mars 1993.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision dans laquelle il a été conclu que la requérante, qui avait refusé de contracter un mariage arrangé au Kenya et qui craignait d'être attaquée par la police si elle devait porter plainte, n'était pas une réfugiée au sens de la Convention (X. (K.E.) (Re), [1994] C.R.D.D. no 123 (QL)). Demande accueillie.

avocats:

Michael E. Brodzky pour la requérante.

Cheryl D. E. Mitchell pour l'intimé.

procureurs:

Michael E. Brodzky, Toronto, pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

Le juge McKeown:

La requérante, citoyenne asiatique du Kenya, demande le contrôle judiciaire de la décision en date du 9 juin 1994  dans laquelle la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), a conclu qu'elle n'était pas une réfugiée au sens de la Convention [X. (K.E.) (Re), [1994] C.R.D.D. no 123 (QL)].

Il s'agit de déterminer en l'espèce si la Commission a omis d'aborder la question de savoir si la requérante appartenait à un groupe social, c'est-à-dire les femmes qui ont contracté un mariage arrangé auquel fait défaut le consentement, si la requérante était persécutée compte tenu de la définition de "réfugié au sens de la Convention" figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I[ib]-2, modifiée [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1], (la Loi), et si une telle omission constitue, de la part de la Commission, une erreur justifiant l'annulation de sa décision.

Comme la Commission l'a dit à la page 11 de ses motifs:

[traduction] La revendicatrice a témoigné que, n'eût été l'arrangement par son père d'un mariage avec un homme qu'elle ne voulait pas épouser, selon la tradition islamique, elle n'aurait pas quitté le Kenya.

La Commission a examiné en outre la question suivante aux pages 14 et 15 de ses motifs:

[traduction] Abordant maintenant la question de l'appartenance à un groupe social, l'avocat a prétendu qu'elle avait trait au sexe de la demandeuse, en tant que femme asiatique, dans ces circonstances particulières.

À cet égard, le tribunal fait état des Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l'immigration, Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe, Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Ottawa (Canada), le 9 mars 1993.

Le tribunal note la possibilité d'une violence conjugale que redoutait la revendicatrice, si le mariage avait eu lieu. Or, cela ne s'est pas produit.  Dans le cas où la revendicatrice s'est effectivement mariée avec un mari abusif, le tribunal fait remarquer qu'il existe des lois contre la violence familiale à l'égard de laquelle la revendicatrice peut intenter des poursuites.

La Commission a discuté de la possibilité d'une violence conjugale aux mains de l'homme que la requérante devait épouser; toutefois, dans les circonstances de l'espèce, étant donné le défaut de preuve reposant sur des faits, une telle violence relève de la simple conjecture.  Je ne suis toutefois pas d'accord avec la conclusion de la Commission qu'il doit exister une violence conjugale réelle avant qu'il y ait persécution.  Il est difficile de déterminer si la Commission a réellement examiné la question de savoir si un mariage arrangé auquel fait défaut le consentement constitue de la persécution, compte tenu de la définition de réfugié au sens de la Convention.  Certes, dans sa décision, elle a fait mention des Directives données par la présidente [Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l'immigration:  Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutés en raison de leur sexe], qui traitent de la question de la persécution fondée sur le sexe; mais elle n'a pas examiné ces directives dans ses motifs.  Je me penche maintenant sur les parties pertinentes des Directives.

Sous la rubrique proposition générale, à la page 2, il est dit:

Même si le sexe n'est pas mentionné de façon explicite comme l'un des motifs permettant d'établir le statut de réfugié au sens de la Convention, la définition de réfugié au sens de la Convention peut être interprétée à bon droit de façon à protéger les femmes qui démontrent une crainte justifiée de persécution fondée sur le sexe pour l'un des motifs énumérés ou une combinaison de ceux-ci.

Avant de déterminer le ou les motifs qu'il  convient d'appliquer dans un cas donné, les instances décisionnelles doivent d'abord préciser la nature de la persécution que la revendicatrice redoute.

Les Directives énumèrent alors les quatre catégories générales de femmes faisant l'objet de persécution.  Voici la quatrième [à la page 3]:

Les femmes qui craignent d'être persécutées pour avoir violé certaines coutumes, lois et pratiques religieuses discriminatoires à l'endroit des femmes dans leur pays d'origine. En isolant les femmes et en les plaçant dans une position plus vulnérable que les hommes, ces lois et pratiques peuvent créer des conditions préalables à l'existence d'un groupe social défini par le sexe. Les préceptes religieux, traditions sociales ou normes culturelles que les femmes peuvent être accusées de violer sont variées, qu'il s'agisse du choix de leurs propres conjoints plutôt que d'accepter un mariage imposé, du maquillage, de la visibilité ou de la longueur des cheveux ou du type de vêtements qu'elles choisissent de porter.

Puis, à la page 4, sous la rubrique Race, il est dit dans les Directives:

Il peut se produire des cas où une femme affirme qu'elle craint d'être persécutée en raison de sa race et de son sexe.  Par exemple, une femme asiatique vivant en Afrique peut être persécutée non seulement au motif de sa race, mais aussi de son sexe.

Les Directives [à la page 5] examinent en outre les conclusions du Comité exécutif du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés où figure la conclusion no 39 que voici:

On reconnaît de plus en plus, à l'échelle internationale, que les revendications des femmes qui craignent d'être persécutées uniquement en raison de leur sexe . . .

Puis à la page 7 des Directives, il est dit ceci:

Les circonstances qui font naître chez les femmes une crainte de persécution sont souvent uniques aux femmes.  D'après l'état actuel de la jurisprudence, le sens attribué au mot «persécution» est fondé surtout sur l'expérience de demandeurs de sexe masculin; sauf dans quelques cas de viol, la définition n'a pas été appliquée de façon étendue à des expériences vécues typiquement par les femmes, comme l'infanticide, la mutilation génitale, la mort de la nouvelle mariée par le feu, le mariage imposé, la violence familiale, l'avortement forcé ou la stérilisation forcée.  [Notes omises.]

Dans les Directives, il est également fait état de quelques affaires dont était saisie la Commission, ainsi que d'une opinion incidente d'un arrêt de la Cour d'appel fédérale à ce sujet, à la page 14, note 8.  La même année où les Directives ont été rendues publiques par la présidente de la Commission, trois décisions très importantes portant sur le groupe social ont été rendues. Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (C.A.); et Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 675 (C.A.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. accordée [[1994] 1 R.C.S. vi]; affaire mise en délibéré.  Il a été conclu dans l'arrêt Cheung précité que la stérilisation forcée pratiquée en Chine était visée par la définition de persécution, compte tenu de la définition de réfugié au sens de la Convention.  L'affaire Chan précitée semble être parvenue à une conclusion contraire.  Je limiterai donc mon analyse d'un groupe social aux commentaires faits par le juge La Forest dans l'arrêt Ward précité.  Je cite en particulier les propos qu'il a tenus à la page 739:

Le sens donné à l'expression «groupe social» dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés.  Les critères proposés dans Mayers, Cheung, et Matter of Acosta, précités, permettent d'établir une bonne règle pratique en vue d'atteindre ce résultat.  Trois catégories possibles sont identifiées:

1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

2) les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

. . .

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d'être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l'orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne.

L'intimé a laissé entendre que la requérante relevait de la seconde catégorie alors que le juge La Forest, d'après ses propos, a classé les cas reliés au sexe dans le premier groupe, ce qui semble plus approprié.  À mon avis, les femmes qui sont forcées de contracter mariage contre leur volonté voient violer leur droit humain fondamental.  Il existe des conventions des Nations Unies auxquelles le Canada est partie et qui disent que le droit de contracter mariage librement est un droit fondamental de la personne.  Si la requérante tombe dans la première catégorie, et tel est mon avis, il n'est pas nécessaire pour la Commission d'examiner si les sanctions sont tellement sévères qu'elles touchent l'intégrité corporelle ou la dignité humaine. Néanmoins, la restriction de l'exercice d'un droit de la personne ne constitue pas de la persécution dans tous les cas.  Je vais maintenant déterminer si la Commission a examiné la persécution de la requérante sous cet angle.

La requérante à l'instance a invoqué deux arguments relativement à sa situation.  Elle a prétendu appartenir à un groupe social, groupe de femmes asiatiques au Kenya et de femmes forcées de contracter des mariages arrangés sans leur consentement. La Commission s'est clairement penchée sur l'argument de la requérante selon lequel celle-ci faisait partie d'un groupe social, c'est-à-dire qu'elle était une femme asiatique au Kenya, et a conclu aux pages 15 et 16 de ses motifs:

[traduction] Le tribunal a conclu de la preuve documentaire qu'il existait des lois et qu'il existait des groupes de femmes qui combattaient activement la violence conjugale.  Dans les circonstances particulières de la revendicatrice, le fait pour une femme de vingt-cinq ans, qui savait que ses parents lui cherchaient un mari convenable depuis son dix-neuvième anniversaire, de ne pas demander que les autorités kenyanes interviennent avant de rechercher l'asile international défie toute logique, d'autant plus qu'elle a été en affaires dès l'âge de 18 ans, qu'elle est en mesure d'effectuer des voyages d'affaires à l'étranger depuis 1984, bien que toujours accompagnée de sa tante ou de sa mère, avec ses propres fonds, et qu'elle a pu prendre les dispositions nécessaires pour quitter le pays seule. 

À ce sujet, la Commission a conclu que la requérante faisait partie d'un groupe social, mais que, selon la preuve documentaire, ces femmes pouvaient s'adresser aux autorités kenyanes pour être protégées, et que le Kenya s'occupait du problème de la violence familiale.  Toutefois, la Commission n'a pas abordé aussi clairement la question de savoir si des personnes forcées de contracter mariage sans leur consentement constituaient un groupe social.  Néanmoins, le fait qu'elle a examiné les conséquences du mariage, c'est-à-dire les mauvais traitements de la part du père de la requérante si celle-ci refusait de se marier, permet de conclure que la Commission a décidé que les personnes forcées de contracter des mariages imposés pourraient constituer un groupe social et faire l'objet de persécution.  La question se pose de savoir si la Commission a, de façon appropriée, examiné ce qui arriverait à la requérante si elle ne se conformait pas à la coutume en refusant d'épouser l'homme choisi pour elle, et si l'État pourrait assurer sa protection dans ces circonstances.  La Commission s'est appuyée sur l'arrêt Ward précité pour déterminer s'il était objectivement déraisonnable pour la requérante de ne s'être pas adressée à son pays d'origine pour être protégée.  Elle a mentionné le fait que la requérante pourrait s'exposer à de mauvais traitements de la part de son père, mais elle a conclu qu'il serait raisonnable de demander la protection de l'État, et elle a souligné que la requérante n'avait nullement tenté de s'adresser aux autorités, ainsi que la Commission l'a dit aux pages 19 et 20 de ses motifs.

[traduction] Le tribunal reconnaît que, comme l'avocat l'a prétendu, les femmes asiatiques de la foi islamique continuent d'être défavorisées.   Cependant, l'idée maîtresse de la preuve documentaire est que le rôle des femmes dans la société kenyane change lentement, et que la revendicatrice dispose de voies de recours efficaces pour rechercher la protection contre la violence familiale au Kenya, que ce soit aux mains de son père ou aux mains de son mari éventuel.

La revendicatrice n'a nullement tenté de demander la protection de l'État kenyan avant de quitter son pays, et le tribunal estime que, si elle s'exposait à des menaces ou à des mauvais traitements de son père, en raison de sa résistance au mariage, il serait, dans les circonstances, raisonnable pour elle de s'adresser aux autorités pour être protégée.  [Renvois omis.]

La Commission ne s'est toutefois pas penchée sur le propre témoignage de la requérante expliquant pourquoi elle n'avait pas demandé de protection.  La requérante a témoigné qu'elle craignait que la police ne l'agresse sexuellement si elle se plaignait d'être forcée de contracter mariage sans son consentement.  La Commission ne disposait pas de preuve documentaire concernant l'attitude des autorités à l'égard des plaintes portées par des femmes forcées de contracter mariage sans leur consentement.  Il n'y a pas eu non plus de conclusion défavorable quant à la crédibilité de la requérante.  En conséquence, la Commission aurait dû examiner la déposition de la requérante sur la possibilité d'une agression sexuelle de la part de la police pour déterminer si cet état de choses constituait de la persécution dans son cas.

Il ne fait pas de doute que la jurisprudence est pleine d'exemples de cas d'annulation des décisions de commissions et de tribunaux pour omission de poser une question appropriée.  Comme la Commission n'a pas examiné le témoignage particulier de la requérante sur la raison pour laquelle elle ne s'est pas adressée à la police, et comme il n'existait pas de preuve documentaire concernant l'attitude de la police à l'égard des plaintes relatives à des mariages arrangés, le fait pour la Commission de n'avoir ni posé la question appropriée, ni procédé à l'analyse appropriée de la persécution à laquelle la requérante s'exposerait pour refus de se marier constitue une erreur justifiant l'annulation de sa décision.

La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision de la Commission annulée.  L'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal de composition différente en connaisse.  Le nouveau tribunal devra analyser la persécution en tenant compte de l'appartenance de la requérante à un groupe social composé de femmes forcées de contracter mariage sans qu'elles y consentent. À cet égard, l'arrêt Ward précité, qui discute du rapport entre la persécution et la protection assurée par l'État devra être attentivement examiné.

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