La restauration du multipartisme et les kenyans d'origine somalie

 

1. INTRODUCTION

Au lendemain des bouleversements survenus en Europe de l'Est, un vent de démocratie secoue de nombreux pays africains. La République du Kenya, qui s'était constituée état à parti unique en 1982, ne fait pas exception. En effet, en décembre 1991, le président Daniel Arap Moi ouvre la voie au rétablissement du multipartisme en abrogeant l'article 2A de la Constitution qui faisait de la Kenya African National Union (KANU) le seul parti politique autorisé (FBIS-AFR-91-238 11 déc. 1991).

La transition vers le multipartisme ne se fait pas sans heurts. Certes, de nombreux partis politiques ont été accrédités (Africa Events févr. 1992). De plus, le président Arap Moi a dissous le Parlement et a promis de tenir bientôt des élections (FBIS-AFR-92-002 3 janv. 1992). Néanmoins, le gouvernement harcèle toujours les opposants et tarde à libérer les prisonniers politiques (Agence France Presse 23 janv. 1992; BBC Summary 22 janv. 1992a), à mettre sur pied une commission électorale et à permettre la venue d'observateurs étrangers (BBC Summary 3 févr. 1992).

Il semblerait donc que le Kenya s'engage timidement sur la voie de la démocratie. Toutefois, comme en témoignent les récentes brutalités policières survenues lors de la tenue de manifestations pro-démocratiques à Nairobi (The Christian Science Monitor 9 mars 1992) et l'interdiction de tels rassemblements par le président Moi qui a invoqué l'escalade de la violence tribale (ibid. 23 mars 1992), le processus de démocratisation sera lent et il faudra attendre plusieurs mois pour évaluer ses retombées sur la situation des droits de la personne. Pour mieux comprendre la situation actuelle, un bref rappel historique s'impose.

2. LE KENYA AVANT LA RESTAURATION DU MULTIPARTISME

Les rivalités ethniques ont joué un rôle important dans la transformation du Kenya en état à parti unique. En 1963, au moment de l'accession du Kenya à l'indépendance, Jomo Kenyatta, membre de l'ethnie des Kikuyus et chef de la KANU, devient le premier président de la nouvelle république. Sous sa présidence, les Kikuyus établiront leur domination au sein de l'administration publique et des forces armées (Legum 1984, B154). En 1969, à la suite d'une vague de manifestations provoquée par l'assassinat de Tom Mboya, l'un des leaders de l'ethnie luo, Kenyatta interdit le seul parti d'opposition de l'époque, le Kenya People's Union (KPU) et fait arrêter tous ses dirigeants, dont le chef du Parti, Oginga Odinga, qui passera quinze mois derrière les barreaux (Africa South of the Sahara 1990 1990, 561-562).

En 1978, à la suite du décès de Jomo Kenyatta, Daniel Arap Moi, le vice-président du Kenya, accède à la présidence et promet de suivre les «nyayos» (les pas) de Kenyatta et de s'attaquer aux problèmes créés par le tribalisme, la corruption et le chômage chez les jeunes (Legum 1984, B154). Toutefois, les Kalendjins, l'ethnie d'origine du président Moi, s'emparent graduellement des postes clés de l'administration publique (Africa Confidential 26 oct. 1990). En juin 1982, des étudiants et un certain nombre de politiciens sont emprisonnés pour avoir tenté de mettre sur pied un parti d'opposition et deviennent les premiers prisonniers politiques incarcérés au Kenya depuis l'indépendance. A la suite de cet incident, le président Moi fit adopter un amendement à la Constitution qui allait faire de la KANU le seul parti autorisé au Kenya (Africa Watch juill. 1991, 10). Deux mois plus tard, le gouvernement écrase dans le sang une tentative de coup d'état (ibid.).

Dans les années qui suivront, la réputation du Kenya, longtemps considéré comme un havre de paix et de stabilité, sera ternie par de nombreuses violations des droits de la personne. En effet, on estime que, depuis mars 1986, des centaines de Kényans ont été arrêtés et condamnés pour des raisons politiques (Andreassen et Eide 1988, 51-52). Pendant toutes ces années, le gouvernement restera sourd aux protestations venant des organismes de défense des droits de la personne. Ainsi, le président Moi qualifiait de « vague de propagande anti-kényanne » le rapport d'Amnesty International sur les droits de la personne au Kenya, publié en juillet 1987 (The New York Times 16 sept. 1987, A7).

Toutefois, c'est en 1990 que le Kenya connaîtra la pire vague de répression depuis la tentative de coup d'état avorté de 1982, à la suite d'une vague de manifestations pour le retour à la démocratie (la « Saba Saba »), organisée par Kenneth Matiba et Charles Rubia (Africa Watch juill. 1991, 61). En septembre 1991, certains députés du Parlement ont menacé d'expulsion de la capitale tous les partisans du multipartisme et ont proposé une résolution offrant à Arap Moi la présidence à vie (AFP 29 sept. 1991).

3. SITUATION ACTUELLE DES DROITS DE LA PERSONNE

3.0 Introduction

L'interdiction des partis politiques d'opposition a donné lieu, au cours des vingts dernières années, à de nombreuses violations des droits de la personne.

3.1 Garanties juridiques

Selon le rapport d'Africa Watch intitulé Kenya: Taking Liberties, le système judiciaire du Kenya s'inspire du modèle britannique et comporte trois grandes instances : la Cour d'appel, la Cour suprême et les Cours de magistrats (Africa Watch juill. 1991, 145). Il existe également un tribunal chargé de l'application de la loi musulmane, le tribunal de cadi (Kadhi's Court) (Kurian 1987, 1050).

Le rapport d'Africa Watch ajoute que c'est la dépendance du système judiciaire face au pouvoir exécutif qui constitue la base de la crise actuelle en matière des droits de la personne au Kenya (Africa Watch juill. 1991, 145). Ainsi, de 1982 jusqu'à la fin de 1991, la profession légale (juge et avocats), sur laquelle repose le maintien de la primauté du droit, a été soumise à d'énormes pressions dans un pays où l'état et le parti ne font qu'un (Andreassen et Eide 1988, 48). De plus, le procureur général et le vérificateur général du Kenya ont perdu leur sécurité d'emploi; ils risquent donc le licenciement si leur jugement vont à l'encontre des directives émanant du parti au pouvoir (ibid.).

D'après la Constitution du Kenya, toute personne arrêtée doit être traduite devant un tribunal dans les 24 heures qui suivent son arrestation. En 1988, à la suite de l'adoption d'un amendement constitutionnel, la période de détention est passée de 24 heures à une période maximale de 14 jours (Country Reports 1988 1989, 157). Toutefois, dans la pratique, ces garanties ne sont pas respectées. En 1966, le gouvernement a fait adopter la Preservation of Public Security Act (Loi sur le maintien de la sécurité publique) qui allait lui permettre de détenir tout opposant potentiel pour une période indéfinie, sans inculpation ni procès (Howard 1986, 154-155).

3.2 Arrestations et détentions arbitraires

L'instauration du multipartisme au Kenya n'a pas mis fin pour autant aux arrestations et aux détentions arbitraires. En effet, des universitaires ainsi que plusieurs dirigeants du Forum for the Restauration of Democracy (FORD) ont été arrêtés en janvier 1992 pour avoir « propagé des rumeurs sans fondement » sur un éventuel coup d'état militaire dirigé contre le régime (BBC Summary 22 janv. 1992b). Toutefois, certaines des requêtes de la Commission internationale des juristes ont été entendues puisqu'en février 1992, quatre dissidents condamnés à sept années d'emprisonnement pour « sédition », ont été relâchés (AFP 15 févr. 1992).

La première vague d'arrestations des opposants au régime date de 1982. En effet, des députés, un avocat et des universitaires bien en vue ont été officiellement mis en détention en vertu de la Preservation of Public Security Act (loi sur le maintien de la sécurité publique) (Amnesty International, AI Index: 32/17/87, 3). Ils ont été inculpés par la suite de possession de documentation antigouvernementale séditieuse (ibid.).

Vers le milieu des années 1980, des politiciens kikuyus et des membres d'autres ethnies, de même que leurs sympathisants, exclus du pouvoir par l'élite kalendjin du président Arap Moi, avaient à leur tour fait l'objet d'arrestations et d'interrogatoires (Human Rights Watch 1992, 60). Au début de 1987, au moins une centaine de personnes ont été appréhendées au cours de la répression du mouvement Mwakenya, un mouvement issu de divers groupes d'opposition. Plusieurs d'entre eux ont été condamnés à de sévères peines d'emprisonnement (Africa South of the Sahara 1990 1990, 563-564). En juillet de la même année, un rapport d'Amnesty International fustige les autorités kényannes qui cherchent à museler l'opposition par la détention illégale et la torture (ibid., 564). En janvier 1990, des intellectuels, des ecclésiatiques, des avocats relancent le débat sur le multipartisme à la faveur des bouleversements opérés en Europe de l'Est (Africa Watch juill. 1991, 37). Le 6 juillet 1991, deux anciens ministres du Cabinet, Charles Rubia et Kenneth Matiba, et certains de leurs partisans, sont arrêtés à la veille d'un grand rassemblement pour le retour à la démocratie (ibid., 61). Le lendemain, au moins un millier de personnes sont arrêtées lors de cette manifestation. Plusieurs écoperont de sentences de deux, voire trois années d'emprisonnement (ibid., 65).

En 1991, toutefois, la plupart des institutions d'enseignement supérieur ont été fermées à la suite des manifestations étudiantes, et plusieurs leaders ont été emprisonnés (AFP 27 sept. 1991; AFP 1er oct. 1991). Plusieurs des organisateurs de la manifestation du 16 novembre 1991, interdite par le président Moi, ont été arrêtés et accusés d'atteinte à l'ordre public (Human Rights Watch 1992, 56-57).

3.3 Liberté d'expression

Les articles 79 et 80 de la Constitution du Kenya garantissent la liberté d'expression et d'association des citoyens. Toutefois, bien que la liberté de presse existe en principe, la diffusion radiophonique et télévisuelle demeure un monopole d'état (Andreassen et Eide 1988, 57). En 1991, les éditeurs Gitobu Imanyara et Njehu Gatabaki, respectivement directeurs des revues Nairobi Law Monthly et Finance, ainsi que les journalistes Paul Amina, Macharia Gaitho et Julius Bargorett ont été harcelés, arrêtés ou battus pour avoir défendu la cause du multipartisme dans leurs écrits (Human Rights Watch 1992, 60-61). Plusieurs publications, dont certains numéros des revues Newsweek et Der Spiegel ainsi que du International Herald Tribune qui ont relaté dans leurs pages les actes de brutalité policière lors de la manifestation du 16 novembre 1991, ont été interdites et les copies déjà en circulation ont été saisies par la police (ibid. 61). Des pièces de théâtre, « trop politiques » aux yeux des autorités, ont été interdites (ibid.; Libération 27 nov. 1991).

3.4 Les ethnies

Le problème ethnique est intimement lié à la question du multipartisme et du partage du pouvoir au Kenya. En effet, c'est pour « préserver l'ordre social et la stabilité politique » (en d'autres mots, prévenir les divisions inhérentes au tribalisme) que le président Arap Moi a défendu si farouchement l'état à parti unique et la suprématie absolue de la KANU au cours de ses vingt années de pouvoir (Le Monde diplomatique janv. 1992, 26; Africa Confidential 26 oct. 1990, 2). De plus en plus, les ethnies écartées du pouvoir font entendre leur mécontentement. C'est le cas des Luos qui, après l'assassinat non encore élucidé de leur leader, Robert Ouko (alors ministre des Affaires étrangères) en février 1990, ont déclenché une vague de protestations à Nairobi et dans l'ouest du pays (Cordellier et Lennkh 1991, 274).

Quant aux ethnies « allogènes », tels les Somalis et les Ougandais, la politique des autorités kényannes à leur égard a été qualifiée, au pays comme à l'étranger, de «racisme officiel» (ibid., 277). Les « rafles » de clandestins mènent souvent à l'arrestation arbitraire de Kényans appartenant à des groupes ethniques minoritaires (Human Rights Watch 1992, 65).

4. LIBERTE DE MOUVEMENT ET RISQUE DE RETOUR

Selon l'article 81 (1) de la Constitution du Kenya :

Nul citoyen du Kenya ne sera privé de [...] son droit de circuler librement au Kenya, de son droit de s'installer dans la région de son choix, de son droit d'entrer et de sortir du Kenya et de son droit de ne pas être expulsé du Kenya (Blaustein et Flanz 1988, 53)

Malgré ces garanties constitutionnelles, cette liberté civile fait l'objet de restrictions. Il semblerait que les Kényans désireux de voyager à l'étranger doivent faire preuve d'une certaine loyauté envers le régime du président Arap Moi. Par exemple, en 1991, le gouvernement a saisi le passeport d'un avocat favorable à la restauration de la démocratie, l'empêchant ainsi de se rendre à Athènes pour recevoir le prix « The Golden Pen of Freedom Award »; un autre avocat défenseur des droits de la personne s'est vu refuser le droit de se rendre aux états-Unis (Human Rights Watch 1992, 61). En 1991, les autorités du pays ont saisi les passeports de plusieurs Kényans qui voulaient assister à la conférence inaugurale de l'Institut pour la promotion des droits de la personne en Afrique (ibid.). Quant aux Kényans somalis qui veulent obtenir un passeport, ils doivent présenter la « carte rose » qui confirme leur citoyenneté kényanne (ibid.).

Le cas de l'ancien député Koigi Wa Wamwere, qui a obtenu droit d'asile en Norvège et qui, en principe, jouit de la protection des lois de ce pays, illustre bien les restrictions à la liberté de mouvement imposées par l'état kényan à ses opposants politiques. En effet, Koigi prétend avoir été appréhendé par des soldats kényans qui avaient traversé la frontière. Selon les autorités kényannes, il aurait été arrêté à Nairobi alors qu'il était en possession d'armes illégales (Amnesty International, AI Index: NWS 11/47/91 add). Il serait présentement détenu au Kenya (ibid.; Country Reports 1991 1992, 177).

5. PERSPECTIVES D'AVENIR

Jusqu'à ce jour, les réformes du président Moi n'ont pas eu pour effet de rétablir la confiance des bailleurs de fonds étrangers qui, réunis à Paris en novembre 1991, se sont donné un délai de six mois pour mieux juger des progrès réalisés en matière de démocratisation. Ces réformes n'inspirent pas plus confiance aux Kényans qui demeurent sceptiques face aux déclarations du chef de l'état (The New York Times 3 déc. 1991; Human Rights Watch 1992, 55, 69). Par exemple, en janvier 1992, l'Institut de presse international (IPI) a protesté contre les attaques répétées du gouvernement à l'endroit des journalistes kényans (AFP 23 janv. 1992). Au même moment, la section kényane de la Commission internationale des juristes (ICJ), a demandé au gouvernement kényan d'invoquer les pouvoirs constitutionnels que détient le président pour réclamer la libération inconditionnelle des prisonniers politiques (BBC Summary 22 janv. 1992a). Par ailleurs, plusieurs figures importantes de l'opposition, dont la professeure Wangari Maathai, le docteur Josephat Karanja et des dirigeants du FORD, comme l'ancien vice-président Odinga ou encore M. Abdi B. Ali, ont été traduits devant les tribunaux, accusés d'avoir propagé de fausses rumeurs sur l'éventualité d'un coup d'état militaire (BBC Summary 22 janv. 1992b).

Le discours du président Arap Moi a aussi évolué sous la pression intense sur le plan local et international. En 1990, le président déclarait qu'il faudra 20 ans aux Kényans de toutes les ethnies pour développer une cohésion qui garantirait la viabilité du multipartisme (Nairobi Law Monthly déc. 1991, 12). Lors de la réunion des chefs d'état du Commonwealth à Harare en 1991, il déclarait qu'il leur faudrait cinq ans (ibid.). En novembre 1991, peu avant la réunion des bailleurs de fonds de Paris, il était alors question de deux, voire trois ans (AFP 17 nov. 1991). Une semaine après cette réunion, le multipartisme retrouvait sa légalité au Kenya (Nairobi Law Monthly déc. 1991). C'est pourtant le même président Arap Moi qui, dans ses discours, encourageait la population à « pourchasser les partisans du multipartisme comme des rats » (The Independent 5 oct. 1991) et qui, tout récemment, déclarait qu' « en Afrique, le multipartisme n'engendrera pas la stabilité politique. Jamais » (Jeune Afrique 30 janv.-5 févr. 1992).

6. ANNEXE : LES KENYANS D'ORIGINE SOMALIE

6.0 Introduction

Les Kényans d'origine somalie constituent 2.3 p. 100 de la population et habitent essentiellement la province du Nord-Est, plus connue sous le nom de Northern Frontier District (NFD) (Kurian 1987, 1036). La plupart sont citoyens kényans, car leurs ancêtres ont toujours habité ces régions. Certains sont des réfugiés qui ont fui la dictature de Siad Barré ou la guerre civile dans leur pays.

6.1 Cadre historique

Sitôt devenu indépendant, le Kenya entre en conflit frontalier avec la Somalie qui réclame la région du Nord-Est, dans le cadre de sa lutte contre le démembrement des Somalis et sa campagne pour la reconquête des « territoires manquants ». En 1960, un parti somali portant le nom de « Northern Province People's Progressive Party » voit le jour dans la province du même nom (Boutros-Ghali 1972, 65). Sa revendication essentielle était « le détachement du Kenya de la région habitée par des Somalis et son rattachement à la République de la Somalie » (ibid.).

En 1963, au moment de l'indépendance du Kenya, la lutte pour l'unification des territoires habités par les Somalis avait déjà commencé. De 1963 à 1967, les Kényans d'origine somalie ont organisé un mouvement de résistance armée pour la sécession de la NFD (Africa Watch juill. 1991, 283). Le gouvernement de Kenyatta, qualifiant de « shiftas » (bandits) les opposants politiques d'origine somalie a immédiatement introduit la Preservation of Public Security Act (Loi sur le maintien de la sécurité publique), qui lui accordait l'autorité absolue de détenir tout opposant politique (Africa South of the Sahara 1990 1990, 561).

6.2 Les années 1980

Petit à petit, le gouvernement kényan en est arrivé à traiter les Kényans somalis comme des citoyens de deuxième classe (Laitin et Samatar 1987, xvii). Ceux-ci sont considérés comme des agitateurs, en particulier en raison de certains «actes de banditisme» auxquels se seraient livrés un nombre limité de « shiftas » (Africa Watch juill. 1991, 272-273). Cependant, l'ensemble de la population somalie du Kenya en a subi les contrecoups en raison des mesures radicales adoptées par le gouvernement. Le gouvernement kényan a décidé de combattre les groupes armés de la région en fermant tout d'abord l'accès aux points d'eau dans la NFD, une région reconnue pour son climat désertique, affectant ainsi la population civile dans son ensemble (ibid.). Au moins deux massacres ont été signalés dans la NFD. Le premier date de 1980 : des centaines de villageois de la région de Garissa ont été massacrés à la suite de l'assassinat de six fonctionnaires, perpétré par un individu d'origine somalie (ibid.). Le second a eu lieu pendant le mois de février 1984 : environ 2 000 Kényans somalis auraient été brûlés vifs après qu'on eût mis le feu à leurs vêtements imbibés d'essence et des centaines d'autres n'ont plus été revus (ibid.). Au même moment, 5 000 personnes ont été arrêtées; leurs pièces d'identité ont été détruites. La répression a provoqué une vague de réfugiés vers l'éthiopie (ibid., 274-275). Les médicaments requis par les autorités locales ont même été refusés, malgré le grand nombre de blessés, et les patients somalis de l'hôpital de Wajir en ont été expulsés (ibid.).

Lors du massacre de 1980, le ministre de la Sécurité intérieure a déclaré que « le seul bon Somali est celui qui est mort » (ibid., 273). La condition des Kényans somalis, ceux dont les ancêtres ont toujours vécu au Nord-est du Kenya comme ceux qui s'y sont réfugiés plus récemment, s'est dégradée avec l'arrivée massive des réfugiés somaliens en 1988-1989.

6.3. Le filtrage des Somalis 1989-1990

Dès novembre 1989, à la suite de l'afflux des réfugiés somaliens provoqué par l'intensification des combats dans le Sud de la Somalie, et sous prétexte de combattre l'immigration illégale, le régime de Arap Moi a ordonné à tous les Somalis de se présenter à l'un des 51 centres de sélection, munis de leurs pièces d'identité (carte de membre du KANU, extrait d'acte de naissance, passeports, et autres documents) (The Los Angeles Times 30 mars 1990, 29; Africa Watch juill. 1991, 227, 298). Une fois leur citoyenneté établie, on remet aux Kényans somalis une « carte rose » qui confirme leur nationalité kényanne (The Washington Post 27 déc. 1989). Certains cependant, en raison du caractère oral de la tradition somalienne, de l'absence de papiers dans bien des localités reculées et de la destruction de leurs documents, n'ont pu présenter les preuves de leur nationalité et n'ont pu éviter l'expulsion (Africa Watch juill. 1991, 331-332). Cette action a toutefois provoqué la colère des Somalis et l'indignation des groupes religieux. Ainsi le Nairobi Law Society a dénoncé cette manoeuvre et l'a qualifiée d'« inconstitutionnelle, inapplicable et illégale » (ibid.).

Bien que quelques « immigrants illégaux », connus des services d'immigration kényans, aient pu commettre des délits en sol kényan, c'est toute l'ethnie somalie, citoyens kényans comme étrangers, qui est visée par cette campagne. Ceux qui ont refusé de se soumettre à cette exercice, s'objectant au fait de « soumettre seulement une partie de la société kényane à un processus sélectif et discriminatoire », ont été emprisonnés ou ont perdu les postes qu'ils occupaient (Africa Watch juill. 1991, 300). Le fait même de « ressembler » à un Somali constitue un motif d'arrestation, en l'absence de documents (The Los Angeles Times 30 mars 1990, 29). Le « triage » des Somalis ne s'est pas limité à la région de la NFD. Les grands centres urbains de Nairobi et de Mombasa ont également été touchés (The Washington Post 27 déc. 1989, A8).

6.4 Les réfugiés somalis au Kenya

L'arrivée massive de réfugiés somaliens au Kenya s'est considérablement accentuée au cours des dernières années, en raison de l'interminable guerre civile qui sévissait en Somalie. Le HCR a récemment estimé à 75 000 le nombre de réfugiés arrivés au Kenya depuis octobre 1991 (AFP 31 janv. 1992; UNHCR 31 janv. 1992).

En septembre 1989, les forces gouvernementales du régime de Siad Barré se sont livrés au massacre des villageois de Doble, dans le Sud de la Somalie. De nombreux civils ont fuit les combats entre les troupes gouvernementales et les forces rebelles en traversant la frontière kényane. Bien qu'il ait condamné les activités des troupes somaliennes, le président Arap Moi a refusé aux organisations humanitaires (dont le HCR) l'accès aux camps de réfugiés et les forces de sécurité kényanes ont bloqué les livraisons d'eau et de nourriture aux camps de réfugiés. En conséquence, deux enfants et trois femmes seraient morts par déshydratation et par manque de nourriture dans le camp de Liboi (News from Africa Watch 17 nov. 1989, 2-3).

Contrairement aux accords internationaux signés par le gouvernement kényan, l'asile politique n'a pas été octroyé aux réfugiés somaliens. Plutôt, les autorités ont procédé à un processus de rapatriement (ibid., 3). Leur vie dans les camps n'est déjà pas très enviable : selon les rapports disponibles, les soldats kényans harcèlent et battent les réfugiés (ibid.).

6.5. En résumé

En raison de leur origine ethnique, les Somalis du Kenya font toujours l'objet de discrimination et de harcèlement de la part des forces gouvernementales qu'Africa Watch qualifie de « forces d'occupation » (Africa Watch, juill. 1991, xi). Selon le rapport annuel de Human Rights Watch de 1991, les Somalis sont toujours victimes de graves violations des droits de la personne de la part des autorités kenyannes (Human Rights Watch 1992, 64).

De plus, selon le Haut commissariat du Kenya à Ottawa, la majorité des demandeurs d'asile du Kenya sont d'origine somalie et ne possèdent pas de passeports kényans authentiques (Haut Commissariat du Kenya 24 mars 1992).

Finalement, il est difficile de déterminer quel sera le sort réservé aux ressortissants kényans d'origine somalie qui retournent dans leur pays après avoir revendiqué le statut de réfugié à l'étranger (Lawyers Committee 25 mars 1992). Néanmoins les Kényans d'origine somalie qui ne détiennent pas de documents de voyage ou d'identité (passeport, « cartes rose », carte de membre du KANU, et autres documents) semblent être des candidats potentiels pour la déportation vers la République de Somalie (ibid.).

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