C.P.A.S. de Herstal c. G.E.et E.B., Ministère de l'Intérieur de l'Etat belge

CONSEIL D'ETAT

18 septembre 1992

La situation financière du centre public d'aide sociale ne constitue pas un critère légalement admissible pour apprécier le droit à l'aide sociale d'un demandeur d'aide.

Le demandeur d'aide n'est pas un simple usager d'un service public, qui n'aurait qu'une aptitude à bénéficier de ce service et serait soumis à la loi du changement, qui permet à l'autorité de modifier à tout moment les conditions dans lesquelles les prestations sont fournies au public; il a un droit à l'aide sociale lorsqu'il est dans un état de besoin ne lui permettant pas de mener une vie conforme à la dignité humaine.

Le droit à l'aide sociale peut comprendre le droit aux études si celles-ci sont nécessaires pour préserver ou contribuer à assurer la dignité humaine du demandeur d'aide.

Du fait que la loi du 8 juillet 1976 et la loi du 7 août 1974 ont des champs d'application différents et instaurent à des conditions différentes des aides qui ne sont pas de même nature, il s'ensuit que les conditions d'octroi du minimum de moyens d'existence ne peuvent être appliquées par analogie pour l'octroi d'une aide sociale individuelle.

Vu la requête introduite le 31 mai 1990 par le centre public d'aide sociale de Liège, qui demande l'annulation de la décision de la chambre de recours de langue française de la province de Liège du 12 mars 1990, accueillant le recours de Chahram Sartipzadeh.

Considérant que Chahram Sartipzadeh, de nationalité iranienne, a le statut de réfugié politique et est inscrit dans le registre des étrangers de la ville de Liège; qu'il a effectué ses humanités en Iran et a entamé en Belgique des études de médecine dont il a réussi la première année; qu'il s'est inscrit ensuite en deuxième année de la section "Sciences dentaires" dont il a suivi les cours pendant l'année académique 1989-1990; qu'il a été aidé par le centre public d'aide sociale de Liège depuis le début de ses études; que, le 13 octobre 1989, le centre requérant lui a adressé la lettre suivante:

"Le comité spécial du service social, par analogie aux dispositions de la loi du 07.08.74 instituant le droit à un minimum de moyens d'existence, et en fonction d'une saine justice distributive, a décidé de ne pas accorder l'aide sociale ou de retirer celle-ci aux étudiants qui renoncent volontairement aux allocations de chômage, alors qu'ils peuvent faire valoir leurs droits à ces allocations, et qui se rendent indisponibles sur le marché du travail en ne s'inscrivant pas comme demandeurs d'emploi au FOREM.

Nous vous conseillons de faire valoir vos droits à l'égard des personnes qui vous doivent des aliments (conjoint, ascendant et descendant du 1er degré)";

que, statuant sur le recours introduit par Chahram Sartipzadeh contre la décision du centre requérant, la chambre de recours a, par l'acte attaqué, dit "qu'il y a lieu pour le C.P.A.S. d'accorder à partir du 1er octobre 1989 au requérant une aide équivalente au minimex au taux isolé et la prise en charge des cotisations de mutuelle";

Considérant que le centre requérant prend un premier moyen de "la violation des articles 6 et 108 de la Constitution, du principe général de la loi d'égalité des usagers des services publics, des articles 2, deuxième alinéa, 57 et 69 de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale, 1er et suivants et 7 de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres d'aide publique"; que le centre requérant reproche à la chambre de recours d'avoir énoncé dans sa décision que les critères d'octroi de l'aide sociale ne peuvent être fonction des moyens financiers des pouvoirs locaux, car l'acceptation d'un tel principe conduirait à accepter la violation de l'article 6 de la Constitution et établirait des discriminations insupportables entre les habitants du Royaume; que le centre requérant fait valoir que le principe d'égalité ne s'oppose pas à un traitement différencié, pour autant que celui-ci soit justifié par l'intérêt général, que la décentralisation administrative voulue par le législateur en confiant l'aide sociale aux centres publics d'aide sociale porte en elle-même la possibilité de traitements différents notamment en fonction des capacités budgétaires des centres publics;

Considérant que le centre requérant a justifié sa décision de ne plus accorder d'aide à C. Sartipzadeh par les exigences d'une "saine justice distributive", que dans les conclusions qu'il a déposées devant la chambre de recours, le centre requérant a déclaré cette motivation en se référant à la situation "notoirement catastrophique" du centre public d'aide sociale de Liège, situation qui l'oblige à ne plus assurer que les missions imposées par la loi et à limiter l'aide sociale, en ne l'accordant "qu'aux personnes qui n'en ont pas le choix";

Considérant qu'en se référant à la doctrine, la chambre de recours a indiqué dans sa décision: "que tous les Belges étant censés égaux devant la loi, les critères d'octroi de l'aide sociale ne peuvent être fonction des moyens financiers des pouvoirs locaux; que le contraire revient à admettre que si une commune est pauvre, les pauvres le resteraient, si une commune est riche, l'aide sociale pourra garantir le surplus et pourquoi pas le superflu; que si on peut déplorer que, contrairement à la sécurité sociale, la charge de l'aide sociale n'est pas supportée par l'Etat belge dans sa totalité mais est laissée en grande partie aux pouvoirs locaux, l'acceptation d'un tel principe conduirait à accepter la violation de l'article 6 de la Constitution et établirait des discriminations insupportables entre les habitants du Royaume régis par les mêmes lois"; que la motivation de l'acte attaqué poursuit: "qu'elle (la chambre de recours) relève de surcroît que l'intéressé est inscrit au registre des étrangers et que l'aide sociale équivalente au minimex qui lui serait octroyée est intégralement remboursable par le ministère de la Santé publique en vertu de l'article 5, 2°, de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'aide sociale; qu'en outre pour pallier les difficultés de trésorerie des CPAS dans le cadre de la dite loi, un système d'avances a été instauré par l'article 12, al. 3, de la loi du 2 avril précitée; que dès lors, la chambre estime que, pour ces motifs, l'argument selon lequel il devrait être tenu compte de la situation financière du CPAS de Liège pour déterminer le droit à l'aide sociale du requérant, est non fondé";

Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 8 juillet 1976, "Toute personne a droit à l'aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine"; qu'il résulte de cette disposition que la condition d'ouverture d'un droit à l'aide sociale est l'impossibilité de "mener une vie conforme à la dignité humaine"; que le centre public a l'obligation d'apprécier dans chaque cas si le demandeur d'asile se trouve dans un état de besoin; qu'il apparaît que le centre requérant a retiré l'aide sociale qu'il accordait à C. Sartipzadeh au nom "d'une saine justice distributive" par une décision de principe, sans procéder à l'examen de la situation individuelle de ce dernier; que c'est à bon droit que la chambre de recours a estimé que la situation financière du centre public ne constituait pas un critère légalement admissible pour apprécier le droit à l'aide sociale du demandeur, que c'est surabondamment qu'elle a exposé que le critère était de nature à violer le principe d'égalité; que le moyen ne peut être retenu;

Considérant que le centre requérant prend un deuxième moyen de la violation du "principe général consacrant la loi du changement comme règle générale de fonctionnement des services publics", en ce que "la chambre de recours relève que M. Sartipzadeh a été aidé dès le début par le CPAS qui a reconnu implicitement que les études entreprises étaient indispensables pour préserver ou assurer la dignité humaine, établissant ainsi une sorte de contrat moral, s'engageant implicitement à assister le requérant pendant la durée de ses études pour autant qu'elles soient poursuivies avec succès et qu'en adoptant la décision querellée, (suppression de l'aide) le CPAS a rompu son engagement moral", alors que les statuts, l'organisation et le fonctionnement du service public peuvent toujours être modifiés par l'autorité et adaptés aux exigences changeantes de l'intérêt général, "aucun droit acquis ne pouvant être invoqué";

Considérant que la chambre de recours a indiqué ce qui suit dans sa décision:

"Attendu que la chambre de recours relève que le requérant a dès le début été aidé par le CPAS; que suite à la demande de celui-ci, il a délaissé ses études de médecine considérées comme trop longues par le CPAS et a bifurqué vers les études de dentisterie;

que ce faisant le CPAS a, conformément au principe susvisé énoncé par le Conseil d'Etat, reconnu implicitement que les études entreprises étaient indispensables pour préserver ou assurer la dignité humaine du requérant;

Qu'ainsi entre lui et le centres s'était établi une sorte de contrat moral, le CPAS s'étant implicitement engagé à l'assister pendant la durée de ses études pour autant qu'elles soient poursuivies avec succès;

Qu'en adoptant la décision querellée, le CPAS a rompu son engagement moral pour des raisons qu'on peut supposer essentiellement financières";

Considérant que le demandeur d'une aide sociale individuelle n'est pas un simple usager d'un service public qui n'a qu'une "aptitude" à bénéficier de ce service et est soumis à la loi du changement qui permet à l'autorité de modifier à tout moment les conditions dans lesquelles les prestations sont fournies au public; qu'il a un droit à l'aide sociale lorsqu'il est dans un état de besoin qui ne lui permet pas de mener une vie conforme à la dignité humaine; qu'il conserve ce droit aussi longtemps que sa situation n'est pas modifiée; que la chambre de recours a entendu indiquer, à juste titre, qu'après avoir reconnu que C. Sartipzadeh se trouvait dans les conditions de droit à l'aide sociale, le centre public ne pouvait décider en sens contraire sans que la situation de l'intéressé ne fût modifiée; que le moyen n'est pas fondé;

Considérant que le centre requérant prend un troisième moyen de la violation des articles 1er, 57 et 60 de la loi du 8 juillet 1976 et de l'article 97 de la Constitution; qu'en une première branche, il expose qu'en vertu de l'article 1er de la loi du 8 juillet 1976, l'aide sociale n'est accordée que dans la mesure où elle s'impose pour permettre à l'intéressé de mener une vie conforme à la dignité humaine et qu'il n'est pas démontré que C. Sartipzadeh devait terminer ses études universitaires pour que cette exigence soit satisfaite; qu'en une deuxième branche, le centre requérant reproche à la chambre de recours de ne pas avoir précisé en quoi, dans le cas d'espèce, les études entreprises étaient indispensables pour préserver la dignité humaine du requérant et de s'être borné à constater que le centre public avait admis implicitement l'état de nécessité de C. Sartipzadeh; qu'il ajoute que la chambre de recours n'a pas répondu correctement aux conclusions qu'il avait déposées;

Considérant, sur les deux branches du moyen, que l'article 1er de la loi du 8 juillet 1976 ouvre le droit à l'aide sociale pour toute personne se trouvant dans une situation qui ne lui permet pas de mener une vie conforme à la dignité humaine; que les centres publics et à leur suite les chambres de recours, peuvent juger que le droit à l'aide sociale comprend le droit aux études lorsqu'ils estiment que celles-ci sont nécessaires pour préserver ou contribuer à assurer la dignité humaine du demandeur d'aide, que la chambre de recours a constaté, en premier lieu, qu'en accordant une aise à C. Sartipzadeh dès le début de ses études, le centre public avait reconnu que celles-ci étaient indispensables pour préserver ou assurer sa dignité humaine; que la chambre de recours ne s'est pas limitée à cette constatation, au demeurant exacte; qu'elle a ajouté que lorsque les études ont été entamées, comme en l'espèce, il ne serait pas raisonnable d'exiger de l'intéressé qu'il arrête ses études alors que la finalité de celles-ci valorise à la fois des années d'études antérieures et la situation professionnelle future, "que la possession d'un diplôme valable augmente grandement les chances du requérant d'obtenir ultérieurement un emploi alors que sur la base de son diplôme actuel d'une part il n'a pas droit aux allocations de chômage et serait de toute façon à charge du CPAS et d'autre part sa réinsertion dans le monde du travail serait très difficile compte tenu de la situation de l'emploi qui prévaut à Liège" et "que dès lors le requérant resterait à charge soit du CPAS soit d'autres organismes officiels de sécurité sociale";

Considérant que la chambre de recours a indiqué les motifs propres au cas d'espèce pour lesquels elle estimait que la poursuite de ses études par C. Sartipzadeh était nécessaire pour contribuer à lui assurer une vie conforme à la dignité humaine; que ces motifs procèdent d'une appréciation de la situation du demandeur admissible au regard de l'article 1er de la loi du 8 juillet 1976; qu'il ressort du dossier que la chambre de recours a répondu de manière suffisante aux conclusions déposées par le centre requérant; que le moyen n'est pas fondé;

Considérant que le centre prend un quatrième moyen de la violation des articles 6 et 6bis de la Constitution, des articles 1er, 57 et 60 de la loi du 8 juillet 1976 et des articles 1er et 6 de la loi du 7 août 1974 instituant le droit au minimum de moyens d'existence, en ce que, selon la chambre de recours, le centre public d'aide sociale de Liège soumet erronément l'octroi de l'aide sociale aux conditions de l'application de la loi du 7 août 1974, alors que l'application analogique de cette loi s'impose, à défaut de quoi le demandeur d'aide sociale ne pouvant prétendre au bénéfice de l'application de cette loi connaîtrait un sort plus favorable que la personne pouvant en bénéficier,

Considérant que la loi du 8 juillet 1976 et la loi du 7 août 1974 ont des champs d'application différents et instaurent à des conditions différentes des aides qui ne sont pas de même nature; qu'il s'en suit que les conditions d'octroi du minimum de moyens d'existence ne peuvent être appliquées par analogie pour l'octroi d'une aide sociale individuelle; que la prétendue discrimination dont le centre requérant fait état, à la supposer établie, résulterait de la loi, que le Conseil d'Etat n'est pas compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois; que c'est à bon droit que la chambre de recours a estimé qu'en décidant d'appliquer par analogie des dispositions de la loi du 7 août 1974, le centre requérant a ajouté "des conditions non prévues par la loi du 8 juillet 1976" et "fait une fausse appréciation de la loi", que le moyen n'est pas fondé,

DECIDE:

Article 1er : La requête est rejetée. (…)

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