Le cas du Général Pinochet: Juridiction universelle et absence d'immunité pour les crimes contre l'Humanité

«Le principe de droit international qui, dans certaines circonstances, protège les représentants d'un état, ne peut pas s'appliquer aux actes condamnés comme criminels par le droit international.»

Jugement du Tribunal militaire international de Nuremberg, 1946

LE CAS DU GÉNÉRAL PINOCHET
Juridiction universelle et absence d'immunité pour les crimes contre l'humanité

Ce document expose la position d'Amnesty International sur deux des questions de droit soulevées devant la Chambre des Lords lors de l'appel du jugement prononcé par la Haute Cour de Justice anglaise, la Queen's Bench Division, le 28octobre 1998, dans les affaires In the Matter of an Application for a writ of Habeas Corpus ad Subjicendum (Re: Augusto Pinochet Ugarte) et In the Matter of an application for Leave to Move for Judicial Review between: The Queen V. Nicholas Evans et al. ( demandeur: Augusto Pinochet Ugarte).

Les deux points qu'Amnesty International examine dans le présent document sont:

1)           l'étendue de la compétence universelle pour juger certains crimes dans le cadre du droit international, notamment les crimes contre l'humanité;

2)           l'absence d'immunité, aux termes du droit international, pour les chefs d'État concernant certains crimes relevant du droit international, notamment les crimes contre l'humanité.

Le 30octobre 1998, Amnesty International s'est vu accorder à titre conservatoire le droit d'intervenir en tant que tierce partie dans l'appel du jugement de la Haute Cour.

Le 16 octobre 1998, alors qu'il était en visite au Royaume-Uni, le général Augusto Pinochet Ugarte a été appréhendé en vertu d'un mandat d'arrêt provisionnel espagnol décerné à la requête d'un tribunal espagnol au motif qu'il était responsable du meurtre de citoyens espagnols commis au Chili à l'époque où il était président de ce pays. Le 22octobre 1998, un second mandat d'arrêt provisionnel espagnol lui a été signifié, l'accusant d'être responsable, au Chili et dans d'autres pays, d'actes systématiques de meurtre, de torture, de «disparition», de détention illégale et de transferts forcés de population. Le 29octobre 1998, l'Audiencia Nacional (Audience nationale) espagnole a rejeté un recours du Parquet contestant la compétence de la justice espagnole à juger le général Pinochet.

La procédure espagnole n'est que l'une des nombreuses procédures engagées devant des tribunaux nationaux contre le général chilien. Le gouvernement suisse a adressé une demande d'extradition au Royaume-Uni concernant le cas d'un citoyen suisse tué au Chili. D'autres procédures pénales ont été engagées, ou seraient sur le point de l'être, devant des tribunaux en Belgique, en France, en Italie, au Luxembourg et en Suède.

La Haute Cour britannique, dans un arrêt de son président, Lord Bingham de Cornhill, a statué que pour le premier mandat d'extradition provisionnel espagnol concernant le meurtre de citoyens espagnols au Chili, ni l'Espagne ni le Royaume-Uni n'avaient de compétence pénale (Arrêt, pp.14-15). Elle concluait aussi que, selon la loi britannique, un ancien chef d'État d'un pays étranger bénéficiait, «en tant qu'ancien chef d'État souverain, de l'immunité diplomatique pour toute procédure civile et pénale devant les tribunaux britanniques» relativement aux meurtres, à la torture, aux «disparitions», à la détention illégale et à l'exil forcé, actes commis de manière systématique hors du Royaume-Uni alors qu'il était chef d'État (Arrêt, p.30). Les juges Collins Richards étaient du même avis. Le juge Collins a rejeté l'argument selon lequel de tels crimes ne pouvaient faire partie des fonctions souveraines d'un chef d'État.

«Malheureusement, l'Histoire montre que l'extermination ou l'oppression de groupes particuliers a bien constitué parfois une politique d'État. Il n'est pas nécessaire de remonter très loin le cours de l'Histoire pour en trouver des exemples. Il n'y a, à mon avis, aucune raison d'interpréter le principe d'immunité tel qu'il existe dans le sens d'une restriction fondée sur la nature des crimes commis.»

(Arrêt, avis du juge Collins, p.34)

Comme il est expliqué ci-dessous, en vertu de règles du droit international bien établies, tout tribunal peut exercer une compétence universelle pour juger des actes assimilables à des crimes contre l'humanité tels que le meurtre, la torture, l'enlèvement, les disparitions forcées, la détention arbitraire, la déportation ou le transfert forcé de populations et la persécution pour des motifs politiques, actes commis de manière systématique ou sur une grande échelle. Les chefs d'État ne jouissent pas de l'immunité en droit international – que ce soit devant les tribunaux nationaux ou internationaux – pour des crimes qui relèvent du droit international, notamment les crimes contre l'humanité.

Rappel des faits
Les violations systématiques et généralisées des droits de l'homme assimilables à des crimes contre l'humanité, commises au Chili à partir de 1973

Conclusions des organisations intergouvernementales et du gouvernement chilien

Le 11 septembre 1973, au Chili, le coup d'État militaire qui a renversé le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende annonçait la politique de violations systématiques et généralisées des droits humains qui allait être mise en place sous le gouvernement dirigé par le général Augusto Pinochet. Des milliers d'individus ont été emprisonnés sans inculpation ni jugement, torturés, exécutés de manière extrajudiciaire, ont été enlevés ou persécutés pour des motifs politiques, ou ont «disparu». La communauté internationale savait qu'une politique systématique et généralisée de violations des droits humains était mise en œuvre à la suite du coup d'État. En 1975, l'Assemblée générale des Nations unies (Résolution n°3448 (XXX) du 9décembre 1975) a reconnu l'existence d'une pratique institutionnalisée de la torture, des mauvais traitements et des arrestations arbitraires. Le Groupe de travail spécial chargé d'enquêter sur la situation des droits de l'homme au Chili (ci-après dénommé Groupe de travail sur le Chili), institué par la Commission des droits de l'homme des Nations unies dans sa Résolution n°8 du 27février 1975, ainsi que la Commission interaméricaine des droits de l'homme de l'Organisation des États américains ont rendu compte de manière détaillée de ces violations systématiques et généralisées. En 1976, le Groupe de travail sur le Chili a conclu que les cas de torture imputables au gouvernement militaire, devaient, en tant que crimes contre l'humanité, être jugés par la communauté internationale (document des Nations unies A/31/253, 8octobre 1976, paragraphe 511).

Le caractère systématique et généralisé de ces violations des droits humains a été officiellement reconnu par le gouvernement civil du Chili dans un rapport adressé en 1990 au Comité des Nations unies contre la torture, un organisme constitué d'experts créé en vertu de la Convention contre la torture et les autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants (ci-après dénommée Convention contre la torture) pour veiller à l'application de ce traité. La Commission nationale pour la vérité et la réconciliation (Commission vérité et réconciliation), instituée par le président Patricio Alwyn conformément au Décret suprême335 d'avril 1990, ainsi que le rapport du gouvernement chilien au Comité contre la torture sont parvenus à la conclusion que la Dirección de Inteligencia Nacional (DINA, Direction des services nationaux de renseignements), placée sous le commandement direct du général Pinochet, a joué un rôle central dans la politique de violations systématiques et répétées des droits humains au Chili. De même, ils ont conclu que la DINA avait mis au point une diversité de stratégies criminelles parmi lesquelles les assassinats et les «disparitions», à l'étranger, de ressortissants chiliens et d'autres personnes de nationalité étrangère considérés comme étant des «ennemis» du régime militaire. Ils ont estimé que ces actes nécessitaient une coordination et une planification des services de renseignements aux plus hauts échelons de l'État.

En 1996, le Comité national de réparation et de réconciliation, institué par le gouvernement du président Alwyn en 1992 pour succéder à la Commission vérité et réconciliation, a présenté son rapport définitif. Le conseil a officiellement reconnu 123 autres cas de «disparitions» et 776 d'exécution extrajudiciaire ou de mort sous la torture venant s'ajouter à ceux précédemment recensés par la Commission vérité et réconciliation. Le nombre des «disparitions» s'élève ainsi à 1102 et celui des exécutions extrajudiciaires ou des morts sous la torture à 2095, soit un total de 3197cas officiellement reconnus par l'État chilien. Parmi les victimes de ces violations figuraient des opposants idéologiques avérés ou présumés au régime militaire.

Selon ces rapports, pendant la période de 1973 à 1977, la DINA rendait compte directement au général Pinochet par l'intermédiaire de son directeur, le général Contreras. En février 1998, l'ancien chef de la DINA a déclaré devant la Cour suprême chilienne que le général Pinochet contrôlait l'ensemble des opérations de la DINA. Il était aussi à la tête des forces armées, qui ont contribué à la mise en application de la politique de violations systématiques et généralisées des droits humains.

Échec des tentatives pour mettre fin à l'impunité au Chili

Depuis un quart de siècle, les victimes de violations des droits humains au Chili ainsi que leurs familles, soutenus par des avocats, des organisations et des juges, mènent campagne pour que justice soit faite et que la vérité soit connue. Ainsi que l'ont déclaré des membres importants du gouvernement chilien et certains hommes politiques, la question des violations des droits humains commises pendant le gouvernement militaire est restée sans réponse.

Plusieurs mécanismes garantissant l'impunité ont fait obstacle à l'efficacité des enquêtes judiciaires au Chili. En 1978, le gouvernement militaire du général Pinochet a décrété une amnistie (décret2191) destinée à protéger les responsables de violations des droits humains commises entre le 11septembre 1973 et le 10mars 1978 contre toutes poursuites. Depuis ce décret, les parents de «disparus» n'ont aucune possibilité de savoir où se trouvent leurs proches et d'obtenir justice. Les responsables de violations des droits humains ont joué un rôle majeur dans la détermination des conditions du passage au régime civil afin de garantir aux coupables l'immunité contre les poursuites judiciaires. Ceux qui recherchaient la vérité et la justice ont été rejetés, souvent violemment. La Constitution, à l'élaboration de laquelle le général Pinochet a grandement contribué, comporte un système de sénateurs à vie qui, en tant que parlementaires, jouissent d'une complète immunité selon la loi chilienne. Le général Pinochet était assuré de sa position de sénateur à vie lorsqu'il a pris sa retraite de l'armée. Le décret d'amnistie de 1978 équivaut à une auto-amnistie.

La Commission interaméricaine des droits de l'homme a conclu en 1996 et en 1998 qu'une auto-amnistie était incompatible avec le droit international relatif aux droits humains, et que son impact du point de vue juridique faisait partie d'une politique générale de violations de ces droits (CIADH, rapports n°36/96 et n°25/98).

Faits reprochés dans cette affaire qui sont assimilables à des crimes contre l'humanité

De par leur caractère systématique et généralisé, les violations des droits humains commises sous le gouvernement militaire entre septembre 1973 et mars 1990 constituent des crimes contre l'humanité selon le droit international.

Les crimes contre l'humanité reconnus par les traités internationaux et d'autres instruments

Les crimes contre l'humanité reconnus en droit international comprennent la pratique systématique et généralisée du meurtre, de la torture, des disparitions forcées, de la déportation et des transferts forcés de populations, de la détention arbitraire et des persécutions pour des raisons politiques ou autres. Tous ces crimes sont évoqués dans le second mandat provisionnel espagnol (Arrêt, pp.24-25). Chacun de ces crimes contre l'humanité a été reconnu comme un crime relevant du droit international dans des conventions internationales et dans d'autres documents, soit expressément, soit en tant qu'autres actes inhumains, notamment dans l'article6-c du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, en 1945 (meurtre, déportation et autres actes inhumains et persécutions), dans la loi n°10 du Conseil de contrôle allié, en 1946 (meurtre, déportation, emprisonnement, torture et autres actes inhumains et persécutions), dans l'article6-c du statut du Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient, en 1946 (meurtre, déportation et autres actes inhumains et persécutions), dans l'article2-10 du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, en 1954 (meurtre, déportation et persécutions), dans l'article5 du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, en 1993 (assassinat, expulsion, emprisonnement, persécutions et autres actes inhumains) et l'article3 du Tribunal pénal international pour le Rwanda, en 1994 (assassinat, expulsion, emprisonnement, persécutions et autres actes inhumains), dans l'article18 du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité des Nations unies, en 1996 (meurtre, torture, persécutions, emprisonnement arbitraire, déportation ou transfert forcé de populations, disparition forcée de personnes et autres actes inhumains), et dans l'article7 du Statut de la Cour pénale internationale, en 1998 (meurtre, déportation ou transfert forcé de population, emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, torture, persécution, disparitions forcées et autres actes inhumains). Bien que le crime de disparition forcée ne soit pas expressément mentionné dans le statut du Tribunal de Nuremberg, le maréchal Wilhelm Keitel a été déclaré coupable de ce crime, inventé par Adolf Hitler en 1941, par le tribunal de Nuremberg (voir le jugement du Tribunal militaire international pour le procès des principaux criminels de guerre allemands –avec l'avis divergent du juge soviétique–, Nuremberg, 30septembre et 1eroctobre 1946, Cmd.6964, Misc. n°12 , pp.48-49).

Les crimes contre l'humanité comme partie du droit coutumier

De plus, ces actes sont reconnus comme des crimes contre l'humanité en vertu du droit international coutumier (ArticleVI-c des Principes de droit international consacrés par le Statut du Tribunal de Nuremberg et par le jugement de ce Tribunal, 1950) [Ian Brownlie, Principles of Public International Law, Oxford, Clarendon Press, 4e édition, 1991, p.562]. Comme le secrétaire général des Nations unies l'a précisé dans son rapport devant le Conseil de sécurité sur la création du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, compétent pour juger les crimes contre l'humanité, «l'application du principe nullum crimen sine lege exige que le Tribunal international applique des règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier, de manière que le problème résultant du fait que certains États, mais non la totalité d'entre eux, adhèrent à des conventions spécifiques ne se pose pas» (Rapport du secrétaire général conforme au paragr.2 de la résolution808 du Conseil de sécurité (1993), doc. ONU S/25704, 3mai 1993, paragr.34). Il a également déclaré que «la partie du droit international humanitaire conventionnel qui est sans aucun doute devenue partie du droit internationalcoutumier» comprend le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (ibid., paragr.35). En fait, avant même l'adoption du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité par les Nations unies et du Statut de la Cour pénale internationale, l'Assemblée générale des Nations unies avait reconnu que la «pratique systématique» des disparitions forcées est un crime contre l'humanité (Déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ou involontaires, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans la résolution47/133 du 18décembre 1992, préambule, paragr.4). Le génocide est également un crime contre l'humanité selon le droit international.

La compétence universelle pour les crimes contre l'humanité

Ces crimes contre l'humanité relèvent d'une compétence universelle. Ce principe a été admis en droit international depuis la création du Tribunal militaire international de Nuremberg, qui avait compétence pour juger les crimes contre l'humanité où qu'ils aient été commis. Les principes formulés dans le statut et dans le jugement de Nuremberg ont été reconnus comme principes de droit international par l'Assemblée générale des Nations unies en 1946 (résolution95(I)).

Le caractère de jus cogens des crimes contre l'humanité

Les crimes contre l'humanité et les normes qui s'y appliquent font partie du jus cogens (normes fondamentales). Conformément à l'article53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (1969), ces normes impératives du droit international général ne peuvent être modifiées ni dénoncées par un traité ou une loi nationale. Cet article dispose qu'«une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère».

Ainsi qu'une éminente autorité l'a expliqué, «le jus cogens renvoie au statut juridique auquel parviennent certains crimes internationaux, et l'obligatio erga omnes relève de ces conséquences légales qui découlent de la définition de certains crimes en tant que jus cogens… Il existe des bases légales suffisantes pour tirer la conclusion que tous ces crimes (notamment la torture, le génocide et d'autres crimes contre l'humanité) font partie du jus cogens» (M. Chérif Bassiouni, International Crimes: Jus Cogens et Obligatio Erga Omnes, Lax & Contemp. Prob., 25, 1996, pp.63 et 68). En effet, comme la Cour internationale de justice l'a montré dans son jugement sur l'affaire Barcelona Traction Light and Power Compagny Ltd. (arrêt CIJ, recueil 1972, p. 32), l'interdiction, au regard du droit international, d'actes tels que ceux évoqués dans cette affaire est une obligation erga omnes que tous les États ont un intérêt juridique à protéger.

Tout État a compétence universelle pour juger les crimes contre l'humanité et d'autres crimes relevant du droit international

Ce droit d'intervention permet à tout État d'exercer la compétence universelle sur des personnes soupçonnées d'avoir commis des crimes contre l'humanité (M. Cherif Bassioni, Crimes against Humanity, Bordecht/Boston/London, Martinus Nijhoff Publishers, 1992, pp.510-527; Brownlie, op. cit., p.304; Nigel Rodley, The Treatment of Prisoners under International Law, Oxford, Clarendon Press, 1987, pp.101-102).

Un certain nombre d'États ont adopté des législations qui permettent à leurs tribunaux d'exercer une compétence universelle en matière de crimes contre l'humanité (par exemple, le Canada –Code pénal, section 7 (3.71)– et la France), et un certain nombre de tribunaux nationaux se seraient déclarés compétents pour juger des actes assimilables à des crimes contre l'humanité (voir par exemple, Marie-Claude Decamps, "Madrid va demander officiellement à Londres l'extradition du général Pinochet", Le Monde, 1er-2novembre 1998 –L'Audience nationale espagnole décide que les tribunaux espagnols sont compétents en matière de génocide, de torture et de crimes terroristes commis dans un autre État). La cour d'appel française se référait à cette règle fondamentale du droit international dans l'affaire Barbie, en considérant que, «en raison de leur nature, les crimes contre l'humanité dont Barbie est inculpé ne tombent pas simplement sous le coup de législation municipale française, mais relèvent d'un ordre pénal international auquel les considérations de frontières et les règles d'extradition qui en découlent sont totalement étrangères» (Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes et autres c. Barbie, Cour de cassation, chambre criminelle, jugement du 6octobre 1983, résumant la décision de la cour d'appel, 78 Int'l L. Rep.128). Le ministre de la Justice, Élisabeth Guigou, a déclaré qu'elle pensait que le général Pinochet avait des comptes à rendre en France et qu'elle allait adresser au Royaume-Uni une demande d'extradition qui devra être approuvée par les tribunaux français (cf. "Pinochet Gets Bail – But Stay under Police Guard in Hospital", PA News, 30octobre 1998, mfl 301659 OCT 98; AFP, "Londres et Madrid statuent sur le sort du général Pinochet", Le Monde, 29octobre 1998). Jacques Poos, le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, a annoncé le 31octobre 1998 que le Luxembourg pourrait demander l'extradition du général Pinochet. Les tribunaux canadiens ont exercé leur compétence universelle en jugeant un non-Canadien accusé de crimes contre l'humanité commis pendant la Deuxième Guerre mondiale (cf.R.V. Finta, 28 C.R (4th) 265, 1994).

Les crimes contre l'humanité sont considérés comme des crimes de la même nature que la piraterie, que tout État peut punir. En la matière, «le droit ou le devoir d'assurer l'ordre public n'appartient à aucun pays […] tout pays, dans l'intérêt de tous, peut saisir et punir» (Cour permanente de justice internationale, Affaire du Lotus (France/Turquie), arrêt du 7septembre 1927, série A, n°10, p.70, opinion individuelle du juge Moore).

Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nigel Rodley, avait conclu il y a plus de dix ans, avant d'assumer cette fonction, que «la possibilité d'extension universelle de la compétence [en matière de torture] est probablement déjà réalisée en droit international général» (Rodley, op. cit., p.107). Bien que ceux qui ont jeté les bases de la Convention pour la prévention et la punition du crime de génocide en 1948 n'aient pas étendu la compétence aux termes de ce traité au-delà du ressort territorial et de l'autorité d'une cour pénale internationale, le génocide constitue un crime en vertu du droit international coutumier, sur lequel tout État peut exercer une compétence universelle (Théodor Meron, "International Criminalization of Internal Atrocities" [La criminalisation internationale des atrocités nationales], Am. J. Int'l L. 89, 1995, p.569; Rodley, op. cit., p.156; Kenneth C.Randall, "Universal Jurisdiction under International Law" [La compétence universelle en droit international]», Tex. L. Rev. 66, 1988, pp.785 et 835-837; "Restatement (Third) of Foreign Relations Law" [Nouvelle (troisième) déclaration de droit des relations internationales, sec.702 note3 du rapporteur, 1986; voir aussi In matter of Demjanjuk [Au sujet de Demjanjuk], 603 F. sup.1468, N.D. Ohio, accordé, 776 F.2d571, 6th Cir.1985, refusé, 457 U.S. 1016, 1986 [autorisant l'extradition vers Israël d'une personne accusée d'actes assimilables au génocide et d'autres crimes contre l'humanité]; Attorney General of Israel v. Eichmann [Le procureur général d'Israël contre Eischman], 36 Int'l. L. Rep.277 [bien que le tribunal de district de Jérusalem ait déclaré sa compétence fondée sur le principe de protection, il semblerait plus juste de la fonder sur le principe d'universalité; cf. F.A.Mann, "The Doctrine of Jurisdiction in International Law" [La doctrine de la compétence en droit international], Recueil des cours, 1, 1964, p.95, n°188).

Le devoir de juger et d'extrader les responsables de crimes contre l'humanité, de torture, d'exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées

Étant donné que les crimes contre l'humanité sont erga omnes, il s'ensuit que tous les États sont dans l'obligation d'enquêter sur ces crimes et de les punir, ainsi que de coopérer à la recherche, à l'arrestation et au châtiment des personnes impliquées. Il est maintenant admis que tous les États sont dans l'obligation de juger ou d'extrader les personnes soupçonnées de crimes contre l'humanité, conformément au principe aut dedere aut judicare (Bassiouni, Crimes contre l'humanité, op. cit., pp.499-508; Brownlie, op. cit., p.315)

De plus, chaque État signataire de la Convention des Nations unies contre la torture (notamment le Royaume-Uni, tout comme la Belgique, le Chili, la France, l'Italie, le Luxembourg, l'Espagne, la Suisse, la Suède et les États-Unis) a le devoir impérieux, en vertu de l'article7-1 de ce traité, d'extrader quiconque se trouve dans son ressort et est présumé coupable de torture, ou de «soumettre l'affaire […] à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale».

La communauté internationale a aussi reconnu que chaque État doit traduire en justice les responsables d'exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées. Le principe18 des Principes des Nations unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions, adoptés par le Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC) dans sa résolution 1989/65 du 24 mai 1989 et approuvés par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution44/159 du 15 décembre 1989 dispose:

«Les pouvoirs publics veilleront à ce que les personnes dont l'enquête aura révélé qu'elles ont participé à des exécutions extrajudiciaires, arbitraires ou sommaires sur tout territoire tombant sous leur juridiction soient traduites en justice. Les pouvoirs publics pourront soit traduire ces personnes en justice, soit favoriser leur extradition vers d'autres pays désireux d'exercer leur juridiction. Ce principe s'appliquera quels que soient les auteurs du crime ou les victimes, quelle que soit leur nationalité et quel que soit le lieu où le crime a été commis.» [c'est nous qui soulignons]

L'article14 de la Déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l'Assemblée Générale des Nations unies dans sa résolution47/133 du 18décembre 1992, dispose:

«Les auteurs présumés d'actes conduisant à des disparitions forcées dans un État doivent être déférés aux autorités civiles compétentes de cet État pour faire l'objet de poursuites et être jugés, lorsque les conclusions d'une enquête officielle le justifient, à moins qu'un autre État n'ait demandé qu'ils soient extradés conformément aux accords internationaux en vigueur dans ce domaine. Tous les États devraient prendre les mesures légales appropriées qui sont à leur disposition pour faire en sorte que tout auteur présumé d'un acte conduisant à une disparition forcée, qui relève de leur juridiction ou de leur contrôle, soit traduit en justice.» [c'est nous qui soulignons]

Cinq ans avant que l'Assemblée générale des Nations unies n'adopte cette déclaration, il avait été reconnu que «le droit international général autorise probablement un État, même s'il ne l'y contraint pas, à exercer sa compétence pénale pour juger un auteur présumé [de disparition forcée], quelle que soit la nationalité de ce dernier ou le lieu où le crime a été commis», et que, dans la mesure où les disparitions forcées constituaient un acte de torture, les États parties à la Convention des Nations unies contre la torture étaient tenus d'exercer leur compétence universelle sur les personnes qui se trouvaient sur leur territoire et s'étaient rendues responsables de disparitions forcées (Rodley, supra, p. 206).

Le Comité des droits de l'homme, un organisme de 18experts institué dans le cadre du Pacte international sur les droits civils et politiques pour veiller à l'application de ce traité –auquel le Royaume-Uni est un État partie– a conclu dans une interprétation faisant autorité que les disparitions forcées infligent de graves souffrances morales aux familles des victimes, en violation de l'article7 qui interdit la torture et les traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants (Elena Quinteros Almeida c. Uruguay, communication n° 107/1981, opinions du Comité des droits de l'homme adoptées le 21juillet 1983, paragr.14, in Choix de décisions du Comité des droits de l'homme en vertu du Protocole II, 1990).

Il y a un quart de siècle, l'Assemblée générale des Nations unies déclarait que tous les États avaient l'obligation de coopérer afin de traduire en justice les responsables de crimes contre l'humanité quel que soit le lieu où ces crimes avaient été commis et de ne prendre aucune mesure contraire aux obligations contractées. Celles-ci comprennent:

«3.          Les États coopèrent sur une base bilatérale et multilatérale en vue de faire cesser et de prévenir les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité et prennent à cette fin les mesures nationales et internationales indispensables.

4.           Les États se prêtent mutuellement leur concours en vue du dépistage, de l'arrestation et de la mise en jugement des individus soupçonnés d'avoir commis de tels crimes, ainsi que de leur châtiment s'ils sont reconnus coupables.

5.           Les individus contre lesquels il existe des preuves établissant qu'ils ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité doivent être traduits en justice et, s'ils sont reconnus coupables, châtiés, en règle générale, dans les pays où ils ont commis ces crimes. À cet égard, les États coopèrent pour tout ce qui touche à l'extradition de ces individus.

6.           Les États coopèrent mutuellement en ce qui concerne la collecte de renseignements, ainsi que de documents se rapportant aux enquêtes, de nature à faciliter la mise en jugement des individus visés au paragraphe5 ci-dessus, et se communiquent de tels renseignements.

[…]

8.           Les États ne prennent aucune mesure législative ou autre qui pourrait porter atteinte aux obligations internationales qu'ils ont assumées en ce qui concerne le dépistage, l'arrestation, l'extradition et le châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.»

(Principes de la coopération internationale en ce qui concerne le dépistage, l'arrestation, l'extradition et le châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, adoptés par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa Résolution 3074 (XXVIII) en date du 3décembre 1973)

Bien que ces principes établissent que, en «règle générale», les responsables de crimes contre l'humanité doivent être traduits en justice devant les tribunaux de leur propre pays, cette règle générale ne s'applique évidemment pas quand le pays a accordé une amnistie ou montré d'une manière ou d'une autre sa mauvaise volonté ou son incapacité à déférer la personne à la justice (voir, par exemple, le principe de complémentarité à l'article17 du Statut de la Cour pénale internationale, qui lui permet d'exercer concurremment sa compétence en matière de génocide, d'autres crimes contre l'humanité et de crimes de guerre lorsqu'un État n'a pas la volonté ou est dans l'incapacité de le faire).

Le devoir de déférer à la justice les responsables de crimes contre l'humanité, que ces crimes soient ou non prévus par la législation nationale

L'absence d'intégration de la loi internationale concernant les crimes contre l'humanité dans la législation pénale interne d'un État n'exonère pas celui-ci de sa responsabilité internationale s'il s'abstient d'engager des poursuites judiciaires. L'article15-2 du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques et l'article 7-2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du Conseil de l'Europe établissent qu'une personne accusée de crimes contre l'humanité peut être poursuivie conformément aux principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations. Le Comité des Nations unies contre la torture a jugé que, pour ce qui concerne la torture, cette obligation existe qu'un État ait ou non ratifié la Convention des Nations unies contre la torture et qu'il existe une «règle générale du droit international qui obligerait tous les États à prendre des mesures efficaces pour empêcher la torture et pour punir les actes de torture», en rappelant les principes du jugement de Nuremberg et la Déclaration universelle des droits de l'homme (Comité des Nations unies contre la torture, décision du 23novembre 1989, communication n°1/1988, 2/1988 et 3/1988, Argentine, décisions de novembre 1989, paragr.7.2).

La Commission du droit international des Nations unies a réaffirmé les principes établis par le tribunal de Nuremberg selon lesquels «le droit international peut imposer des obligations aux individus directement, sans passer par le truchement du droit interne» (Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa quarante-huitième session, 6mai- 26juillet 1996, document ONU A/51/10, p. 32). "International law as such binds every citizen" [Le droit international en tant que tel lie chaque citoyen], (US c. Montgomery, 11th Cir., 27septembre 1985, in Am. J. Int'l.L., 1986, 80, p.346).

L'absence d'immunité en droit international pour les chefs d'État en matière de crimes contre l'humanité

Ceux qui sont responsables de torture, de génocide et d'autres crimes contre l'humanité ne peuvent invoquer l'immunité ni des privilèges spéciaux dans le but d'échapper à une responsabilité civile ou pénale. La règle fondamentale, en droit international, selon laquelle il n'y a pas d'immunité au regard du droit international pour les chefs d'État et les responsables des affaires publiques en cas de crimes contre l'humanité, a été établie de longue date. Ce n'est qu'un exemple particulier du principe général de droit international reconnu par le traité de Versailles du 28juin 1919, selon lequel l'immunité des chefs d'État au regard du droit international a des limites, notamment lorsqu'il s'agit de crimes violant le droit international. Dans l'article227 de ce traité, les puissances alliées et leurs associés ont publiquement mis en accusation «GuillaumeII d'Hohenzollern, ancien empereur d'Allemagne, pour crime gravissime contre la morale internationale et le caractère sacré des traités» et ont institué un tribunal spécial pour faire juger l'ancien chef d'État par des juges désignés par la Grande-Bretagne et d'autres pays.

Les alliés avaient prévu de traduire en justice Adolf Hitler, le chef d'État allemand, pour crimes relevant du droit international. Le 3janvier 1945, le président Roosevelt écrivait à son ministre des Affaires étrangères pour lui demander un rapport sur les accusations à porter contre le Führer (Telford Taylor, The Anatomy of the Nuremberg Trials [Anatomie du procès de Nuremberg], New York, Alfred A. Knopf, 1992, p.38). L'article7 du Statut du tribunal de Nuremberg a été élaboré en 1945 par la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et l'URSS, à une époque où l'on ne savait pas encore exactement si Hitler était toujours vivant, et où la liste des accusés, arrêtée au cours d'une réunion animée par Geoffroy Dorling Roberts, de l'Autorité britannique sur les crimes de guerre, le 23juin 1945, comprenait Adolf Hitler (Taylor, op. cit., p.86). La liste définitive contenue dans l'acte d'accusation comprenait Karl Doenitz, le successeur d'Adolf Hitler comme chef de l'État allemand à partir du 1ermai 1945 jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une semaine plus tard.

L'article7 du statut de Nuremberg disposait expressément: «La situation officielle des accusés, soit comme chefs d'État, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse absolutoire, ni comme un motif de diminution de la peine». Comme l'a expliqué le juge Robert Jackson, procureur des États-Unis à Nuremberg, et l'un des auteurs du statut, dans son rapport au président, en 1945, sur les fondements juridiques du jugement de personnes accusées de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre:

«Et il ne faut pas, non plus, admettre de défense telle que la doctrine obsolète selon laquelle un chef d'État est à l'abri de toute responsabilité devant la loi. Il n'y a guère de doute que cette idée est une survivance de la doctrine du droit divin des rois. En tout cas, elle est en désaccord avec la position que nous prenons envers nos propres gouvernants, qui sont souvent traduits en justice, poursuivis par des citoyens qui déclarent que leurs droits ont été violés. Nous rejetons le paradoxe selon lequel la responsabilité juridique devrait être extrêmement réduite quand le pouvoir est à son apogée. Nous nous en tenons au principe d'un gouvernement responsable, affirmé il y a trois siècles par le Lord Coke, qui déclara au roi James que même un roi reste "soumis à Dieu et à la Loi"»

(Juge Robert H. Jackson, "Report to President Truman on the Legal Basisfor Trial of War Criminals" [ Rapport au président Truman sur le fondement juridique du jugement de criminels de guerre], Temp. L.Q., 1946, 19, p.148).

Dans son jugement, le Tribunal militaire international de Nuremberg a déclaré: «Ce sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent les crimes dont la répression s'impose, comme sanction du droit international» (Jugement du Tribunal de Nuremberg, op. cit., p.41). Le tribunal de Nuremberg est allé au-delà du statut en concluant que les immunités d'État ne s'appliquent pas aux crimes relevant du droit international:

«On a fait valoir que […] lorsque l'acte incriminé est perpétré au nom d'un État, les exécutants n'en sont pas personnellement responsables; ils sont couverts par la souveraineté de l'État. Le Tribunal ne peut accepter [cette thèse].

…Le principe du droit international qui, dans certaines circonstances, protège les représentants d'un État, ne peut pas s'appliquer aux actes condamnés comme criminels par le droit international. Les auteurs de ces actes ne peuvent invoquer leur qualité officielle pour se soustraire à la procédure normale ou se mettre à l'abri du châtiment» (ibid., pp.41-42).

Le Tribunal de Nuremberg a clairement indiqué que l'immunité souveraine de l'État ne s'appliquait pas lorsque l'État autorisait des actes, tels que des crimes contre l'humanité, qui «échappaient à sa compétence aux termes du droit international»:

«Une idée fondatrice du statut est que les obligations internationales qui s'imposent aux individus priment leur devoir d'obéissance envers l'État dont ils sont ressortissants. Celui qui a violé les lois de la guerre ne peut, pour se justifier, alléguer le mandat qu'il a reçu de l'État, du moment que l'État, en donnant ce mandat, a outrepassé les pouvoirs que lui reconnaît le droit international»

(ibid., p.42).

Le tribunal de Nuremberg a estimé que Karl Doenitz, en tant que chef d'État allemand du 1er au 9mai 1945, avait «pris part à la conduite d'une guerre agressive», se fondant partiellement sur les ordres donnés à la Wehrmacht, en qualité de chef d'État, pour qu'elle poursuive la guerre à l'Est. C'est ainsi qu'il a été condamné pour les chefs II et III de l'acte d'accusation à dix ans d'emprisonnement (ibid., pp.110 et 31).

Par conséquent, au regard du droit international, aucun État n'a le pouvoir de légiférer au niveau national pour accorder l'immunité à un individu quel qu'il soit, en matière pénale ou civile, pour des crimes contre l'humanité.

Le Tribunal de Tokyo est parvenu à une conclusion semblable à celle de celui de Nuremberg lorsqu'il a déclaré qu'«une personne coupable d'actes aussi inhumains ne peut échapper au châtiment en plaidant que ni lui-même ni son gouvernement ne sont liés par une convention particulière» (B.V.A. Röling and Rüter, The Tokyo Judgment, Amsterdam University Press, 1977, II pp.996-1001). Bien que l'empereur du Japon n'ait pas été inculpé de crimes contre l'humanité, de crimes de guerre, ni de crimes contre la paix par le procureur du Tribunal de Tokyo, la décision de ne pas le poursuivre n'était pas fondée sur la croyance en son immunité, au regard du droit international, en qualité de chef d'État, mais procédait du «bon vouloir du général MacArthur» (Bassiouni, Crimes against Humanity [Crimes contre l'humanité], op. cit., p.446; cf. aussi l'avis de B.V.A. Röling selon lequel la décision de ne pas poursuivre l'empereur résultait d'un choix politique, plutôt que juridique, du président américain, contrairement aux vœux de l'Australie et de l'URSS: ceci figure dans son livre écrit avec Antonio Cassese, The Tokyo Trial and Beyond [Le tribunal de Tokyo et ses prolongements], Cambridge, Polity Press, 1994, édition de poche, p.40).

Le principe de la responsabilité pénale individuelle des chefs d'État pour les crimes contre l'humanité est inscrit dans le droit international

Les principes énoncés dans le statut et le jugement de Nuremberg sont reconnus depuis longtemps comme faisant partie du droit international. L'Assemblée générale de l'ONU a approuvé les «principes de droit international consacrés par le Statut du tribunal de Nuremberg et par le jugement de ce tribunal» dans sa résolution95 (I) de l'Assemblée générale du 11décembre 1946.

Cette règle fondamentale du droit international selon laquelle les chefs d'État et les hauts fonctionnaires ne bénéficient pas de l'immunité pour des crimes contre l'humanité a été aussi constamment réaffirmée depuis plus d'un demi-siècle par la communauté internationale (article6 du Statut du Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient, 1946; articleIV de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 1948; principe III des Principes de droit international consacrés par le Statut du Tribunal de Nuremberg et le jugement du Tribunal, 1950; article3 du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, 1954; article7-2 du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, 1993; article6-2 du Statut du Tribunal international pour le Rwanda, 1994; article7 du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, adopté en 1996; article27 du Statut de la Cour pénale internationale, adopté à Rome le 17juillet 1998 par 120voix pour –dont celle du Royaume-Uni–, sept contre et 21abstentions).

Les États ont réaffirmé à de nombreuses reprises la validité et la nécessité de cette règle du droit international. De fait, le secrétaire général de l'ONU, dans son rapport au Conseil de sécurité sur la création d'un Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, notait:

«Dans pratiquement toutes les observations écrites que le Secrétaire général a reçues, il est suggéré que le statut du Tribunal international contienne des dispositions concernant la responsabilité pénale individuelle des chefs d'État, hauts fonctionnaires et personnes agissant dans l'exercice de fonctions officielles. Cette opinion est fondée sur les précédents adoptés après la seconde guerre mondiale. Le statut devrait donc contenir des dispositions stipulant que le fait d'invoquer l'immunité en raison de la qualité de chef d'État ou au motif que l'acte a été commis dans l'exercice des fonctions officielles de l'accusé ne sera considéré ni comme une justification ni comme un motif de diminution de la peine.»

(rapport du Secrétaire général conformément au paragr.2 de la résolution808 du Conseil de sécurité, 1993, document ONUS/25704, 3mai 1993, paragr.55).

De même, les États ont souhaité inclure cette règle dans le Statut de la Cour pénale internationale (cf. rapport du Comité préparatoire sur la création d'une cour criminelle internationale, UN GOAR, 51e session, supp. n°22, document ONU A/51/22, 1996, paragr.193).

L'exclusion de l'immunité pour les chefs d'État et les membres du gouvernement, au titre de l'article27 de ce traité, signé à ce jour par 58États au moins (le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni a déclaré que son pays serait parmi les 60 premiers États à ratifier ce statut), avait été omise dans le projet de 1994 de la Commission du droit international. L'article27 dispose:

«1. Le présent Statut s'applique à tous de manière égale,, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle. En particulier, la qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de représentant élu ou d'agent d'un État, n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale au regard du présent Statut, pas plus qu'elle ne constitue en tant que telle un motif de réduction de la peine.

2. Les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s'attacher à la qualité officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'empêchent pas la Cour d'exercer sa compétence à l'égard de cette personne.»

La Commission du droit international des Nations unies a déclaré:

«Comme le Tribunal de Nuremberg l'a reconnu dans son jugement, […]l'auteur d'un crime de droit international ne peut invoquer sa qualité officielle pour se soustraire à la procédure normale ou se mettre à l'abri du châtiment. L'absence de toute immunité procédurale permettant de se soustraire aux poursuites ou au châtiment dans le cadre d'une procédure judiciaire appropriée constitue un corollaire essentiel de l'absence de toute immunité substantielle ou de tout fait justificatif»

(Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa quarante-huitième session, 6mai-26juillet 1996, document ONU A/51/10, p.59).

D'autres autorités internationales de premier plan ont conclu que les principes consacrés par le statut du Tribunal de Nuremberg et le jugement de ce tribunal, et notamment le principe selon lequel les individus, nonobstant leur qualité officielle, y compris comme chef d'État, ne bénéficient d'aucune immunité pour les crimes contre l'humanité, font partie intégrante du droit international (cf. Sir Robert Jennings, QC & Sir Arthur Watts, KCMG, QC,Oppenheim's International Law, London New York, Longman, 1996, pp.505, paragr.148; Claude Lombois, Droit pénal international, Paris, Dalloz, 1971, pp.142, 162 et 506; voir aussi André Huet, Renée Koening-Joulin, Droit pénal international, Paris, Thémis, 1994, pp.54-55). Les principaux commentateurs des statuts des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ont déclaré: «Le précédent de Nuremberg a jeté les bases d'une reconnaissance générale de la responsabilité des hauts représentants de l'État pour les crimes relevant du droit international, quelle que soit leur qualité officielle au moment de leur comportement criminel» (Virginia Morris et Michael P. Schwarf, The International Criminal Tribunal for Rwanda, Irvington-on-Hudson, New York, Transnational Publishers, Inc 1997, 1, p.246).

Ils ont conclu que «ce principe fondamental est la pierre angulaire de la responsabilité individuelle pour les crimes relevant du droit international qui, par leur nature même et leur ampleur, impliquent en général un certain degré de participation de hauts représentants de l'État» (Morris et Scharf, op. cit., 1, p.249).

L'applicabilité des règles du droit international aux tribunaux nationaux

Il s'ensuit nécessairement que la règle du droit international selon laquelle les chefs d'État et les hauts fonctionnaires gouvernementaux ne bénéficient pas de l'immunité de poursuites pénales s'applique aux tribunaux nationaux aussi bien qu'internationaux. En effet, les instruments internationaux établissent clairement ce point. Par exemple, la loi n°10 du Conseil de contrôle allié, promulguée par les alliés, qui a institué les tribunaux militaires nationaux aux fins de juger les accusés de l'Axe pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et crimes contre la paix, dispose dans son article4-a que «la qualité officielle d'une personne, que ce soit comme chef d'État ou comme chargé de responsabilités ministérielles, ne la libère pas de sa responsabilité pénale et ne lui vaut pas une réduction de peine». L'articleIV de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide s'applique aux poursuites que les États parties sont tenus d'engager conformément à l'article VI auprès des tribunaux nationaux aussi bien qu'internationaux. Le principe18 des Principes des Nations unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions dispose: «Les pouvoirs publics pourront soit traduire ces personnes [celles dont l'enquête a révélé qu'elles avaient participé à de telles exécutions] en justice, soit favoriser leur extradition vers d'autres pays désireux d'exercer leur juridiction […] quels que soient […] les auteurs…» L'article14 de la Déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées prévoit que «tous les États devraient prendre les mesures légales appropriées qui sont à leur disposition pour faire en sorte que tout auteur présumé d'un acte conduisant à une disparition forcée, qui relève de leur juridiction ou de leur contrôle, soit traduit en justice». [c'est nous qui soulignons]

La règle selon laquelle les cas d'immunité sont limités au regard du droit international pour les chefs d'État et les hauts fonctionnaires, en particulier lorsqu'ils sont accusés de crimes relevant du droit international, a été reconnue par les tribunaux nationaux–voir par exemple le tribunal de district de Jérusalem, Attorney-General of the Government of Israel v. Eichmann [Procureur général du gouvernement d'Israël c. Eichmann], 36 Int' L. Rep, 1961, 5, paragr.30; le procès des neuf officiers supérieurs qui ont dirigé l'Argentine entre 1976 et 1982, Cour d'appel fédérale d'Argentine, jugement du 9décembre 1985, et Cour suprême de justice d'Argentine, jugement du 30décembre 1986; le procès du général Luis García Meza, ancien président bolivien, et de ses collaborateurs sous des chefs d'inculpation multiples relatifs à de graves violations des droits de l'homme, Cour suprême de Bolivie, jugement du 21avril 1993; le procès Honecker, BverfG, ordre du 21février 1992, DtZ, 1992, 216. Voir aussi, dans l'affaire In re Estate of Ferdinand Marcos [Biens du président Marcos], 25 F.3d 1467, 9th Cir., 1994, l'affirmation que la loi sur l'immunité des souverains étrangers n'a pas empêché le tribunal des États-Unis d'exercer sa compétence sur les biens de l'ex-président des Philippines, Ferdinand Marcos, pour actes présumés de torture et morts injustifiées, au motif que ces faits n'étaient pas des actes officiels relevant de son autorité.

Ce qui justifie cette règle du droit international

La Commission du droit international des Nations unies a expliqué pourquoi cette règle selon laquelle les chefs d'État et les hauts représentants et fonctionnaires de l'État ne sont pas couverts par l'immunité lorsqu'ils commettent des crimes relevant du droit international fait partie intégrante du système juridique international:

«[…] les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité supposent souvent l'intervention de personnes occupant des postes d'autorité gouvernementale, qui sont à même d'élaborer des plans et des politiques impliquant des actes d'une gravité et d'une ampleur exceptionnelles. Ces crimes nécessitent le pouvoir d'employer ou d'autoriser l'emploi d'importants moyens de destruction et de mobiliser des agents pour les perpétrer. Un haut fonctionnaire qui organise, autorise ou ordonne de tels crimes ou en est l'instigateur ne fait pas que fournir les moyens et agents nécessaires pour commettre le crime, il abuse aussi de l'autorité et du pouvoir qui lui ont été confiés. On peut donc le considérer comme encore plus coupable que le subordonné qui commet effectivement l'acte criminel. Il serait paradoxal que les individus qui sont, à certains égards, les plus responsables des crimes visés par le Code puissent invoquer la souveraineté de l'État et se retrancher derrière l'immunité que leur confèrent leurs fonctions, d'autant plus qu'il s'agit de crimes odieux qui bouleversent la conscience de l'humanité, violent certaines des règles les plus fondamentales du droit international et menacent la paix et la sécurité internationales» (Rapport 1996 de la Commission du droit international, op.cit., p.57).

L'inapplicabilité des prescriptions et l'interdiction de l'asile

La règle du droit international qui prévoit qu'il n'existe pas d'immunité pour les chefs d'État ou les hauts fonctionnaires pour les crimes contre l'humanité est renforcée par l'exclusion de toute prescription et l'interdiction de l'asile pour les personnes responsables de tels crimes. Les crimes contre l'humanité ne sont pas concernés par les prescriptions, ce que reconnaît la Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution2391(XXII) de 1968, et la Convention européenne sur l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre, adoptée le 25janvier 1974 (E.T.S. n°82). Cette règle fondamentale du droit international a été réaffirmée dans l'article29 du Statut de la Cour pénale internationale. De plus, les auteurs de crimes contre l'humanité ne peuvent bénéficier du droit d'asile ni du statut de réfugié dans un autre pays (Rés.30/74 (XXVIII) de l'Assemblée générale, 1973, Convention relative au statut des réfugiés, article1-F, et Déclaration des Nations unies sur l'asile territorial, article1-2).

Conclusion

Pour les raisons exposées ci-dessus, tous les États ont une compétence universelle concernant la torture, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées, le génocide et les autres crimes contre l'humanité, et il est de leur devoir de traduire en justice les auteurs de tels actes devant leurs propres tribunaux, de les extrader vers un État disposé à le faire, ou de les livrer à une cour pénale internationale compétente pour juger ces crimes. Il est une règle fondamentale du droit international: un chef d'État ne bénéficie d'aucune immunité en matière de poursuites pénales pour des crimes contre l'humanité, ni devant les tribunaux nationaux, ni devant les juridictions internationales.

La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre The Case of General Pinochet: Universal Jurisdiction and the Absence of Immunity for Crimes Against Humanity. Seule la version anglaise fait foi.

La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL -ÉFAI- février 1999.

Vous pouvez également consulter le site ÉFAI sur internet: http://efai.i-france.com

Pour toute information complémentaire veuillez vous adresser à:

This is not a UNHCR publication. UNHCR is not responsible for, nor does it necessarily endorse, its content. Any views expressed are solely those of the author or publisher and do not necessarily reflect those of UNHCR, the United Nations or its Member States.