Le silence du gouvernement sur les droits humains dans sa réponse à l'enquête relative aux "enfants volés"

Le 16 décembre 1997, le gouvernement fédéral australien a annoncé sa réponse officielle aux recommandations formulées par la Human Rights and Equal Opportunities Commission (HREOC, Commission pour les droits humains et l'égalité des chances). Celle-ci avait publié en mai de la même année un rapport marquant intitulé Bringing Them Home: National Inquiry into the Separation of Aboriginal and Torres Strait Islander Children from Their Families[1] [Les ramener chez eux: enquête nationale sur la séparation des enfants aborigènes et des îles du détroit de Torrès de leurs familles]. Cette investigation de trois ans, dite enquête relative aux "enfants volés", a étudié la pratique qui a consisté à retirer, « de force, sous la contrainte ou par abus de pouvoir » (termes du mandat), des dizaines de milliers d'enfants indigènes à leurs familles, en vertu des politiques menées par les autorités australiennes jusqu'en 1970. Cette enquête a également examiné les conséquences de ces politiques qui se font encore sentir aujourd'hui, notamment les affaires judiciaires relatives aux mineurs, et a relaté les violences physiques et sexuelles dont les enfants arrachés à leur famille ont été victimes. Les conclusions de cette enquête suggèrent que les graves violations des droits de l'être humain subies par nombre de ces enfants figurent parmi les causes non résolues des préoccupations de longue date d'Amnesty International concernant les atteintes aux droits fondamentaux des Aborigènes en Australie[2]

Le présent document examine les principales questions relatives aux droits fondamentaux ayant fait l'objet de l'enquête de la HREOC, ainsi que la réponse du gouvernement fédéral. En outre, il formule une série de recommandations à l'intention des autorités fédérales ainsi que des gouvernements des États et des Territoires australiens.

Amnesty International se félicite de ce que le gouvernement australien, dans sa déclaration, ait reconnu qu'il était de son devoir de faire amende honorable et d'adopter certaines mesures pratiques pour remédier à la situation. Toutefois, l'absence de tout commentaire sur d'importantes questions relatives aux droits humains soulevées par l'enquête suscite des inquiétudes quant à la volonté du gouvernement de réellement combattre les violations graves des droits fondamentaux. En effet, tout en admettant qu'il faut « reconnaître les erreurs du passé », le gouvernement ne présente pas ces erreurs comme des atteintes aux droits de l'être humain.

Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par l'Australie en 1980, et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par l'Australie en 1989.« La perte, le chagrin et le traumatisme ressentis par les populations aborigènes par suite des législations, politiques et pratiques de séparation ne pourront jamais être convenablement indemnisés. L'amour et l'affection perdus par les enfants et les parents ne peuvent pas être indemnisés. Les violences psychologiques, physiques et sexuelles subies par les enfants, isolés parmi des adultes qui les considéraient comme des membres d'une "race méprisable", ne peuvent pas être convenablement indemnisées. Le traumatisme résultant de ces événements a eu des répercussions à vie, non seulement pour ceux qui ont survécu, mais aussi pour leurs enfants et pour les enfants de leurs enfants [...] Si tant est qu'une réparation et une indemnité puissent nous aider à effacer les cicatrices de la séparation, nous sommes en droit de recevoir une réparation et une indemnité à la fois justes et complètes pour les violations systématiques et flagrantes de nos droits humains fondamentaux.»

Link-Up (Nouvelle-Galles du Sud), organisation venant en aide aux victimes des politiques de séparation, citée dans le Rapport relatif aux "enfants volés", p. 278.

Les principales violations des droits humains signalées par l'enquête

Dans son rapport d'enquête, la Human Rights and Equal Opportunities Commission (HREOC, Commission pour les droits humains et l'égalité des chances) conclut que la politique consistant à retirer des enfants à leurs parents participe d'un génocide et que des éléments attestent de l'existence d'une discrimination raciale systématique, qui a persisté longtemps après que l'Australie eut signé des déclarations et des traités internationaux interdisant une telle discrimination. La HREOC attire à juste titre l'attention sur les normes internationales en matière de droits humains qui prévoient qu'il est du devoir des gouvernements d'enquêter sur les violations de ces droits, d'adopter des mesures appropriées contre leurs auteurs, de prévenir les violations futures et d'accorder réparation aux victimes. Toutefois, la réponse du gouvernement australien ne fournit aucun commentaire sur les questions relatives au génocide et à la discrimination raciale systématique, pas plus qu'elle n'aborde les éléments permettant de conclure que les autorités de l'époque ont souvent omis de donner suite aux plaintes pour violences physiques et sexuelles infligées à des "enfants volés" par les personnes qui en avaient la charge.

«L'horreur d'un régime qui a enlevé de jeunes enfants aborigènes, cherchant à les couper brusquement de tout contact avec leurs familles et leurs communautés, à leur instiller une aversion pour tout ce qui est aborigène et à les préparer durement à une vie d'ouvrier de dernier échelon dans une communauté blanche raciste, constitue toujours un héritage vivace pour de nombreux Aborigènes aujourd'hui, dont certains avec lesquels je me suis entretenu directement.»

J.H. Wootten, membre de la Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody
(RCIADC, Commission royale d'enquête sur les morts d'Aborigènes en détention),
in "Report of the Inquiry into the Death of Malcolm Charles Smith"
[Rapport d'enquête sur le décès de Malcolm Charles Smith], Sydney 1989, p. 15.

L'importance de ces questions jusqu'à aujourd'hui, vingt-huit ans après l'abolition des politiques de séparation, peut être illustrée par cette conclusion de l'enquête: la grande majorité des 300 000 Aborigènes qui vivent aujourd'hui en Australie descendent de familles qui ont connu les "vols d'enfants", parfois sur plusieurs générations. Nombre de ces enfants n'ont jamais revu leurs parents, et des milliers d'entre eux recherchent actuellement des membres de leur famille. Selon l'enquête, il existerait un lien entre l'expérience passée de séparations forcées et de violences et le taux toujours élevé d'incarcérations et de décès en détention de jeunes Aborigènes. Dans les deux plus grands États d'Australie (l'Australie-Occidentale et le Queensland), plus de la moitié des mineurs se trouvant actuellement en détention sont des Aborigènes, alors que ces derniers ne représentent que 5 p. cent de la population âgée de moins de dix-huit ans. À la connaissance d'Amnesty International, les effets de l'institutionnalisation et de la séparation des familles à travers les "vols d'enfants" se font maintenant sentir dans la plus jeune génération. D'après un rapport établi en juin 1997 par l'Australian Institute of Criminology (AIC, Institut australien de criminologie), près de la moitié des Aborigènes âgés de dix-huit à vingt-quatre ans ont été arrêtés au moins une fois par la police. L'expérience de la détention carcérale ou de la garde à vue par la police est devenue si répandue parmi les jeunes Aborigènes que, pour la plupart des adolescents de sexe masculin, elle fait pratiquement partie intégrante du passage à la vie d'adulte.

Certains témoins aborigènes, qui avaient assisté aux auditions de l'enquête relative aux "enfants volés", ont indiqué aux délégués d'Amnesty International en visite en Australie au mois de mars 1996 qu'ils craignaient que la législation sociale et judiciaire relative aux mineurs actuellement en vigueur ne perpétue, dans les faits, les pratiques passées d'enlèvements d'enfants. Selon une étude citée dans le rapport d'enquête, plus d'un tiers des Aborigènes enlevés à leurs parents durant leur enfance se sont vu retirer leurs propres enfants, qui ont été placés dans des centres ou des familles d'accueil, détenus par les autorité policières ou internés dans des centres de détention pour mineurs.

Les gouvernements de la Fédération et des États australiens savent depuis plus de vingt ans que les enfants aborigènes courent un risque beaucoup plus élevé que les autres mineurs australiens d'être arrêtés et détenus dans des cellules de police ou dans des institutions judiciaires destinées aux mineurs. Plusieurs études menées en Australie ont montré que cette situation provenait principalement des schémas de délinquance des mineurs aborigènes et de la législation des États en matière d'imposition de peines. Récemment, les médias ont exposé les cas de jeunes Aborigènes du Territoire du Nord, âgés de douze à quinze ans, qui encouraient des peines d'emprisonnement parce que leurs familles n'avaient pas payé les amendes qu'on leur avait imposées à maintes reprises pour des infractions mineures, par exemple pour n'avoir pas porté de casque à bicyclette. Dans une autre affaire, précédemment relatée par Amnesty International[3]3, qui s'est déroulée en Australie-Occidentale, un adolescent de quinze ans qui avait volé une glace évaluée à 1,90 dollar australien, s'est vu infliger par un magistrat une peine de 30 jours de détention "en observation". Il a été libéré par le Tribunal pour mineurs d'Australie-Occidentale, après avoir passé dix-huit jours dans une prison située à environ 600 kilomètres de sa ville d'origine. Le tribunal a jugé l'incarcération du jeune garçon "inappropriée", déplorant en outre le fait que celui-ci avait déjà été détenu à deux reprises durant une période de trente jours, en vertu d'une loi qui autorisait uniquement une détention de vingt-et-un jours à des fins d'évaluation psychologique.

Amnesty International considère que le Rapport relatif aux "enfants volés" constitue un nouvel élément venant confirmer l'inquiétude de longue date de l'Organisation au sujet de la discrimination systématique qui continue de s'appliquer à la population aborigène dans le système de justice pénale - relevant essentiellement des États et des Territoires australiens. Aucun chiffre plus récent n'est disponible, mais, sur une centaine d'Aborigènes morts en détention durant les années 1980, 43 avaient été victimes des politiques de séparation dans leur enfance. Depuis lors, le taux annuel d'Aborigènes morts en prison a enregistré une progression, bien que leurs décès aient été moins nombreux dans les cellules des postes de police. Ces décès en détention s'expliquent notamment par les déficiences systémiques persistantes en matière de conditions carcérales et plus particulièrement de soins – déficiences qui dans certains cas ont pu s'apparenter à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Certaines autorités responsables ont également rechigné à appliquer les mesures de prévention recommandées par les coroners (officiers de justice chargés de mener une enquête en cas de mort violente, subite ou suspecte), par les policiers et les membres de l'administration pénitentiaire, par les groupes de défense des droits fondamentaux et par la Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody (RCIADC, Commission royale d'enquête sur les morts d'Aborigènes en détention), qui a opéré entre 1987 et 1991.

Le lien entre le retrait d'un enfant à ses parents et la probabilité d'une incarcération future se traduit, par exemple, par une nouvelle initiative du New South Wales Department of Corrective Services (Services de rééducation de la Nouvelle-Galles du Sud), qui vient en aide aux prisonniers aborigènes pour rechercher les familles dont ils ont été séparés durant leur enfance. Ce lien reflète également une opinion exprimée en 1989 par la RCIADC, selon laquelle des mesures destinées à pallier les conséquences des politiques de séparation « pourraient contribuer à réduire la surreprésentation patente des Aborigènes dans les institutions pour mineurs et dans les prisons, ainsi que les décès en détention qui en résultent[4] ».

Retiré à sa famille durant son enfance - mort en détention: un cas nullement isolé

Kim Nixon était âgé d'environ sept ans lorsqu'il a été enlevé à sa mère avec deux autres enfants, après leur arrivée en 1964 dans une mission religieuse régie par la Native Welfare Act (Loi sociale relative aux indigènes) de 1954 de l'État d'Australie-Occidentale. Cette loi conférait au gouvernement des droits de tutelle sur tous les enfants aborigènes de l'État.

À l'âge de trente-sept ans, Kim Nixon est mort d'une grave maladie de cœur dans une cellule du poste de police de Perth-Est, après avoir été arrêté pour une infraction mineure. Condamné à une amende par le tribunal, il n'avait pas été immédiatement remis en liberté par la police. L'enquête du coroner a établi que Kim Nixon était détenu de façon illicite au moment de son décès, et a déploré le fait que la police n'ait pas pris les mesures nécessaires compte tenu des informations dont elle disposait au sujet de son mauvais état de santé.

Pour de plus amples informations, voir le document intitulé Australia: Deaths in custody: how many more? (index AI: ASA 12/01/97, juin 1997) .

Une discrimination raciale systématique

En instaurant une discrimination à l'encontre des Aborigènes pour des motifs raciaux, les politiques de retrait des enfants à leur famille constituaient une violation des dispositions de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ainsi que des normes internationales en matière de droits fondamentaux adoptées par la suite, qui interdisent une telle discrimination. Un grand nombre des lois[5] examinées par la Commission pour les droits humains et l'égalité des chances autorisaient la police, les responsables des services sociaux, les Églises et d'autres institutions à retirer des nouveaux-nés, des enfants en bas âge et des adolescents à leurs familles, en raison de leur identité aborigène. Certains enfants étaient ensuite détenus brièvement par la police, tandis que la plupart étaient placés dans des institutions telles que des orphelinats. Plus tard, un grand nombre d'entre deux étaient envoyés au travail par des représentants du gouvernement qui géraient leurs salaires, surveillaient leurs déplacements et contrôlaient leurs conditions de vie. « Le fait que les auteurs des politiques régissant le contrôle [exercé par le gouvernement] sur la vie des Aborigènes [...] aient souvent justifié celles-ci en invoquant des raisons humanitaires ou paternalistes ne rendait pas pour autant la réalité du contrôle moins cruelle », a rapporté la RCIADC[6]

Si le fondement légal de ces politiques différait selon la juridiction des différents États et Territoires, et variait avec le temps, il n'en reste pas moins que le retrait des enfants à leurs parents était essentiellement motivé par la couleur de leur peau ou par l'incapacité de leurs familles à atteindre un niveau de vie non aborigène. Les méthodes employées pour séparer les enfants de leur famille comprenaient le recours à la force ou à la contrainte, et les parents qui opposaient une résistance pouvaient être légalement punis. Quant aux enfants ainsi enlevés à leurs familles, ils encouraient des sanctions s'ils parlaient la langue de leurs parents ou s'ils s'enfuyaient pour retourner chez eux. Il semble que certains policiers se soient indignés de la cruauté et de l'inhumanité inhérentes à leur obligation de retirer des enfants à leur mère. D'autres ont officiellement mis en cause les motifs de cette séparation.

Lorsqu'une procédure judiciaire s'avérait nécessaire pour retirer un enfant à sa famille, elle permettait rarement un procès équitable pour les Aborigènes. Selon le rapport de la HREOC, « les tribunaux s'abstenaient presque invariablement de faire en sorte que les familles soient informées de leur droit à assister à l'audience et de la date du procès, qu'elles comprennent la nature de la procédure et qu'elles puissent bénéficier d'une aide juridictionnelle » (p. 266). En raison de leurs conditions de vie et de leurs différences culturelles, les Aborigènes étaient souvent dans l'incapacité de satisfaire aux valeurs et aux normes imposées par la législation sociale relative aux mineurs et appliquées dans les décisions judiciaires.

La pratique consistant à retirer des enfants à leurs parents participait-elle d'un "génocide"?

Selon Amnesty International, il importe de noter qu'aucune des lois et politiques en cause n'autorisait les homicides commis sur des enfants. La plupart de ces politiques visaient à intégrer ou à assimiler les enfants métis dans la société dominante, afin d'éliminer leur identité sociale et culturelle. Cet objectif se fondait initialement sur l'hypothèse selon laquelle la race aborigène était vouée à disparaître.

Si le retrait des enfants à leur famille était généralement justifié comme étant « dans le meilleur intérêt de l'enfant », le rapport de la HREOC conclut cependant « avec certitude compte tenu des éléments d'information disponibles » qu'il avait essentiellement pour objectif « d'éliminer les cultures indigènes en tant qu'entités distinctes » (p. 273) et qu'il était en conséquence constitutif de "génocide" - selon la définition de l'article 2 de la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide). Cette définition du génocide comprend le transfert forcé d'enfants d'un groupe racial à un autre, pour autant qu'il soit motivé par l'intention de détruire le groupe en tant que tel. Or, selon la HREOC, l'un des principaux objectifs communs des politiques de séparation visait l'élimination d'une culture distincte définissant un groupe racial, « de sorte que ses valeurs culturelles et son identité ethnique spécifiques disparaissent [...] Le retrait d'enfants à leurs familles dans cet objectif participe du génocide, car il vise à détruire "l'unité culturelle" que la Convention entend préserver » (p. 273).

En outre, la HREOC a indiqué que ces politiques et ces pratiques s'étaient poursuivies pendant vingt ans après la ratification par l'Australie, en 1949, de la Convention sur le génocide, alors qu'en vertu de cet instrument elle s'était engagée à prévenir et à réprimer le génocide en tant que crime de droit international. Comme tous les autres traités internationaux en matière de droits humains que l'Australie a ratifiés, la Convention sur le génocide n'a jamais été intégrée dans la législation nationale australienne, bien que le Parlement ait adopté en 1949 un texte de loi approuvant la ratification de cette Convention. Le rapport d'enquête recommande par conséquent que le gouvernement « mette en œuvre la Convention sur le génocide de sorte qu'elle prenne pleinement effet sur le plan national ». Toutefois, cette recommandation est passée sous silence dans la réponse du gouvernement. La seule référence à la question du génocide figure en annexe, dans un tableau d'une page récapitulant les recommandations de la HREOC et les réponses du gouvernement.

L'article 2 de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, ratifiée en 1949 par l'Australie, déinit le génocide comme:

«... l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:

(a)        meurtre de membres du groupe;

(b)            atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

(c)            soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; [...]

(e)            transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »

Dans cette référence, le gouvernement « note que dans l'affaire Kruger, la Haute Cour [australienne] a rejeté les affirmations selon lesquelles la législation du Territoire du Nord autorisait le génocide », mais ne fournit aucun autre commentaire ni explication. Dans l'affaire en question, Alec Kruger et d'autres Aborigènes – qui avaient été retirés à leurs familles durant leur enfance en vertu de la Northern Territory Aboriginals Ordinance (Ordonnance sur les Aborigènes du Territoire du Nord) de 1918 – avaient réclamé une indemnité financière au gouvernement, en invoquant notamment le motif que cette ordonnance était contraire à la Constitution parce qu'elle autorisait le génocide.

Cette courte référence du gouvernement fédéral à l'affaire Kruger semble impliquer qu'en raison du jugement rendu par la Haute Cour il n'est pas nécessaire d'examiner la question de savoir si les politiques de retrait des enfants à leurs parents participaient du génocide. Cependant, cette conclusion négligerait plusieurs faits importants. En effet, la Haute Cour a elle-même indiqué que les questions qu'elle avait dû trancher dans l'affaire Kruger concernaient la constitutionnalité de la législation du Territoire du Nord, et non le problème de savoir si le retrait d'enfants à leurs familles en vertu de cette loi participait du génocide. Amnesty International considère que la conclusion de la Haute Cour selon laquelle la politique du Territoire du Nord était licite à l'époque de son application et n'autorisait pas le crime de génocide ne résout pas la question soulevée par le rapport d'enquête sur les "enfants volés", c'est-à-dire « si la pratique australienne consistant à transférer de force des enfants indigènes dans des institutions non indigènes » (p. 271) constituait une forme de génocide. En outre, la Haute Cour n'a examiné qu'un texte de loi, parmi plus de cent législations et politiques différentes qui ont permis à diverses époques dans les juridictions australiennes d'arracher des enfants aborigènes à leurs familles. Toutefois, la déclaration du gouvernement ne mentionne à aucun moment ces autres politiques.

Amnesty International estime qu'à la lumière des conclusions générales de l'enquête les arguments avancés sur la question du génocide par la HREOC méritent un examen sérieux. Il appartient au gouvernement fédéral d'apporter une réponse adéquate à cette question, après avoir consulté des experts compétents et indépendants. Si le gouvernement rejette les conclusions de la Commission concernant le génocide, il se doit de fournir une explication sur sa position qui réponde aux questions complexes en cause.

Selon Amnesty International, il n'est pas nécessaire d'apporter une réponse à la question de savoir si la politique ou la pratique consistant à retirer un enfant indigène à ses parents constitue une forme de génocide, pour reconnaître que de tels agissements représentent de graves violations des droits humains fondamentaux qui n'ont pas été résolues jusqu'ici. De l'avis de l'Organisation, les faits montrent clairement que, durant les dernières décennies d'application de cette politique, les autorités australiennes enfreignaient les normes contemporaines relatives aux droits fondamentaux de la personne - universellement reconnues en 1948 et approuvées par l'Australie – et que certains représentants de l'État en avaient conscience. Une fois de plus, la réponse du gouvernement australien ne fournit aucun commentaire à ce sujet et ne reconnaît pas ces faits.

La réponse du gouvernement australien à l'enquête sur les "enfants volés"

Amnesty International se félicite de ce que le gouvernement australien ait reconnu sans réserve « qu'il était de son devoir de s'attaquer aux conséquences » des politiques de séparation des enfants et de ce qu'il ait fait part de son intention de « reconnaître les erreurs du passé et [de] traiter les problèmes actuels qui résultent de ces erreurs ». En fournissant une assistance pratique en faveur du regroupement familial, de la conservation des archives pour faciliter la recherche des parents "perdus", de l'amélioration de la santé et des conditions sociales des Aborigènes, le gouvernement accorde la priorité à certaines des recommandations les plus urgentes et les plus importantes du Rapport sur les "enfants volés". Au total, 63 millions de dollars australiens [environ 253 millions de francs français] ont été affectés à la mise en oeuvre de ces mesures sur une période de quatre ans.

Certaines recommandations formulées par la HREOC ont déjà été appliquées par les autorités fédérales ou par celles des États, ou sont en passe de l'être. Ainsi, les Parlements des États et des Territoires australiens, de même que les Églises et d'autres organes qui intervenaient dans l'administration des politiques de séparation, ont officiellement reconnu leur rôle et ont adressé publiquement des excuses aux victimes et à leurs familles. Si le Premier ministre a personnellement déploré les effets de ces politiques, le gouvernement a cependant refusé de présenter des excuses officielles, au motif qu'il serait inapproprié de s'excuser au nom des nombreux nouveaux citoyens qui ne vivaient pas encore en Australie à l'époque où les enfants indigènes étaient enlevés à leurs familles.

Selon certaines sources, le Premier ministre craignait également que de telles excuses ne suscitent des demandes d'indemnité financière, bien que son principal conseiller juridique ait démontré devant le Parlement que le gouvernement pouvait présenter des excuses qui ne donnent pas lieu à des indemnités. Avant même que l'enquête sur les "enfants volés" ne prenne fin, le gouvernement avait écarté toute possibilité d'indemnité financière pour les victimes de violations des droits fondamentaux résultant de la mise en oeuvre des politiques de séparation; en effet, il estimait « qu'il n'existait aucun moyen pratique ni approprié d'appliquer cette recommandation » du rapport de la HREOC.

En annonçant ses intentions, le gouvernement a souligné qu'il faciliterait certaines initiatives relevant essentiellement de la responsabilité des gouvernements des États et des Territoires. Cependant, il a rejeté la recommandation détaillée du rapport d'enquête selon laquelle il conviendrait d'élaborer des normes obligatoires à l'échelle du pays pour le traitement, les soins et la détention des enfants, notamment de ceux qui sont incarcérés dans les prisons ou dans les cellules des postes de police. Ces recommandations appuient en partie celles formulées en septembre 1997 dans une étude détaillée sur les droits légaux de l'enfant, conduite conjointement par la Commission australienne de réforme législative et la HREOC, ainsi que les avis exprimés par le Comité des droits de l'enfant des Nations unies à l'issue de l'examen du premier rapport établi par l'Australie dans le cadre de la Convention relative aux droits de l'enfant, en octobre 1997. Ces recommandations appellent toutes une approche nationale des droits de l'enfant, approche qui varie considérablement à l'heure actuelle selon la juridiction des différents États.

La réponse du gouvernement fédéral au Rapport relatif aux "enfants volés" souligne également que la majorité des 54 recommandations de la HREOC s'adresse aux États et aux Territoires, aux Églises et autres organisations non gouvernementales qui ont participé à la mise en oeuvre des politiques de séparation. En annonçant les initiatives du gouvernement, le sénateur John Herron s'est déclaré confiant dans le fait que les autorités des États et des Territoires australiens aborderaient les recommandations du rapport d'enquête « avec bonne volonté et détermination afin de garantir des résultats positifs pour les populations indigènes ».

Le silence du gouvernement sur les questions relatives aux droits humains

Les premières critiques publiques formulées en Australie au sujet de la réponse du gouvernement concernaient essentiellement son refus de présenter des excuses officielles et d'accorder une indemnité financière aux victimes. Amnesty International, pour sa part, déplore surtout que le gouvernement ne fasse aucun commentaire et ne fournisse aucune explication adéquate concernant sa position sur les importantes questions relatives aux droits de l'être humain soulevées par l'enquête. En effet, la déclaration du gouvernement, qui n'emploie à aucun moment les terme "droits de l'être humain", refuse fondamentalement de considérer les « erreurs du passé » comme des violations de ces droits; en outre, elle est loin de satisfaire aux principes internationaux fondamentaux qui régissent le droit des victimes à se voir accorder réparation[7]

Le droit des victimes à obtenir réparation, notamment sous la forme d'une indemnité financière, n'est pas reconnu par le gouvernement australien. Dans sa réponse en 12 pages, celui-ci ne discute aucune des conclusions de l'enquête à la lumière des engagements internationaux de l'Australie en matière de droits fondamentaux, qui sont exposés dans le rapport de 689 pages de la HREOC.

Ainsi, la seule référence faite à la conclusion de la Commission concernant le génocide figure en annexe, dans un tableau d'une page récapitulant les recommandations de la Commission et les réponses du gouvernement (voir pp. 6-7). Non seulement la réponse du gouvernement n'aborde pas la question du génocide, mais elle ne fournit aucun commentaire sur le fait que les politiques de séparation des enfants indigènes ait impliqué une discrimination raciale systématique, qui s'est poursuivie même après que l'Australie eut officiellement accepté son obligation de mettre fin à une telle discrimination en vertu des traités internationaux. Par ailleurs, elle ne contient aucun commentaire sur l'obligation du gouvernement d'enquêter sur les allégations de violences physiques et sexuelles subies par des enfants placés sous la tutelle des gouvernements des États, pas plus qu'elle n'aborde les nombreux éléments permettant de conclure que les autorités ont fréquemment omis d'ouvrir des investigations sur les plaintes concernant ces mauvais traitements. Selon les normes universellement reconnues en matière de droits humains[8]8, non seulement il convient d'enquêter sur de tels agissements, mais il incombe aux gouvernements de traduire les responsables en justice et d'accorder aux victimes une réparation appropriée.

La nécessité d'une approche nationale en matière de réparations et de voies de recours

Selon le système fédéral australien, il appartient aux gouvernements des huit États et Territoires de s'acquitter de certaines des obligations susmentionnées. Amnesty International estime que la réponse des autorités fédérales à l'enquête relative aux "enfants volés" restera incomplète tant que la majorité des gouvernements des États et Territoires n'auront pas annoncé par quelles initiatives ils comptent répondre à cette enquête. L'Organisation exhorte donc tous les gouvernements des États et des Territoires australiens à examiner sérieusement les recommandations de la HREOC et à proposer des réponses adéquates en complément des initiatives fédérales. Il importe que les autorités fédérales comme celles des provinces acceptent leur responsabilité partagée de combattre les violations des droits humains, sans s'arrêter au fait que les engagements de l'Australie relevant des traités internationaux ont été pris par le gouvernement fédéral.

Recommandations

Amnesty International considère que la réponse du gouvernement australien à l'enquête relative aux "enfants volés" restera incomplète tant qu'elle ne répondra pas complètement aux questions suivantes, à savoir:

–          si la pratique consistant à retirer des enfants à leurs parents participait d'un génocide,

–          quelles sont les réparations auxquelles peuvent prétendre les victimes et leurs familles pour la discrimination raciale, l'exploitation ainsi que les violences physiques et sexuelles qu'elles ont subies, et

–          quelles mesures ont été prises en vue de pallier les effets de la séparation des enfants aborigènes de leurs familles, dans le cadre du système de justice pénale et des services sociaux actuels.

En conséquence, Amnesty International invite le gouvernement australien à fournir une réponse détaillée, par écrit, qui reflète la gravité de ces questions, et à s'expliquer de manière appropriée sur ses motifs, en particulier s'il refuse une recommandation figurant dans le rapport d'enquête de la HREOC.

Amnesty International exhorte le gouvernement australien à adopter des mesures concrètes pour appliquer les recommandations formulées en octobre 1997 par le Comité des droits de l'enfant – à savoir « créer un organe fédéral qui aurait pour tâche d'élaborer des programmes et des politiques pour mettre en oeuvre la Convention relative aux droits de l'enfant et d'en surveiller l'application » – et celles, à la fois similaires et plus détaillées, exposées en septembre 1997 dans le rapport de l'Australian Law Reform Commission (Commission australienne de réforme législative) relatif aux enfants et à la procédure légale.

Le gouvernement australien est invité à faire mention des aspects pertinents de l'enquête et de sa réponse à celle-ci dans ses rapports périodiques établis à l'intention du Comité des droits de l'homme des Nations unies en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (attendus depuis novembre 1991), d'une part, et du Comité des Nations unies contre la torture en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (attendus depuis septembre 1994), d'autre part.

Amnesty International prie instamment le gouvernement australien de réexaminer son refus de présenter des excuses officielles. Cette initiative constituerait une étape symbolique importante vers la réconciliation nationale et permettrait d'affranchir le gouvernement actuel des doutes qui pèsent sur lui quant à sa volonté de reconnaître sa responsabilité dans les violations des droits de l'être humain commises sous les précédents gouvernements.

Les organisations aborigènes bénéficiant d'une représentation régionale devraient se voir confier un rôle officiel dans la surveillance des mesures gouvernementales adoptées pour répondre aux recommandations du rapport d'enquête. Cette mesure permettrait d'éviter que seuls les ministres des gouvernements fédéral et provinciaux soient invités à contrôler l'adéquation des mesures prises par ces gouvernements.

Amnesty International considère qu'en appliquant ces recommandations le gouvernement pourrait démontrer qu'il est prêt à saisir la possibilité qui lui est offerte par l'enquête relative aux "enfants volés" de fournir une réponse à la fois juste et complète, à l'échelle nationale, aux nombreux problèmes encore non résolus qui résultent du retrait des enfants aborigènes à leurs familles.

La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Australia: Silence on Human Rights: Government responds to "Stolen Children" inquiry. Seule la version anglaise fait foi.

La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - mars 1998.



[1] Ce rapport, généralement connu sous le nom de Rapport relatif aux "enfants volés", ainsi que des documents d'information, peuvent être obtenus auprès de la Human Rights and Equal Opportunities Commission (HREOC, Commission pour les droits humains et l'égalité des chances), GPO Box 5218, Sydney 2001, ou sur le site Internet de cette commission, à l'adresse http://www.hreoc.gov.au.

[2] Voir, par exemple, les documents d'Amnesty International intitulés Australie. Un système de justice pénale défavorable aux aborigènes (index AI: ASA 12/01/93, février 1993) et Australia: Deaths in custody: how many more? (index AI: ASA 12/01/97, juin 1997) .

[3] "Mort d'Aborigènes en prison: un chiffre jamais atteint", Bulletin mensuel d'Amnesty International, février 1996, vol. 26, n° 2.

[4] J.H. Wootten, membre de la Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody (RCIADC, Commission royale d'enquête sur les morts d'Aborigènes en détention), "Report of the Inquiry into the Death of Malcolm Charles Smith" (Rapport d'enquête sur le décès de Malcolm Charles Smith), Sydney 1989, p. 56.

[5] Sur près de 150 lois et politiques relatives au retrait des enfants à leur famille qui ont été appliquées dans la juridiction des différents États pendant plus de cent ans, environ 50 concernaient spécifiquement les populations indigènes. Un grand nombre d'entre elles étaient explicitement discriminatoires à l'encontre des Aborigènes pour des motifs raciaux.

[6] Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody (RCIADC, Commission royale d'enquête sur les morts d'Aborigènes en détention), "National Report" (Rapport national), Sydney 1991, vol. 2, p. 502.

[7] Un projet d'ensemble de principes à ce sujet, connu sous le nom de "principes van Boven", a été élaboré depuis 1989 et approuvé par la Sous-commission des Nations Unies de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités. Ces principes seront discutés lors de la 54e session de la Commission des droits de l'homme des Nations unies, qui se tiendra en 1998.

[8] Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par l'Australie en 1980, et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par l'Australie en 1989.

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