Yogo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)

  • Author: Federal Court of Canada, Trial Division
  • Document source:
  • Date:
    26 April 2001

ENTRE :

GBENGE YOGO

demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HANSEN

Introduction

[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR) le 27 juillet 1999. Le demandeur, Gbenge Yogo, qui est citoyen de la République démocratique du Congo (RDC) a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention parce qu'il craignait avec raison d'être persécuté en RDC en raison de son appartenance à un groupe social, à savoir les officiers de police judiciaire à la Garde civile et en raison de son lien avec le fils du défunt dictateur Mobutu, à savoir Kongulu Mobutu, sous le régime de Mobutu et le Mouvement populaire de la révolution.


[2] La CISR a conclu que le demandeur est exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, en raison de l'alinéa Fa) de l'Article 1 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés pour le motif qu'il y avait des raisons sérieuses de croire qu'il avait commis un crime contre l'humanité. Le ministre défendeur a participé à l'audience et a présenté des observations écrites concernant l'exclusion du demandeur. La CISR n'a pas évalué la crainte du demandeur d'être persécuté.

[3] La question dont la CISR a été saisie était de savoir si le demandeur a été complice de crimes contre l'humanité perpétrés par l'appareil de sécurité du président Mobutu. La CISR a examiné en particulier le rôle joué par le demandeur en tant que membre de la Garde civile et sa fonction au sein de l'appareil de sécurité du président ainsi que son association avec Kongulu Mobutu.

Les faits

[4] Comme la question principale du présent contrôle judiciaire tourne autour de la caractérisation par la CISR de la nature de l'organisation à laquelle le demandeur était associé, seul un bref récit des faits s'impose.


[5] En 1990, après deux années d'étude à l'Institut du Parquet à Kinshasa, le demandeur a été nommé officier de police judiciaire au Parquet de la Grande Instance de Kinshasa. En mai 1993, il a été transféré à la Garde civile au sein de laquelle, à la fin de la formation militaire, il a occupé le poste de chef de bureau chargé de l'administration.

[6] Le demandeur a déposé sous serment que les fonctions afférentes aux deux postes étaient de nature administrative. Au Parquet de la Grande Instance, il constatait les infractions, recevait les dénonciations, les plaintes et les rapports relatifs à ces infractions, faisait des recherches, interrogeait les auteurs présumés des infractions et envoyait ses rapports aux autorités compétentes au Parquet de la Grande Instance. Au poste de chef de bureau, il a également supervisé les activités de huit officiers de police judiciaire et relevait du général Baramoto, chef de la Garde civile.


[7] En mai 1994, il a été affecté au service de Kongulu Mobutu, le fils du président Mobutu et capitaine de la Division spéciale présidentielle (DSP). Le demandeur a déposé sous serment que, en plus d'être « conseiller social » de la compagnie de Kongulu Mobutu, Yoshad, il interrogeait également les personnes qui désiraient porter leurs requêtes et leurs plaintes à l'attention de son supérieur. Il a déposé sous serment qu'il a entretenu une bonne relation de travail avec Kongulu Mobutu pendant la première année, relation qui s'est toutefois détériorée lorsque Kongulu Mobutu a voulu qu'il couvre ses « bêtises en marge de la loi, [des comportements] immoraux, inhumains » . Il a fait part de ce conflit à un supérieur du ministère de la Justice et a demandé d'être affecté ailleurs. Lorsque Kongulu Mobutu a pris connaissance des plaintes du demandeur, il l'a fait arrêter et menacer de mort s'il ne changeait pas d'attitude. En vue d'amener le demandeur à changer d'idée, Kongulu Mobutu l'a obligé à participer à « certains rites fétichistes » pour raffermir son « faible caractère » .

[8] Au milieu de l'année 1995, croyant que sa vie était en danger et désireux de quitter l'armée sans être accusé de désertion, le demandeur a commencé à s'absenter de son travail sous prétexte d'être malade. En 1996, il a pu obtenir un certificat médical selon lequel il était inapte au travail pour cause de maladie. En novembre 1996, il a été arrêté par la DSP, accusé de trahison et soumis à la torture. Il a été détenu jusqu'en février 1997, moment où il a pu s'évader, et il a quitté la RDC trois jours plus tard.

[9] Comme rien ne prouvait que le demandeur avait participé directement à la perpétration de crimes contre l'humanité, la CISR a examiné les facteurs qu'elle a relevés, compte tenu de la jurisprudence de la Cour fédérale, comme se rapportant à l'établissement de la complicité : à savoir les méthodes de recrutement, la nature de l'organisation, le grade du demandeur, sa connaissance des atrocités commises, la possibilité de se dissocier de l'organisation, et la durée de son association avec le groupe persécuteur.


[10] La CISR a conclu que c'était volontairement que le demandeur s'était joint à la Garde civile et avait travaillé plus tard pour Kongulu Mobutu. Avant de se joindre à la Garde civile, le demandeur savait que celle-ci était responsable d'atteintes aux droits de la personne. La Garde civile était « un des services de sécurité de Mobutu, réputé pour la répression des opposants politiques et des abus des droits humains... » . De plus, « [t]ous les services de sécurité de Mobutu ont été responsables de sérieuses violations des droits de la personne. La Garde civile commettait des crimes flagrants contre l'humanité de façon systématique et généralisée. » Le demandeur était au courant des atrocités commises par le service de sécurité du président au cours de la période allant de 1993 à 1997. Tout en étant au fait des crimes contre l'humanité perpétrés par la Garde civile et Kongulu Mobutu, le demandeur a continué d'être associé à la Garde civile et à Kongulu Mobutu pendant quatre ans et n'a pas exercé le choix qu'il avait de quitter l'organisation. Le demandeur a facilité et encouragé la perpétration de crimes contre l'humanité par la Garde civile et y a sans doute participé.

[11] La CISR a conclu « ... que le revendicateur, M. Yogo Gbenge, a participé de façon personnelle et consciente aux objectifs de l'organisation (le service de sécurité du dictateur Mobutu). Le tribunal est d'avis que le revendicateur appartenait à une organisation qui visait principlement des fins limitées et brutales. Il est présumé complice des atrocités commises par cette organisation, et il n'a pas réfuté cette présomption puisque son témoignage à cet égard n'est pas crédible. »

Analyse


[12] Le demandeur soutient que la décision était fondée sur la suspicion et la conjecture, l'exagération des faits ainsi que des conclusions de fait erronées qui n'étaient pas étayées par la preuve. Très précisément, le demandeur conteste les conclusions de la CISR portant que c'est volontairement qu'il s'est joint à la Garde civile et a travaillé pour Kongulu Mobutu; qu'il a travaillé pour une organisation visant des fins limitées et brutales et qu'il a travaillé pour la Garde civile pendant quatre ans. De plus, le demandeur allègue que la CISR n'a pas appliqué correctement le critère de complicité et n'a pas spécifié les crimes contre l'humanité dont il serait complice.

[13] L'avocat du défendeur a admis que la CISR s'est effectivement trompée dans certaines conclusions de fait, mais il a soutenu que ces erreurs n'étaient pas pertinentes quant à la conclusion finale de la CISR et ne devraient donc pas entraîner l'annulation de la décision.

[14] Dans l'arrêt Penate c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79, à la page 83, le juge Reed fournit le résumé utile suivant des principes se rapportant à la question de la complicité énoncés par la Cour d'appel fédérale dans les arrêts Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.) :

1. La norme de la preuve que le ministre doit faire pour démontrer que la Convention ne s'applique pas à un particulier est une norme moindre que la prépondérance des probabilités...

2. Le complice d'une infraction est tout aussi responsable de l'infraction que l'auteur de celle-ci...

3. Le complice d'une infraction internationale doit y avoir participé personnellement et sciemment. La complicité dans la perpétration d'une infraction repose sur une intention commune.


Dans les décisions Ramirez, Moreno et Sivakumar, il est question du degré ou du type de participation qui constitue la complicité. Il ressort de ces décisions que la simple adhésion à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales n'implique pas normalement la complicité. Par contre, lorsque l'organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d'une police secrète, ses membres peuvent être considérés comme y participant personnellement et sciemment. Il découle également de cette jurisprudence que la simple présence d'une personne sur les lieux d'une infraction en tant que spectatrice par exemple, sans lien avec le groupe persécuteur, ne fait pas d'elle une complice. Mais sa présence, alliée à d'autres facteurs, peut impliquer sa participation personnelle et consciente.

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.


[15] Il s'ensuit de ces principes que, lorsque rien ne prouve la participation directe à la perpétration de crimes contre l'humanité, la caractérisation de la nature de l'organisation est un facteur crucial pour conclure à la complicité d'une personne. Lorsqu'une organisation est caractérisée comme visant principalement des fins limitées et brutales, il existe une présomption qui peut entraîner la conclusion que la personne est complice, en l'absence de tout autre élément de preuve que son adhésion à l'organisation. Le fait que l'organisation existe à une seule fin laisse supposer que, comme le dit le juge McKeown dans la décision Saridag c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1516, au paragraphe 10 « ... ses membres s'y sont joints et ont continué d'y adhérer intentionnellement et volontairement, dans l'intention commune d'apporter leurs efforts personnels à la cause poursuivie par le groupe. Cette hypothèse donne naissance à une présomption de complicité de la part de tout demandeur du statut de réfugié déclaré être un membre d'un tel groupe... » . On présume qu'il y a un but commun partagé à moins que le demandeur puisse réfuter la présomption.

[16] En ce qui concerne la conclusion de la CISR selon laquelle le service de sécurité présidentiel constituait une organisation visant principalement des fins limitées et brutales, le demandeur allègue qu'aucun élément de preuve ne vient étayer cette caractérisation.

[17] Le défendeur soutient que, bien que le fait de travailler à la sécurité d'un président constitue une activité légitime, on peut déduire de la nature de la dictature de Mobutu que son service de sécurité existait à des fins limitées et brutales.

[18] Bien que la preuve documentaire établisse clairement que le service de sécurité présidentiel et la Garde civile, dans le rôle qu'elle jouait au sein de la structure du service de sécurité, ont participé à la perpétration de crimes contre l'humanité, le Tribunal n'a pas fait ressortir les éléments de preuve sur lesquels il s'est fondé pour caractériser l'organisation comme visant principalement des fins limitées et brutales.


[19] Dans des affaires comme en l'espèce, lorsque rien ne prouve que le demandeur a participé directement à la perpétration de crimes contre l'humanité, il est important de reconnaître la distinction entre une organisation dans laquelle la perpétration de tels crimes fait partie, de façon continue et régulière, de son fonctionnement et une organisation poursuivant une fin unique et brutale. Les éléments de preuve sur lesquels on s'appuie pour faire une telle caractérisation devraient être clairement identifiés dans les motifs. Dans l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Hajialikhani, [1999] 1 C.F. 181, le juge Reed dit, à la page 197 :

... Étant donné la notoriété et l'objet singulier du groupe en question, il n'est pas nécessaire de pouvoir attribuer à l'individu qui s'est rendu complice de ce genre d'action des actes précis. Dans ce contexte, il importe d'examiner attentivement les étiquettes. En effet, l'étiquette fait parfois obstacle à l'analyse. Si l'on entend dire que l'appartenance ou l'association étroite à un groupe porte automatiquement à conclure à la complicité de crimes contre l'humanité commis par les membres de ce groupe, il faut que la qualification de l'organisation en question se fonde sur des preuves indubitables. En outre, s'agissant d'un organisme qui évolue avec le temps, il y a lieu de se pencher sur les actions qui peuvent lui être attribuées aux époques où l'individu concerné collaborait avec elle.

[20] À mon avis, la preuve documentaire présentée en l'espèce ne vient pas étayer la caractérisation par la CISR de la nature de l'organisation, et sa conclusion constitue par conséquent une erreur susceptible de révision.

[21] Comme il a été mentionné précédemment, la CISR a, pour arriver à sa décision, examiné les méthodes de recrutement, le grade du demandeur, sa connaissance des atrocités commises, la possibilité de se dissocier de l'organisation et la durée de son association avec le groupe persécuteur. Bien qu'il s'agisse là de facteurs pertinents qui doivent être pris en considération pour conclure à la complicité d'une personne, il faut en tenir compte dans le contexte de la nature de l'organisation en question.


[22] Après un examen attentif des motifs exposés par la CISR, il n'est pas clair que la complicité du demandeur était fondée sur le jeu de la présomption et le fait qu'il n'ait pas réfuté la présomption parce que son témoignage n'a pas été cru ou que sa participation personnelle et consciente se déduisait de l'analyse, effectuée par la CISR, des facteurs énumérés au paragraphe précédent.

[23] L'avocat du défendeur a admis que la CISR a commis une erreur dans sa conclusion selon laquelle c'est volontairement que le demandeur s'est joint à la Garde civile et qu'il a continué d'y être associé durant quatre ans. Dans ces circonstances, et en l'absence de conclusion selon laquelle le demandeur participait à une organisation visant une seule fin, il serait purement hypothétique pour la Cour de conclure que la CISR serait arrivée à la même décision.

[24] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision rendue le 27 juillet 1999 est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci procède à une nouvelle audition.

« Dolores M. Hansen »

J.C.F.C.

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