Thabet c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)

Thabet c. Canada

A-20-96

Cour d'appel, juges Linden et McDonald, J.C.A., et juge suppléant Henry

Toronto, 2 mars; Ottawa, 11 mai 1998.

Citoyenneté et Immigration - Statut au Canada - Réfugiés au sens de la Convention - Comment une personne apatride qui a résidé de façon habituelle dans plus d'un pays peut-elle établir le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention? - L'appelant, un Palestinien apatride, a vécu au Koweït et aux É.U. avant de revendiquer le statut de réfugié au Canada - Le bien-fondé de la revendication doit-il être établi au regard de tous les pays de résidence habituelle? - Les personnes persécutées n'ont pas le droit absolu de se réclamer de la protection du Canada: Canada (Procureur général) c. Ward - La personne persécutée ne peut revendiquer le statut de réfugié si elle n'a pas épuisé toutes les autres solutions qui s'offrent à elle - Une personne n'est pas un réfugié du seul fait qu'elle est apatride - Critère à appliquer pour déterminer au regard de quel pays le bien-fondé de la revendication doit être établi: l'un ou l'autre des pays, en tenant compte de l'arrêt Ward - La Commission de l'immigration et du statut de réfugié s'est posé la bonne question en se deman­dant pourquoi l'appelant ne pouvait retourner au Koweït, son pays de résidence habituelle.

Il s'agissait de l'appel d'une décision par laquelle la Section de première instance avait rejeté la demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui avait conclu que l'appelant n'était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu'il n'avait pas prouvé sa crainte d'être persécuté dans l'un ou l'autre de ses pays de résidence habituelle. L'appelant, un Palestinien apatride, est né au Koweït, où il a vécu grâce à un permis de résidence parrainé par son père jusqu'à ce qu'il aille étudier aux États-Unis, où il a obtenu un diplôme en génie. Après le rejet de la demande d'asile qu'il avait déposée aux États-Unis, il est venu au Canada, où il a revendiqué le statut de réfugié. La Commission a conclu que l'appelant avait deux pays de résidence habituelle, soit le Koweït et les États-Unis, et qu'il avait omis d'établir qu'il avait une crainte bien fondée d'être persécuté dans ces deux pays. Le juge de première instance a conclu que la Commission avait commis une erreur en ne se demandant pas si la négation du droit de retour au Koweït constituait en soi un acte de persécution, et en déclarant que le demandeur devait établir le bien-fondé de sa revendication au regard de chacun de ses pays de résidence habituelle. Il a plutôt conclu que ce dernier devait établir le bien-fondé de sa revendication au regard de son dernier pays de résidence habituelle. La question à trancher en l'espèce, telle qu'elle ressortait de la question certifiée par le juge de première instance, était de savoir comment une personne apatride qui a résidé de façon habituelle dans plus d'un pays peut établir le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

Bien que le Canada soit signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, son obligation envers les personnes qui sont victimes de persécution n'est pas illimitée. Chaque personne persécutée n'a pas le droit absolu de venir au Canada et de se réclamer de sa protection, comme l'a reconnu clairement la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward. La personne persécutée ne peut revendiquer le statut de réfugié si elle n'a pas épuisée toutes les autres solutions qui s'offrent à elle. Lorsqu'une personne craint d'être persécutée dans un État, mais acquiert par la suite le droit d'être protégée contre cette persécution dans un deuxième État, elle n'est plus un réfugié. La Convention est conçue pour s'appliquer aux personnes qui ne peuvent être protégées. Le fait qu'une personne soit persécutée quelque part ne signifie pas que le statut de réfugié lui est automatiquement reconnu. Il ne fait aucun doute que les personnes apatrides peuvent être reconnues comme des réfugiés; toutefois, une personne n'est pas un réfugié du seul fait qu'elle est apatride. Il faut encore qu'elle réponde à la définition énoncée dans la Convention et qu'elle satisfasse aux conditions fixées par les autres dispositions de la Loi sur l'immigration qui restreignent l'accès au processus de reconnaissance du statut de réfugié. Le fait qu'une personne soit apatride ne lui confère aucun avantage par rapport aux réfugiés qui ne sont pas apatrides.

Lorsqu'une personne apatride a résidé habituellement dans plus d'un pays, il existe quatre réponses possibles à la question de savoir lequel de ces pays est pertinent aux fins de sa revendication. La première réponse possible est son dernier pays de résidence habituelle. Bien que ce raisonnement ait une certaine cohérence sur le plan de la linguistique et de la logique et qu'il soit facile à appliquer, il ne constitue pas la meilleure solution. Sa principale lacune réside dans le fait qu'il n'écarte pas la possibilité qu'une personne soit retournée dans un État coupable de persécution; ce résultat est incompatible avec l'esprit du droit international en matière de réfugiés et susceptible d'entraîner la violation de l'article 33 de la Convention par le Canada. Le pays pertinent aux fins de la revendication du statut de réfugié pourrait également être le premier pays de résidence habituelle où le revendicateur a été exposé à la persécution. Cette hypothèse laisse croire qu'une personne devient un réfugié lorsqu'elle est exposée à la persécution et qu'elle demeure un réfugié tant que la menace de cette persécution persiste dans son pays d'origine. Or, la question n'est pas celle de savoir si une personne est exposée à la persécution, mais plutôt de savoir si le revendicateur peut être protégé contre cette persécution. Ce dernier doit en outre démontrer qu'aucune autre solution sécuritaire ne s'offre à lui. Cette deuxième solution ne répond pas à cette question et comporte donc des lacunes. La troisième solution, qui exige que le revendicateur établisse le bien-fondé de sa revendication au regard de tous ses pays de résidence habituelle, laisse entendre que l'on ne doit tenir compte que des États dans lesquels le revendicateur peut légalement être retourné. Ce raisonnement n'est pas entièrement satisfaisant vu que l'on ne sait pas vraiment ce que l'on entend par «pays dans lesquels il peut légalement être renvoyé». La quatrième solution fait en sorte que le revendicateur doit prouver sa crainte d'être persécuté seulement au regard de l'un ou de l'autre de ses pays de résidence habituelle. Cette solution n'est pas non plus entièrement satisfaisante, car elle ne tient pas suffisamment compte de l'exigence selon laquelle la personne apatride, à l'instar de tout autre revendicateur du statut de réfugié, doit établir qu'elle ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ses pays de résidence habituelle. Le critère à appliquer est une variante de la solution «l'un ou l'autre des pays», c'est-à-dire l'un ou l'autre des pays, mais en tenant compte de l'arrêt Ward. Si le revendicateur a résidé dans plus d'un pays, il n'est pas nécessaire qu'il prouve qu'il a été persécuté dans chacun de ces pays; il doit toutefois démontrer que l'un d'eux l'a persécuté et qu'il ne peut ou ne veut retourner dans aucun des pays où il a eu sa résidence habituelle. Les apatrides doivent être traités le plus possible de la même façon que les personnes qui ont plus d'une nationalité. Le Canada n'a pas l'obligation d'offrir un refuge dans le cas où l'intéressé peut, de façon réaliste et en toute sécurité, se réfugier ailleurs. La question certifiée a reçu la réponse suivante: Pour se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, une personne apatride doit démontrer, selon la probabilitée la plus forte, qu'elle serait persécutée dans l'un ou l'autre des pays où elle a eu sa résidence habituelle et qu'elle ne peut retourner dans aucun d'eux.

Le juge de première instance a conclu que la Commission avait commis une erreur en ne se posant pas la question de savoir si la négation du droit de l'appelant de retourner au Koweït constituait en soi un acte de persécution. La Commission a examiné la question de savoir pourquoi l'appelant ne pouvait retourner au Koweït: il n'avait pas de permis de résidence valide. Elle s'est donc acquittée de son obligation d'examiner les motifs du refus de laisser entrer une personne dans un pays où elle a eu sa résidence habituelle.

lois et règlements

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1E, 33.

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) «réfugié au sens de la Convention» (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), (1.1) (édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 1), (2) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 14(1)c) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 8), 46.01(1)b) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36), 46.03(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 37), 46.04(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38), 114(1)s) (mod., idem, art. 102).

Règles de la section du statut de réfugié, DORS/93-45, Règle 14(3).

jurisprudence

décision suivie:

Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321.

décisions examinées:

Maarouf c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 723; (1993), 72 F.T.R. 6; 23 Imm. L.R. (2d) 163 (1re inst.); Martchenko et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 104 F.T.R. 59 (C.F. 1re inst.); Abdel-Khalik c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1994), 73 F.T.R. 211; 23 Imm. L.R. (2d) 262 (C.F. 1re inst.); Altawil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 114 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.).

 décisions citées:

Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 589; (1993), 109 D.L.R. (4th) 682; 22 Imm. L.R. (2d) 241; 163 N.R. 232 (C.A.); Khatib c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 83 F.T.R. 310 (C.F. 1re inst.); conf. par sub nom. El Khatib c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 968 (C.A.) (QL).

doctrine

Goodwin-Gill, Guy S. «Stateless Persons and Protection under the 1951 Convention: or Refugees, Beware of Academic Error!» in Développements récents en droit de l'immigration (1993). Cowansville (Québec): Yvon Blais, 1993.

Grahl-Madsen, Atle. The Status of Refugees in International Law. Leyden: A. W. Sijthoff, 1966.

Hathaway, James C. The Law of Refugee Status. Toronto: Butterworths, 1991.

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Genève, 1979.

APPEL d'une décision de la Section de première instance ([1996] 1 C.F. 685; (1995), 105 F.T.R. 49) rejetant une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui avait conclu que l'appelant, un Palestinien apatride, n'était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu'il n'avait pas prouvé sa crainte d'être persécuté s'il devait retourner dans l'un ou l'autre de ses deux pays de résidence habituelle. Appel rejeté.

ont comparu:

Ghina Al-Sewaidi pour l'appelant.

David Tyndale pour l'intimé.

avocats inscrits au dossier:

Ghina Al-Sewaidi, Toronto, pour l'appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A.:

La question à trancher en appel est celle de savoir comment une personne apatride, qui a résidé de façon habituelle dans plus d'un pays, peut établir le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention.

Les faits sont simples. L'appelant est né au Koweït et il est Palestinien apatride. Son père est Palestinien et travaille actuellement en qualité de médecin pour le gouvernement du Koweït. L'appelant a vécu au Koweït en vertu d'un permis de résidence parrainé par son père. En 1983, l'appelant a quitté le Koweït pour étudier aux États-Unis, où il a obtenu un diplôme en génie. En 1986, son statut de résident du Koweït a expiré et il est retourné au Koweït pour présenter une demande indépendante de renouvellement de son permis de résidence, demande qui a été rejetée. Il est donc retourné aux États-Unis muni d'un visa de visiteur, et il y a habité pendant onze ans. Aux États-Unis, il s'est marié à deux reprises, son premier mariage étant un mariage de convenance, il a travaillé légalement et illégalement, produit des déclarations d'impôt sur le revenu, obtenu une carte de sécurité sociale ainsi qu'une autorisation de travail.

Après l'éclatement de la guerre du Golfe, l'appelant a demandé l'asile aux États-Unis. Sa demande d'asile a été rejetée et une mesure d'expulsion a été prise contre lui. Il a formé un appel, mais s'en est désisté; il est alors entré au Canada où il a revendiqué le statut de réfugié. Devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, l'appelant a fait valoir, à l'appui de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, que le Koweït était son pays de résidence habituelle et qu'il craignait d'y être persécuté s'il y retournait. Il a invoqué en outre la crainte d'être persécuté aux États-Unis, parce qu'à l'époque où il demeurait en Louisiane, il avait subi du harcèlement, des menaces et des actes de violence de la part du Ku Klux Klan. Il s'est désisté de cette prétention en première instance et ne l'a pas invoquée en appel.

La Commission a conclu que l'appelant avait deux pays de résidence habituelle, soit le Koweït et les États-Unis, et qu'il devait établir une crainte bien fondée d'être persécuté dans ces deux pays pour que lui soit reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention. De l'avis de la Commission, l'appelant n'a prouvé sa crainte d'être persécuté dans aucun pays; elle a donc rejeté sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. L'appelant a présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Section de première instance [[1996] 1 C.F. 685].

Les motifs du juge de première instance

Le juge de première instance a conclu que la Commission avait commis une erreur en ne se demandant pas si la négation du droit de retour au Koweït constituait en soi un acte de persécution. Il a conclu que la Commission aurait pu en venir à une conclusion différente si elle avait examiné cette question et que sa décision pouvait donc être attaquée. Toutefois, le juge de première instance a poursuivi en concluant que, bien que la Commission n'ait pas commis d'er­reur en concluant que l'appelant avait eu sa résidence habituelle à la fois aux États-Unis et au Koweït, elle avait fait fausse route en déclarant que le demandeur devait établir le bien-fondé de sa revendication au regard de chaque pays. Le juge de première instance a plutôt conclu qu'un apatride qui a eu sa résidence habituelle dans plus d'un pays avant de présenter sa revendication du statut de réfugié doit établir le bien-fondé de celle-ci au regard de son dernier pays de résidence habituelle. La demande a donc été rejetée, puisque l'appelant avait admis qu'il ne craignait pas d'être persécuté aux États-Unis. Le juge de première instance a certifié la question suivante [à la page 701]:

Un apatride qui avait sa résidence habituelle dans plus d'un pays avant de revendiquer le statut de réfugié doit-il prouver le bien-fondé de sa revendication au regard de tous ces pays ou de certains d'entre eux seulement et, si la revendication doit être établie uniquement par rapport à certains pays, de quels pays s'agit-il?

 Analyse

L'expression «réfugié au sens de la Convention» est définie au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration[1]:

2. (1) . . .

«réfugié au sens de la Convention» Toute personne:

a)   qui, craignant avec raison d'être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

(i)   soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii)  soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b)   qui n'a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente Loi.

La «Convention» à laquelle ces dispositions renvoient est la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [[1969] R.T. Can. no 6].

Bien que le Canada soit signataire de cette Convention, son obligation envers les personnes qui sont victimes de persécution n'est pas illimitée. Chaque personne persécutée n'a pas le droit absolu de venir au Canada et de se réclamer de sa protection. Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward[2], le juge La Forest l'a reconnu très clairement:

Le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu'on s'attend à ce que l'État fournisse à ses ressortissants. Il ne devait s'appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement. La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée[3].

En d'autres termes, si d'autres solutions s'offrent aux personnes persécutées, elles doivent les épuiser avant que leur revendication puisse être examinée dans notre pays. Ce principe se retrouve à la fois dans le droit canadien et dans le droit international.

Une disposition de la Convention, incorporée à la Loi dans une annexe, prévoit qu'une personne qui serait autrement un réfugié au sens de la Convention ne peut se faire reconnaître ce statut si elle jouit des droits attachés à la possession de la nationalité d'un pays qui ne la persécute pas. Il s'agit de la section E de l'article premier de la Convention:

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

Comme le souligne le juge La Forest, la revendication du statut de réfugié ne doit être utilisée qu'en dernier ressort lorsque toutes les autres possibilités ont été épuisées. Lorsqu'une personne s'est enfuie d'un pays qui pratiquait la persécution, mais qu'elle a réussi à s'établir dans un deuxième pays et à acquérir les droits attachés à la possession de la nationalité de ce pays, on ne peut plus affirmer que cette personne est encore un réfugié.

Ce principe ne se démarque pas des dispositions régissant la perte du statut de réfugié énoncées au paragraphe 2(2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1]:

2. (1) . . .

(2)  Une personne perd le statut de réfugié au sens de la Convention dans les cas où:

a)   elle se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont elle a la nationalité;

b)   elle recouvre volontairement sa nationalité;

c)   elle acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d)   elle retourne volontairement s'établir dans le pays qu'elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d'être persécutée;

e)   les raisons qui lui faisaient craindre d'être persécutée dans le pays qu'elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée ont cessé d'exister.

L'alinéa 2(2)c) traite du cas d'une personne qui craint d'être persécutée dans un État, mais acquiert par la suite le droit d'être protégée contre cette persécution dans un deuxième État. Cette personne n'est plus un réfugié.

La prise en compte de la protection dont une personne peut se prévaloir a également justifié, dans l'arrêt Ward, l'obligation imposée aux revendicateurs ayant la nationalité de plus d'un pays d'établir leur revendication à l'égard de tous les pays dont ils ont la nationalité. Dans cette affaire, la Commission avait conclu que le revendicateur serait en danger s'il retournait au Royaume-Uni, mais n'avait tiré aucune conclusion quant à la question de savoir s'il pouvait y être protégé. Cette décision était erronée parce que, pour paraphraser le juge La Forest:

Personne ne conteste que la vie de Ward sera en danger s'il retourne en Irlande ou en Grande-Bretagne; il s'agit plutôt de savoir si Ward peut être protégé contre ce danger. La Commission n'a jamais tiré de conclusion de fait au sujet de la véritable question litigieuse-la capacité des Britanniques de protéger Ward[4] [Souligné dans l'original.]

La Loi contient également certains mécanismes soigneusement établis pour protéger l'intégrité territoriale du Canada contre les personnes qui ont eu l'occasion de faire trancher leur revendication du statut de réfugié par d'autres instances. Voici le libellé de l'alinéa 46.01(1)b) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36] de la Loi:

46.01(1)           La revendication de statut n'est pas recevable par la section du statut si l'intéressé se trouve dans l'une ou l'autre des situations suivantes:

. . .

b)   il est arrivé au Canada, directement ou non, d'un pays-autre que celui dont il a la nationalité ou, s'il n'a pas de nationalité, que celui dans lequel il avait sa résidence habituelle-qui figure dans la liste établie en vertu des règlements d'application de l'alinéa 114(1)s);

Cette disposition empêche les revendicateurs éventuels de faire trancher leur revendication au Canada lorsqu'ils se rendent dans notre pays en passant par d'autres pays figurant dans la liste établie en vertu de l'alinéa 114(1)s) [mod., idem, art. 102], reproduit ci-dessous:

114. (1)            Le gouverneur en conseil peut, par règlement:

. . .

s)   désigner, en vue du partage avec d'autres pays de la responsabilité de l'examen des revendications du statut de réfugié au sens de la Convention, les pays qui se conforment à l'article 33 de la Convention et en établir la liste;

L'article 33 de la Convention est la disposition contre le refoulement, par laquelle les nations signataires s'engagent à ne pas retourner les réfugiés dans les pays coupables de persécution. Voici cet article:

Article 33 : Défense d'Expulsion et de Refoulement

1.   Aucun des États Contractants n'expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée, en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

2.   Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu'il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l'objet d'une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.

Le régime établi ne permet donc pas aux revendicateurs qui sont arrivés au Canada en passant par ces États signataires de faire examiner leur revendication au Canada.

Le paragraphe 46.01(1) doit être interprété conjointement avec le paragraphe 46.03(1) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 37], qui prévoit:

46.03 (1)          L'agent principal défère sans délai le cas à la section du statut selon les modalités prévues par les règles mentionnées au paragraphe 65(1) si l'intéressé est visé par une mesure de renvoi et sa revendication a été jugée irrecevable en application de l'alinéa 46.01(1)b) mais que:

a)   soit ce dernier ne peut être renvoyé dans un pays désigné en vertu des règlements d'application 114(1)s);

b)   soit il a été renvoyé du Canada et est autorisé à y revenir conformément à l'alinéa 14(1)c);

c)   soit il a été autorisé à quitter volontairement le Canada mais n'a pas été admis dans le pays d'où il est parti pour le Canada et est autorisé à y revenir conformément à l'alinéa 14(1)c).

En conséquence, si le revendicateur ne peut obtenir la protection d'un autre pays figurant sur la liste, sa revendication pourra être tranchée par la section du statut. La mention de l'alinéa 14(1)c) [mod., idem, art. 8] renvoie encore une fois à une disposition qui permet à un agent d'immigration d'admettre une personne au pays si celle-ci n'a pas réussi à trouver refuge ailleurs. Le voici:

14. (1)  L'agent d'immigration laisse entrer au Canada ceux dont l'interrogatoire l'a convaincu:

. . .

c)   soit qu'ils n'ont pas obtenu l'autorisation de séjourner dans un autre pays après avoir été renvoyés du Canada ou l'avoir quitté à la suite d'une mesure de renvoi;

La Loi permet également le renvoi des réfugiés au sens de la Convention lorsque le renvoi du Canada ne contrevient pas à l'article 33 de la Convention. La personne qui arrive d'un pays disposé à la protéger et qui est néanmoins reconnue comme un réfugié au sens de la Convention n'obtient pas automatiquement le droit de demeurer au Canada. L'article 46.04 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38] de la Loi régit cette situation:

46.04 (1)          La personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu par la section du statut peut, dans le délai réglementaire, demander le droit d'établissement à un agent d'immigration pour elle-même et les personnes à sa charge, sauf si elle se trouve dans l'une des situations suivantes:

. . .

d)   elle a résidé en permanence dans un autre pays que celui qu'elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d'être persécutée et elle serait, en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays.

De même, il est bien établi que le revendicateur du statut de réfugié qui a une possibilité de refuge dans une autre partie du pays n'est pas un réfugié[5]. Si une personne est persécutée dans une partie du pays, mais peut s'installer dans une autre partie de ce pays où elle sera à l'abri de la persécution, elle doit se prévaloir de la protection qu'elle peut ainsi obtenir. Le droit applicable aux réfugiés n'a pas pour but ni pour résultat souhaité de permettre aux personnes qui peuvent obtenir une protection de se prévaloir des droits accordés par la Convention. La Convention est conçue pour s'appliquer aux personnes qui ne peuvent être protégées.

La teneur de ces dispositions est en accord avec l'opinion exprimée par le juge La Forest dans l'arrêt Ward. Le fait qu'une personne soit persécutée quelque part ne signifie pas que le statut de réfugié lui est automatiquement reconnu. Cette personne peut être assujettie aux clauses d'exclusion. Les dispositions relatives à la perte du statut de réfugié peuvent s'appliquer à elle. Elle peut avoir une possibilité de refuge dans une autre partie du pays. La personne qui reven­dique le statut de réfugié peut être arrivée au Canada en passant par un pays tiers où elle aurait également pu le revendiquer. Il se peut qu'elle ait la nationalité d'un deuxième pays qui serait disposé à lui accorder sa protection. La personne qui se trouve dans l'une ou l'autre de ces situations n'est pas un réfugié au sens de la Convention.

Rien ne justifie que les personnes apatrides soient avantagées ou désavantagées lorsqu'elles revendiquent le statut de réfugié. Il ne fait aucun doute que les personnes apatrides peuvent être reconnues comme des réfugiés; la définition de ce terme le reconnaît explicitement. Toutefois, une personne n'est pas un réfugié du seul fait qu'elle est apatride. Il faut encore qu'elle réponde à la définition énoncée dans la Convention. Il faut en outre qu'elle satisfasse aux conditions fixées par les autres dispositions de la Loi qui restreignent l'accès au processus de reconnaissance du statut de réfugié. Le fait qu'une personne soit apatride ne lui confère aucun avantage par rapport aux réfugiés qui ne sont pas apatrides.

Toutefois, il est important de souligner la distinction importante qui existe entre ces deux groupes pour éviter de créer des avantages ou des désavantages en faveur de l'un ou l'autre. Cette distinction tient au libellé même de la définition du terme réfugié. Dans le cas des personnes qui ont la nationalité d'un pays, elle renvoie au revendicateur qui «ne veut se réclamer de la protection de ce pays». Dans le cas des personnes apatrides, elle renvoie uniquement au fait qu'elles ne veulent pas retourner dans le pays en cause. Dans ce dernier cas, la question de la possibilité d'obtenir une protection ne se pose pas[6]. Cette définition tient également compte de la différence inhérente entre les personnes qui ont la nationalité d'un État, et qui ont donc droit à sa protection, et celles qui sont apatrides et qui ne peuvent se prévaloir de la protection de l'État. En raison de cette distinction, ces deux groupes ne peuvent être traités de façon identique, même s'il faut tendre à la plus grande cohérence possible.

 Compte tenu de ce qui précède, lorsqu'une personne apatride a résidé habituellement dans plus d'un pays, lequel de ces pays est pertinent aux fins de sa revendication? Quatre réponses sont possibles. Le pays pertinent peut être son premier pays de résidence habituelle. Il peut aussi être son dernier pays de résidence habituelle. Il se peut en outre que tous ces pays doivent être pris en compte ou que l'un ou l'autre suffise. Chacune de ces solutions comporte des éléments favorables, mais chacune comporte aussi des inconvénients.

Le dernier pays de résidence habituelle

Le juge de première instance était d'avis que seul le dernier pays de résidence habituelle (le plus récent) est pertinent aux fins de la revendication du statut de réfugié. Il fondait son opinion sur deux motifs. Premièrement, la Loi traite des revendicateurs qui possèdent plus d'une nationalité, mais ne traite pas des personnes apatrides qui se trouvent dans la même situation. Il est donc possible d'en déduire que les rédacteurs de la Loi ne souhaitaient pas que la même disposition s'applique aux personnes apatrides. S'ils l'avaient voulu, il aurait été simple de l'indiquer. Deuxièmement, le paragraphe 14(3) des Règles de la section du statut de réfugié[7] précise que, dans le cas d'une personne apatride, la mention de sa nationalité vaut mention de «son dernier pays de résidence habituelle» [non souligné dans l'original]. Cet élément appuie l'hypothèse voulant que le terme «former» en anglais signifie «le plus récent», en conformité avec la version française qui utilise le terme «dernier».

Bien que ce raisonnement ait une certaine cohérence sur le plan de la linguistique et de la logique et qu'il soit facile à appliquer, il ne constitue pas la meilleure solution. Sa principale lacune réside dans le fait qu'il n'écarte pas la possibilité qu'une personne soit retournée dans un État coupable de persécution, possibilité qui préoccupait l'avocat du revendicateur. Dans le cas d'un revendicateur qui a fui la persécution dans un pays et qui s'est établi dans un deuxième pays où il n'est pas persécuté, sa revendication ne sera sûrement pas accueillie, si elle est tranchée uniquement en regard du deuxième pays, et il pourra être retourné dans le premier pays. Ce résultat est incompatible avec l'esprit du droit international en matière de réfugiés et susceptible d'entraîner la violation de l'article 33 de la Convention par le Canada. De plus, la version française de la définition énoncée dans la Loi (plutôt que la Règle) n'emploie pas le mot «dernier», mais est formulée de façon aussi vague que la version anglaise.

Le premier pays de résidence habituelle

Atle Grahl-Madsen souscrit à l'opinion voulant que le pays pertinent pour l'examen d'une revendication du statut de réfugié soit le premier pays de résidence habituelle où le revendicateur a été exposé à la persécution. Voici ce qu'il en dit:

[traduction] Il s'ensuit que le pays dont il a la nationalité à l'époque pertinente est le «pays dont il a la nationalité» au sens de cette disposition et que cela vaut peu importe qu'il perde sa nationalité par la suite. De même, le pays qu'une personne apatride a dû fuir en premier lieu demeure le «pays de sa résidence habituelle» pendant toute sa vie de réfugié, peu importe qu'elle change par la suite de résidence de fait.[8]

Cette hypothèse laisse croire qu'une personne devient un réfugié lorsqu'elle est exposée à la persécution et qu'elle demeure un réfugié tant que la menace de cette persécution persiste dans son pays d'origine. Or, la question n'est pas celle de savoir si une personne est exposée à la persécution, mais plutôt celle de savoir si le revendicateur peut être protégé contre cette persécu­tion. À l'instar du juge La Forest qui a souligné, dans l'arrêt Ward, l'importance d'établir que le revendicateur ne peut être protégé par les États pertinents, il faut se poser cette question à l'égard des personnes apatrides. Sont-elles persécutées et n'existe-t-il aucun pays avec lequel elles ont des liens qui soit disposé à les protéger? La thèse de Grahl-Madsen ne répond pas à cette question et comporte donc des lacunes. Une conclusion de persécution est une condition nécessaire mais insuffisante en soi pour la reconnaissance du statut de réfugié; le revendicateur doit en outre démontrer qu'aucune autre solution sécuritaire ne s'offre à lui. L'évaluation du statut de réfugié en fonction uniquement du premier pays fait totalement fi de la possibilité de refuge dans d'autres États, ce qui est incompatible avec l'arrêt Ward.

Tous les pays de résidence habituelle

L'obligation du revendicateur de démontrer qu'il ne peut ou ne veut retourner dans aucun de ses pays de résidence habituelle est compatible avec la nécessité pour le revendicateur qui a la nationalité de plusieurs pays d'établir le bien-fondé de sa revendication à l'égard de tous les pays dont il a la nationalité. En insistant pour que les personnes apatrides établissent le bien-fondé de leur revendication en regard de tous leurs pays de résidence habituelle, on favoriserait une certaine symétrie entre les concepts de la nationalité et de la résidence habituelle. Le professeur Hathaway propose cette approche. Voici comment il répond aux arguments de Atle Grahl-Madsen:

[traduction] À ce chapitre, l'argument de Atle Grahl-Madsen selon lequel le pays de résidence habituelle devrait normalement être l'État dans lequel le demandeur apatride a initialement subi les persécutions n'est pas entièrement défendable. Le pays que le demandeur a fui en premier lieu est souvent l'État avec lequel le demandeur conserve ses principaux liens juridiques officiels, simplement parce que les pays dans lesquels il a résidé subséquemment en raison de sa crainte d'être persécuté peuvent ne pas lui avoir accordé un droit de retour inconditionnel. Par ailleurs, le demandeur du statut de réfugié peut avoir des liens officiels aussi forts, sinon plus, avec un ou plusieurs autres pays, auquel cas sa demande de protection doit être évaluée au regard de tous les pays dans lesquels il peut légalement être renvoyé. Cette position rétablit la symétrie nécessaire dans le traitement des personnes avec et sans nationalité, étant donné que la Convention exige, pour le premier groupe, la preuve que tous les États dont la personne a la nationalité, ne peuvent lui assurer une protection[9].

Ce point de vue doit toutefois être considéré en tenant compte des remarques formulées par le professeur Hathaway à l'égard de la nationalité. Le droit à une deuxième nationalité, ou la possession d'un passeport valide d'un deuxième pays, ne signifie pas en soi que la revendication du statut de réfugié sera rejetée si elle n'est pas faite à l'égard des deux pays. Ce qui est important, c'est de démontrer que le deuxième pays peut et veut protéger le revendicateur. Voici ce qu'il en dit:

[traduction] La principale réserve concernant le principe voulant qu'on s'en remette à la protection d'un État dont l'intéressé a la citoyenneté est qu'il faut s'assurer qu'il en a effectivement la nationalité, et non pas la nationalité seulement du point de vue formel[10].

Le professeur Hathaway propose que les personnes apatrides soient traitées de la même façon que les revendicateurs qui possèdent une nationalité. Cette proposition comporte implicitement la notion que, dans les deux cas, les intéressés possèdent de véritables droits. Une deuxième nationalité qui est seulement formelle, le cas échéant, et qui n'accorde aucun droit à la personne qui la possède, ne fait pas obstacle à la revendication. De même, dans le cas des personnes apatrides, il propose qu'on ne tienne compte que des États dans lesquels les revendicateurs peuvent légalement être retournés. Sa proposition s'appuie sur la prémisse suivante: une personne ne peut être réfugiée d'un endroit où elle ne peut retourner, car elle ne peut pas craindre d'être persécutée par cet État à l'avenir.

Toutefois, dans certaines décisions, dont la décision Maarouf[11], la Cour a statué qu'un pays dans lequel une personne apatride ne peut être renvoyée peut néanmoins constituer pour elle un pays de résidence habituelle. L'impossibilité de retourner dans un pays où elle serait exposée à la persécution ne change rien au fait qu'une personne fuit la persécution. En outre, comme le souligne la décision Maarouf, le fait de priver une personne de son droit de retourner dans un pays peut constituer en soi un acte de persécution. On ne sait pas non plus vraiment ce que Hathaway entend par [traduction] «pays dans lesquels il peut légalement être renvoyé». Le raisonnement du professeur Hathaway n'est donc pas entièrement satisfaisant[12]. Bien qu'il soit important de maintenir une certaine symétrie de traitement entre les personnes qui ont une nationalité et les personnes apatrides, il faut se garder d'insister pour établir un symétrie parfaite lorsqu'il n'est pas opportun de le faire.

L'un ou l'autre des pays de résidence habituelle

De toutes les solutions possibles, celle-ci est la plus généreuse et c'est celle qu'a retenue le juge en  chef adjoint dans l'affaire Martchenko et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[13]. Elle est de plus conforme à la décision Maarouf c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[14] rendue par la Cour, ainsi qu'à la position du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Dans la décision Maarouf, le juge Cullen a conclu que «le "pays de résidence habituelle" ne devrait pas être limité au pays où l'intéressé craignait initialement d'être persécuté»[15]. Le juge en chef adjoint a interprété cette opinion comme signifiant qu'un revendicateur peut être reconnu comme un réfugié s'il est en mesure de prouver sa crainte d'être persécuté en regard de l'un ou de l'autre de ses pays de résidence habituelle.

Cette interprétation est compatible avec le Guide de l'HCNUR selon lequel:

104.     Pour un apatride, il peut y voir plusieurs pays dans lesquels il a eu sa résidence habituelle et il peut craindre des persécutions sur le territoire de plusieurs d'entre eux. La définition n'exige pas que le réfugié apatride satisfasse aux conditions qu'elle pose vis-à-vis de tous ces pays[16].

Je suis à nouveau tenu de me reporter à la définition du terme «réfugié» énoncée dans la Convention. Une personne peut avoir une crainte bien fondée d'être persécutée pour l'un des motifs qui y sont énumérés, mais elle doit encore établir qu'elle se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle et ne peut ou ne veut y retourner. Le point de vue du HCNUR et du juge en chef adjoint Jérôme ne tient pas suffisamment compte de la dernière partie de ce critère. Tout comme une personne qui a la nationalité de plusieurs pays ne peut se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention à moins d'établir qu'elle ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ces pays, une personne apatride doit satisfaire à un critère similaire. Si le revendicateur peut se rendre dans un endroit où il a eu sa résidence habituelle et où il sera à l'abri de toute persécution, il doit retourner dans ce pays. Pour cette raison, je conclus que cette solution n'est pas non plus entièrement satisfaisante.

Le critère à appliquer: l'un ou l'autre des pays, mais en tenant compte de l'arrêt Ward

Bien que je trouve le point de vue du professeur Hathaway assez attrayant, la meilleure solution à ce casse-tête est en fait une variante de la solution qui tient compte de «l'un ou l'autre des pays». Lorsque le professeur Hathaway parle de la détermination du statut de réfugié en regard de «tous» les pays de résidence habituelle, il se rattache de façon pertinente à la dernière partie de la définition d'un «réfugié au sens de la Convention». Lorsque le revendicateur a deux nationalités, il n'est pas tenu d'établir deux cas distincts de persécution. Il n'a qu'à démontrer que l'un des États est coupable de persécution, mais que tous les deux sont incapables de le protéger. De la même façon, si le revendicateur a résidé dans plus d'un pays, il n'est pas nécessaire qu'il prouve qu'il a été persécuté dans chacun de ces pays. Il doit toutefois démontrer que l'un d'eux l'a persécuté et qu'il ne peut ou ne veut retourner dans aucun des pays où il a eu sa résidence habituelle. L'imposition de cette obligation à tous les revendicateurs apatrides peut sembler exigeante mais, en regard de l'arrêt Ward, nous devons dûment tenir compte des situations dans lesquelles les revendicateurs ont la possibilité de se réfugier ailleurs.

Les apatrides doivent être traités le plus possible de la même façon que les personnes qui ont plus d'une nationalité. Il faut maintenir la symétrie entre ces deux groupes, dans la mesure du possible. Il ne suffit pas de démontrer que l'intéressé a été persécuté dans l'un de ses pays de résidence habituelle-il doit en outre établir qu'il ne peut ou ne veut retourner dans aucun de ces pays. Bien que le Canada accepte avec fierté et de bon cœur son obligation de recevoir les réfugiés et de leur offrir un refuge, cette obligation n'existe pas dans le cas où l'intéressé peut, de façon réaliste et en toute sécurité, se réfugier ailleurs. Ce principe respecte le libellé de la définition et il est compatible avec les règles établies par la Cour suprême dans l'arrêt Ward. Une personne n'est pas un réfugié lorsqu'elle pourrait vraisemblablement retourner dans un pays où elle a eu sa résidence habituelle et s'y trouver à l'abri de la persécution. Le revendicateur aurait donc le fardeau, comme dans d'autres contextes, de démontrer, selon la probabilité la plus forte, qu'il ne peut ou ne veut retourner dans aucun des pays où il a eu sa résidence habituelle. Ce fardeau n'est pas déraisonnable. Il exprime simplement de façon expresse un principe qui est implicite dans l'arrêt Ward et dans la philosophie du droit applicable aux réfugiés en général. C'est essentiellement le point de vue sérieux que l'avocat de la Couronne a fait valoir devant nous, point de vue qui est caractérisé par sa générosité et sa compatibilité avec les obligations internationales du Canada, et c'est ce point de vue que nous retenons.

Il est peu probable que beaucoup de pays de résidence habituelle accordent à leurs anciens résidents le droit d'y retourner, mais il se peut que certains pays accueillent normalement les personnes qui y ont eu leur résidence habituelle. Cette attitude aurait une incidence sur une revendication du statut du réfugié. Le revendicateur qui n'est pas exposé à la persécution dans un pays où il a eu sa résidence habituelle ne peut se voir reconnaître le statut de réfugié si ce pays accepte qu'il y retourne. La crainte exprimée par l'avocat de l'appelant qu'une personne soit exposée à la persécution dans un pays où elle a eu sa résidence habituelle si elle est renvoyée ou expulsée dans ce pays est irréaliste, compte tenu des obligations du Canada prévues à l'article 33 de la Convention de ne pas renvoyer des personnes dans un pays où elles risquent d'être persécutées. S'il fallait tout de même examiner cette question, on ne pourrait conclure qu'une personne peut ou veut retourner dans son pays de résidence habituelle, car la possibilité de retourner dans un pays qui la persécute ne peut être considérée comme une possibilité réelle de retourner dans ce pays.

Je répondrais donc ainsi à la question certifiée:

Pour se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, une personne apatride doit démontrer, selon la probabilité la plus forte, qu'elle serait persécutée dans l'un ou l'autre des pays où elle a eu sa résidence habituelle et qu'elle ne peut retourner dans aucun d'eux.

Une fois tranchée la question certifiée, le seul point toujours en litige dans le cadre de l'appel est la prétention de l'intimé portant que le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la section du statut de réfugié a mal évalué la revendication de l'appelant en regard du Koweït. Le juge de première instance a conclu que la Commission avait commis une erreur en ne se posant pas et en n'examinant pas la question fondamentale de savoir si la négation du droit de l'appelant de retourner au Koweït constituait en soi un acte de persécution. Dans les décisions Maarouf et Abdel-Khalik c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration[17], la Cour a conclu que la négation du droit de retour dans un pays peut constituer en soi un acte de persécution. Dans la décision Altawil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[18], le juge Simpson a déclaré:

Bien qu'il soit manifeste que le déni d'un droit de retour puisse, en soi, constituer un acte de persécution de la part d'un État, il me semble que l'intention ou la conduite de la nature d'une persécution doit transparaître des circonstances réelles de l'affaire[19].

Pour s'assurer qu'un revendicateur peut à juste titre se faire reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, la Commission doit se demander pourquoi le demandeur se voit refuser l'entrée dans un pays où il a eu sa résidence habituelle parce que le motif de la négation de ce droit peut, dans certaines circonstances, constituer un acte de persécution par l'État. La question à résoudre est donc celle de savoir si la Commission s'est posée cette question. Les passages suivants de la décision de la Commission sont pertinents pour répondre à cette question:

[traduction] Le tribunal constate que les craintes du revendicateur sont fondées sur les actes personnels de Salah, un ancien étudiant que le revendicateur a connu pendant ses études aux États-Unis et sur le fait qu'il ne peut retourner au Koweit parce qu'il n'a pas de permis de résidence valide.

Le tribunal considère que des menaces émanant d'une seule personne, Salah, ne sont pas suffisantes pour constituer de la persécution, il ne serait pas raisonnable que le revendicateur craigne un camarade d'études parce qu'il est maintenant lieutenant dans l'armée koweitienne. Il s'imagine simplement que Salam [sic] s'intéresserait à lui.

Franchement, depuis la libération du Koweit et le processus de normalisation, les Palestiniens de Gaza obtiennent des prolongations de leurs permis de résidence et ne sont plus expulsés comme ils l'étaient à la fin de la guerre du Golfe[20].

Il ressort de ces passages que la Commission a examiné la question de savoir pourquoi l'appelant ne pouvait retourner au Koweït: il n'avait pas de permis de résidence valide. La Commission s'est donc acquittée de son obligation d'examiner les motifs du refus de laisser entrer une personne dans un pays où elle a eu sa résidence habituelle.

L'appel est rejeté.

McDonald, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.

Le juge suppléant Henry: Je souscris à ces motifs.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 [art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] (la Loi).

[2] [1993] 2 R.C.S. 689.

[3] Ibid., à la p. 709.

[4] Ward, précité, note 2, à la p. 753. Depuis le prononcé de cet arrêt, la Loi a été modifiée pour codifier cette exigence. L'art. 2(1.1) [édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 1] se lit comme suit:

2. . . .

(1.1) Pour l'application de la définition de «réfugié au sens de la Convention» au paragraphe (1), dans le cas d'une personne qui a la nationalité de plus d'un pays, l'expression «pays dont elle a la nationalité» s'entend de chacun des pays dont elle a la nationalité.

[5] Voir l'arrêt Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 589 (C.A.).

[6] Voir Khatib c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 83 F.T.R. 310 (C.F. 1re inst.); conf. par [1996] A.C.F. no 968 (C.A.) (QL).

[7] DORS/93-45.

[8] Atle Grahl-Madsen, The Status of Refugees in International Law (Leyden: A.W. Sijthoff, 1966), vol. 1, à la p. 162.

[9] James Hathaway, The Law of Refugee Status (Butterworths: Toronto, 1991), à la p. 62.

[10] Ibid., à la p. 59.

[11] Maarouf c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 723 (1re inst.), aux p. 739 et 740.

[12] Voir la critique très sévère d'Hathaway faite par Goodwin-Gill, «Stateless Persons and Protection under the 1951 Convention or Refugees, Beware of Academic Error!», dans Développements récents en droit de l'immigration (1993). Les Éditions Yvon Blais, à la p. 91.

[13] (1995), 104 F.T.R. 59 (C.F. 1re inst.).

[14] Supra, note 11.

[15] Ibid., à la p. 739.

[16] Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut d'un réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. (1979, Genève), à la p. 24.

[17] (1994), 73 F.T.R. 211 (C.F. 1re inst.).

[18] (1996), 114 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.).

[19] Ibid., à la p. 243.

[20] Décision de la Commission, Cahier d'appel, vol. I, à la p. 15.

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