Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l'Homme, Rapport annuel 2007 - Turquie

Contexte politique

L'année 2007 aura incontestablement été marquée en Turquie par l'assassinat, le 19 janvier 2007, de M. Hrant Drink, fondateur et rédacteur en chef de l'hebdomadaire Agos1 et par le combat mené depuis lors par ses proches et ses avocats pour que justice lui soit rendue.2 La violence politique s'est également manifestée le 18 avril 2007, quand trois personnes travaillant pour la maison d'édition protestante Zirve à Malatya ont été égorgées. A la suite de ces meurtres, il a été procédé à plusieurs arrestations dans les milieux nationalistes d'extrême-droite.

En 2007, le conflit armé s'est maintenu avec vigueur dans les provinces orientales du pays, opposant les forces armées à celles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). De nombreuses zones civiles ont été touchées mais, en raison de l'inaccessibilité de ces régions, l'évaluation des conséquences reste difficile. Cette année, le conflit s'est également étendu à l'Irak, où les forces armées turques ont procédé à plusieurs bombardements et incursions terrestres, afin d'y combattre le PKK. D'autre part, le conflit avec le PKK entraîne de graves restrictions, notamment des libertés d'expression et d'association, touchant les individus, les médias et les organisations défendant les droits des populations kurdes.

L'année 2007 a également été celle d'une crise politique et institutionnelle au moment de l'élection du Président de la République par l'Assemblée parlementaire. En effet, seul candidat à la présidence, le Ministre des Affaires étrangères, M. Abdullah Gül, candidat du Parti pour la justice et le développement (AKP), a vu son élection bloquée par le Conseil constitutionnel, statuant après que l'opposition parlementaire eut décidé de boycotter l'élection à l'Assemblée. Cette décision a provoqué la convocation d'élections législatives anticipées, tenues le 22 juillet 2007, qui ont été remportées par le parti au pouvoir, l'AKP obtenant 341 des 550 sièges. Le 28 août 2007, M. Gül a été élu Président par l'Assemblée.

Si la sortie de cette crise a donné tout son rôle à l'expression démocratique, elle ne doit pas cacher la persistance de l'omniprésence, de l'influence, voire de l'interférence de l'armée dans la conduite de la vie civile et politique du pays. Dix ans après le dernier coup d'État militaire, pratique jusqu'alors récurrente, la Turquie reste marquée par le poids considérable des forces armées dans la gestion des affaires publiques. L'armée continue d'être dotée de pouvoirs d'intervention larges en dehors de tout contrôle de l'exécutif ou de l'Assemblée, en cas de menaces à la sécurité nationale, non définies et, dans la pratique, largement interprétées. L'armée interfère aussi dans l'exercice de la liberté d'expression et la reconnaissance des droits des minorités, voire dans le cours de la justice.

D'autre part, des avancées ont pu être enregistrées s'agissant de la diminution des pratiques de torture, la durée maximale de la garde-à-vue ayant été réduite à quatre jours, mais ces avancées se sont révélées limitées dans la pratique. Par exemple, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des violations graves des droits de l'Homme continuent d'être commises par les forces de l'ordre, notamment des actes de torture, et ce en toute impunité.3 De plus, l'adoption, le 2 juin 2007, d'amendements aux Lois anti-terroriste et sur les devoirs de la police et des autorités risquent de constituer un cadre légal permettant de nouvelles violations des droits de l'Homme, en ce qu'ils étendent le recours à la détention préventive et permettent aux policiers d'engager des poursuites criminelles sans autorisation du procureur.

Condamnations abusives de défenseurs des droits de l'Homme ayant exercé leur droit de rassemblement pacifique

En 2007, de nombreux défenseurs des droits de l'Homme ont été condamnés pour avoir participé à des manifestations en faveur d'un plus grand respect des droits de l'Homme. Ainsi, le 4 avril 2007, neuf membres de la Confédération des syndicats de fonctionnaires (KESK), dont MM. Alaaddin Dinçer et Emirali Simsek, respectivement président et secrétaire général d'"Egitim Sen", Bülent Kaya, ancien président du Syndicat des fonctionnaires municipaux (BES), Köksal Aydin et Erkan Sümer, respectivement président et secrétaire général des Syndicats des fonctionnaires des services sociaux et de santé (SES), Bedri Tekin, président du Syndicat des ouvriers du bâtiment et des routes (YAPIYOL Sen), Özgür Bozdogan et Abdullah Çiftçi, présidents des sections n°1 et n°2 d'Egitim Sen à Ankara, et Murat Kahraman, membre du Comité exécutif de la section n°1 d'Egitim Sen à Ankara, ont été condamnés à un an et trois mois de prison avec sursis, ainsi qu'à une amende de 407 lires turques (environ 223 euros) chacun, pour "violation de la Loi n° 2911 sur les réunions et les manifestations". Ils étaient poursuivis depuis l'organisation par Egitim Sen, à Ankara, d'une manifestation pacifique d'enseignants qui avait été violemment réprimée par la police, le 26 novembre 2005. De même, le 7 juin 2007, MM. Ethem Acikalin, Mustafa Bagcicek et Hüseyin Beyaz, respectivement président, secrétaire général et secrétaire comptable de la section d'Adana de l'Association des droits de l'Homme (Insan Haklari Dernegi – IHD), ont été condamnés par la Cour pénale n°1 d'Adana à deux ans et huit mois de prison pour "incitation à la haine et à l'hostilité" et "éloge du crime et des criminels" (article 215 du Code pénal). Ils avaient organisé une manifestation afin de protester contre l'opération "Retour à la vie" de décembre 20044 et appelant à la condamnation des responsables des violations des droits en ayant résulté.

Poursuites judiciaires à l'encontre des défenseurs des droits de l'Homme : criminalisation de la liberté d'expression

En dépit des réformes effectuées au cours des dernières années, le Code pénal contient toujours plusieurs dispositions liberticides, particulièrement pour ce qui a trait à l'exercice de la liberté d'expression et des médias.5 L'année 2007 a ainsi été marquée en Turquie par la poursuite de graves atteintes à la liberté d'expression qui ont fortement empêché les défenseurs des droits de l'Homme de mener à bien leurs activités, et ce alors même que, le 3 octobre 2007, le Président Abdullah Gül s'est prononcé en faveur d'un amendement à l'article 301 du Code pénal. En effet, ce dernier a cette année encore été trop souvent utilisé à l'encontre des défenseurs qui dénoncent des violations des droits de l'Homme commises par les autorités. Par exemple, le 27 janvier 2007, Mme Eren Keskin, ancienne présidente de la section d'Istanbul de l'IHD, a été condamnée pour "dénigrement de l'identité turque" (article 301 du Code pénal) à six mois d'emprisonnement par la Cour criminelle de première instance de Tunceli, après avoir accordé une interview à un journal allemand, en juin 2006, dans laquelle elle avait exprimé son opinion concernant l'influence de l'armée turque sur le Gouvernement.6 Mme Keskin a fait appel de cette décision et, le 22 octobre 2007, la Cour d'appel suprême a cassé le jugement. Le 26 décembre 2007, une nouvelle audience a eu lieu devant le Tribunal pénal du 3e district de Kartal, et une deuxième audience devait se tenir au début de l'année 2008.

Par ailleurs, les poursuites et condamnations d'individus pour avoir exprimé des opinions non-violentes, notamment sur la situation des minorités (arménienne et kurde), restent très nombreuses. Ainsi, MM. Baskin Oran et Ibrahim Kaboglu, éminents professeurs et anciens membres du Comité consultatif des droits de l'Homme auprès du Premier ministre, ont vu l'acquittement dont ils avaient bénéficié en 2006 par le Tribunal correctionnel d'Ankara cassé en mai 2007 par la 8e chambre de la Cour de cassation pour avoir rédigé en 2006 un rapport intitulé Droit des minorités et droits culturels, qui militait en faveur de l'octroi de droits aux minorités turques. La Cour de cassation a en effet considéré que "la discussion sur la supra-identité et l'infra-identité allait au delà des limites de la liberté d'expression" et que les "termes employés avaient atteint le niveau d'une menace pour la société".7 Ils encourent une peine de cinq années d'emprisonnement pour "incitation à la haine raciale". Fin 2007, les poursuites à leur encontre étaient toujours en cours.

L'Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l'Homme est un programme conjoint de l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH).


1 Cf. rapport annuel 2006 de l'Observatoire.

2 Le procès de son assassinat a débuté le 2 juillet 2007, et 18 personnes ont été inculpées.

3 La Fondation des droits de l'Homme de Turquie (Human Rights Foundation of Turkey – HRFT) a ainsi recensé que sur les 452 personnes qui avaient demandé des soins médicaux à la Fondation en 2007, 320 personnes avaient déclaré avoir fait l'objet d'actes de torture par des agents de l'État, contre 252 en 2006.

4 Le 19 décembre 2000, l'armée avait lancé simultanément l'opération militaire "Retour à la vie" dans 22 prisons de tout le pays, afin de mettre un terme à deux mois de grèves de la faim menées par des centaines de prisonniers politiques, et qui avait conduit à la mort de 31 personnes.

5 Cf. rapport annuel 2006 de l'Observatoire.

6 Idem.

7 Cf. rapport de l'Association de l'agenda des droits de l'Homme (Human Rights Agenda Association), Turkey: Defend Human Rights Defenders, mars 2008.

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