Dame Hadijatou Mani Koraou c. la République du Niger

LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE L'AFRIQUE DE L'OUEST (CEDEAO)

ROLE GENERAL No. EOW/CCJ/APP/08/08

ARRET No. ECW/CCJ/JUD/06/08
Du 27 octobre 2008

DAME HADIJATOU MANI KORAOU, Requérante Comparante

ayant pour Conseils la SPCA Chaïbou - Nanzij
(Société Civile Professionnelle d'Avocats)
avocats près la Cour d'Appel de Niamey (NIGER)
assistée de Madame Hélène DUFFY, Directrice Juridique
et de Monsieur Ibrahim Kane, Conseiller Juridique Principal à Inter Rights - London

CONTRE

LA REPUBLIQUE DU NIGER, Défenderesse

représentée par Me Mossi Boubacar et Collaborateurs
avocats à la Cour - Niamey (NIGER)

La Cour de Justice de la CEDEAO siégeant à Niamey (République du Niger)
et ainsi composée :
1. Hon. Juge Aminata Mallé SANOGO, PRESIDENTE
2. Hon. Juge Awa Daboya NANA, MEMBRE
3. Hon. Juge El- Mansour TALL, MEMBRE

Assistés de Me Athanase ATTANON, GREFFIER


ARRET DE LA COUR

1. La requérante, dame Hadijatou Mani Koraou, de nationalité nigérienne, est citoyenne de la Communauté CEDEAO.

2. La requérante, comparante, est sans emploi, et domiciliée au village de Louhoudou, dans le département de Konni. Elle a pour Conseils, Maître Abdourahaman Chaïbou, de la Société Civile et Professionnelle d'Avocats (SCPA) Chaïbou - Nanzir, Avocats à la Cour d'Appel de Niamey (Rép. Niger) assistée de Madame Hélène DUFFY et Monsieur Ibrahim Kane de Inter Rights (London).

3. La défenderesse, la République du Niger, est un Etat-Membre de la Communauté CEDEAO.

4. La défenderesse est représentée par Maître Mossi Boubacar et Collaborateurs, Avocats à la Cour d'Appel de Niamey (Rép. Niger).

5. La requérante fait grief à la défenderesse d'avoir violé ses droits fondamentaux de l'Homme ; elle demande à la Cour de constater cette violation et de sanctionner la défenderesse.

6. La défenderesse a soulevé des exceptions préliminaires d'irrecevabilité de la requête.

7. La Cour a décidé de joindre les exceptions au fond, conformément à l'article 87. al.5 de son Règlement de Procédure.


EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE

8. En 1996, alors qu'elle n'avait que douze (12) ans, la requérante, dame Hadijatou Mani Koraou, de coutume Bouzou a été vendue par le chef de la Tribu Kenouar au Sieur El Hadj Souleymane Naroua, de coutume Haoussa âgé de 46 ans, pour la somme de deux cent quarante mille (240.000) francs CFA.

9. Cette transaction est intervenue au titre de la «Wahiya», une pratique en cours en République du Niger, consistant à acquérir une jeune fille, généralement de condition servile, pour servir à la fois de domestique et de concubine. La femme esclave que l'on achète dans ces conditions est appelée «Sadaka» ou la cinquième épouse c'est-à-dire une femme en dehors de celles légalement mariées et dont le nombre ne peut excéder quatre (4) conformément aux Recommandations de l'Islam.

10. La. «Sadaka», en général, exécute les travaux domestiques et s'occupe du service du «maître». Celui-ci peut, à tout moment, de jour comme de nuit, avoir avec elle des relations sexuelles.

11. Un jour, alors qu'elle se trouvait dans le champ de son maître en train de travailler, celui-ci vint la surprendre et abusa d'elle. Ce premier acte sexuel forcé lui fut imposé dans ces conditions alors qu'elle avait encore moins de 13 ans. La requérante fut ainsi souvent victime d'actes de violence de la part de son maître, en cas d'insoumission réelle ou supposée.

12. Pendant environ neuf (9) ans, Hadijatou Mani Koraou a servi au domicile de El Hadj Souleymane Naroua, en exécutant toutes sortes de tâches domestiques et en servant de concubine à celui-ci. De ces relations avec son maître, sont nés quatre (04) enfants dont deux (02) ont survécu.

13. Le 18 août 2005, El Hadj Souleymane Naroua délivra à Hadijatou Mani Koraou un certificat d'affranchissement (esclave) ; cet acte a été signé par la bénéficiaire, le maître et contresigné par le chef de village qui y a apposé son cachet.

14. Suite à cet acte d'affranchissement, la requérante décide de quitter le domicile de celui qui fut naguère son maître. Ce dernier lui oppose un refus, motif pris de ce qu'elle est et demeure son épouse. Néanmoins, sous prétexte de rendre visite à sa mère malade, Hadijatou Mani Koraou partit définitivement du domicile de El Hadj Souleymane Naroua.

15. Le 14 février 2006, Hadijatou Mani Koraou saisit le tribunal civil et coutumier de Konni pour faire valoir son désir de recouvrer sa liberté totale et d'aller vivre sa vie ailleurs.

16. Sur cette requête, le tribunal civil et coutumier de Konni, par jugement No 06 du 20 mars 2006, constate «qu'il n'y a jamais eu mariage à proprement parler entre la demanderesse et El Hadj Souleymane Naroua, parce qu'il n'y a jamais eu paiement de la dot ni célébration religieuse du mariage et que Hadijatou Mani Koraou demeure libre de refaire sa vie avec la personne de son choix».

17. El Hadj Souleymane Naroua interjette appel de ce jugement du tribunal civil et coutumier de Konni, devant le Tribunal de Grands Instance de Konni qui, par décision N° 30 rendue le 16 juin 2006, infirme le jugement attaqué.

18. La requérante se pourvoit en cassation devant la Chambre Judiciaire de la Cour Suprême de Niamey, en sollicitant «l'application de la loi contre l'esclavage et les pratiques esclavagistes».

19. Le 28 décembre 2006, la juridiction suprême, par Arrêt N° 06/06/cout. Casse et annule la décision d'appel du Tribunal de Grande Instance de Konni, au motif de violation de l'article 5 alinéa 4 de la loi 2004 - 50 du 22 juillet 2004 sur l'Organisation Judiciaire au Niger, sans se prononcer sur la question du statut d'esclave de Hadijatou Mani Koraou. L'affaire fut renvoyée devant la même juridiction, autrement composée, pour réexamen.

20. Avant l'issue de la procédure, Hadijatou Mani Koraou qui, entre temps, était revenue dans sa famille paternelle, contracte mariage avec le sieur Ladan Rabo.

21. Ayant appris le mariage de la requérante avec le sieur Ladan Rabo, El Hadj Souleymane Naroua dépose le 11 janvier 2007 une plainte pour bigamie contre elle, devant la Brigade de Gendarmerie de Konni, qui dresse procès-verbal et le transmet au Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Konni.

22. Par jugement N° 107 du 02 mai 2007, la formation correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Konni condamne dame Hadijatou Mani Koraou, son frère Koraou Mani et Ladan Rabo, à six (06) mois d'emprisonnement ferme et une amende de 50.000 F CFA, chacun, en application de l'article 290 du code pénal nigérien réprimant le délit de bigamie ; en outre un mandat d'arrêt fut décerné contre eux.

23. Le même jour, Hadijatou Mani Koraou interjette appel dudit jugement ; en dépit de cela, le 9 mai 2007, Hadijatou Mani Koraou et son frère Koraou Mani sont écroués à la Maison d'Arrêt de Konni en exécution du mandat d'arrêt décerné contre eux.

24. Le 17 mai 2007, alors que Hadijatou Mani Koraou était encore en détention, la Société Civile Professionnelle d'Avocats CHAIBOU-NANZIR, son Conseil, dépose auprès du Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Konni, une plainte contre Souleymane Naroua, pour crime et délit d'esclavage en visant l'article 270.2 et .3 du code pénal nigérien, tel que modifié par la Loi N° 2003- 025 du 13 Juin 2003. L'instruction de cette affaire suit son cours sous le numéro R.P. 22, R.I. 53.

25. Parallèlement à la procédure pénale, le Tribunal de Grande Instance de Konni, en statuant sur le renvoi après cassation de la Cour Suprême, par décision N° 15 du 6 avril 2007 : «fait droit à l'action en divorce de Hadijatou Mani Koraou; ...dit qu'elle observera un délai de viduité de trois (03) mois avant tout remariage».

26. El Hadj Souleymane Naroua se pourvoit en cassation contre cette dernière décision.

27. Le 9 juillet 2007, la Chambre Correctionnelle de la Cour d'Appel de Niamey, statuant sur l'appel interjeté par Hadijatou Mani Koraou contre la décision du Tribunal Correctionnel, «ordonne en avant-dire-droit la mise en liberté provisoire de celle-ci ainsi que de son frère, ordonne la main levée d'office du mandat d'arrêt décerné contre Ladan Rabo, et surseoit à statuer au fond en attendant une décision définitive du juge des divorces».

28. Le 14 septembre 2007, Hadijatou Mani Koraou saisit La Cour De Justice de la Communauté, CEDEAO sur le fondement des articles 9.4 et 10. d) du Protocole Additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 portant amendement du Protocole A/P. 1/7/91 du 06 juillet 1991 relatifs à la Cour, aux fins de :

a) Condamner la République du Niger pour violation des articles 1, 2, 3, 5, 6 et 18(3) de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples ;
b) Requérir des Autorités Nigériennes qu'elles introduisent une nouvelle législation qui protège effectivement les femmes contre les coutumes discriminatoires en matière de mariage et de divorce ;
c) Demander aux Autorités Nigériennes de réviser la législation relative aux Cours et Tribunaux de manière à ce que la justice puisse jouer pleinement son rôle de gardienne des droits des personnes qui sont victimes de la pratique de l'esclavage ;
d) Exiger de la République du Niger qu'elle abolisse les coutumes et pratiques néfastes et fondées sur l'idée d'infériorité de la femme ;
e) Accorder à Hadijatou Mani Koraou une juste réparation du préjudice qu'elle a subi pendant ses 9 années de captivité ;

29. La défenderesse a soulevé des exceptions d'irrecevabilité pour dire que :

a. La requête n'est pas recevable, pour défaut d'épuisement des voies de recours internes ;
b. La requête n'est pas recevable, du fait que l'affaire portée devant la Cour de Céans est encore pendante devant les Juridictions Nationales Nigériennes.

30. La Cour de Justice de la CEDEAO, en application de Part. 87 al.5 de son Règlement de Procédure, a joint les exceptions préliminaires au fond, pour statuer par un seul et même arrêt.

31. A l'audience du 24 janvier 2008, prévue pour l'audition des parties, le Conseil de la requérante, invoquant l'état d'impécuniosité de celle-ci et la nécessité d'entendre des témoins résidant au Niger et dont les frais de déplacement à Abuja paraissent hors de portée de la bourse de la requérante, a sollicité le transfert de la session de la Cour à Niamey ou en tout autre lieu en République du Niger.

32. Le Conseil de la défenderesse a fait observer «qu'il ne voyait pas d'inconvénient pour la tenue de la session hors le siège de la Cour» mais a toutefois attiré 1'attention de celle-ci «sur un effet médiatique négatif et une politisation éventuelle du procès avant de conclure à l'inutilité d'une telle session au Niger».

33. Par décision avant-dire-droit No. ECW/CCJ/APP/08/08 du 24 janvier 2008 la Cour a ordonné la tenue de la session à Niamey en application de l'art. 26 du Protocole de 1991.

34. À l'audience du 07 avril 2008 à Niamey, les parties ont comparu ainsi que leurs témoins.


EXAMEN DES MOYENS DES PARTIES

SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES

35. La République du Niger a soulevé in limine litis l'irrecevabilité de la requête aux motifs d'une part du non-épuisement des voies de recours internes, d'autre part du fait que l'affaire portée devant la Cour de Justice de la CEDEAO, est encore pendante devant les juridictions nationales nigériennes.

SUR LE NON-EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES

36. Tout en reconnaissant que la condition d'épuisement des voies de recours internes ne figure pas parmi les conditions de recevabilité des cas de violation des droits de l'Homme devant la Cour de Justice de la CEDEAO, la République du Niger considère cette absence comme une lacune que la pratique de la Cour devrait combler.

37. Par ailleurs, le Conseil de la défenderesse a ajouté que c'est la règle de l'épuisement des voies de recours internes qui permet de dire, si un État protège assez ou pas assez les droits de l'Homme sur son Territoire ; puis il a fait observer que la protection des droits de l'Homme par les mécanismes internationaux, est une protection subsidiaire, qui n'intervient que si un État, au plan national a manqué à son devoir d'assurer le respect de ces droits.

38. Ensuite, en se référant à l'art. 4(g) du Traité Révisé de la CEDEAO, [illigible] que la Court de Justice de la CEDEAO doit appliquer l'article 56 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples pour pallier le silence des textes régissant la Cour, notamment en ce qui concerne l'épuisement préalable des voies de recours internes.

39. S'il est constant que la protection des droits de l'Homme par les mécanismes internationaux est une protection subsidiaire, il n'en demeure pas moins que cette subsidiarité connaît depuis quelque temps une évolution remarquable qui se traduit par une interprétation très souple de la règle de l'épuisement des voies de recours internes ; c'est d'ailleurs ce que disait la Cour Européenne des Droits de l'Homme dans son arrêt De Wilde, Ooms et Versyp c/ la Belgique du 18 juin 1971 lorsque celle-ci a jugé que «conformément à l'évolution de la pratique internationale, les États peuvent bien renoncer au bénéfice de la règle de l'épuisement des voies de recours internes».

40. Le législateur communautaire CEDEAO s'est sans doute conformé à cet appel en ne faisant pas de la règle d'épuisement préalable des voies de recours internes, une condition de recevabilité devant la Cour ; le renoncement à une telle règle s'impose à tous les États Membres de la CEDEAO et la République du Niger ne saurait s'y soustraire.

41. D'autre part, en affirmant à l'article 4(g) du Traité Révisé que «les États Membres de la CEDEAO adhèrent aux principes fondamentaux de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples», le législateur communautaire a voulu tout simplement intégrer cet instrument dans le droit applicable devant la Cour de Justice de la CEDEAO.

42. L'adhésion de la Communauté aux principes de la Charte signifie que même en l'absence d'instruments juridiques de la CEDEAO relatifs aux droits de l'homme, la Cour assure la protection des droits énoncés dans la Charte sans pour autant procéder de la même manière que la Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples.

43. En effet, de l'interprétation de l'article 4(g) du Traité Révisé, l'on ne saurait déduire que les modalités de protection et de promotion des droits de l'homme par la Cour doivent être celles prévues dans la Charte.

44. Une distinction doit être faite entre l'énoncé des principes fondamentaux de la Charte (première partie) et les modalités de mise en œuvre de ces droits (deuxième partie). Ces modalités comprennent la création de la Commission (art. 30), sa composition (art. 31 à 41), son fonctionnement (art. 42 à 45) et la procédure à suivre devant elle (art. 46 à 59} ; tandis que le Traité Révisé de la CEDEAO a de son côté prévu d'autres mécanismes de mise en œuvre de ces mêmes principes fondamentaux par la Cour de Justice de la CEDEAO.

45. En définitive, il n'y a donc pas lieu de considérer l'absence d'épuisement préalable des voies de recours internes comme une lacune que la pratique de la Cour de Justice de la Communauté doit combler ; car celle-ci ne saurait, sans violer les droits des individus, leur imposer des conditions et des formalités plus lourdes que celles prévues par les textes communautaires.

46. La défenderesse, en faisant la genèse de l'ensemble des recours exercés devant les juridictions nationales nigériennes, a relevé que le 14 février 2006 la requérante a saisi le tribunal civil et coutumier de Konni d'une action en divorce ; que ce tribunal a fait droit à sa demande ; que suite à l'appel interjeté, le jugement a été infirmé ; que la décision infirmative rendue en appel a été cassée et annulée par la Cour Suprême ; que la décision rendue après cassation avec renvoi a donné raison à la requérante ; un second pourvoi a été formé par le défendeur contre cette dernière décision et la juridiction suprême n'a pas encore vidé sa saisine.

47. La défenderesse a ajouté que le 11 janvier 2007 une procédure pénale a été initiée contre la requérante ; que le jugement correctionnel de condamnation de la requérante et de ses co-prévenus, rendu le 02 mai 2007 a fait l'objet d'appel, et que la Cour d'Appel de Niamey, après avoir ordonné la mise en liberté provisoire de la requérante et de son frère, a ajourné le procès en attendant l'issue définitive de la procédure civile.

48. En l'espèce, dame Hadijatou Mani Koraou qui a déjà saisi les juridictions nationales, est-elle fondée à saisir la Cour de Justice de la CEDEAO alors même que celles-ci n'ont pas encore vidé leur saisine ?

49. Aux ternies des dispositions de l'article 10 d. ii du Protocole Additionnel A/SP.1/01/05 relatif à la Cour de Justice de la CEDEAO :

i. «peuvent saisir la Cour.... toute personne victime de violation des droits de l'homme ;
ii. la demande soumise à cet effet...ne sera pas portée devant la Cour de Justice de la Communauté lorsqu 'elle a déjà été portée devant une autre Cour Internationale Compétente».
D'où il s'en suit que la règle de l'épuisement préalable des voies de recours internes n'est pas d'application devant la Cour.

50. Ces dispositions visent essentiellement à empêcher les individus d'abuser des possibilités de recours qui leur sont offertes, et qu'une affaire soit examinée en même temps par plusieurs organes ; voir : COHEN - JONATHAN in «La Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales», Economica, Paris 1989 page 143 où il est écrit justement que cette condition a été expressément posée pour «exclure le cumul de procédures internationales».

51. A l'origine de cette condition, prévue dans tous les mécanismes internationaux d'enquêtes ou de règlements (art. 35.2.b de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, art. 56.7 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des peuples: article 46.c. de la Convention Américaine des Droits de l'Homme, art. 5. 2. a) du premier Protocole facultatif relatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques), se trouve l'idée d'éviter qu'une même affaire ne soit portée devant plusieurs organes internationaux.

52. Mais l'interprétation de cette règle a révélé, comme le fait remarquer Stefan TRECHSEL dans Die europâische Menschenrechts-konvention, ihr Schutz der persônlïchen Freiheit und die schweizerischen Strafprozessrechte, Stâmpfli Bern, 1974, pp. 125 qu'elle «ne se limite pas au «non bis in idem», mais couvre également le cas de litispendance, puisqu'il suffît que la requête ait été portée, en substance, à une autre instance internationale. Il s'agit donc, d'une part, d'éviter le parallélisme de plusieurs procédures internationales et d'autre part, d'éviter tout conflit entre diverses instances internationales ; en effet, il n'existe aucun ordre hiérarchique entre ces dernières et il s'en suit qu'aucune d'entre elles ne serait compétente pour réviser, en fait, la décision d'une autre instance internationale».

53. Par conséquent, le législateur communautaire CEDEAO, en disposant comme il l'a fait à l'article 10 d. ii du Protocole Additionnel, entend rester dans les limites strictes de ce que la pratique internationale a cru bon devoir respecter. Il n'appartient donc pas à la Cour de céans d'ajouter au Protocole Additionnel des conditions non prévues par les textes. En définitive et pour toutes ces raisons, les exceptions soulevées par la défenderesse ne sauraient prospérer.

SUR LA QUALITE A AGIR DE LA REQUERANTE

54. La défenderesse en dernier argumentaire et dans son mémoire en duplique du 09 avril 2008 a soulevé le défaut de qualité à agir de la requérante. Elle a exposé que dame Hadijatou Mani Koraou étant une wahiya affranchie au moment de sa requête, n'était donc plus une esclave ; qu'à ce titre, elle est sortie de sa condition de servilité ; qu'elle aurait pu agir avant son affranchissement ; mais que ne l'ayant pas fait, son action est devenue inopérante et doit être déclarée irrecevable pour défaut de qualité à agir.

55. Cette exception, soulevée tardivement doit être déclarée irrecevable. Au surplus au regard des dispositions des articles 9.4 et 10.d de son Protocole Additionnel : «la Cour est compétente pour connaître des cas de violation des droits de l'homme dans tout État Membre ; peuvent saisir la Cour..., toute personne victime de violation des droits de l'homme».

56. Il est à souligner que les droits de l'Homme étant des droits inhérents à la personne humaine, ils sont «inaliénables, imprescriptibles et sacrés» et ne peuvent donc souffrir d'aucune limitation quelconque. En conséquence la Cour déclare dame Hadijatou Mani Koraou recevable à la forme, en son action.

SUR LES MOYENS QUANT AU FOND

57. La requérante a exposé plusieurs moyens d'allégations de violations de ses droits ; en premier lieu elle a exposé que la défenderesse n'a pas pris les mesures nécessaires pour garantir à ses citoyens, les droits et libertés proclamés dans la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples, violant ainsi l'article 1er de ladite Charte ; elle a affirmé que cette violation découle des autres violations contenues dans ses autres moyens soulevés devant la Cour de céans, dans la mesure où l'article 1er de ladite Chatte Africaine confère un caractère obligatoire pour les États de faire respecter ces droits ; qu'aux termes de cet article 1er «les États Membres reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et s'engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer...».

58. La requérante a ajouté que selon la législation nigérienne, «la République du Niger est un État de droit ; elle assure à tous l'égalité devant la loi, sans distinction de sexe, d'origine sociale, raciale, ethnique ou religieuse....» (Constitution de 1996 art. 11). «Nul ne sera soumis à la torture, ni à des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Constitution de 1996 art. 12); «Tout individu... qui se rendrait coupable d'actes de tortures, .... ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants... sera puni conformément à la loi» (art. 14 des Constitutions de 1989 et 1992).

59. La requérante a fait valoir que malgré l'existence de cette législation, elle a subi une discrimination fondée sur le sexe et sur sa condition sociale parce qu'elle a été maintenue en esclavage depuis près de 9 ans ; qu'après son affranchissement elle n'a pas pu jouir de sa liberté malgré ses réclamations en justice, qu'elle a fait l'objet de détention et que toutes ces actions ont contribué à la priver de ses droits fondamentaux ; elle a sollicité par conséquent la condamnation de la défenderesse pour violation des différents articles visés dans la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples, et exiger l'adoption de législations nouvelles plus protectrices des droits des femmes contre les coutumes discriminatoires.

60. La Cour sur ce 1er moyen de la requérante affirme qu'elle n'a pas pour rôle d'examiner les législations des États Membres de la Communauté in abstrato, mais plutôt d'assurer la protection des droits des individus lorsque ceux-ci sont victimes de violations de ces droits qui leur sont reconnus, et ce, par l'examen des cas concrets présentés devant elle.

La Cour précise qu'un tel examen relève d'autres mécanismes, en l'occurrence le contrôle des situations par pays, les rapports périodiques tels que prévus par certains instruments internationaux dont l'article 62 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples qui dispose que :«chaque État partie s'engage à présenter tous les deux an., un rapport sur les mesures d'ordre législatif ou autres, prises en vue de donner effet aux droits et libertés reconnus et garantis dans la présents Charte».

61. À cet égard, la Cour note que de tels examens ont déjà eu lieu, notamment, devant le Comité des Droits de l'Homme et le Comité des Droits de l'Enfant des Nations Unies, à l'égard de la République du Niger, et assortis de Recommandations.

Par conséquent, la Cour déclare qu'elle ne saurait outrepasser sa compétence principale qui est de connaître des cas concrets de violations des droits de l'Homme et de les sanctionner s'il y a lieu.

SUR LA DISCRIMINATION

62. La requérante a soutenu qu'elle est victime de discrimination fondée sur le sexe et sur sa condition sociale, en violation des articles 2 et 18(3) de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples ; elle a ajouté qu'elle n'a pas bénéficié d'une égale protection de la loi et devant la loi comme le dispose l'article 3 de ladite Charte. Elle a précisé que la Sadaka ou le fait de vendre une femme à un homme pour lui servir de concubine est une pratique qui ne touche que les femmes et constitue donc une discrimination liée au sexe ; qu'en outre le fait pour elle de ne pouvoir consentir librement au mariage, ni de divorcer sont autant de discriminations liées à son origine sociale.

63. Il ressort du témoignage du sieur Djouldé Laya, sociologue, cité par la défenderesse à l'audience du mardi, 8 avril 2008 à Niamey ce qui suit : «dans le cas de la femme wahiya, on ne dit pas qu'elle est affranchie, puisque c'est une esclave ; donc elle est la propriété de quelqu'un ; le système de wahiya, ou 5ème épouse, est un système qui a été mis au point par les esclavagistes ; ... je considère que la femme ne sort pas de son état de wahiya ; ...c'est un système qui permet de faire passer les femmes d'un statut à un autre, ce qui veut dire que l'esclavage continue d'ailleurs, parce qu'il faut encore attraper des femmes: il faut faire la guerre, il faut acheter...».

64. La Cour après examen de l'ensemble des moyens de la requérante tirés de la discrimination, de l'égalité devant la loi, ainsi que d'une égale protection de la loi retient comme le souligne Frédéric Sudre dans son ouvrage : le droit international et européen des droits de l'homme : éd. 2005, page 259 : «le principe de la non-discrimination est un principe tiré du postulat général de l'égalité selon lequel «tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit et en dignité» (article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948). C'est ce principe qui permet de définir le domaine de l'égalité.

65. Selon les textes invoqués par la requérante toute discrimination fondée sur la race, l'ethnie, le sexe, la religion, l'origine sociale, est interdite et constitue une violation des droits de l'Homme reconnus par les différentes Constitutions de la République du Niger (1989, 1992 et 1996) ainsi que les dispositions du code pénal nigérien qui consacrent les mêmes principes protecteurs.

En l'espèce, pour déterminer si la requérante a été discriminée ou non, il convient d'analyser la pratique de la wahiya ou de la sadaka telle que les témoins l'ont décrite pour savoir si d'une part, toutes les femmes ont les mêmes droits dans le mariage et d'autre part, si l'homme et la femme ont les mêmes aptitudes à jouir des droits et libertés proclamés dans les instruments internationaux ratifiés par la défenderesse.

66. La Cour note qu'en République du Niger, la célébration du mariage se constate par le payement de la dot, le consentement de la femme et la consécration par une cérémonie religieuse ; dans le cas d'espèce, la Cour relève que le Sieur El Hadj Souleymane Naroua ancien maître de la requérante s'est refusé à se conformer à ces obligations ou conditions du mariage avec l'intéressée.

En effet, le témoin Halidou Danda, agriculteur et éleveur cité par la requérante a déclaré à l'audience du lundi 07 avril 2008: «le Préfet nous a convoqués à son cabinet pour nous dire qu'il a reçu un papier de Niamey qui dit qu'on doit remettre à El Hadj Souleymane Naroua sa femme ; le Préfet lui a demandé : est-ce que vous voulez la remarier, puisque vous l'avez affranchie ? si c'est ça amenez la cola on va faire le mariage ; El Hadj Souleymane Naroua a. dit : non ! je ne peux pas la marier, puisque c'est Dieu qui me l'a déjà, mariée».

67. Par ailleurs, le témoin Almou Wangara, cultivateur, cité par la requérante a déclaré : «lorsqu'on a demandé à l'ancien maître de Hadijatou d'amener la dot, il a dit que c'est Dieu qui lui a donné la femme et on va lui demander de l'argent pour la dot ! le Préfet a dit à l'ancien maître : «puisque cette femme tu l'as déjà affranchie, ce qu'il y a lieu de faire c'est de donner la dot, on va la supplier pour qu'elle accepte le mariage ; l'ancien maître s'est levé pour dire : non, comment ! je vais acheter une femme et on va me réclamer la dot ? ... après cette réaction le Préfet a dit : écoutez, moi je ne peux rien faire, il faut vous en aller».

68. La Cour retient ainsi donc que convoqué chez l'autorité administrative en l'occurrence le Préfet, l'ancien maître de la requérante s'est refusé non seulement à accomplir les formalités de mariage avec elle, mais encore à lui rendre sa liberté, malgré le certificat d'affranchissement.

69. En République du Niger, la célébration du mariage se constate par le payement de la dot et la tenue obligatoire d'une cérémonie religieuse. Or, en l'espèce El Hadj Souleymane Naroua, n'a accompli aucune des exigences coutumières ou civiles à l'égard de la requérante.

70. En outre, la Cour retient que dans la famille de son ancien maître, la requérante faisait l'objet de traitements différenciés par rapport aux épouses de l'intéressé.

71. La Cour relève que si le grief tiré de la discrimination, que la requérante soulève pour la première fois devant elle est constitué, cette violation n'est pas imputable à la République du Niger puisqu'elle émane plutôt de El Hadj Souleymane Naroua qui n'est pas partie à la présente procédure. Par conséquent, la Cour conclut que ce moyen est inopérant.

LA REQUERANTE A-T-ELLE ETE TENUE EN ESCLAVAGE?

72. La requérante fait grief à la défenderesse d'être tenue en esclavage en violation de l'article 5 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples ainsi que d'autres instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme, lesquels édictent une interdiction absolue de l'esclavage. Elle a déclaré être née de parents ayant eux mêmes le statut d'esclaves, et qu'elle a toujours été traitée comme telle sous le toit de son ancien maître El Hadj Souleymane Naroua.

73. La défenderesse quant à elle a réfuté le motif de l'esclavage et a soutenu que la requérante, de condition servile certes, était l'épouse de El Hadj Souleymane Naroua, avec qui elle a vécu avec plus ou moins de bonheur comme dans tous les couples.

74. L'esclavage, aux termes de l'article 1er de la Convention de Genève de 1926 «est l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux».
«La traite des esclaves comprend tout acte de capture, d'acquisition ou de cession d'un individu en vue de le réduire en esclavage; tout acte d'acquisition d'un esclave en vue de le vendre ou de l'échanger ; tout acte de cession par vente ou échange d'un esclave acquis en vue d'être vendu ou échangé, ainsi que, en général tout acte de commerce ou de transport d'esclaves.»

75. L'esclavage ainsi défini est considéré comme une violation grave de la dignité humaine et est formellement interdit par tous les instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme. D'autres instruments tels que la Convention Européenne des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales (art. 4 para. l), la Convention Américaine des Droits de l'Homme (art. 6) et le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (art. 8 para.l.2 ratifié par la République du Niger) font de l'interdiction de l'esclavage un droit intangible, c'est-à-dire un droit absolu et indérogeable. De même, le code pénal nigérien tel que modifié par la Loi No 2003-025 du 13 juin 2003 en son article 270.1 à 5, définit et réprime le crime et le délit d'esclavage.

76. De tout ce qui précède, il est constant que dame Hadijatou Mani Koraou a été cédée à Pl'âge de douze (12) ans à titre onéreux par El hadji Ghousmane Abdourahmane pour la somme de deux cent quarante mille (240.000) F CFA à El Hadj Souleymane Naroua ; a été conduite au domicile de l'acquéreur ; a subi pendant près d'une décennie de nombreuses pressions psychologiques caractérisées par la soumission, l'exploitation sexuelle, les corvées ménagères et champêtres, les violences physiques, les insultes, les humiliations et le contrôle permanent des ses mouvements par son acquéreur qui lui délivre, le 18 août 2005, un document libellé «certificat d'affranchissement (d'esclave)» et mentionnant qu'à partir de la date de signature dudit acte «elle (la requérante) est libre et n'est l'esclave de personne».

77. Ces éléments caractérisent la situation de servilité de la requérante et font ressortir tous les indicateurs de la définition de l'esclavage contenus dans l'article 1er de la Convention de Genève de 1926 et telle qu'interprétée par la Chambre d'Appel du Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), dans l'Affaire Ministère public c/ Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Vukovic Zoran, Arrêt du 12 juin 2002, ÏT-96-23&23/1 paragraphe 119. Selon cette jurisprudence, en plus de l'exercice des attributs du droit de propriété qui caractérisent la notion d'esclavage, celle-ci : «dépend aussi de facteurs ou indices de réduction en esclavage, notamment, du contrôle des mouvements de quelqu'un, du contrôle de l'environnement physique et psychologique, des mesures prises pour empêcher ou décourager la fuite, l'usage de la force on de la menace de l'usage de la force, la durée, l'affirmation de l'exclusivité, l'assujettissement à des traitements cruels ou à des mauvais traitements, le contrôle de la sexualité et le travail forcé».

78. La défenderesse, tout en reconnaissant la survivance de l'esclavage, a fait observer que cette pratique est devenue plus discrète, et confinée dans des cercles sociaux très restreints. Elle a soutenu que la requérante était plutôt l'épouse de El Hadj Souleymane Naroua avec qui elle a vécu dans le lien du mariage avec plus ou moins de bonheur comme dans tous les ménages jusqu'en 2005, et que de leur union sont nés des enfants.

79. La Cour ne saurait admettre un tel argumentaire, car il est aujourd'hui bien établi que : «l'esclavage peut exister sans qu'il y ait torture ; même bien nourri, bien vêtu et confortablement logé, un esclave reste un esclave s'il est illégalement privé de sa liberté par la force ou par la contrainte. On pourrait éliminer toute preuve de mauvais traitement, oublier la faim, les coups et autres actes de cruauté, le fait reconnu de l'esclavage c'est-à-dire du travail obligatoire sans contrepartie demeurerait. II n'y a pas d'esclavage bienveillant. Même tempérée par un traitement humain la servitude involontaire reste de l'esclavage. Et la question de savoir la nature du lien entre l'accusé et la victime est essentielle». cf. jugement du 3 novembre 1947, in Trials of Major War Criminals Before the Nuremberg Military Tribunals under Control Council Law N° 10, vol. 5, 1997, page 958 cité par le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie dans l'Aff. États-Unis c/ Oswald Pohl et consorts.

80. La Cour retient dans le cas d'espèce qu'au delà des actes matériels bien constitués, l'élément moral de la réduction en esclavage réside, en outre, dans l'intention de El Hadj Souleymane Naroua d'exercer sur la requérante les attributs du droit de propriété, et ce, même après Pacte d'affranchissement. Par conséquent, il ne fait aucun doute que la requérante, Hadijatou Mani Koraou, a été tenue en esclavage ; pendant près de neuf (09) ans en violation de l'interdiction légale de cette pratique.

81. Dans le droit pénal nigérien, tout comme il ressort des instruments internationaux, l'interdiction et la répression de l'esclavage sont absolues et d'ordre public. Comme l'a affirmé la Cour Internationale de Justice, dans l'Arrêt Barcelona Traction (5 Février 1970 C.I.J) «la mise hors la loi de l'esclavage est une obligation erga omnes qui s'impose à tous les organes de l'État».

82. Par conséquent, le juge national saisi d'une affaire relative à l'état des personnes, comme ce fut le cas de dame Hadijatou Mani Koraou devant le tribunal de grande instance de Konni, doit lorsque l'affaire laisse apparaître un fait de servitude, soulever d'office ce cas de servitude et entamer la procédure de répression.

83. En conclusion, sur ce point, la Cour relève que le juge national nigérien saisi de l'action de dame Hadijatou Mani Koraou c/ le Sieur El Hadj Souleymane Naroua, au lieu de dénoncer d'office le statut d'esclave de la requérante comme étant une violation de l'article 270.1 à 5 du code pénal nigérien tel que modifié par la loi N° 2003-025 du 13 juin 2003, a plutôt affirmé que «le mariage d'un homme libre avec une femme esclave est licite, dès lors qu'il n'a pas les moyens d'épouser une femme libre et s'il craint de tomber dans la fornication...».

84. La Cour estime que reconnaître ainsi le statut d'esclave de dame Hadijatou Mani Koraou sans dénoncer cette situation est une forme d'acceptation, ou du moins, de tolérance de ce crime ou de ce délit que le juge nigérien avait l'obligation de faire poursuivre pénalement ou de sanctionner le cas échéant.

85. La Cour en outre considère que la situation d'esclave de la requérante, même si elle émane d'un particulier agissant dans un contexte prétendument coutumier ou individuel, lui ouvrait droit à une protection par les autorités de la République du Niger, qu'elles soient administratives ou judiciaires.
Qu'en conséquence, la défenderesse, devient responsable tant en droit international, que national de toute forme de violation des droits de l'Homme de la requérante fondées sur l'esclavage du fait de la tolérance, de la passivité, de l'inaction, de l'abstention de ces mêmes autorités face à cette pratique.

86. En définitive, en omettant de soulever d'office une interdiction d'ordre public et de prendre ou faire prendre les mesures adéquates pour en assurer la répression, le juge national nigérien n'a pas assumé sa mission de protection des droits de Hadijatou Mani Koraou et a de ce fait engagé la responsabilité de la défenderesse au même titre que l'autorité administrative lorsqu'elle a déclaré : «écoutez, moi je ne peux rien faire il faut vous en aller».

87. Par ailleurs, la requérante soutient, en se fondant sur des textes internationaux, notamment le paragraphe l(c) et (g) de l'article 7 des Statuts de la Cour Pénale Internationale, que son statut d'esclave est un crime contre l'humanité.

88. S'il est vrai que l'esclavage figure dans l'énumération des faits constitutifs du crime contre l'humanité, il importe toutefois de préciser que pour constituer un crime contre l'humanité ledit esclavage doit pouvoir s'inscrire dans une «attaque généralisée ou systématique» tel qu'énoncé audit article 7 du Statut de la Cour Pénale Internationale.

89. Or, de telles appréciations relèvent de la compétence d'autres mécanismes internationaux, et plus précisément, des Juridictions Pénales Internationales. La Cour de céans n'est donc pas compétente pour apprécier le bien fondé du grief tiré de ce moyen.

L'ARRESTATION ET LA DETENTION DE LA REQUERANTE SONT ELLES ARBITRAIRES ?

90. La requérante a exposé que son arrestation, le 9 mai 2007, ainsi que sa détention à la maison d'arrêt de Konni sont arbitraires et constituent une violation de l'article 6 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples. Selon elle le délit de bigamie n'est pas constitué, faute de mariage entre elle et El Hadj Souleymane Naroua ; or il est établi que cette détention est consécutive à la plainte déposée par ce dernier ; que l'arrestation et la détention de la requérante ont été décidées suite à cette plainte déposée par son ex-maître devant le tribunal correctionnel de Konni.

91. Une détention est dite arbitraire lorsqu'elle ne repose sur aucune base légale. Or, dans le cas d'espèce l'arrestation et la détention de la requérante sont intervenues en exécution de la décision judiciaire rendue par le tribunal correctionnel ; cette décision mal fondée ou non, constitue une base légale, qu'il ne revient pas à la Cour d'apprécier. Par conséquent, la Cour estime que ce moyen de la requérante ne saurait prospérer,

LA REQUERANTE A-T-ELLE DROIT A UNE INDEMNITE REPARATRICE ?

92. Dans son mémoire en réplique du 07 avril 2008, la requérante sollicite le paiement par la République du Niger de la somme de cinquante millions (50.000.000) de francs de en réparation des préjudices subis.

93. La défenderesse en réponse fait valoir qu'il s'agit là d'un moyen nouveau, invoque l'article 37.2 du Règlement de Procédure de la Cour et conclut à l'irrecevabilité de la demande de réparation.

94. La Cour rappelle que l'irrecevabilité prévue à l'article 37.2 du Règlement du Procédure concerne les moyens nouveaux soulevés par une partie au cours de l'instance. En l'espèce, la quantification de la réparation sollicitée ne peut s'analyser en un moyen nouveau mais comme une précision de la demande en réparation contenue dans la requête introductive d'instance.

Par conséquent il y a lieu de rejeter l'argument de la défenderesse.

95. A l'appui de sa demande en réparation la requérante n'a fourni à la Cour aucun indice de calcul permettant la fixation précise du montant des préjudices allégués. La Cour en déduit qu'un montant forfaitaire peut lui être accordé.

96. L'analyse des faits de la cause laisse apparaître clairement que la requérante a subi des préjudices physiques, psychologiques et moraux certains, du fait de ses neuf (09) années de servilité justifiant l'allocation d'une indemnité en réparation des préjudices ainsi subis.

EN CONSEQUENCE

1. Attendu que là où les textes ne prévoient pas de conditions particulières de recevabilité des requêtes la Cour ne saurait en imposer celles plus lourdes.

2. Attendu que la pratique de la Wahiya ou de la sadaka fondée sur des considérations d'appartenance à une classe sociale a mis la requérante dans une situation désavantageuse et l'a exclue des avantages certains de l'égale dignité reconnue à tous les citoyens ; qu'elle a donc été discriminée en raison de son appartenance à une classe sociale. Mais que cette discrimination n'est pas imputable à la République du Niger.

3. Attendu que la Cour relève que la République du Niger n'a pas suffisamment protégé les droits de la requérante contre la pratique de l'esclavage.

4. Attendu que cette situation d'esclavage a causé à la requérante des préjudices physiques, psychologiques et moraux certains.

5. Attendu que la requérante a de ce fait droit à une indemnité réparatrice forfaitaire pour préjudices résultant de l'esclavage.

PAR CES MOTIFS

La Cour de Justice de la Communauté, CEDEAO, statuant publiquement, contradictoirement, en matière de violation des droits de l'Homme, en premier et dernier ressort.

- Vu le Traité Révisé de la CEDEAO du 24 juillet 1993,
- Vu la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948,
- Vu la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, du 18 décembre 1979,
- Vu la Convention relative à l'esclavage du 25 septembre 1926 et la Convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage du 7 septembre 1956,
- Vu la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples du 27 juin 1981,
- Vu le Protocole du 06 juillet 1991 et le Protocole Additionnel du 19 janvier 2005 relatifs à la Cour de Justice de la Communauté, CEDEAO,
- Vu le Règlement de Procédure de la Cour du 28 août 2002,
- Vu la décision avant-dire-droit N°. ECW/CCJ/APP/08/08 du 24 janvier 2008,

EN LA FORME

- Rejette les exceptions d'irrecevabilité de la requête soulevée par la République du Niger en tous ses points ;
- Reçoit dame Hadijatou Mani Koraou en sa demande et dit qu'elle a qualité à agir;

AU FOND

1. Dit que la discrimination dont a été l'objet dame Hadijatou Mani Koraou n'est pas imputable à la République du Niger ;

2. Dit que dame Hadijatou Mani Koraou a été victime d'esclavage et que la République du Niger en est responsable par l'inaction de ses autorités administratives et judiciaires;

3. Reçoit dame Hadijatou Mani Koraou en sa demande de réparation des préjudices subis et lui accorde une indemnité forfaitaire de dix millions de francs cfa (10.000.000);

4. Ordonne le paiement de cette somme à dame Hadijatou Mani Koraou par la République du Niger ;

5. Rejette tous autres chefs de demandes de dame Hadijatou Mani Koraou ;

6. Met les dépens à la charge de la République du Niger, conformément à l'article 66.2 du Règlement de Procédure de la Cour.

Ainsi fait, jugé et prononcé publiquement par la Cour de Justice de la Communauté, CEDEÀO à Niamey (République du Niger) les jours, mois et an que dessus.

ET ONT SIGNE

- Hon. Juge Aminata Mallé SANOGO, PRESIDENTE
- Hon. Juge Awa Daboya NANA, MEMBRE
- Hon. Juge El- Mansour TALL, MEMBRE
- Assistés de Me Athanase ATTANON, GREFFIER
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